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Chapitre XVI
Le marabout

Au premier pétillement de la fusillade, le capitaine de Géreaux et le lieutenant Chapdelaine, commandant tous deux la compagnie de carabiniers, s'étaient portés sur la hauteur qui dominait le camp, et pour voir de plus loin, et pour tenir une position plus avantageuse.
Mais, au milieu de cette plaine toute bosselée de mamelons, toute sillonnée de ravins, tout enveloppée de fumée, on ne pouvait rien distinguer clairement. Les deux officiers furent donc obligés de s'en rapporter, pour asseoir leurs conjectures, à leurs oreilles bien plutôt qu'à leurs yeux.
Les mêmes indices qui avaient indiqué au chef de bataillon Froment Coste la destruction des corps commandés par le colonel Montagnac et par monsieur Courby de Cognord vinrent annoncer au capitaine de Géreaux la destruction, non seulement de ceux-ci, mais encore de la compagnie du commandant Froment Coste.
On entendit par degrés s'éteindre la fusillade, puis le silence lui succéda, troublé seulement par le cri des vainqueurs, puis enfin la fumée monta lentement vers le ciel rougi. Le capitaine de Géreaux comprit alors qu'il avait avec lui le reste de la colonne.
Il regarda autour de lui. La retraite est impossible avec cette cavalerie qui, en dix minutes, lui aura coupé le chemin de Djema-r'Azouat. Mais, à cinq cents pas, est un marabout, le marabout de Sidi-Brahim ; c'est un refuge à l'aide duquel on peut, sinon vaincre, du moins se défendre ; si l'on atteint le marabout, on n'échappera pas à la mort, mais du moins on vendra chèrement sa vie.
Mais les Arabes occupaient déjà le marabout. On s'élance au pas de charge, la baïonnette en avant. Les Arabes sont délogés, et trois ou quatre cadavres français servent de marchepied pour escalader la petite muraille. De leur côté, les Arabes ont perdu huit ou dix hommes. Le marabout est emporté.
Aussitôt, le capitaine de Géreaux et le lieutenant Chapdelaine organisent la défense. Ils font faire des créneaux à ce petit mur à hauteur d'appui qu'ils viennent de franchir, et, comme il faut toujours, chez nos soldats, que le pittoresque se mêle au courage, il se trouve un brave, le caporal Lavaissière, qui improvise un drapeau, et qui, au milieu des balles, va le planter au faîte du marabout.
Cette opération s'exécute au milieu des cris de joie des soldats. étrange chose, ce lambeau tricolore, qui se déploie au-dessus de leur tête, au souffle d'un vent qui vient du côté des Arabes et qui par conséquent semble annoncer la mort, ce drapeau c'est le palladium, c'est le roi, c'est la patrie, le soldat meurt mieux à l'ombre de son drapeau qu'ailleurs. Au bout d'un quart d'heure, des masses de Kabyles cernent le marabout ; ils viennent jusqu'au pied du mur enlever les mulets, qu'on n'a pu faire entrer. Il est vrai que les balles françaises fouillent les masses, et qu'en échange de cette razzia ils laissent une trentaine de cadavres.
C'est qu'avec le sang-froid d'hommes qui savent que tout est fini pour eux, et qui se sont serré la main en souriant, chaque homme vise son homme et l'abat. Le lieutenant Chapdelaine surtout, excellent tireur, a pris la carabine et les cartouches d'un de ses soldats morts, et d'avance il désigne les hommes qu'il va abattre.
En ce moment, une masse plus pressée s'avance du côté de l'ouest. Arrivée à quatre cents mètres du marabout, elle s'ouvre et laisse voir l'émir suivi de tous ses cavaliers. Sa venue est aussitôt saluée par une décharge de mousqueterie, cinq à six Arabes tombent autour de lui, et lui-même est blessé d'une balle à la joue. En ce moment, il fait un signe, on s'arrête, on regarde, et l'on s'aperçoit qu'il dicte une lettre. Alors, des deux côtés, comme d'un mutuel accord, le feu cesse.
Un cavalier se détache du groupe de l'émir, jette ostensiblement ses armes, et s'approche élevant la lettre au-dessus de sa tête. En un instant, il est au pied du mur. Il la remet au capitaine de Géreaux, et s'assied pour attendre la réponse, insoucieux des cadavres amis ou ennemis qui l'entourent, insoucieux en apparence de sa propre vie.
