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Chapitre XXV
Le marabout de Fathallah

Il était trois heures quand nous revînmes du Bardo, c'est-à-dire que la journée était trop avancée pour que nous visitassions les ruines de Carthage, mais encore assez longue pour que nous fissions une course au marabout de Sidi-Fathallah.
Disons, en passant, un mot des marabouts en général, puis nous reviendrons au marabout de Sidi-Fathallah en particulier. Marabout vient du mot arabe marleoth, qui veut dire lier, comme religieux vient du mot latin religare. Par extension, le marabout a donné son nom au tombeau qu'on lui consacre, et qui souvent n'est autre chose que l'espèce de tente de pierre qu'il a habitée pendant sa vie.
On appelle donc marabouts ces petites bâtisses à toits ronds dont sont parsemés les environs des villes africaines, et que l'on retrouve quelquefois assez avant dans le désert. Ces marabouts sont presque toujours un lieu de halte pour les caravanes. Ces marabouts sont en outre lieu d'asile : quand un condamné se sauve dans un marabout, on n'a pas le droit de l'y tuer ; mais on place des gardes à l'entour pour qu'il n'en puisse sortir ; on lui apporte un pain et une cruche d'eau, et l'on mure la porte.
Le débiteur que l'on veut arrêter pour sa dette y trouve aussi un asile ; mais le créancier a le droit de sceller un anneau dans la muraille, et d'y attacher son débiteur, qui ne gagne à son droit d'asile que d'échanger la prison profane contre une prison sacrée.
Le véritable nom de ces petits monuments est Khoubbah, c'est-à-dire mausolée. Mais, comme nous l'avons dit, nous leur conserverons leur nom populaire.
Il y a des marabouts jusque dans le Sahara. Ces marabouts, nous le répétons, sont un lieu de halte pour les caravanes, une auberge gratis et sainte pour les voyageurs égarés. Les riches y déposent des offrandes de dattes, de galettes, de figues sèches, de farine, etc. Les pauvres que le hasard y conduit mangent à leur faim ces provisions de l'amour de Dieu, c'est ainsi qu'on les appelle. Mais malheur à celui qui oserait emporter une datte, une figue, un quartier de galette, une pincée de farine ! Il périrait certainement en route.
Voilà pour les marabouts de pierre. Passons aux marabouts de chair. Le marabout est donc un homme reconnu saint, ou qui a hérité ce titre de ses aïeux. En Afrique, la noblesse religieuse est héréditaire, comme l'était chez nous la noblesse de robe ou d'épée.
On vient consulter un marabout en réputation de dix lieues, de vingt lieues, de cent lieues. On lui demande, chacun selon ses besoins, l'un la pluie, l'autre du beau temps, celui-ci la faveur du scheik, celui-là l'amour de sa maîtresse. Il donne des amulettes. Ces amulettes sont, en général, des versets du Coran contenant quelques pieuses maximes. Ces maximes sont écrites sur parchemin et forment des carrés ou des losanges fort compliqués. Elles se portent au cou comme des colliers, aux bras comme des bracelets.
Je me suis fait traduire quelques-unes de ces amulettes. Un de nos marchands arabes portait celle-ci :

DIEU A PERMIS LE COMMERCE, MAIS A PROSCRIT L'USURE.

Notre janissaire portait celle-là, qui me parut étrange au bras d'un janissaire :

LE MARIAGE EST COMME UNE FORTERESSE ASSIéGéE :
CEUX QUI SONT DEHORS VEULENT Y ENTRER,
CEUX QUI SONT DEDANS VEULENT EN SORTIR.

Je m'informai si le porteur de l'amulette était marié. L'amulette lui avait porté bonheur, il était resté célibataire.
Un taleb, c'est-à-dire un confrère à moi, dont j'aurai l'honneur d'entretenir plus tard mes lecteurs, me montra celle-ci :

SI LE CORAN, AU LIEU DE DESCENDRE DANS LA MAIN DE
MAHOMET, éTAIT DESCENDU SUR UNE MONTAGNE,
VOUS EUSSIEZ VU CETTE MONTAGNE S'AFFAISSER
PAR LA CRAINTE DU SEIGNEUR.

