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Chapitre VI
Le Pesce Spado

Je trouvai la route de la Pace charmante; elle côtoie d'un côté la montagne, et de l'autre la mer. C'était jour de fête: on promenait la châsse de saint Nicolas, je ne sais dans quel but, mais tant il y a qu'on la promenait, et que cela causait une grande joie parmi les populations. En passant devant l'église des Jésuites, qui se trouve à un quart de lieue du village Della Pace, j'y entrai. On disait une messe. Je m'approchai de la chapelle, et je retrouvai tous nos matelots à genoux, le capitaine en tête. C'était la messe promise pendant la tempête, et qu'ils acquittaient avec un scrupule et une exactitude bien méritoires pour des gens qui sont à terre. J'attendis dans un coin que l'office divin fût fini; puis, quand le prêtre eut dit l'ite missa est, je sortis de derrière ma colonne et je me présentai à nos gens.
Il n'y avait point à se tromper à la façon dont ils me reçurent: chaque visage passa subitement de l'expression du recueillement à celle de la joie; à l'instant même mes deux mains furent prises, et bon gré mal gré baisées et rebaisées. Puis, je fus présenté à ces dames, et à la femme du capitaine en particulier. Elles étaient plus ou moins jolies, mais presque toutes avaient de beaux yeux, de ces yeux siciliens, noirs et veloutés, comme je n'en ai vu qu'à Arles et en Sicile, et qui, pour Arles comme pour la Sicile, ont, selon toute probabilité, une source commune: l'Arabie.
J'arrivais bien: le capitaine allait partir pour Messine à mon intention. Il voulait me ramener à la Pace pour me faire voir la fête; je lui avais épargné les trois quarts du chemin.
Nous arrivâmes chez lui: il habitait une jolie petite maison, pleine d'aisance et de propreté. En entrant dans un petit salon, la première chose que j'aperçus fut le portrait de monsieur Peppino, qui faisait face à celui du comte de Syracuse, ex-vice roi de Sicile. C'étaient, avec sa femme, les deux personnes que notre capitaine aimait le mieux au monde. Ce grand amour d'un Sicilien pour un vice-roi napolitain m'étonna d'abord, mais plus tard il me fut expliqué, et je le retrouvai chez tous les compatriotes du capitaine.
Je vis le capitaine en grande conférence avec sa femme, et je compris qu'il était question de moi. Il s'agissait de m'offrir à déjeuner, et ni l'un ni l'autre n'osait porter la parole. Je les tirai d'embarras en m'invitant le premier.
Aussitôt, tout fut en révolution: monsieur Peppino fut envoyé pour ramener le pilote, Giovanni et Pietro. Le pilote devait déjeuner avec nous, et c'était moi qui l'avais demandé pour convive; Giovanni devait faire la cuisine, et Pietro nous servir. Maria courut au jardin cueillir des fruits, le capitaine descendit dans le village pour acheter du poisson, et je restai maître et gardien de la maison.
Comme je présumais que les apprêts dureraient une demi-heure ou trois quarts d'heure, et que ma personne ne pouvait que gêner ces braves gens, je résolus de mettre le temps à profit, et de faire une petite excursion au-dessus du village. La maison du capitaine était adossée à la montagne même. Un petit sentier, aboutissant à une porte de derrière, s'y enfonçait presque aussitôt, paraissant et disparaissant à différents intervalles, selon les accidents du terrain. Je m'engageai dans le sentier, et commençai à gravir la montagne au milieu des cactus, des grenadiers et des lauriers roses.
