Le Véloce ou Tanger, Alger et Tunis Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
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Chapitre XX
La justice à la française et la justice à la turque

Le lendemain, nous fûmes réveillés par les détonations du Véloce, lequel saluait, au nom du roi de France, et subsidiairement au mien, la ville de Tunis de vingt et un coups de canon. Je dis la ville de Tunis, attendu qu'au moment où nous entrions à Tunis, le bey entrait à Paris.
Tunis, comme une ville polie qu'elle est, nous rendit notre salut, peut-être avec moins de promptitude et de régularité que nous ne l'avions fait, mais ceci, c'était la faute de ses artilleurs et non la sienne.
Nous étions au beau milieu du golfe. à un demi-quart de lieue de nous, une belle frégate se balançait sur l'eau de la rade : c'était le Montézuma, commandé par le capitaine Cunéo d'Ornano. La vue du port était splendide. Quoique nous fussions au 5 décembre, le temps était magnifique. Nous étions ancrés juste en face de la Goulette. Devant nous, s'étendait une longue et mince jetée, sur laquelle s'allongeait une caravane de mulets et de chameaux. Au delà de cette jetée, s'étendait le lac ; et, à l'extrémité du lac, Tunis la blanche, comme l'appellent les Turcs eux-mêmes, montait en amphithéâtre, de manière que les dernières maisons se découpassent sur l'azur du ciel.
à notre gauche, s'élevaient le fort de l'Arsenal et les deux pitons de Bou-Kournein. à droite, blanchissait la chapelle Saint-Louis, et s'avançait le cap Carthage. Derrière nous, de l'autre côté de la rade, surgissaient des montagnes de plomb, masses sombres et bronzées sur lesquelles on n'apercevait pas la moindre trace de végétation.
Notre canonnade avait donné l'éveil, non pas encore à la ville, elle était trop éloignée pour que nous puissions savoir ce qui s'y passait, mais à la Goulette, espèce de fort avancé, de sentinelle perdue qui reconnaît les vaisseaux au nom de Tunis. Une barque se détachait de la jetée et venait à nous à force de rames ; elle était montée par monsieur Gaspari, notre consul.
Monsieur Gaspari est un homme charmant. Jeté depuis vingt ans de l'autre côté de la Méditerranée, il est la providence des Européens qui viennent, ou pour affaire de commerce, ou par fantaisie, à Tunis. Quant à lui, il s'est fait antiquaire : il vit entre les souvenirs antiques et ceux du Moyen âge, entre Didon et saint Louis, entre Appien et Joinville.
Si pressés que nous fussions d'arriver à Tunis, il y avait quelques formalités à remplir. D'abord, le commandement Bérard devait une visite au commandant d'Ornano, son supérieur. Le Véloce, quoique d'une assez belle taille quand il sillonnait solitairement cette grande nappe d'azur qu'on appelle la Méditerranée, le Véloce n'était qu'un enfant près du Montézuma.
Nous décidâmes donc que l'on commencerait par déjeuner à bord du Véloce. Puis deux barques se détacheraient du paquebot : l'une, qui conduirait le commandant Bérard à bord du Montézuma ; l'autre, qui nous conduirait à la Goulette. Là, nous attendrions le capitaine en visitant les antiquités de monsieur Gaspari, et en essayant de tirer quelques flamants.
Ces beaux oiseaux aux ailes rouges étaient l'objet de mon ambition depuis que je les avais vus, pour la première fois, la veille, sur le lac de Bizerte. Ils nous annonçaient l'égypte.
Nous pressâmes le déjeuner tant que nous pûmes, mais tout est réglé à bord d'un bâtiment de guerre, et, si nous parvînmes à gagner cinq minutes, c'est beaucoup.
à onze heures, nous mettions le pied dans la barque qui nous emmenait à la Goulette. Un quart d'heure après, monsieur Gaspari nous faisait goûter son vin de Champagne, son marasquin de Zara et son rosolio de Florence.
La vue de la Goulette était encore une singulière déception pour nous. Il est impossible de se faire une idée de l'aspect que présente cette population asiatico-européenne qui encombre les quais de cette avant-ville.