J'en ai une moi-même, laquelle m'a été donnée par un de ces saints personnages, lorsqu'il eut su que j'appartenais à la respectable race des savants ; la voici :

QUAND TOUS LES ARBRES DE LA TERRE SERAIENT DES PLUMES, QUAND LA MER SERAIT D'ENCRE
ET AURAIT SEPT FOIS PLUS D'éTENDUE,
PLUMES ET ENCRE NE SUFFIRAIENT POINT
à DéCRIRE LES LOUANGES DE DIEU.

Les marabouts guérissent en outre certaines maladies, rendent fécondes les femmes stériles, font multiplier les bestiaux. Tous ces miracles s'opèrent, les uns par la prière, les autres par l'attouchement.
On fait toujours précéder le nom du marabout de quelque valeur du titre Sidi, qui veut dire monseigneur. Ainsi on dit Sidi-Fathallah, Sidi-Mohammed, comme on disait au Moyen âge monseigneur saint Pierre, monseigneur saint Paul.
Le plus grand des saints musulmans, celui qui est invoqué le plus souvent et avec le plus d'efficacité, est Sidi-al-Hadji-Abd-el-Kader-el-Djelali, dont le tombeau est à Bagdad, et en l'honneur duquel on retrouve des khoubbahs semés dans toute l'Algérie. Il est particulièrement le patron des aveugles, que j'ai presque toujours entendus demander l'aumône en invoquant son nom.
C'est à Bagdad, dans le tombeau de ce saint, où il avait été conduit par son père, que l'émir Abd-el-Kader a eu la révélation qu'il serait un jour émir des croyants.
Parfois le marabout est en réalité une affreuse canaille ; mais il ne perd rien pour cela de son prestige, la fatalité musulmane explique tout : Dieu l'a voulu ! Dieu a bien fait ce qu'il a fait ! le secret est écrit chez Dieu ! Avec ces trois réponses, qu'il a toujours à la bouche, un musulman n'est jamais embarrassé.
Ausone de Chancel, le nouveau compagnon ou plutôt le nouvel ami que nous avions recruté à Alger, me racontait qu'un jour, étant à la chasse au-dessus de Mahelma, et, longeant l'Oued-el-Agar, qui est encaissé dans un horrible ravin et qui va se jeter à la mer un peu au-dessus de Zeralda, il se perdit dans ce repaire de panthères et de sangliers. Cherchant alors un endroit élevé d'où il pût dominer le pays, il atteignit quelques gourbis servant de demeure à une famille arabe. à quelques pas de ces gourbis, s'élevait un marabout, auquel en effet Chancel se reconnut : c'était celui de Sidi-Mohammed, Mta Oued-el-Agar.
Chancel avait soif, il savait que, près de ce marabout, coulait une source excellente. Il courut à la source, mais elle était gardée par un serpent : un coup de fusil envoya le serpent garder l'Achéron.
à ce coup de fusil, une négresse apparut, et, apercevant Chancel qui buvait, tandis que le serpent, la tête brisée, achevait de mourir, elle poussa de grandes clameurs. Chancel lui demanda ce qu'elle avait. « Ah ! s'écria-t-elle, malheureux giaour, tu as tué l'âme de Sidi-Mohammed ! -Comment cela ? -Oui, Sidi-Mohammed revient dans le corps de ce serpent. »
Chancel était désespéré d'avoir commis un pareil meurtre. Il paya son crime avec un douro. La négresse ne cria plus, ce que voulait Chancel, mais elle continua de pleurer, ce qui lui était fort indifférent, et, prenant religieusement la couleuvre, elle alla la porter dans l'intérieur du marabout, où elle la coucha sur un lit de fleurs d'oranger.
Cette fontaine que gardait le serpent si malheureusement mis à mort par notre ami avait pour privilège de guérir les maux d'yeux. Il n'a pas entendu dire que, depuis la mort de son gardien, elle ait perdu de son efficacité.
Le dernier marabout qui est mort à Tunis y était fort vénéré. Il parcourait d'habitude les rues de la ville monté sur un âne très petit et qui portait des grelots. Il fut enterré – le marabout, bien entendu – dans la mosquée que Ben-Hayat, le fermier général du bey, le même qui donna 10 000 francs pour les pauvres quand Lecomte échoua dans sa tentative d'assassinat contre le roi Louis-Philippe, a fait bâtir sur le modèle de la Madeleine.
Le bey et tous les grands personnages de la ville suivirent son convoi. Sa maison fut vendue 50 000 piastres, son âme 6000, et son bâton 500.