A mesure que je montais, le paysage, borné au sud par Messine, et au nord par la pointe du Phare, s'agrandissait devant moi, tandis qu'à l'est s'étendait, comme un rideau tout bariolé de villages, de plaines, de forêts et de montagnes, cette longue chaîne des Apennins, qui, née derrière Nice, traverse toute l'Italie et s'en va mourir à Reggio. Peu à peu, je commençai à dominer Messine, puis le Phare; au-delà de Messine apparaissait, comme une vaste nappe d'argent étendue au soleil, la mer d'Ionie; au-delà du Phare, se déroulait plus étroite, et comme un immense ruban d'azur moiré, la mer Tyrrhénienne; à mes pieds j'avais le détroit que j'embrassais dans toute sa longueur, dont le courant était sensible comme celui d'un fleuve, et qui m'indiquait, par un bouillonnement parfaitement visible, ces gouffres de Charybde, si redoutés des anciens, et qu'Homère dans l'Odyssée place à un trait d'arc de Scylla, quoiqu'ils en soient effectivement à treize milles.
Je m'assis sous un magnifique châtaignier, avec cette singulière sensation de l'homme qui se trouve dans un pays qu'il a désiré longtemps parcourir, et qui doute qu'il y soit réellement arrivé; qui se demande si les villages, les caps et les montagnes qu'il a sous les yeux, sont réellement ceux dont il a si souvent entendu parler, et si c'est bien à eux surtout que s'appliquent tous ces noms poétiques, sonores, harmonieux, dont l'ont bercé dans sa jeunesse le grec et le latin, ces deux nourrices de l'esprit, sinon de l'âme.
C'était bien moi, et j'étais bien en Sicile. Je revoyais les mêmes lieux qu'avaient vus Ulysse et énée, qu'avaient chantés Homère et Virgile. Ce village pittoresque, près d'une roche élevée et surmontée d'un château fort, c'était Scylla qui avait tant effrayé Anchise. Cette mer bouillonnant à mes pieds, et qu'il avait fallu tant de siècles pour calmer, c'était le voile qui me couvrait l'implacable Charybde, où Frédéric II jeta cette coupe d'or, que tenta vainement d'aller ressaisir, élancé pour la troisième fois dans le gouffre, Colas il Pesce, poétique héros de la balade du Plongeur de Schiller. Enfin, j'étais adossé à ce fabuleux et gigantesque Etna, tombeau d'Encelade, qui touche le ciel de sa tête, lance des pierres brûlantes jusqu'aux étoiles, et fait trembler la Sicile lorsque le géant, enseveli vivant dans son sein, essaie de changer de côté. Seulement l'Etna, comme Charybde, était fort calme; et de même que le gouffre, au lieu d'engloutir l'eau, de la rejeter au ciel, toute souillée de son sable noir, n'a plus que le léger bouillonnement dont j'ai parlé, l'Etna n'a plus qu'une légère fumée qui annonce que le géant est endormi, qui prévient en même temps qu'il n'est pas mort.
J'en étais là de ma rêverie, lorsque je vis, à la fenêtre de sa maison, le capitaine, qui me fit signe que le couvert était mis, et que l'on n'attendait plus que moi. Je lui répondis de même que je montais jusqu'à une espèce de petit monument que j'apercevais à une cinquantaine de pas au-dessus de ma tête, et que je redescendais aussitôt. Il me répondit par un geste qui signifiait que j'étais le maître de me passer cette fantaisie. Je profitai aussitôt de la permission.
C'était une petite colonne ronde, de huit ou dix pieds de haut et de trois ou quatre pieds de tour; elle était évidée par le milieu, et des tablettes de pierre la partageaient en trois ou quatre niches superposées. Dans ces niches je croyais voir de grosses boules, et je ne comprenais pas le moins du monde ce que cela pouvait être, lorsqu'en m'approchant je m'aperçus peu à peu que sur ces boules étaient dessinés des yeux, un nez, une bouche. Je fis quelques pas encore, et je reconnus que c'étaient tout simplement trois têtes d'hommes proprement détachées de leur tronc, et qui séchaient au soleil. Un instant je voulus douter, mais il n'y avait pas moyen: elles étaient au grand complet, avec cheveux, dents, barbe et sourcils. C'étaient bien trois têtes.