Le capitaine de Géreaux lit à haute voix :

Abd-el-Kader invite les assiégés à se rendre. Il leur fait savoir qu'il a déjà plusieurs prisonniers, et que tous seront bien traités.

La lettre finie, de Géreaux regarde autour de lui, recueille, non pas les voix, mais les sourires, et s'écrie : « Jamais nous ne nous rendrons, n'est-ce pas, mes amis ? nous sommes peu, c'est vrai, mais nous sommes assez pour nous défendre, et d'ailleurs on ne peut tarder à venir à notre secours ! » Les carabiniers accueillent ces paroles avec des acclamations, tous s'écrient qu'ils aiment mieux mourir que de se rendre, et, au crayon, au revers de la lettre de l'émir, le capitaine de Géreaux renvoie cette réponse à l'émir.
L'Arabe retourne près d'Abd-el-Kader. Mais celui-ci ne tient point le refus pour formel, et l'Arabe franchit, avec une autre lettre, la distance qui sépare les assiégeants des assiégés. Cette seconde lettre est plus pressante encore que la première. Mais l'Arabe, cette fois, n'obtient pas même de réponse.
Il retourne à l'émir, et revient encore à nous, porteur d'un troisième billet, écrit cette fois en arabe, et dans lequel il dit que c'est en vain que les Français tentent de se défendre, et qu'il les aura plus tard. De Géreaux répond qu'il se met sous la garde de Dieu, que tant de discours le fatiguent, et qu'il attend que l'on recommence le feu.
à peine cette dernière réponse est-elle remise, que l'émir et ses cavaliers se retirent hors de la portée de la carabine, et laissent les Kabyles commencer l'attaque. Alors le mode de projectile change, ils s'approchent sous notre feu, et font pleuvoir dans le marabout une grêle de pierres.
Pour se débarrasser de ces pierres, et pour ménager leurs munitions, les carabiniers les leur rendaient en un instant. C'est une de ces luttes antiques, comme les décrit Homère, où les héros déposent leurs armes pour soulever des rochers.
La nuit vient pendant la lutte. Abd-el-Kader, qui a tout vu, s'éloigne alors et va, à vingt minutes à peu près du marabout, établir son camp. Le camp est à l'instant même environné d'une triple rangée de postes et de factionnaires. La nuit se passa tranquillement. Selon leur habitude, les Arabes restèrent inoffensifs pendant l'obscurité.
Mais, au point du jour, les hostilités recommencèrent. Elles durèrent jusqu'à dix heures du matin, mais, comme la veille, sans qu'un seul Arabe pût escalader la muraille.
à dix heures, voyant l'inutilité des efforts de cette multitude, Abd-el-Kader se retira avec ses cavaliers, pour ne plus revenir. Il emmenait soixante prisonniers qui avaient cent douze blessures entre tous. Un d'eux, le capitaine Parès, en avait treize à lui tout seul. Du marabout, on pouvait voir s'éloigner le cortège, et distinguer, sinon reconnaître, les compagnons qu'il entraînait.
Abd-el-Kader parti, les Kabyles renoncèrent à toute attaque, s'écartèrent hors de la portée du fusil, et formèrent autour du marabout un immense cercle. Ils attendaient deux auxiliaires qui ne pouvaient leur manquer : la faim et la soif.
La nuit vint. Le capitaine de Géreaux, qui veillait sur tous, aperçut un Arabe qui s'approchait du marabout en rampant. Dans quelle intention venait-il ? On l'ignorait. Le capitaine réveilla monsieur Rosagutti, l'interprète. Monsieur Rosagutti appela l'Arabe, celui-ci vint. Alors chacun donna tout l'argent qu'il avait sur lui, et cet argent fut remis à l'Arabe pour qu'il allât porter une lettre au camp de Lalla-Maghrnia. Cette lettre exposait la situation terrible dans laquelle on se trouvait.
L'Arabe prit la lettre et partit. Fidèle messager, il arriva au camp français. Mais nul n'y connaissait l'écriture du capitaine de Géreaux. On était en garde contre les pièges des Arabes ; on crut à une ruse d'Abd-el-Kader.