Ce qui nous frappa le plus, ce fut la milice tunisienne. Le bey est un homme de progrès, comme chacun sait : aussi a-t-il voulu être gardé par une armée à l'instar de la nôtre. Pour se procurer cette armée, il ne fallait que deux choses : les hommes et les uniformes. Les hommes, il les avait. Il ne s'agissait donc que de se procurer les uniformes. On fit venir de France vingt mille paires de pantalons garance, et vingt mille vestes bleues, le tout établi sur une moyenne de cinq pieds quatre pouces, taille ordinaire de l'homme.
Malheureusement, rien n'est plus capricieux que la croissance dans les pays chauds. Sur les vingt mille soldats qu'il s'agissait de vêtir à la française, il y en avait huit mille à peu près dont la taille s'élevait de six à huit pieds ; huit mille dont la taille s'abaissait de cinq pieds deux pouces à cinq pieds ; puis enfin, quatre mille, et c'étaient ceux-là qui formaient cette fameuse moyenne sur laquelle on avait compté, et qui nageaient entre cinq pieds deux pouces et cinq pieds six pouces. Il en résulta que huit mille hommes eurent des vestes et des pantalons trop courts. Que huit mille autres eurent des vestes et des pantalons trop longs. Et qu'enfin, quatre mille seulement eurent des vestes des pantalons à peu près convenables.
Chez nous, on eût divisé ces vingt mille hommes en trois corps d'armée. Celui des pantalons trop courts, celui des pantalons trop longs et celui des pantalons justes. De cette façon, au moins, cela eût ressemblé à un uniforme. Mais, à Tunis, on n'y regarde pas de si près. Il en résulte que l'armée européenne de Son Altesse le bey de Tunis présente l'aspect le plus étrange.
Maintenant, joignez à la différence des tailles la différence des couleurs et des races. Joignez à cela des calottes rouges à glands de soie, des burnous gris qui rappellent les souquenilles des malades de l'Hôtel-Dieu, et, enfin, un instrument ressemblant à un tire-bouchon, pendant de la ceinture jusqu'à moitié des cuisses, instrument dont je n'ai jamais pu deviner la destination, et vous aurez une idée de cette fameuse milice.
Après cette milice, la chose qui me frappa le plus, c'est la quantité de gens que je vis s'agiter sur le port, coiffés de bonnets de coton qu'ils portaient coquettement sur l'extrémité de la tête. Ce n'était vraiment pas la peine d'avoir traversé l'Espagne, de Bayonne à Cadix, d'avoir visité le littoral de l'Afrique, de Tanger à Bizerte, pour se retrouver, à cinq cents lieues de la France, au milieu d'une telle quantité de bonnets de coton.
Aussi, comme vous comprenez bien, Madame, je m'informai. Voici l'histoire. Il y a vingt ans à peu près de cela, sous le règne de l'autre bey, un coup de vent poussa dans la rade de Tunis un capitaine marseillais dont le bâtiment portait à Gibraltar un chargement de bonnets de coton.
à cette époque, on payait un droit d'entrée dans le port de Tunis, et ce droit, abandonné au caprice du raïa-marsa, c'est-à-dire du capitaine de la rade, était fort arbitraire. Le capitaine marseillais se trouva naturellement soumis à cet impôt ; le raïa-marsa le fixa, naturellement encore, à une somme exorbitante.
Les vieux Phocéens sont durs en matière d'impôts : ils n'oublient pas que Marseille, fille de Phocée, sœur de Rome, rivale de Carthage, a refusé de payer impôt à Jules César ; or, on paye difficilement à un raïa-marsa ce qu'on a refusé de payer à Jules César.
Il fallut cependant que le pauvre spéculateur s'exécutât : il était sous la patte du lion. Seulement, tout en y laissant une partie de sa peau, il lui glissa entre les griffes, et courut se jeter aux genoux du bey. Le bey écouta la plainte du giaour. Puis, lorsqu'il eut écouté la plainte, lorsqu'il se fut assuré que la somme accusée était exacte, il dit : « Veux-tu qu'on t'en rende justice à la turque ou à la française ? »
Le Marseillais réfléchit longuement, et par une confiance qui faisait honneur à la législation de sa terre natale, il répondit : « à la française. -C'est bien, dit le bey, retourne à ton bâtiment et attends. »
Le capitaine baisa les babouches de Son Altesse, retourna à son bâtiment, et attendit.