On comprend que ma première parole en descendant fut pour demander au capitaine ce que faisaient là ces trois têtes. L'histoire était on ne peut plus simple. Un équipage calabrais s'était approché des côtes de Sicile pour faire la contrebande, quoiqu'on fût en temps de choléra, et qu'il fût défendu de mettre pied à terre sans patente. Trois de ces malheureux avaient été pris, jugés, condamnés à mort, décapités, et leurs têtes avaient été mises là pour servir d'épouvantail à ceux qui seraient tentés de faire comme eux. Cela me rappela que, moi aussi, j'étais en Sicile en contrebandier, qu'au lieu de dix-huit jours que j'aurais dû passer à Rome pour achever ma quarantaine, j'en étais parti au bout de quatorze, et qu'il restait une quatrième niche vide.
Mon pauvre capitaine s'était mis en frais, et Giovanni avait fait des merveilles. Il y avait surtout un certain plat de poisson qui me parut un chef-d'oeuvre; je demandai le nom de cet honorable cétacé, que je ne connaissais point encore, et qui cependant me paraissait si digne d'être connu: j'appris que j'avais affaire au pesce spado.
Je me rappelais avoir lu dans ma jeunesse de fort belles descriptions de la manière dont le poisson à épée, autrement dit l'espadon, profitant de l'arme effroyable dont la nature avait armé le bout de son nez, attaquait parfois la baleine, lui livrait de rudes combats, puis, bondissant hors de l'eau, et se laissant retomber sur elle la tête la première, la transperçait de son dard, qui ordinairement a quatre ou cinq pieds de long; mais là s'arrêtaient les renseignements du naturaliste. Je m'étais donc contenté jusque-là d'estimer l'espadon sous le rapport de son aptitude à l'escrime, et voilà tout; mais je vis que monsieur de Buffon lui avait fait tort, qu'il possédait, comme poisson, des qualités inconnues non moins estimables que celles dont son historien s'était fait l'apologiste, et qu'il méritait d'avoir dans la Cuisinière bourgeoise un article nécrologique aussi important que l'article biographique qu'il possédait déjà dans l'histoire naturelle.
Le dessert n'était pas moins remarquable que le déjeuner: il se composait de grenades et d'oranges magnifiques, auxquelles était joint un fruit qui ne m'était pas moins inconnu que le poisson sur lequel je venais de recueillir de si précieux renseignements. Ce fruit était la figue d'Inde, cette manne éternelle que la Sicile offre si largement à la sensualité du riche et à la misère du pauvre, En effet, dès qu'on sort des portes d'une ville, on voit surgir de tous côtés d'immenses cactus tout chargés de ces fruits. La figue d'Inde est de la grosseur d'un oeuf de poule, enveloppée d'une pulpe verte, et défendue par de petits bouquets d'épines dont la piqûre amène une longue et douloureuse démangeaison; aussi, il faut une certaine étude pour arriver à éventrer le fruit sans accident. Cette opération faite, il sort de la blessure un globe à la chair jaunâtre, doux, frais et fondant, qu'on commence d'abord par déguster avec une certaine froideur, mais dont, au bout de huit jours, on finit par se faire une nécessité. Les Siciliens adorent ce fruit, qui est pour eux ce que le cocotier est pour les Napolitains, avec cette différence que le cocomero a besoin d'une certaine culture, et qu'on ne peut se le procurer gratuitement, tandis que la figue d'Inde pousse partout, dans le sable, dans les terres grasses, dans les marais, dans les rochers, et jusque dans les fentes des murs, et ne donne que la peine de la cueillir.