Cependant, avec cette circonstance, l'espoir était revenu. On attendait, les yeux tournés dans la direction de Lalla-Maghrnia. On attendit toute la journée, sans pain, sans eau, presque sans munitions. Les Kabyles n'attaquaient plus. Stationnaires à leurs postes, ils annonçaient seulement de temps en temps par quelques décharges qu'ils veillaient.
La nuit se passa toujours tranquille. Seulement, on ne dormait pas. La faim et la soif, ces deux vautours du désert, planaient au-dessus du marabout de Sidi-Brahim.
La journée du 25 ne fut qu'une longue et douloureuse attente. Tous sont épuisés, quelques-uns tombent en défaillance, mais pas une plainte, pas un murmure ne signale cet épuisement, ces défaillances : ils savent qu'ils sont là pour mourir, et ils acceptent l'agonie, sinon sans regret, du moins sans désespoir.
Dans la nuit, on décide la retraite. Mais, comme si les Arabes devinaient cette intention, ils disposent leurs forces d'une façon plus habile qu'ils n'ont fait encore, et établissent un grand poste sur la route de Djema-r'Azouat.
Le 26, à six heures du matin, tout espoir de voir arriver du secours étant perdu, le capitaine de Géreaux annonce que l'on va faire une trouée et marcher sur Djema-r'Azouat. Il y a quatre lieues à traverser. Des milliers d'Arabes sont éparpillés sur les quatre lieues comme les pièces d'un immense échiquier. Les hommes sont épuisés, mais n'importe, la nécessité inexorable, la nécessité qui traîne la soif d'une main, la faim de l'autre, la nécessité ne les pousse-t-elle pas hors de leur abri ?
Par cette décision, on ira au-devant de la mort au lieu de l'attendre. Djema renferme quelques troupes, peut-être y aura-t-il moyen de faire prévenir monsieur Coffyn, peut-être sera-t-on aidé dans cet effort suprême ; on marchera sur Djema-r'Azouat. On charge les fusils silencieusement, on s'apprête avec le moins de mouvement possible.
Tout à coup, les cinquante-cinq ou soixante hommes qui restent de toute cette colonne se lèvent, franchissent les murs du marabout sur les quatre faces. Ils se précipitent au pas de course sur le premier poste, qui est enlevé. Pas un coup de fusil n'a été tiré par nos soldats pendant cette lutte, pas un homme n'est tombé.
Mais les Arabes, étonnés de cette agression impossible, se rallient autour de nos soldats ralliés. L'éveil est donné dans toutes les directions. Les Souhalias, dont on voit les villages à l'horizon, viennent se joindre aux Kabyles. La fusillade, que la stupeur a fait taire un instant, s'engage, pétille, éclate, et cinq carabiniers sont grièvement blessés. Mais il y a entre tous ces hommes la fraternité du danger, la solidarité de la mort. Tout affaiblis que soient ces hommes, ils chargent les blessés sur leurs épaules ou les soutiennent par-dessous les bras. On n'abandonnera que des cadavres.
C'était une chose merveilleuse à voir que cette poignée de soldats, faciles à reconnaître à leur uniforme au milieu de cette nuée d'Arabes qui les poursuivaient, qu'ils repoussent et qui reviennent sans cesse. Deux lieues ont été franchies ainsi. On a semé plus d'un cadavre sur la route, mais, dans l'ivresse même du danger, on a trouvé la force d'arriver, toujours combattant, toujours décimé, jusqu'à l'extrémité du plateau que l'on suit depuis Sidi-Brahim.
De ce plateau, on distingue toute la vallée de l'oued Ziri. Ce ruisseau, qui coule au fond de la vallée, c'est celui qui va se jeter à la mer à quelques pas de Djema-r'Azouat. On ne voit pas encore la ville, mais on n'en est plus qu'à une demi-lieue, et, de Djema-r'Azouat, on va sans doute entendre la fusillade et accourir.
Trente à trente-cinq carabiniers sont encore vivants ; cinq ou six blessés sont portés sur les bras de leurs compagnons. Le capitaine de Géreaux, essoufflé et ruisselant de sueur, ne marche plus qu'à peine. « Allons ! allons ! » dit le caporal Lavaissière, « notre capitaine est un peu gros, de sorte qu'il a de la difficulté à nous suivre. Une halte d'un instant, mes amis, et qu'il respire à son aise. » à l'instant même, on fait halte, et l'on se forme en carré autour du capitaine de Géreaux et du lieutenant Chapdelaine.
