Le Véloce ou Tanger, Alger et Tunis Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
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Chapitre IV
Le premier Arabe

Moins heureux que la caravane, sans doute, en notre qualité de chrétiens, nous ne pouvions entrer à Tanger qu'après avoir pris patente, c'est-à-dire vers neuf heures du matin. Le commandant, en attendant cette heure obligée, nous proposa une partie de pêche dans la rade. La mer est à tout le monde ; quant au rivage, c'était à nous de le conquérir.
La proposition, comme vous le pensez bien, Madame, fut acceptée avec reconnaissance, non seulement par nous, mais encore par l'équipage.
C'est que la pêche est une double fête pour le matelot, fête d'abord à cause du plaisir qu'il y prend, fête ensuite à cause du poisson qu'il en rapporte. En effet, le poisson est un supplément de vivres frais ; puis le moyen, quand les hommes ont été deux heures dans l'eau, de ne pas accompagner le supplément de poisson d'un supplément de vin ? Il faudrait qu'un commandant fût bien barbare pour laisser sécher l'extérieur sans réchauffer un peu l'intérieur.
Aussi, en un instant, la baleinière fut-elle prête, et la seine tirée de l'entrepont. Tout l'équipage, à l'exception des hommes absolument nécessaires à bord, eut congé pour six heures : c'était plus de temps qu'il n'en fallait. Nous montâmes dans la yole avec Vial, qui dirigeait l'expédition. Maquet et Rebec nous accompagnaient. Chacun de nous avait un fusil à deux coups, et douze carabines avaient été portées dans la baleinière ; d'ailleurs, le cas échéant, la corvette pouvait nous protéger de son canon.
Au moment où nous descendions l'escalier de tribord, nous vîmes une barque qui venait à nous en forçant des rames, et en faisant des signaux. Comme il était évident qu'elle avait particulièrement affaire au Véloce, nous attendîmes ; elle était montée par notre janissaire de la veille, El-Arbi-Bernat. Monsieur Florat, du haut de la terrasse du consulat, avait vu avec une lunette d'approche nos préparatifs de pêche, et il nous l'envoyait. C'était jour de marché à Tanger. Le rivage de la mer allait bientôt se couvrir d'Arabes venant à la ville et il redoutait quelque conflit entre les burnous et les redingotes.
Tout ceci nous fut expliqué en mauvais espagnol par El-Arbi-Bernat lui-même, qui paraissait heureux et fier de la mission qui lui était confiée.
Quand notre protecteur fut installé à l'avant du canot, un coup de sifflet du contremaître donna le signal du départ. Les rames, levées verticalement, s'abaissèrent, frappant la vague d'un seul coup, et notre barque, ouvrant la marche, s'achemina vers le rivage.
Nous avons dit que le Véloce était un habitué de Tanger. Vial était donc familier avec la rade. Il se dirigea vers la montagne où avaient brillé des feux, et derrière laquelle s'était levé le soleil. Je demandai son nom, elle s'appelle le Scharff.
Au pied de la montagne, à la droite de l'ancien Tanger, l'oued Echak vient se jeter à la mer. Nous nous dirigeâmes vers l'embouchure de la rivière, la marée se retirait. Nous nous engageâmes dans le lit même de l'oued, mais il nous fut impossible de remonter bien haut : notre barque était très chargée et tirait près de trois pieds d'eau. Enfin, elle toucha, et force fut de nous arrêter.
Nous n'avions pas même essayé de descendre sur une autre partie du littoral : quoique la mer fût calme au large, la vague brisait violemment toute la côte, et, en nous en approchant, nous courions risque de chavirer.
Deux matelots sautèrent à l'eau sans même se donner la peine de relever leur pantalon, présentèrent leurs épaules réunies à Vial, qui s'y installa comme sur une selle de côté, les prit chacun par la cravate, et les dirigea vers le bord, où ils le déposèrent sans accident. Chacun de nous arriva à son tour par la même route et par le même moyen.
Quant au canot, redevenu flottant par notre absence, on continua de le tirer dans l'intérieur des terres, en lui faisant toujours suivre le lit du fleuve, jusqu'à ce qu'il touchât de nouveau. Cette fois, on ne s'en inquiéta plus ; le fleuve, qui allait diminuant, grâce au reflux, n'aurait bientôt plus assez d'eau pour le repousser à la mer.
Quant à la baleinière, elle n'avait pas pris tant de précautions ; elle avait cinglé vers le premier point de la côte venu ; arrivés à une certaine distance de la côte, les matelots s'étaient jetés à la mer comme des cormorans, et avaient poussé la baleinière jusque sur le sable.
