Chapitre XIV
Djema-r'Azouat
Les prisonniers, qui, dans une impatience bien pardonnable, n'avaient pas voulu attendre l'arrivée du Véloce pour s'embarquer avaient donc dix-huit heures d'avance sur nous.
Mais le vent était contraire, la balancelle était faible. Il y avait trois choses à craindre pour les prisonniers. La première, un naufrage ; la seconde, qu'ils fussent jetés à la côte ; la troisième, que les Arabes ne leur donnassent la chasse avec cinq ou six barques, et qu'après avoir pris l'argent, ils ne reprissent les hommes.
Il est vrai qu'ils se fussent fait tuer tous jusqu'au dernier plutôt que de se laisser reprendre. Mais là n'était point le but de la négociation.
Le commandant Bérard ne perdit pas un instant. La machine n'avait pas cessé de chauffer. Nous embrassâmes don Luis, nous prîmes congé du digne jeune homme avec force serrements de main. Don Luis descendit dans sa barque, et l'ordre fut donné de partir à toute vapeur.
Malheureusement, nous l'avons dit, le Véloce était mauvais marcheur. Ils nous fallait vingt-huit à trente heures pour aller de Mellila à Djema-r'Azouat. Trente heures et dix-huit qu'avaient d'avance sur nous les prisonniers, c'était quarante-huit. Il était donc probable que nous ne les rencontrerions point avant Djema-r'Azouat.
Mais, à Djema-r'Azouat, bien certainement, ils devaient s'arrêter et nous devions les rejoindre. L'avis de tous nos officiers était que monsieur Durande était trop bon marin pour exposer ses passagers à une plus longue traversée avec un aussi faible bâtiment.
La mer devenait de plus en plus houleuse, et le vent de plus en plus contraire. Au moment de traverser les îles Zapharines, le commandant mit un homme en vigie dans le petit hunier. La nuit arriva, sombre, rapide et pluvieuse. Au jour, nous nous trouvions à peu près à la hauteur de la baie de Malluénas. La nuit s'était passée sans qu'on eût connaissance de la moindre balancelle. Vers onze heures, nous doublâmes le cap Tresforcas.
Nous longions la mer d'assez près pour ne rien laisser échapper entre nous et la côte. Nous vîmes l'embouchure de la M'Louïa, qui sert de limite à l'empire du Maroc, et qui coule parallèlement à l'Isly. Après l'oued M'Louïa, vint le cap Melonia. C'est à ce cap que le général Cavaignac accula cette tribu arabe des Beni-Snanen, qui avait trompé le colonel Montagnac par un faux message, et qui avait été cause du désastre de Sidi-Ibrahim.
Les quatre ou cinq mille Arabes avaient été égorgés ou poussés à la mer. Nos soldats, furieux, ne faisaient aucun quartier. Le général Cavaignac faillit se dépopulariser dans l'armée en sauvant les restes de cette malheureuse tribu. Le clairon Rolland, le seul qui eût échappé au massacre de la M'Louïa, était à cette affaire ; il avait une terrible revanche à prendre, il la prit le soir, et déclara être satisfait : il avait tué à lui seul plus de trente Arabes.
En approchant de Djema-r'Azouat, deux balancelles avaient attiré notre attention : l'une qui rasait les rochers pour entrer dans le port, l'autre qui faisait tous ses efforts pour en sortir. à l'aide de la longue-vue, nous pûmes nous convaincre que c'étaient tout simplement des bâtiments pêcheurs.
Djema-r'Azouat commençait à se développer à nos yeux et s'étendait au sud des montagnes, avec ses quelques maisons nouvellement poussées et son camp abrité comme un nid dans une anse de collines. Au-delà de ces collines, sont deux grands souvenirs, deux souvenirs égaux aux Thermopyles et à Marathon. Le combat de Sidi-Ibrahim et la bataille d'Isly.