Il attendit un mois, deux mois, trois mois.
Au bout de trois mois, trouvant l'attente longue, il descendit à terre, et se tint sur le passage du bey. Le bey passa. Le capitaine se jeta à ses pieds.
-Altesse, dit-il, tu m'as oublié ?
-Non pas, répondit le bey ; tu es le capitaine franc qui est venu se plaindre à moi du raïa-marsa.
-Et à qui vous avez promis justice.
-Oui ; mais justice à la française.
-Sans doute.
-Eh bien ! de quoi te plains-tu ?
-D'attendre inutilement cette justice depuis trois mois.
-écoute, dit le bey. Il y a trois ans que ton consul m'a manqué de respect. Je me suis plaint depuis trois ans à ton roi, lui demandant justice, et j'attends depuis trois ans. Reviens dans trois ans, et nous verrons.
-Diable ! dit le capitaine qui commençait à comprendre, et il n'y a pas moyen d'abréger le délai, Altesse ?
-Tu as demandé justice à la française.
-Mais si j'eusse demandé justice à la turque ?
-C'eût été autre chose, et justice t'eût été faite à l'instant même.
-Est-il encore temps de revenir sur ce que j'ai dit ?
-Il est toujours temps de bien faire.
-Justice à la turque, alors, Altesse, justice à la turque !
-Alors, suis-moi.
Le capitaine baisa les babouches du bey et le suivit.
Le bey descendit à son palais, et fit entrer le capitaine.
-Combien le raïa-marsa a-t-il exigé de toi ? demanda-t-il.
-Quinze cents francs.
-Et tu trouves que cette somme est trop forte ?
-Altesse, c'est mon humble opinion.
-Trop forte de combien ?
-Des deux tiers au moins.
-C'est juste ; voici quinze cents piastres qui font juste mille francs.
-Altesse, dit le capitaine, vous êtes la balance de la justice divine.
Et il baisa les babouches du bey.
Puis il s'apprêta à sortir.
-N'as-tu pas d'autre réclamation à me faire ? dit le bey, l'arrêtant.
-J'en aurais bien une, Altesse, mais je n'ose pas.
-Ose.
-Il me semble qu'il me serait dû une indemnité pour le temps que j'ai perdu à attendre le jugement mémorable que tu viens de rendre.
-C'est juste.
-D'autant plus, continua le capitaine, enhardi par l'approbation du bey, d'autant plus que j'étais attendu à Gibraltar pour le commencement de l'hiver, que nous voilà arrivés à la fin, et que le temps favorable au débit de ma cargaison est passé.
-Et de quoi se compose ta cargaison ? demanda le bey.
-De bonnets de coton, Altesse.
-Qu'entends-tu par bonnets de coton ?
Le capitaine tira de sa poche un spécimen de sa marchandise, et le présenta au bey.
-à quoi sert cet ustensile ? demanda celui-ci.
-à mettre sur la tête, répondit le capitaine.
Et, joignant l'exemple au précepte, il se coiffa du bonnet en question.
-C'est fort laid, dit le bey.
-Mais c'est très commode, répondit le capitaine.
-Et tu dis que le retard que j'ai apporté à te rendre justice te fait tort ?
-Tort de dix mille francs au moins, Altesse.
-Attends !
Le bey appela son secrétaire.
Le secrétaire entra, croisa ses mains sur sa poitrine, et s'inclina jusqu'à terre.
-Mets-toi là et écris, dit le bey.
Le secrétaire obéit.
Le bey dicta quelques lignes auxquelles le capitaine ne comprit absolument rien, attendu que c'était de l'arabe.
Puis, lorsque le secrétaire eut fini :
-C'est bien, dit-il ; fais proclamer cet amra par la ville.
Le secrétaire croisa ses mains sur sa poitrine, s'inclina jusqu'à terre, et sortit.
-Pardon, dit le capitaine.
-Quoi encore ?