Ce déjeuner, l'un des plus instructifs que j'aie certainement fait de ma vie, terminé, le capitaine m'offrit de venir voir la fête de la châsse de saint Nicolas. On comprend que je me gardai bien de refuser une pareille proposition. Nous nous mîmes en route en continuant de remonter le chemin qui conduit au phare. Bientôt, nous nous engageâmes à gauche dans de petits mouvements de terrain qui nous firent perdre de vue la mer; enfin, nous nous trouvâmes au bord d'un petit lac isolé, bleu, clair, brillant comme un miroir, encadré, à gauche, par une rangée de maisons, à droite, par une suite de montagnes qui empêche cette jolie coupe de s'épancher dans le détroit. C'était le lac de Pantana. Ses bords présentaient l'aspect d'une fête de campagne réduite à sa plus naïve simplicité, avec ses jeux où il est impossible de gagner, ses petites boutiques chargées de fruits, et ses tarentelles.
Ce fut là que j'eus pour la première fois l'occasion d'examiner cette danse dans tous ses détails. C'est une merveilleuse danse, et la plus commode que je connaisse, pourvu qu'on ait le musicien, et encore, à la rigueur, on peut chanter ou siffler l'air soi-même. Elle se danse seul, à deux, à quatre, à huit, et indéfiniment, si l'on veut, homme à homme, femme à femme, qu'on se connaisse ou qu'on ne se connaisse pas: la chose n'y fait rien, à ce qu'il paraît, et ce ne semblait nullement inquiéter les danseurs. Quand un des spectateurs a envie de danser à son tour, il sort du cercle des assistants, entre dans l'espace réservé au ballet, saute alternativement sur un pied et sur un autre, jusqu'à ce qu'une autre personne se détache et se mette à sauter vis-à-vis de lui. Si le partenaire tarde et que le monologue ennuie l'acteur, il s'approche en mesure du couple qui danse déjà, donne un coup de coude à l'homme ou à la femme qui danse depuis le plus longtemps, l'envoie se reposer et prend sa place, sans que la galanterie lui fasse faire aucune différence de sexe. Il est vrai de dire aussi que les Siciliens apprécient tous les avantages d'une gigue si indépendante: la tarentelle est une véritable maladie chez eux. J'étais arrivé sur les bords du lac avec le capitaine, sa femme, Nunzio, Giovanni, Pietro et Peppino. Au bout de dix minutes, je me trouvai absolument seul, et libre de me livrer à toutes les réflexions que je jugeais convenable de faire. Chacun sautillait à qui mieux mieux, et il n'y avait pas jusqu'au fils du capitaine qui ne se trémoussât en face d'une espèce de géant, qui n'offrait d'autre différence avec les cyclopes, dont il me paraissait descendre en droite ligne, que l'accident qui lui avait donné deux yeux.
Quant à la musique qui donnait le branle à toute cette population, elle n'était pas, comme chez nous, réunie sur un seul point, mais disséminée au contraire sur les bords du lac; l'orchestre se composait en général de deux musiciens, l'un jouant de la flûte, et l'autre d'une espèce de mandoline. Ces deux instruments réunis formaient une mélodie assez semblable à celle qui chez nous a le privilège de faire exclusivement danser les chiens et les ours. Les musiciens étaient mobiles et cherchaient la pratique, au lieu de l'attendre. Lorsqu'ils avaient épuisé les forces du groupe qui les entourait, et que la recette, abandonnée à la généreuse appréciation du public, était épuisée, ils se mettaient en marche, jouant l'air éternel, et ils n'avaient pas fait vingt pas, que sur leur passage un autre groupe se formait et les forçait de faire une nouvelle halte chorégraphique. Je comptai soixante-dix de ces musiciens, qui tous avaient plus ou moins d'occupation.
Au plus fort de la fête, et vers les trois heures à peu près, la châsse de saint Nicolas sortit de l'église où elle était enfermée; aussitôt les danses cessèrent; chacun accourut, prit sa place dans le cortège, et la procession commença de faire le tour du lac, accompagnée de l'explosion éternelle d'un millier de boîtes.
Ce nouvel exercice dura à peu près une heure et demie, puis la châsse rentra dans l'église avec les prêtres, et la foule s'éparpilla de nouveau autour du lac.