Nous jetâmes l'ancre à une demi-lieue à peu près de Djema-r'Azouat. Une activité merveilleuse régnait sur le port que de nombreux cavaliers sillonnaient en tous sens. On voyait les rues de la ville nouvelle encombrées ; le camp paraissait désert.
Plusieurs baleiniers étaient à l'ancre dans le port. Nous y cherchâmes vainement au milieu d'eux la balancelle de monsieur Durande. Contre toute probabilité, les prisonniers semblaient avoir poursuivi leur chemin vers Oran.
à peine eûmes-nous jeté l'ancre, que le mouvement redoubla à terre. Cavaliers et fantassins accoururent sur la plage, des messagers semblaient, porteurs d'ordres pressés, sillonner toute cette nano au galop. Le Véloce était visiblement l'objet de l'attention générale. Au bout de dix minutes, un canot fut lancé à la mer et s'avança vers nous : il portait le capitaine du port. Du plus loin que les paroles purent être échangées, nous demandâmes des nouvelles. Les prisonniers étaient restés à Djema-r'Azouat, accomplissant ainsi, après quatorze mois, le cercle de leur odyssée.
Pendant ces quatorze mois, que de souffrances, de dangers, de douleurs, de craintes et d'espérances ! Pendant ces quatorze mois, que d'élans vers la patrie qu'on n'espérait plus revoir, et dont cependant les prisonniers venaient de retrouver l'ombre à Djema-r'Azouat, ce coin de la France transporté en Afrique.
Monsieur Durance avait continué son chemin vers Oran pour y annoncer la délivrance des prisonniers. On comprend que le brave jeune homme n'avait pas voulu perdre un instant à annoncer lui-même au général d'Arboville cet heureux dénouement du drame où il avait joué un des principaux rôles.
Il était deux heures de l'après-midi, à peu près, nous voulions repartir le même soir, il n'y avait pas de temps à perdre. Le commandant demanda son canot : les plus pressés, et je fus de ceux-là, sautèrent dans le canot du commandant du port, et nous nous acheminâmes vers la plage de Djema-r'Azouat. La mer était horriblement mauvaise.
Quoique parti après nous, le canot du commandant nous eut bientôt rejoints et distancés. Malgré leur enthousiasme, au moins égal au nôtre, Maquet et Giraud étaient dans un état déplorable. Je les vis passer, l'un renversé en arrière, l'autre penché en avant ; il me parut qu'en ce moment, les petits des poissons avaient autant à se louer de Giraud que les petits des oiseaux avaient à se louer du Seigneur.
Nous abordâmes cinq minutes après le commandant. Les deux premiers visages que j'aperçus furent des visages de connaissance, je dirais presque des visages d'amis. L'un était le chef d'escadron Picaud, l'autre le colonel Tremblay. Ils nous confirmèrent les nouvelles données par le commandant du port : monsieur de Cognord et ses compagnons étaient arrivés à onze heures du matin ; ils avaient été reçus aux acclamations générales, et, le soir, un grand banquet leur devait être offert.
Nous nous acheminâmes vers la ville, c'est ainsi qu'on appelle les quelques maisons éparses sur la plage sablonneuse de Djema-r'Azouat, en traversant un parc plein de bestiaux enlevés dans une récente razzia. On avait enlevé les puces avec les bestiaux, de sorte que nous arrivâmes aux portes de la ville noirs jusqu'aux genoux.
Sur la place, nous trouvâmes le colonel Mac-Mahon, commandant la colonne. Il nous invita au banquet qui devait avoir lieu le soir, invitation que nous nous gardâmes bien de refuser. Puis on nous conduisit dans la plus élégante de toutes les baraques, où nous attendîmes monsieur de Cognord et ses compagnons, qu'on était allé prévenir de notre arrivée. Le cœur nous battait presque autant qu'à Mellila.