En ce moment, une hirondelle de mer passa. Je lui envoyai un coup de fusil, l'oiseau blessé alla tomber de l'autre côté de l'Oued.
Au moment où je m'approchai du rivage, hésitant à me mettre à l'eau pour un si maigre gibier, je vis poindre derrière une dune l'extrémité d'un long fusil, puis le capuchon d'un burnous, puis une tête bronzée, puis tout le corps d'un Arabe aux jambes nues. Sans doute il avait cru que le coup de fusil qu'il venait d'entendre avait été tiré par un compatriote : en nous apercevant il s'arrêta.
Je n'avais jamais vu d'Arabe que dans les tableaux de Delacroix ou de Vernet, que dans les dessins de Raffet de Decamps. Cette représentation vivante du peuple africain, qui s'était graduellement dressée devant moi, et qui, s'arrêtant à mon aspect, se tenait à trente pas de moi, immobile, le fusil sur l'épaule et la jambe en avant, pareille à la statue du Calme, ou plutôt de la Circonspection, me produisit une impression profonde. Il était évident que, si j'eusse été seul, il eût fort méprisé ma carabine de dix-huit pouces, qui lui eût paru bien peu de chose près de son fusil de cinq pieds ; mais j'avais derrière moi une cinquantaine d'hommes de mon espèce, vêtus à peu près comme moi, et le nombre lui donnait à penser.
Comme nous eussions pu rester chacun d'un côté de ce nouveau Rubicon jusqu'au jour du jugement dernier sans que ni lui ni moi fissions un pas en avant, j'appelai El-Arbi-Bernat pour qu'il dît à l'Arabe de passer l'Oued, et, en le passant, de m'apporter mon hirondelle.
Notre janissaire échangea avec son compatriote quelques mots, à la suite desquels l'Arabe n'hésita plus, et, ramassant l'oiseau, passa le fleuve. Tout en passant le fleuve, il regardait l'hirondelle ; elle avait l'aile cassée, et un grain de plomb lui avait traversé la poitrine.
Il me donna l'oiseau sans dire une seule parole, et continua son chemin. Mais, en passant près de Bernat, il lui adressa quelques mots.
« Que dit-il ? » lui demandai-je. « Il demande si vous avez tiré l'oiseau au vol. -Et que lui avez-vous répondu ? -Je lui ai répondu que oui. -Est-ce à cette réponse, que je lui ai vu faire de la tête un mouvement de doute ? -C'est à cette réponse. -Il n'y croit donc pas ? -Pas plus qu'il ne faut. -Le connaissez-vous ? -Oui. -Tire-t-il bien ? -Il passe pour un des bons tireurs des environs. -Rappelez-le donc, alors. »
Le janissaire le rappela. L'Arabe revint avec plus d'empressement que je n'eusse cru. Il était évident qu'il s'éloignait à regret, et qu'il avait un vif désir de nous voir de plus près, ou plutôt de voir nos armes. Il s'arrêta à cinq pas de moi, grave et immobile.
Giraud et Boulanger, qui le suivaient, leur crayon à la main, s'arrêtèrent aussi ; c'était, comme moi, le premier Arabe qu'ils voyaient, et, à leur avidité à le croquer, on eût dit qu'ils craignaient de n'en point retrouver d'autres.
« Voilà un Français, lui dit le janissaire en me montrant, qui prétend qu'il tire mieux que toi. »
Un léger sourire de doute crispa les lèvres de l'Arabe.
« Il a tué cet oiseau au vol, et il dit que tu n'en ferais pas autant. -J'en ferais autant, répondit l'Arabe. -Eh bien ! cela tombe à merveille, continua le janissaire : tiens, voilà un oiseau qui vient, tire dessus, et tue-le. -Le Français n'a pas tué le sien à balle. -Non. -Que dit-il ? demandai-je. -Il dit que vous n'avez pas tué votre oiseau à balle. -C'est juste. Voilà du plomb. »
Et je lui présentai une charge de plomb du numéro cinq. Il secoua la tête et prononça quelques mots.
« Il dit que la poudre est chère, et qu'il y a trop d'hyènes et de panthères dans les environs pour user sa poudre sur des oiseaux. -Dis-lui que je lui donnerai autant de fois six charges de poudre qu'il tirera de coups en joutant avec moi. »
Le janissaire transmit mes paroles à l'Arabe. Pendant ce temps, Giraud et Boulanger croquaient toujours.
On voyait que le désir d'acquérir trente ou quarante charges de poudre, sans bourse délier, luttait chez l'Arabe avec la crainte de ne pas soutenir dignement sa réputation. Enfin, la cupidité l'emporta. Il débourra son fusil, tira la balle dehors, et tendit sa main pour que j'y versasse une charge de plomb. Je m'empressai de me conformer au geste.