Comme il se faisait tard et que j'avais vu de la fête tout ce que j'en voulais voir, je pris congé du capitaine, qui fit un signe à Pietro et à Giovanni, lesquels aussitôt quittèrent leurs danseuses sans leur dire un seul mot et accoururent: leur intention était de me faire reconduire par mer avec la barque du speronare, afin de m'épargner les deux lieues qui me séparaient de Messine. J'essayai de me défendre, mais il n'y eut pas moyen, et Giovanni fit tant d'instances et Pietro tant de cabrioles, tous deux mirent à un si haut prix l'honneur de reconduire Son Excellence, que Son Excellence, qui, au fond du coeur, n'était aucunement fâchée de s'en aller coucher dans une bonne barque au lieu de piétiner sur des jambes assez fatiguées de l'avoir portée, par une chaleur de 35 degrés, depuis huit heures du matin jusqu'à cinq heures du soir, finit par accepter, se promettant, il est vrai, de dédommager Pietro et Giovanni du plaisir perdu. Nous nous en allâmes donc tout en bavardant jusqu'au village Della Pace, eux me parlant sans cesse le chapeau à la main, et moi n'ayant d'autre occupation que de leur faire mettre le chapeau sur la tête. Arrivés en face de la porte du capitaine, ils détachèrent une barque, je sautai dedans, et comme le courant était bon, nous commençâmes, sans grande fatigue pour ces braves gens, à descendre le détroit, tout en laissant à notre droite des bâtiments d'une forme si singulière qu'ils finirent par attirer mon attention.
C'étaient des chaloupes à l'ancre, sans cordages et sans vergues, du milieu desquelles s'élevait un seul mât d'une hauteur extrême: au haut de ce mât, qui pouvait avoir vingt-cinq ou trente pieds de long un homme, debout sur une traverse pareille à un bâton de perroquet, et lié par le milieu du corps à l'espèce d'arbre contre lequel il était appuyé, semblait monter la garde, les yeux invariablement fixés sur la mer; puis, à certains moments, il poussait des cris et agitait les bras: à ces clameurs et à ces signes, une autre barque plus petite, et comme la première d'une forme bizarre, ayant un mât plus court à l'extrémité duquel une seconde sentinelle était liée, montée par quatre rameurs qui la faisaient voler sur l'eau, dominée à la proue par un homme debout et tenant un harpon à la main, s'élançait rapide comme une flèche et faisait des évolutions étranges, jusqu'au moment où l'homme au harpon avait lancé son arme. Je demandai alors à Pietro l'explication de cette manoeuvre; Pietro me répondit que nous étions arrivés à Messine juste au moment de la pêche du pesce spado, et que c'était cette pêche à laquelle nous assistions. En même temps, Giovanni me montra un énorme poisson que l'on tirait à bord d'une de ces barques et m'assura que c'était un poisson tout pareil à celui que j'avais mangé à dîner et dont j'avais si bien apprécié la valeur. Restait à savoir comment il se faisait que des hommes si religieux, comme le sont les Siciliens, se livrassent à un travail si fatigant le saint jour du dimanche; mais ce dernier point fut éclairci à l'instant même par Giovanni, qui me dit que le pesce spado étant un poisson de passage, et ce passage n'ayant lieu que deux fois par an et étant très court, les pêcheurs avaient dispense de l'évêque pour pêcher les fêtes et dimanches.