En vérité, il est curieux de voir combien les natures les plus opposées, les cœurs les plus forts, les esprits les plus sceptiques, se fondent aux grandes émotions. Nous étions là six natures, six cœurs, six esprits différents. Eh bien ! quand le bruit des pas se fit entendre, quand la porte s'ouvrit, quand on annonça monsieur Courby de Cognord, tous les yeux étaient mouillés des mêmes larmes, et tous les bras s'étaient ouverts, mus par un même sentiment.
Cependant l'émotion la plus grande était pour nous. Depuis deux jours, monsieur Courby de Cognord et ses compagnons étaient serrés, embrassés, applaudis. Nous étions pour eux de nouveaux compatriotes venant à la suite de beaucoup d'autres compatriotes, voilà tout. Ils étaient pour nous des héros et des martyrs.
Je proposai, en attendant le dîner que l'on préparait sous une immense baraque dressée à cet effet, un pèlerinage au tombeau du brave capitaine Géreaux, le héros du marabout de Sidi-Ibrahim, qui ramena les restes de sa colonne jusqu'à une demi-lieue de Djema-r'Azouat, et qui fut tué là avec ces derniers débris de quatre jours de bataille. La proposition fut acceptée à l'unanimité.
En un instant, six ou huit chevaux furent mis à notre disposition, et une partie de l'état-major s'offrit à nous accompagner. Les prisonniers vinrent avec nous : les survivants devaient bien cette visite aux morts. Pour nous, c'était un spectacle merveilleux que de voir se renouer sous nos yeux les deux bouts de cette héroïque chaîne.
Le tombeau du capitaine Géreaux est situé dans la vallée de l'oued Rizi, sous des touffes gigantesques de figuiers, à l'endroit même où on le trouva mort au milieu de ses compagnons. Le chemin qui y conduit est charmant, resserré qu'il se trouve par des montagnes boisées et ombragé par des figuiers gros comme nos plus gros chênes. Une petite rivière serpente presque parallèlement au chemin.
Tout le long de la route, nous rencontrions des postes avancés, les fusils en faisceaux, comme si l'ennemi était là. C'est qu'en effet l'ennemi est là, toujours là, invisible, c'est vrai, mais d'autant plus à craindre qu'il apparaît tout à coup à l'endroit où on l'attend le moins. C'est que, tout autour de Djema-r'Azouat, sont ces tribus traîtresses des Beni-Snanen, des Souhalia et des Ouled Rizi, amis trompeurs, alliés à double face qui caressent d'une main et qui frappent de l'autre.
Tout le long de la route encore, au milieu des grandes herbes, nous entendions le mugissement des vaches et des bœufs ou le tintement des sonnettes des brebis, puis nous voyions se dresser lentement, demeurer immobiles, nous suivre de l'œil, et se rasseoir, de ces pâtres dont le fusil est caché dans les broussailles voisines, qui servent d'espions aux tribus toujours prêtes à se révolter, et qui, s'ils voient quelque soldat confiant s'égarer dans la campagne, changent à l'instant même le bâton recourbé qui leur donne l'air de pasteurs antiques, contre le couteau de l'assassin.
Tout à coup, nous aperçûmes une grande place découverte au milieu de laquelle s'élevait une espèce de tumulus romain, ombragé par des touffes de figuiers, et vers lequel on pouvait s'avancer par un chemin dont le pavé formait encadrement.
C'était le tombeau du capitaine Géreaux.
Hélas ! au milieu de nos préoccupations journalières, au milieu de nos luttes de la tribune, au milieu de nos procès scandaleux, les choses, les événements, et même les hommes, passent si vite, qu'un jour on oubliera, s'ils ne sont déjà oubliés, les détails de ce magnifique combat que nous pouvons opposer à tout ce que l'Antiquité nous a légué d'héroïque et de grand.
Jetons donc une page de plus à ce vent qui roulait les feuilles de la sibylle de Cumes, et qui emporte toute chose humaine vers l'obscurité, le néant et l'oubli.
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