-Sans indiscrétion, puis-je demander à Votre Altesse la teneur de cet arrêté ?
-Parfaitement ; c'est un ordre à tous les Juifs de Tunis d'avoir à se coiffer, dans les vingt-quatre heures, d'un bonnet de coton, sous peine d'avoir la tête tranché.
-Ah ! tron de l'air ! s'écria le capitaine, je comprends.
-Alors, si tu comprends, retourne à ton bâtiment, et tire le meilleur parti de ta marchandise ; tu ne tarderas pas à avoir de la pratique.
Le capitaine se précipita aux pieds du bey, baisa ses babouches, et se fit conduire à son bâtiment.
Pendant ce temps, on publiait à son de trompe dans les rues de Tunis l'amra suivant :


Louange à Dieu, l'unique, auquel retourne toute chose.
De la part de l'esclave de Dieu glorifié, de celui qui implore son pardon et son absolution.
Le mouchir Sidi-Hussein-Bacha, bey de Tunis,
Fait défense à tout Juif, Israélite, ou Nazaréen, de sortir dans les rues de Tunis sans avoir coiffé sa tête infidèle et maudite d'un bonnet de coton ;
Et ce, sous peine d'avoir la tête tranchée ;
Donnant aux mécréants vingt-quatre heures de délai seulement pour se procurer la coiffure susdite.
à cet ordre toute obéissance est due.
écrit en la date du 20 avril, an 1243 de l'hégire.

On devine l'effet que produisit une pareille publication dans les rues de Tunis.
Les vingt-cinq mille Juifs qui forment la population israélite de la ville se regardèrent épouvantés, en se demandant quelle était cette huitième plaie qui fondait sur le peuple de Dieu. Les plus savants rabbins furent interrogés, mais aucun d'eux ne se faisait une idée bien exacte de ce que c'était que ce bonnet de coton.
Enfin un gourni, c'est ainsi qu'on appelle les Juifs de Livourne, enfin un gourni se rappela avoir vu entrer un jour, dans le port de la susdite ville, un équipage normand orné de ladite coiffure. C'était déjà quelque chose que de connaître l'objet qu'il fallait se procurer ; il restait à savoir où se le procurer. Douze mille bonnets de coton ne se trouvent pas dans le pas d'un cheval.
Les hommes se tordaient les bras, les femmes s'arrachaient les cheveux, les enfants mangeaient la terre. Et tous levaient les mains au ciel en criant : « Dieu d'IsraĆ«l, toi qui nous a fait tomber la manne, dis-nous où nous trouverons des bonnets de coton. »
Au moment où la désolation était la plus grande, où les cris étaient les plus déchirants, un bruit sourd se répandit dans la multitude. Un bâtiment chargé de bonnets de coton était dans le port. On s'informa. C'était, disait-on, un trois-mâts marseillais. Seulement, aurait-il douze mille bonnets de coton pour tout le monde ?
On se précipita vers les barques, on s'entassa comme dans un naufrage, et une véritable flottille couvrit le lac, s'avançant à force de rames vers la rade.
à la Goulette, il y eut encombrement, cinq ou six barques coulèrent, mais, comme il n'y a que quatre pieds d'eau dans le lac de Tunis, personne ne se noya. On franchit le détroit et l'on s'avança vers le trois-mâts la Notre-Dame-de-la-Garde. Le capitaine était sur le pont et attendait. à l'aide d'une longue-vue, il avait vu l'embarquement, la lutte, le naufrage : il avait tout vu.
En moins de dix minutes, il eut trois cent barques autour de lui. Douze mille voix criaient désespérément : « Des bonnets de coton ! des bonnets de coton ! »
Le capitaine fit un signe de la main ; on comprit qu'il demandait le silence, et l'on se tut.
-Vous demandez des bonnets de coton ? dit-il
-Oui ! oui ! oui ! fut-il répondu de toutes parts.
-C'est très bien, dit le capitaine ; mais, vous le savez, messieurs, le bonnet de coton est un objet fort demandé dans ce moment-ci. Je reçois des nouvelles d'Europe qui m'annoncent que le bonnet de coton est à la hausse.