Cette pêche me parut si nouvelle, et par la manière dont elle s'exécutait et par la forme et par la force du poisson auquel on avait affaire, qu'outre mes sympathies naturelles pour tout amusement de ce genre, je fus pris d'un plus grand désir encore que d'ordinaire de me permettre celui-ci. Je demandai donc à Pietro s'il n'y aurait pas moyen de me mettre en relation avec quelques-uns de ces braves gens, afin d'assister à leur exercice. Pietro me répondit que rien n'était plus facile, mais qu'il y avait mieux que cela à faire: c'était d'exécuter cette pêche nous-mêmes, attendu que l'équipage était à notre service dans le port comme en mer, et que tous nos matelots étant nés dans le détroit, étaient familiers avec cet amusement. J'acceptai à l'instant même, et comme je comptais, en supposant que la santé de Jadin nous le permît, quitter Messine le surlendemain, je demandai s'il serait possible d'arranger la partie pour le jour suivant. Mes Siciliens étaient des hommes merveilleux qui ne voyaient jamais impossibilité à rien; aussi, après s'être regardés l'un l'autre et avoir échangé quelques paroles, me répondirent-ils que rien n'était plus facile, et que, si je voulais les autoriser à dépenser deux ou trois piastres pour la location ou l'achat des objets qui leur manquaient, tout serait prêt pour le lendemain à six heures; bien entendu que, moyennant cette avance faite par moi, le poisson pris deviendrait ma propriété. Je leur répondis que nous nous entendrions plus tard sur ce point. Je leur donnai quatre piastres, et leur recommandai la plus scrupuleuse exactitude. Quelques minutes après ce marché conclu, nous abordâmes au pied de la douane.
La vue de ce bâtiment me rappela le pauvre Cama, que j'avais parfaitement oublié. Je demandai à mes deux rameurs s'ils en savaient quelque chose, mais ni l'un ni l'autre n'en avait entendu parler: c'était jour de fête, il était donc inutile de s'en occuper le même jour. Le lendemain matin, nous nous mettions de trop bonne heure en mer pour espérer que les autorités seraient levées. Je dis à Pietro de prévenir le capitaine de m'attendre à l'hôtel vers onze heures du matin, c'est-à-dire au retour de notre pêche, attendu qu'en ce moment nous ferions ensemble les démarches nécessaires à la liberté du prisonnier. Au reste, ayant payé à Cama en partant de Naples son mois d'avance, j'étais moins inquiet sur son compte; avec de l'argent on se tire d'affaire, même en prison.
Je trouvai Jadin aussi bien qu'il était permis de le désirer; il avait renvoyé son médecin, en lui donnant trois piastres et en l'appelant vieil intrigant. Le médecin, qui ne parlait pas français, n'avait compris que la partie de la harangue qui se traduisait par la vue, et avait pris congé de lui en lui baisant les mains.
J'annonçai à Jadin la partie de pêche arrangée pour le lendemain, puis je fis mettre les chevaux à une espèce de voiture que notre hôtelier eut l'audace de nous faire passer pour une calèche, et nous allâmes faire un tour sur la Marine.
Il y a vraiment dans les climats méridionaux un espace de temps délicieux; c'est celui qui est compris entre six heures du soir et deux heures du matin. On ne vit réellement que pendant cette période de la journée; au contraire de ce qui se passe dans nos climats du Nord, c'est le soir que tout s'éveille. Les fenêtres et les portes des maisons s'ouvrent, les rues s'animent, les places se peuplent. Un air frais chasse cette atmosphère de plomb qui a pesé toute la journée sur le corps et sur l'esprit. On relève la tête, les femmes reprennent leur sourire, les fleurs leurs parfums, les montagnes se colorent de teintes violâtres, la mer répand son acre et irritante saveur; enfin, la vie, qui semblait près de s'éteindre, renaît, et coule dans les veines avec un étrange surcroît de sensualité.
Nous restâmes deux heures à faire corso à la Marine; nous passâmes une autre heure au théâtre pour y entendre chanter la Norma. Je me rappelai alors ce bon et cher Bellini, qui, en me remettant au moment de mon départ de France des lettres pour Naples, m'avait fait promettre, si je passais à Catane, sa patrie, d'aller donner de ses nouvelles à son vieux père. J'étais bien décidé à tenir religieusement parole, et fort loin de me douter que celles que je donnerais à son père seraient les dernières qu'il en devait recevoir.
