Le Véloce ou Tanger, Alger et Tunis Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
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Chapitre XXXIV
Une soirée musicale

Un excellent dîner nous attendait à notre retour d'Hippone, et, après le dîner, une soirée toute française.
Piano, musique, albums étaient ouverts à notre intention. La fille de notre hôte nous chanta les plus nouvelles romances, nous joua les morceaux les plus compliqués de Monpou, de Thalberg, de Dreychock, de Liszt.
Quant à nous, c'était bien le moins que nous rendissions vers et dessins en échange du chant et de la musique. Giraud fit une charge, Boulanger un portrait, Alexandre, Maquet et moi nous alignâmes des vers, Desbarolles risqua le quatrain. On se serait cru dans un salon de la Chaussée-d'Antin.
On s'y serait cru d'autant mieux qu'il pleuvait à verse. Cette pluie et le vent qui la fouettait ne laissaient pas que de nous causer quelqu'inquiétude pour la nuit. Je connaissais de réputation la rade de Bône, et, il faut le dire, sa réputation est médiocre.
De son côté, notre hôte faisait de son mieux pour nous retenir . Il donnait ces bonnes raisons qu'on l'on donne toujours, et auxquelles ceux à qui on les donne ne se rendent jamais. Le temps était affreux ; partir ce soir ou partir demain, ce serait quelques heures de différence, voilà tout ; on nous ferait la nuit la plus agréable possible, ce dont nous ne doutions pas ; enfin, on nous serait reconnaissant comme d'une faveur du service que l'on nous rendait.
Malheureusement, au milieu de tous les sourires avec lesquels nous acceptions ces offres obligeantes, auxquelles nous ne demandions pas mieux que de nous rendre, la figure du capitaine restait grave. Certainement il ne s'opposait pas à ce que nous restassions. Au premier mot qui eût témoigné de mon désir de passer la nuit à terre, il eût appuyé ce désir, mais, en attendant, il se tenait debout, son chapeau à la main. Nous déclarâmes donc qu'ayant promis d'être à Alger pour le 18 ou le 20 au plus tard, et ayant encore Philippeville et Constantine à visiter, chaque heure nous devenait précieuse, et qu'il était urgent que nous partissions la nuit, le voyage de la nuit étant ce qu'il y avait de plus agréable, attendu que, le lendemain, on se trouvait arrivé en se réveillant, ce qui était un plaisir que nous avions plus d'une fois apprécié.
On entama les adieux, qui, commencés dans la chambre, ne s'achevèrent que sur le port, notre hôte et toute la société mâle ayant voulu nous conduire à grand renfort de parapluies, conduite à laquelle nous n'avions nullement songé à nous opposer.
La mer était houleuse, même dans le port. Une lune blafarde avait peine à percer une atmosphère jaunâtre ; un grand nuage noir, de forme fantastique et ressemblant à un aigle à deux têtes, se dessinait au ciel, où, malgré les dernières rafales d'un vent qui semblait près d'expirer, il demeurait immobile.
Nous abordâmes le Véloce. Sans doute on avait deviné les instances qui nous seraient faites, et l'on avait cru que nous y céderions, car le bâtiment n'était point chauffé, et rien n'était prêt pour le départ.
En mettant le pied sur le pont, le capitaine donna les ordres nécessaires, et tout se prépara pour appareiller.
à tout prendre, le temps ne paraissait pas si mauvais que nous l'avions cru. à part cette lune bilieuse, à part ce nuage étrange, rien ne menaçait en réalité. Le temps était même assez clair pour que nous distinguassions la forme de ce gigantesque rocher du Lion, qui semble placé là comme les armes parlantes de l'Afrique.
Cependant tous ces semblants de calme n'avaient pas trompé notre ami Vial. Il avait fait tout bas ses observations au capitaine ; il lui avait montré cette lune blafarde, ce nuage noir, et il avait émis la proposition de passer la nuit où nous étions. Mais sans doute le vent entendit ce projet : il en dit deux mots au nuage ; le nuage s'éclaircit ; pour ne pas être en reste, le vent tomba, et devant ces augures prospères, l'ordre de chauffer définitivement fut donné.