Le fusil bourré, il visita l'amorce, et attendit.
L'attente ne fut pas longue ; toute cette côte d'Afrique abonde en gibier. Un pluvier passa au-dessus de nos têtes, l'Arabe le chercha longtemps au bout de son long fusil, et, croyant enfin l'avoir trouvé, il tira. L'oiseau continua son chemin sans avoir perdu une seule plume.
Une bécassine s'était levée au coup ; elle passa à portée de l'abattis. L'Arabe sourit. « Le Français tire bien, dit-il ; mais ce n'est pas avec du plomb que tire un véritable chasseur, c'est avec une balle. »
Le janissaire me traduisit ces paroles. « C'est vrai, répondis-je ; dites-lui que je suis absolument de son avis, et que, s'il veut choisir lui-même le but, je m'engage à faire ce qu'il fera. -Le Français me doit six charges de poudre, dit l'Arabe. -C'est encore vrai, répondis-je. Que l'Arabe tende sa main. » Il tendit sa main ; j'y vidai le tiers de ma poire, à peu près. Il tira son récipient en corne, dans lequel il introduisit la poudre depuis le premier jusqu'au dernier grain, avec une attention et une adresse qui tenaient presque du respect.
Cette opération terminée, il était évident que notre homme n'eût pas mieux demandé que de s'en aller ; mais ce n'était point l'affaire de Giraud et de Boulanger, qui n'avaient pas achevé leur croquis.
Aussi, au premier mouvement qu'il fit : « Rappelez à votre compatriote, dis-je à El-Arbi-Bernat, que nous avons chacun une balle à envoyer quelque part, où il voudra. -Oui, dit l'Arabe. » Il regarda autour de lui et trouva une espèce d'échalas à terre. Il le ramassa et se mit à chercher à nouveau.
J'avais dans ma poche une lettre d'un de mes neveux employé au domaine privé de Sa Majesté. Cette lettre dormait paisiblement dans son enveloppe carrée, ornée de son cachet rouge ; je la donnai à l'Arabe, me doutant que c'était cela qu'il cherchait, ou quelque chose d'approchant. En effet, cette lettre faisait une cible excellente.
L'Arabe le comprit. Il fendit le bout de l'échalas avec son couteau, y introduisit la lettre, alla planter l'échalas dans le sable, et revint vers nous en comptant vingt-cinq pas. L'Arabe chargea son fusil.
J'avais une carabine à deux coups, et toute chargée : c'était une excellente arme de Devisme ; il y avait, dans chacun de ses canons, une de ces balles pointues avec lesquelles on tue un homme à quinze cents mètres. Je la pris des mains de Paul, qui en était le gardien ordinaire, et j'attendis.
L'Arabe visa avec un soin qui prouvait l'importance qu'il attachait à ne pas être vaincu une seconde fois. Le coup partit, et écorna un des angles de l'enveloppe.
Si maîtres que les Arabes soient d'eux, le nôtre ne put s'empêcher de pousser un cri de joie en montrant l'angle enlevé. Je vis signe que je le voyais à merveille. L'Arabe m'adressa quelques mots avec vivacité. « Il dit que c'est à ton tour, interpréta le janissaire. -Oui, certainement, répondis-je ; mais dis-lui qu'en France, nous ne tirons pas à la cible de si près. »
Je mesurai une distance double. Il me regardait faire avec étonnement.
« Maintenant, continuai-je, dis-lui que je vais toucher du premier coup le but plus près du centre qu'il ne l'a touché, et du second, couper le bâton qui le soutient. »
Je visai à mon tour avec une attention réelle. Il ne s'agissait pas d'être venu en Afrique pour y laisser un faux prospectus ; j'avais annoncé un programme, c'était à moi de le tenir.
Le premier coup partit, il touchait la cire. Le second le suivit presque immédiatement, et brisa l'échalas.
L'Arabe jeta son fusil sur son épaule et reprit son chemin interrompu, sans réclamer les six coups de poudre auxquels il avait droit. Il était évident qu'il s'éloignait écrasé sous le poids de son infériorité, et que, dans ce moment, il doutait de tout, et même du prophète.
Il suivit la plage circulaire qui le conduisait à Tanger et arriva à la ville, j'en suis sûr, sans s'être retourné une seule fois. Deux ou trois Arabes qui, sur ces entrefaites, avaient passé l'Oued à leur tour, et qui avaient assisté à la lutte, s'éloignèrent aussi silencieux et presque aussi consternés que lui.
Le Maroc tout entier était humilié dans la personne de son représentant.

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