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Chapitre XXXI
La Galite

La mer était belle, le vent bon. Pendant toute la nuit, nous filâmes sept nœuds à l'heure. Le matin, nous nous réveillâmes en vue de la petite île de la Galite.
L'île de la Galite, comme l'île de Monte-Cristo, avec laquelle elle a quelque ressemblance, est habitée par des lapins et par des chèvres. à cette nouvelle, nous avions demandé au capitaine de nous y arrêter pendant quelques heures, et comme toujours, le capitaine s'était empressé de satisfaire à notre désir.
Quelque temps avant notre passage, un événement assez curieux était arrivé à l'endroit même où nous nous trouvions. Une Juive de Tunis s'était mariée à Bône, et, deux ans après son mariage, était revenue à Tunis. On chercha des motifs à ce retour, et celui auquel on s'arrêta le plus généralement, fut que la légèreté de sa conduite ayant mécontenté son mari, une séparation de corps avait eu lieu entre elle et lui.
Cependant, quelques mois après son arrivée à Tunis, son mari vint l'y rejoindre, et, comme on vit les deux époux ensemble, comme ils paraissaient même vivre dans la plus parfaite union, l'accusation qu'on avait portée contre la femme tomba d'elle-même. Il y avait plus, le mari venait chercher sa femme, ne pouvant pas, disait-il, se passer d'elle. Un nouvel établissement avait été fondé par lui à Alger, les deux époux s'embarquèrent sur un petit bâtiment grec pour aller se mettre à la tête de cet établissement.
Mais cet établissement à Alger était chimérique, mais cette recrudescence amoureuse était feinte. Le Juif n'avait pas d'autre projet que de se débarrasser de sa femme, et, moyennant deux mille piastres qu'avaient reçues le capitaine grec, il s'était engager à le seconder de son mieux dans son projet.
Le hasard vint en aide aux deux complices. Un gros temps ballotta le bâtiment, au point que le mal de mer s'empara de la pauvre femme, à ce degré où il rend toute défense impossible. D'ailleurs, la pauvre femme, ne se sachant pas menacée, ne songeait pas à se défendre.
Tout à coup, le mari et le capitaine entrèrent dans sa chambre et la bâillonnèrent. Puis on apporta une caisse dans laquelle on la cloua. Puis enfin on jeta la caisse à la mer. C'était la nuit, nul ne vit l'événement ou nul ne s'en préoccupa.
Le bâtiment, qui était bon voilier comme le nôtre, il filait sept nœuds, eut bientôt perdu de vue la caisse, qui flottait au caprice de la mer.
Trois heures après, comme le jour commençait à paraître, le bateau à vapeur le Sphinx, parti cinq heures après le bâtiment grec de la Goulette, et faisant même route que lui, aperçut un objet qu'il crut d'abord être une chaloupe, puis ensuite un ballot, puis enfin une caisse. On fit stopper le bâtiment et l'on envoya une chaloupe. Les matelots de la chaloupe repêchèrent la caisse et ramèrent vers le paquebot.
Pendant le trajet, on crut entendre des plaintes sortir de la caisse, mais, comme on n'avait aucun instrument, on se contenta de faire force de rames, tout en adressant à l'étrange colis des questions auxquelles celui-ci ne répondait que par des sons inarticulés.
On déposa la caisse sur le pont, et l'on envoya chercher le charpentier. La hache et le levier firent leur office. Le couvercle sauta, et l'on trouva une femme nue et à moitié asphyxiée. C'était notre Juive. Elle raconta toute son histoire.
Le Sphinx lui aussi allait à Alger. Le capitaine ordonna de marcher à toute vapeur. Vers midi, il eut connaissance du bâtiment grec, et, vers le soir, il l'eut rejoint et dépassé. Le Sphinx était à Alger douze heures avant le bâtiment grec. Le capitaine eut donc le temps de faire sa déclaration, la femme sa plainte.
En mettant le pied sur la jetée, la première personne qu'aperçût le mari fut sa femme, et, derrière sa femme, un piquet de gendarmerie. Quant au capitaine grec, il n'avait pas jugé à propos de prendre terre. De son bord, il vit l'arrestation du Juif, et regagna immédiatement le large.
Le mari fut jugé, condamné à mort et exécuté, à la grande joie des Maures et des Arabes, pour lesquels c'est toujours une très grande joie que de voir un Juif aller forcément de vie à trépas.
C'était Younis qui racontait toute cette belle histoire à Paul, lequel me la traduisait à mesure que nous jetions l'ancre à une portée de carabine de l'île. Nous trouvâmes dix-sept brasses d'eau, fond de mate-argile mêlée d'algue.
Une petite barque se tenait abritée parmi les rochers qui hérissaient l'approche de la terre. Elle appartenait à des pêcheurs de corail. Nous échangeâmes quelques paroles avec eux ; ils étaient napolitains.
Nous mîmes nous-mêmes notre barque à la mer, et commençâmes notre chasse sur des plongeons qui longeaient le rivage, tout étonnés qu'ils étaient de voir leur île inhabitée recevoir, le 10 décembre de l'an de grâce 1846, si belle et si nombreuse compagnie.