Dans ce moment-ci, il n'y a d'autre marabout en faveur à Tunis que Sidi-Fathallah, Dieu ouvre les portes du bonheur. C'est celui que nous avions fait le projet de visiter. Sa spécialité, et c'est sans doute pour cela qu'il a pris le nom de Dieu ouvre les portes du bonheur, sa spécialité est de rendre fécondes les femmes stériles.
Le moyen apparent d'arriver à ce but est assez étrange. à cent pas du petit village qu'il habite, est un rocher présentant une pente inclinée. Ce rocher a soixante pieds de haut à peu près. Les femmes qui veulent obtenir de Dieu la faveur de devenir fécondes se laissent glisser vingt-cinq fois du haut du rocher à terre : cinq fois sur le ventre, cinq fois sur le dos, cinq fois sur le côté gauche, cinq fois sur le côté droit, cinq fois la tête en bas. Puis, cette opération accomplie, les glisseuses passent une heure en prière avec le marabout, et, si elles sont jeunes et jolies, il est rare que le charme ne soit rompu et qu'elles ne rentrent pas chez elles enceintes.
Cette fois, Giraud nous accompagnait dans notre excursion. Il avait à grand'peine laissé Desbarolles, Boulanger, Alexandre, Chancel et Maquet courir les rues de Tunis. Giraud, outre ses dessins, avait ébauché la veille une aventure sur laquelle nous reviendrons. Mais il s'agissait de me rendre service en m'accompagnant, et Giraud, pour me rendre service, aurait envoyé promener toutes les aventures de la terre.
Nous étions dans le cabriolet de Laporte, que le postillon arabe conduisait à la Daumont. En une heure et demie, nous eûmes joint le village.
La première chose qui nous arrêta court fut un charmant café à la porte duquel un Arabe se tenait debout, causant avec un autre Arabe assis et fumant. Le tableau était tout composé : Giraud prit son album, et copia ce Decamps au naturel. Pendant ce temps, nous prenions une tasse de café dans l'intérieur de la maison.
Le dessin de Giraud fini, le cabriolet dételé, le cheval à l'écurie, nous nous acheminâmes à pied vers le rocher miraculeux. Plus nous avancions, plus nous prenions de précautions pour ne pas être vus. Enfin, nous arrivâmes en face de la pierre sainte. Quatre ou cinq femmes étaient en train de se laisser glisser ; une d'elles en était à ses cinq derniers tours, et glissait la tête en bas.
Nous comprîmes alors les précautions que Laporte avait prises pour que nous ne fussions pas vus. En effet, à peine les pèlerines nous eurent-elles aperçus, qu'elles se sauvèrent en poussant de grands cris.
Nous avions commis une espèce de sacrilège ; il s'agissait de tranquilliser ces dames dont les cris n'étaient pas sans danger, surtout pour des giaours. Laporte leur dépêcha un berger qui gardait ses chèvres aux environs, et qui fut chargé de leur dire que les trois individus qui venaient de les déranger dans leurs dévotions étaient, l'un le consul de France, l'autre un grand peintre, le troisième un grand médecin.
On devine que c'était moi le grand médecin.
Les mauresques ne répondirent rien, mais elles cessèrent de crier, ce qui était déjà une demi-victoire. Puis, au bout d'une ou deux minutes, nous les vîmes apparaître sur un autre point, nous regardant à l'angle d'une maison, ce qui était une victoire complète.
Mais il était évident que, comme des oiseaux qui viennent de s'abattre et qui ont à peine replié leurs ailes, elles allaient s'envoler au premier mouvement que nous ferions. Aussi ne fîmes-nous aucun mouvement.
Giraud s'assit et commença à dessiner une vue du village, au-dessus des terrasses duquel nous apercevions la mer au loin : nappe d'azur tachée de points blancs.
Ah ! Madame, Madame, que les femmes sont bien les mêmes partout ! Quand nos mauresques virent que nous n'avions plus l'air de nous occuper d'elles, elles parurent mourir d'envie de s'occuper de nous. Elles s'approchèrent peu à peu par un détour, et vinrent regarder par-dessus l'épaule de Giraud. Leur joie fut grande en reconnaissant la silhouette de leur village, qui commençait à se modeler sur le papier.