Au bout d'une demi-heure, nous levâmes l'ancre. à peine cette opération était-elle terminée, que le vent et le nuage, sûrs de nous bien tenir, se changèrent, l'un en grain et l'autre en pluie. Il n'y avait pas moyen de demeurer davantage sur le pont : nous nous réfugiâmes dans le carré des officier.
Là, nous étions véritablement chez nous. Vial, Salles, Maquet étaient si bons camarades, que nous semblions les avoir eus pour amis, non pas depuis un mois, mais depuis dix ans. D'ailleurs, en ce moment, ils nous abandonnaient tout naturellement leur salon, tous étant sur le pont.
Le thé, le piano et les albums nous avaient mis en train. Personne n'avait envie de se coucher, excepté Maquet, que les premières oscillations du bâtiment renversèrent immédiatement sur son lit. Chacun procéda donc selon son tempérament ou sa fantaisie.
Maquet rentra dans sa cabine, mais en laissa la porte ouverte afin de continuer à jouir de notre société autant qu'un homme qui a le mal de mer peut jouir de quelque chose. Giraud prit la plume et commença un dessin qu'il rêvait depuis longtemps : c'était un Maquet distrait se cognant la tête à une porte trop basse.
Alexandre essaya de coudre cinq ou six strophes qu'il avait mises sur l'album de notre hôtesse, et moi je me mis à écrire au duc de Montpensier.
J'avais, depuis Alger, des remerciements à lui faire. à Alger, j'avais reçu la plaque de commandeur de Charles III. Ce charmant esprit, si élevé et si juste, avait pensé, et avec raison, que c'était le seul cadeau de noces qui fût digne de lui et de moi.
Au bout de dix minutes, chacun fut tout entier à sa besogne. Ceux qui ne travaillaient pas faisaient groupe autour de Giraud.
C'était toujours fête pour nous quand Giraud faisait sur nous-mêmes quelqu'une de ces charges charmantes qui éclosent sous sa plume avec la rapidité de la pensée. Tout notre voyage, échelonné déjà dans une cinquantaine de dessins, promettait d'offrir à la postérité le souvenir le plus bouffon et le plus curieux de nos pérégrinations à travers l'Espagne et l'Algérie.
Il va sans dire qu'au milieu des préoccupations de maladie, d'art et de cœur qui nous tenaient, le vent et le nuage allaient leur train, faisant de leur mieux et accomplissant chacun sa mission, l'un nous poussant à la côte, l'autre nous donnant une seconde édition du déluge. Quant à nous, Madame, à part le mouvement qui devenait de plus en plus prononcé, nous éprouvions ce bien-être égoïste dont parle Lucrèce, et qui est tout particulier à l'homme bien clos et bien couvert qui entend la bise écorner son toit et la pluie battre ses carreaux.
Tout à coup, au-dessus du bruit du vent et de la pluie, nous entendîmes la voix du commandant qui criait : « à la barre à bâbord ! » Et la voix du timonier qui répondait : « Elle y est toute ! »
L'ordre et la réponse se composaient en tout de huit mots, ce qui est bien peu de chose dans la langue ordinaire, mais ce qui est beaucoup, à ce qu'il paraît, dans la langue maritime, car, à peine ces huit mots avaient-ils été prononcés, qu'il se fit sur le pont un charivari comme peu d'oreilles peuvent se vanter d'en avoir entendu un pareil. Et cependant, si terrible que fût ce bruit, une voix se leva qui domina tout, vent, pluie, orage.
« Nous sommes sur le Lion ! » criait cette voix.
Ces cinq mots – vous voyez, Madame, que nous devenons de plus en plus concis –, ces cinq mots étaient accompagnés d'un juron à faire fendre le ciel.
Aussi chacun laissa-t-il à moitié, l'un son dessin, l'autre ses vers, l'autre son rêve, et sauta-t-il sur le pont. Comme j'étais le plus près de la porte, j'y arrivai le premier.
Vous ne pouvez vous faire une idée, Madame, de la vue qui nous y attendait. Nous étions en effet à dix pas du Lion. Notre avant, couvert d'écume, était prêt à toucher les rochers qui entourent la base du gigantesque animal, tandis que notre beaupré passait juste par l'ouverture que, fort heureusement pour nous, la vague, à force de caresser l'animal, lui a pratiquée entre l'arrière et l'avant-train.