Nous éprouvâmes quelques difficultés à aborder l'île qui, n'étant qu'un entassement de rochers, laisse de temps en temps se détacher des parcelles de son tout, grands comme des maisons ordinaires au moment du départ, et qui, bondissant sur ses flancs, se brisent et arrivent à la mer à l'état de roches ordinaires. Là, comme elles trouvent un fond de huit ou dix pieds de profondeur, elles restent à moitié plongées dans l'eau, moitié gisant à sa surface.
Ce fut en sautant de pointes en pointes que nous parvînmes à gagner l'île. Une fois sur la terre ferme, nous nous croyions sauvés. Mais la même difficulté se reproduisit : nous étions sur les frontières du chaos, et il nous fallait franchir ce nouvel entassement de débris. Nous y parvînmes enfin, et nous nous trouvâmes sur un terrain pierreux qui, entre chaque interstice de rocher, laissait pousser de longues herbes, droites et rares, cassantes comme du bois sec, et atteignant la hauteur de deux pieds.
à peine eus-je fait deux cents pas au milieu de ces herbes, que deux lapins me surprirent en partant à mes pieds. Le hasard fit que je les tuai tous les deux. à ce double bruit, répété par l'écho, nous vîmes un troupeau de chèvres sauvages bondir à notre droite et gagner les cimes les plus ardues de l'île. Alexandre, Desbarolles et notre jeune chirurgien se mirent à leur poursuite. Maquet, Giraud, Chancel et moi appuyâmes au contraire à gauche.
Il en résulta que, comme la gauche était la partie plane et la droite la partie élevée, nous nous bornions, nous, à une chasse au lapin, tandis que ces messieurs avaient l'ambition de chasser la chèvre.
Je n'étais pas sans inquiétude sur eux. Cette excursion dans des rochers mouvants comme des dents dans leurs alvéoles, et toujours prêts à rouler vers la mer, me paraissait dangereuse. Je fis quelques observations que j'eus, comme je m'y attendais, la douleur de voir repousser avec perte. Ils disparurent dans un pli de terrain. Nous continuâmes notre chasse.
Les matelots, ceux qui en avaient obtenu la permission, nous suivaient en faisant le cercle, de sorte que peu de lapins pouvaient échapper à cette espèce de battue : aussi ne voyait-on que derrières blancs filant comme des éclairs à travers ces grandes herbes.
Nous en tuâmes une vingtaine à coups de fusil. Les matelots, de leur côté, en tuèrent trois à coups de pierre. Chancel abattit en outre une bécasse. Nous faisions une fusillade qui ressemblait à un engagement de tirailleurs. De temps en temps, un coup de fusil nous répondait de la montagne.
Un de ces coups de fusil me fit retourner. Je vis la fumée de la poudre, puis quelque chose que je crus reconnaître pour Desbarolles qui glissait rapidement sur la pente d'un rocher. Seulement, il ne glissait ni sur le dos, ni sur le ventre, ni sur le côté gauche, ni sur le côté droit, ni la tête en bas : il glissait sur le derrière. Ceci nous fut expliqué plus tard. Le pied lui avait manqué, et, au détriment de son pantalon et de sa doublure, Desbarolles parcourait dans la posture qui lui avait paru la moins dangereuse un espace de plusieurs toises.
Alexandre, de son côté, avait été emporté par sa course. J'avais vu une espèce de compas s'ouvrant de rocher en rocher, c'était lui. Il ne s'était arrêté qu'aux dépens de son fusil, en enfonçant la crosse de l'arme entre deux pierres. La crosse était cassée.
à ces deux événements se bornaient les accidents de la journée. De chèvres, bien entendu qu'il n'en était pas question. Chacun avait fait merveille, cependant. Mais une chose dont ne pouvait pas se rendre compte, malgré le nombre indéfini de balles qu'elles avaient dû recevoir, pas une n'avait succombé.
On en augura que les chèvres de l'île de la Galite étaient invulnérables, ou tout au moins ne pouvaient être blessées, comme Achille, qu'au talon. Or, le talon d'une chèvre offre si peu de surface, qu'il n'était point étonnant que nos chasseurs, si habiles qu'ils fussent, eussent mis un peu au-dessus, un peu au-dessous ou à côté.
Cependant, Alexandre nous donna une preuve de son adresse qui fit le pendant de l'alouette de Bizerte. Il jeta lui-même un caillou en l'air et le pulvérisa avec la dernière balle qui restait dans son fusil. Ce qui nous confirma d'autant dans la conviction que les chèvres étaient invulnérables.
Au bord de la mer, nous trouvâmes nos matelots rassemblés. Ils avaient chassé pour leur compte en formant de grands cercles qu'ils rétrécissaient vers un centre : de cette façon, les lapins pris entre eux étaient bien pris. Au nombre des captifs vivants ou morts, était un lapin blanc, variété de l'espèce, que ses compatriotes paraissaient regarder avec un profond étonnement.
Un matelot avait, dans une espèce de carrière, découvert un source magnifique qui filtrait à travers les rochers et qui se répandait glacée dans un vaste bassin naturel. Cette naïade inconnue avait déjà désaltéré d'autres voyageurs que nous, car un équipage français, par l'organe de son contremaître, avait gravé ses remerciements sur la roche qui la surplombait.
Comme rien ne nous retenait plus, nous quittâmes la Galite et nous remontâmes à bord du Véloce qui, au milieu de la nuit, jeta l'ancre dans le port de Bône.

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