Mais cette joie se manifesta par des éclats de rire qui eussent fait honneur à un quadrille de grisettes de la rue de la Harpe, quand elles virent éclore sous le crayon de Giraud le rocher miraculeux, et quand elles se virent elles-mêmes, dans les différentes postures voulues par l'ordonnance, glisser à la surface du rocher.
Jusque-là, nos visiteuses étaient demeurées voilées. Mais, peu à peu, un œil apparut, puis l'autre œil, puis le nez, puis la bouche aux dents de perles, puis tout le visage.
Il y avait trois de nos glisseuses qui étaient charmantes. La quatrième, qui était une femme de trente ans, était jaune et malade, ses pieds et ses jambes paraissaient enflés. Laporte lui adressa quelques mots arabes qui firent fuir ses trois compagnes ; mais elle demeura et répondit. La pauvre femme avait pris au sérieux ce qu'on lui avait dit de ma science médicale, et elle désirait une consultation.
Je lui pris la main, qu'elle m'abandonna sans résistance. Je lui tâtai le pouls, elle avait la fièvre. Les trois autres jeunes femmes s'étaient rapprochées pendant la consultation ; cette confiance de leur compagne en moi avait éveillé leur confiance, elles avaient repris leurs rires craintifs, qui semblaient s'échapper malgré elles, et qu'elles paraissaient vouloir étouffer avec leurs mains appuyées sur la bouche.
La plus jeune de trois rieuses n'avait pas douze ans. Il était impossible qu'elle fût mariée, on sentait la jeunesse échappant à peine à l'enfance, la fleur encore en bouton. En effet, elle n'était ni en puissance de mari ni même en puissance d'amant. Elle venait glisser sur le rocher prolifique en amateur. Peut-être connaissait-elle l'histoire de la vierge Marie et la poétique légende de la colombe.
Je lui demandai sa main à son tour pour voir si elle était malade, elle me la donna en riant. On voit que ma qualité de médecin me donnait de grands privilèges. Tout en lui tâtant le pouls, je causais avec elle, par l'entremise de Laporte bien entendu. Je lui demandai si elle avait des parents, et ce que faisaient ses parents. Elle était orpheline. Comment vivait-elle ? Comme les oiseaux du ciel, de fleurs et de rosée. Et cependant, toute pauvre que ses réponses me la montraient, elle était proprement vêtue, ses yeux étaient peints, ses ongles étaient peints, et ses lèvres étaient d'un rouge si pur, qu'on aurait pu croire qu'elles étaient peintes.
Je lui demandai si elle, qui ne tenait en rien à la terre, puisqu'elle n'avait pas de famille, elle voulait venir avec moi.
« Où cela ? » me demanda-t-elle. Je lui montrai la mer. « Au-delà de cette nappe d'eau ? -Au-delà de cette nappe d'eau, il n'y a rien que le ciel, répondit-elle. -Il y a une autre terre, lui dis-je, puisque les vaisseaux viennent de ce côté-là. » Elle réfléchit. « Et que ferai-je au-delà de cette nappe d'eau ? » La réponse était embarrassante. « Ce que tu voudras, lui répondis-je. -Aurai-je un pantalon rouge brodé d'or, des chemises de soie, un bonnet avec des sequins, et un beau haïk en poils de chameau ? -Tu auras tout cela. » Elle regarda ses compagnes. « J'irais bien, dit-elle. -Comment ! tu viendrais comme cela, sans me connaître ? -N'as-tu pas dit que tu étais médecin ? -Oui. -Eh bien ! si Dieu a mis en toi la science, il a dû aussi y mettre la bonté ? -Est-ce qu'elle viendrait réellement ? demandai-je à Laporte. -Ma foi ! je ne dis pas non ! -As-tu fini ton dessin, Giraud ? -Oui. -Eh bien ! allons-nous en. »
Je tirai de ma poche une vingtaine de ces petites pièces d'argent minces comme du papier : « Tiens mon enfant, lui dis-je, voilà pour te faire un bracelet. »
Ses yeux brillèrent de plaisir. Je lui versai les pièces d'argent dans la main. Elle poussa un cri de joie, elle ne croyait point que je parlasse sérieusement. Je m'éloignai avec un soupir.
Oh ! printemps, jeunesse de l'année ! oh ! jeunesse, printemps de la vie !
Cinq ou six jours après, je dis tout à coup à Giraud : « Fais-moi donc son portrait de souvenir. » Il prit son crayon, et, sans me demander de quoi je parlais, il le fit à l'instant même.

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