Nous vîmes tout ceci à la lueur d'un éclair qui déchirait un rideau de pluie épais et piquant comme une nuée de flèches.
Le capitaine n'eut que le temps de crier : « Machine en arrière ! » Deux tours de roue de plus, nous étions brisés.
La voix retentit jusque dans les profondeurs du Véloce, qui s'arrêta frémissant.
Cependant il y eut quelques secondes pendant lesquelles nous avançâmes encore. « Sondez ! » cria le capitaine. « Huit brasses ! » répondit le matelot. Le bâtiment avançait toujours. « Sondez ! Six brasses ! Sondez ! Cinq brasses ! » Le bâtiment s'arrêta.
« Machine en arrière ! » cria une seconde fois le capitaine.
Il y eut encore quelques secondes d'angoisse. Enfin, les roues mordirent la vague, et un mouvement rétrograde s'opéra.
Deux tours de roues en avant de plus, Madame, et vous aviez, selon toute probabilité, dans l'autre monde un de vos serviteurs les plus dévoués.
Notre marche en arrière s'opéra, mais si rapide que le capitaine crut devoir s'opposer à la vitesse du bâtiment en criant : « Mouillez l'ancre de bâbord ! »
L'ancre se détacha du bâtiment ; la chaîne roula sur le pont avec un bruit effroyable. Mais bientôt, la touée de cette ancre ne nous suffisant plus pour avoir en grand l'évitage du navire, le commandant se décida à laisser passer la chaîne par le bout.
Au milieu de toutes ces manœuvres, on avait tiré deux ou trois coups de canon pour annoncer au commandant du port de Bône qu'il y avait un navire en danger.
Dix minutes après, nous étions en position sûre, et nous jetions, à peu près à l'endroit d'où nous étions partis auparavant, l'ancre de tribord par dix-sept brasses, fond de sable vaseux.
Il faut vous dire, Madame, que comme, au milieu de tout cela, il nous était impossible, à cause du vent et de la pluie, de rester sur le pont, où notre présence d'ailleurs était inutile, nous étions redescendus dans le carré des officiers où Giraud avait eu la fatuité de reprendre son dessin, Alexandre ses vers, moi ma lettre.
Quand Vial entra, moulu, broyé, trempé jusqu'aux os, il nous trouva aussi calmes et aussi occupés que si nous eussions encore été dans le salon de notre hôte de Bône. « Tron de l'air ! mes enfants, dit-il, savez-vous que nous avons manqué avaler le Lion ? -Nous le savons, » répondîmes-nous avec la tranquillité de Spartiates.
Vial nous regarda avec admiration et changea de tout.
Vers les trois heures du matin, le dessin de Giraud fut achevé, Madame, et il est à remarquer que c'est un des plus finis de la collection. Il y a une porte surtout qui est un modèle de structure.
Au reste, si nous étions quittes du danger, nous n'étions pas quittes du malaise, surtout ceux à qui le roulis du navire est désagréable. Nous nous couchâmes pour neutraliser son action, s'il était possible.
Notre bâtiment, retenu mais non fixe, roulait effroyablement. Les chaises et les tabourets se promenaient d'un bout à l'autre des chambres en prenant des airs penchés qui leur donnaient des allures incroyables. Un sac plein de balles, posé sur une console, versait une de ses balles à terre chaque fois que le navire inclinait à bâbord. Ces balles retentissaient comme ces boules d'airain qu'Alexandre de Macédoine, en s'endormant, laissait tomber pour se réveiller dans un bassin de cuivre. Seulement les nôtres commençaient une pérégrination bruyante qui s'harmonisait avec le bruit que faisait, de son côté, un boulet roulant sur le pont.
Il n'était plus question de Maquet. Giraud était anéanti, et Desbarolles errait au milieu des chaises et des tabourets animés, comme une âme en peine, et disait : « C'est étonnant !... J'ai le mal de mer... C'est étonnant !... »
Cela dura jusqu'à cinq heures du matin. à cinq heures, la mer commença à se calmer. Les meubles ralentirent leurs mouvements. Les balles s'arrêtèrent dans les angles. Desbarolles saisit sa tête dans ses deux mains, pareil à Marius sur les ruines de Carthage, et nous nous endormîmes.

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