-Nous savons cela, dirent les mêmes voix, nous savons cela, et nous sommes prêts à faire un sacrifice pour en avoir.
-écoutez, dit le capitaine, je suis un honnête homme.
Les Juifs tremblèrent. C'était ainsi qu'ils commençaient toujours leurs discours quand ils s'apprêtaient à écorcher un chrétien.
-Je ne profiterai pas de la circonstance pour vous rançonner.
Les Juifs pâlirent.
-Les bonnets de coton me coûtent quarante sous l'un dans l'autre.
-Allons, ce n'est pas trop cher, murmurèrent les Juifs.
-Je me contenterai de gagner cent pour cent, continua le capitaine.
-Hosannah ! crièrent les Juifs.
-à quatre francs les bonnets de coton ! dit le capitaine.
Douze mille bras se tendirent.
-De l'ordre, dit le capitaine ; entrez par bâbord, sortez par tribord.
Chaque Juif traversa le pont, reçut un bonnet de coton et versa quatre francs.
Le capitaine encaissa quarante-huit mille francs, dont trente-six mille de bénéfice net.
Les douze mille Juifs rentrèrent dans Tunis, enrichis d'un bonnet de coton et appauvris de quatre francs.
Le lendemain, le capitaine se présenta chez le bey.
-Ah ! c'est toi, dit le bey.
Le capitaine se prosterna aux pieds du bey, et baisa ses babouches.
-Eh bien ? demanda le bey.
-Eh bien ! Altesse, dit le capitaine, je viens te remercier.
-Tu es satisfait ?
-Enchanté !
-Et tu préfères la justice turque à la justice française ?
-C'est-à-dire qu'il n'y a pas de comparaison.
-Tu n'es pas au bout.
-Comment ! je ne suis pas au bout !
-Non ; attends.
Le capitaine attendit. Le mot n'avait plus rien qui l'effrayât. Le bey appela son secrétaire. Le secrétaire entra, croisa ses mains sur sa poitrine, et s'inclina jusqu'à terre.
-écris, dit le bey.
Le secrétaire prit la plume. Le bey dicta :

Louange à Dieu, l'unique, auquel retourne toute chose.
De la part de l'esclave de Dieu glorifié, de celui qui implore son pardon et son absolution ;
Le mouchir Sidi-Hussein-Bacha, bey de Tunis,
Fait, par le présent amra, défense à tout Juif de paraître dans les rues de Tunis avec un bonnet de coton sur la tête, sous peine d'avoir la tête tranchée ;
Donne vingt-quatre heures à tout propriétaire d'un bonnet de coton pour s'en défaire le plus avantageusement possible.
à cet ordre toute obéissance est due.
écrit à la date du 21 avril, an 1243 de l'hégire.
Signé : Sidi HUSSEIN

-Comprends-tu ? demanda le bey au capitaine.
-Oh ! altesse, s'écria celui-ci dans l'enthousiasme, vous êtes le plus grand bey qui ait jamais existé !
-En ce cas, retourne à ton bâtiment et attends.
Une demi-heure après, la trompe retentissait dans les rues de Tunis et la population accourait à cet appel inusité.
Au milieu des écouteurs, on remarquait les Juifs à leur air triomphant et à leur bonnet de coton incliné sur l'oreille.
L'amra fut lu à haute et intelligible voix.
Le premier mouvement des Juifs fut de prendre chacun son bonnet de coton et de le jeter au feu.
Cependant, en y réfléchissant, le doyen de la synagogue vit que chacun avait vingt-quatre heures pour se défaire de sa propriété.
Le Juif est essentiellement calculateur. Chaque Juif calcula que mieux valait perdre moitié et même les trois quarts que de perdre le tout. Comme ils avaient vingt-quatre heures devant eux, ils commencèrent par faire leur prix avec les bateliers qui, la première fois, avaient profité de la presse pour les voler. Puis, le prix fait, ils se dirigèrent vers le trois-mâts. Deux heures après, le trois-mâts était entouré de barques.
-Capitaine ! capitaine ! crièrent douze mille voix ; à vendre des bonnets de coton ! des bonnets de coton à vendre !
-Peuh ! fit le capitaine.