Pendant cette halte, qui dure dix minutes, trois hommes sont tombés : deux morts, un expirant. On veut emporter le moribond. « C'est inutile, » dit-il, je suis perdu ; il me reste quatre cartouches, les voici. » Dix mains se tendent, les quatre cartouches se partagent entre les plus nécessiteux. Puis on se précipite dans la vallée.
à moitié du versant, le lieutenant Chapdelaine est frappé à mort. Il reste un instant debout, agitant encore sa carabine, et disant : « Ne faites pas attention à moi ; allez ! allez ! » Mais on n'obéit pas facilement à un pareil ordre ; on ne laisse pas au premier mot un homme comme celui qui vient de tomber à la merci des Arabes. Si l'on n'a pu l'enlever vivant, on veut du moins l'emporter mort.
Un nouveau combat se livre autour de son cadavre, un nouveau carré se forme. Et cela avec d'autant plus de courage que l'espérance est revenue : de ce versant où l'on vient de s'arrêter pour un dernier effort, on aperçoit le blockhaus, et l'on voit s'avancer par les crêtes des montagnes opposées une troupe française.
Les Arabes aussi ont vu cette colonne qui s'avance, et se sont arrêtés.
Mais, par une fatalité étrange, inconcevable, inouïe, la colonne rebrousse chemine : elle n'a rien vu, rien entendu, et, malgré les signes, malgré les cris des malheureux abandonnés, elle disparaît.
C'est une nouvelle lutte qu'il faut reprendre. Le capitaine de Géreaux donne l'ordre de la retraite. On dit adieu au cadavre de Chapdelaine : un soldat coupe un côté de sa moustache, dernière relique qu'il enverra, si lui-même se sauve, à une mère ou à une amie.
Mais, pendant cette lutte suprême, les Arabes sont descendus du douar qui domine la montagne de droite, et ils ont coupé la retraite à cet héroïque débris de ce combat qui a duré six jours. En arrivant près d'une haie de figuiers, dont quelques-uns s'élèvent à la hauteur d'un chêne ordinaire, la petite troupe se trouva tellement entourée qu'elle ne put faire un pas de plus. Le capitaine de Géreaux, pour la troisième fois, ordonne de former le carré. à cette voix, chacun s'arrête, et le carré se forme. Vingt-cinq hommes à peu près sont encore debout. C'est là que chacun use jusqu'à sa dernière cartouche. Puis on présente la baïonnette, seule et dernière arme qui reste aux mains des soldats. Alors les balles déciment la petite troupe. Alors les Arabes chargent de si près, que l'un d'eux met la main sur l'épaulette du capitaine de Géreaux. Un pistolet chargé lui restait. L'Arabe tombe tué à bout portant. C'est le dernier coup de feu qui sort du carré.
Les Arabes reculent et nous fusillent à vingt pas. à la première décharge, de Géreaux tombe mort avec une dizaine d'hommes. Douze ou quinze survivent seuls. Alors il n'y a plus de carré former, il n'y a qu'une trouée à faire. On se jette tête baissée au milieu des Arabes. à partir de ce moment, ces douze ou quinze braves disparaissent. Les uns tombent morts, les autres se jettent dans les broussailles, où ils pénètrent en rampant. D'autres arrivent jusqu'aux lignes de Djema-r'Azouat, où ils sont recueillis mourants par le docteur Artigues. Trois expirent d'épuisement sans que leur corps offre la trace d'une seule blessure. Mais, avant de mourir, ils ont donné tous les détails de cette terrible affaire. Ils ont dit qu'on peut sauver peut-être encore cinq ou six de leurs camarades.
Tout ce qui reste d'hommes valides à Djema-r'Azouat demande à marcher. On sort, on repousse les Arabes, on recueille en effet cinq ou six hommes échappés au yatagan des Kabyles. Au nombre de ces hommes, est le caporal Lavaissière.
Huit hommes survécurent. C'était le glorieux reste d'un de ces bataillons que le duc d'Orléans créait et faisait manœuvrer cinq ans auparavant à Saint-Omer. De l'aveu des Arabes, la victoire leur coûtait plus de neuf cents hommes.

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