-Capitaine c'est d'occasion ! capitaine, vous les aurez à bon marché !
-Je reçois une lettre d'Europe, dit le capitaine.
-Eh bien ? eh bien ?
-Elle annonce une grande baisse sur les bonnets de coton.
-Capitaine, nous perdrons dessus.
-Soit, dit le capitaine. Je vous prévins donc que je ne puis les reprendre qu'à moitié prix.
-à moitié prix, soit.
-Je les ai payés quarante sous. Que ceux qui veulent donner leurs bonnets de coton pour vingt sous entrent par babord et sortent par tribord.
-Oh ! capitaine !
-C'est à prendre ou à laisser.
-Capitaine !
-Holà ! pour appareiller, tout le monde ! cria le capitaine.
-Que faites-vous, capitaine, que faites-vous ?
-Eh ! parbleu ! je lève l'ancre.
-Capitaine, à quarante sous.
Le capitaine continua de donner ordre pour appareiller.
-Capitaine, à trente sous.
La grande voile se déroula le long du mât, et l'on entendit crier la chaîne du cabestan.
-Capitaine ! capitaine ! nous consentons !
-Stop ! cria le capitaine.
Les Juifs montèrent un par un par bâbord et sortirent par tribord.
Chacun remit son bonnet de coton et reçut vingt sous.
Ils avaient deux fois sauvé leur tête pour la misère de trois francs : ce n'était pas cher.
Quant au capitaine, il était rentré dans sa marchandise, et il lui restait trente-six mille francs de bénéfice net.
Comme il était un homme qui savait vivre, il prit dix-huit mille francs dans son canot, et s'en alla chez le bey.
-Eh bien ? l» lui demanda le bey.
Le capitaine se prosterna dans la poussière et baisa la babouche du bey.
-Eh bien ! je viens remercier Ton Altesse.
-Es-tu content ?
-Dans l'enthousiasme.
-Regardes-tu l'indemnité comme suffisante ?
-Je la regarde comme exagérée. Aussi, je viens offrir à Ton Altesse...
-Quoi ?
-La moitié des trente-six mille francs que j'ai réalisé.
-Allons donc ! dit le bey, ne t'ai-je pas promis de te rendre la justice à la turque ?
-Sans doute.
-Eh bien ! la justice à la turque se rend gratis.
-Tron de l'air ! fit le capitaine, en France, un juge ne se serait point contenté de la moitié : il eût pris au moins les trois quarts.
-Voilà où est ton erreur, dit le bey : il eût pris tout.
-Allons, allons, dit le capitaine, je vois que vous connaissez la France aussi bien que moi.
Et il se prosterna dans la poussière pour baiser les babouches du bey. Mais celui-ci lui présenta sa main.
Le capitaine revint à son bâtiment avec ses dix-huit mille francs. Un quart d'heure après, il s'éloignait, toutes voiles dehors. Il avait peur que le bey ne se ravisât.
Les Juifs ne connurent jamais la cause de ces deux amras d'une teneur si opposée. Seulement, ils comprirent, ce qui était facile à comprendre, que c'était une façon d'impôt qu'il avait plu à leur tout-puissant seigneur de lever sur eux. Mais cet impôt, tout au contraire des autres, leur avait laissé un doux souvenir. C'était celui de l'élégante coiffure qu'ils avaient portée pendant vingt-quatre heures, et qu'ils regardaient comme bien préférable à leur bonnet jaune ou à leur turban noir.
Aussi, lors de l'avènement au trône du bey actuel, et l'on sait que tout avènement est une époque de grâces, demandèrent-ils que le bonnet de coton leur fût accordé. Le bey n'y vit pas d'inconvénient, et comme au contraire c'était un grand partisan du progrès, il autorisa cette gracieuse coiffure, qui est un signe essentiel et typique de la civilisation européenne. De là ce nombre inouï de bonnets de coton que j'avais remarqués sur les quais de la Goulette.
Aujourd'hui, l'on ne s'adresse plus ni à Manille, ni à Livourne, ni à Gibraltar pour se procurer la marchandise désirée. Ce sont les vieux Turcs qui tricotent les bonnets de coton.

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