Pendant l'entr'acte, j'allai remercier mademoiselle Schulz du plaisir qu'elle m'avait fait le soir de mon arrivée à Messine, lorsqu'elle était passée près de ma barque, en jetant à la brise sicilienne cette vague mélodie allemande que Bellini a prouvé ne lui être pas si étrangère qu'on le croyait.
Il était temps de rentrer. Pour un convalescent, Jadin avait fait force folies; il voulait absolument repasser par la Marine, mais je tins bon, et nous revînmes droit à l'hôtel. Nous devions nous lever le lendemain à six heures du matin, et il était près de minuit.
Le lendemain, à l'heure dite, nous fûmes réveillés par Pietro, qui avait quitté ses beaux habits de la veille pour reprendre son costume de marin. Tout était prêt pour la pêche, hommes et chaloupes nous attendaient. En un tour de main, nous fûmes habillés à notre tour; notre costume n'était guère plus élégant que celui de nos matelots; c'était, pour moi, un grand chapeau de paille, une veste de marin en toile à voiles, et un pantalon large. Quant à Jadin, il n'avait pas voulu renoncer au costume qu'il avait adopté pour tout le voyage, il avait la casquette de drap, la veste de panne taillée à l'anglaise, le pantalon demi-collant et les guêtres.
Nous trouvâmes dans la chaloupe Vincenzo, Filippo, Antonio, Sieni et Giovanni. A peine y fûmes-nous descendus, que les quatre premiers prirent les rames: Giovanni se mit à l'avant avec son harpon, Pietro monta sur son perchoir, et nous allâmes, après dix minutes de marche, nous ranger au pied d'une de ces barques à l'ancre qui portaient au bout de leurs mâts un homme en guise de girouette. Pendant le trajet, je remarquai qu'au harpon de Giovanni était attachée une corde de la grosseur du pouce, qui venait s'enrouler dans un tonneau scié par le milieu, qu'elle remplissait presque entièrement. Je demandai quelle longueur pouvait avoir cette corde, on me répondit qu'elle avait cent vingt brasses.
Tout autour de nous se passait une scène fort animée: c'étaient des cris et des gestes inintelligibles pour nous, des barques qui volaient sur l'eau comme des hirondelles; puis, de temps en temps, faisaient une halte pendant laquelle on tirait à bord un énorme poisson muni d'une magnifique épée. Nous seuls étions immobiles et silencieux; mais bientôt notre tour arriva.
L'homme qui était au haut du mât de la barque à l'ancre poussa un cri d'appel, et en même temps montra de la main un point dans la mer qui était, à ce qu'il paraît, dans nos parages à nous. Pietro répondit en criant:
Partez! Aussitôt nos rameurs se levèrent pour avoir plus de force, et nous bondîmes plutôt que nous ne glissâmes sur la mer, décrivant, avec une vitesse dont on n'a point idée, les courbes, les zigzags et les angles les plus abrupts et les plus fantastiques, tandis que nos matelots, pour s'animer les uns les autres, criaient à tue-tête: Tutti do! tuttido! Pendant ce temps, Pietro et l'homme de la barque à l'ancre se démenaient comme deux possédés, se répondant l'un à l'autre comme des télégraphes, indiquant à Giovanni, qui se tenait raide, immobile, les yeux fixes et son harpon à la main, dans la pose du Romulus des Sabines, l'endroit où était le pesce spado que nous poursuivions. Enfin, les muscles de Giovanni se raidirent, il leva le bras; le harpon, qu'il lança de toutes ses forces, disparut dans la mer; la barque s'arrêta à l'instant même dans une immobilité et un silence complets. Mais bientôt le manche du harpon reparut. Soit que le poisson eût été trop profondément enfoncé dans l'eau, soit que Giovanni se fût trop pressé, il avait manqué son coup. Nous revînmes tout penauds prendre notre place auprès de la grande barque.
Une demi-heure après, les mêmes cris et les mêmes gestes recommencèrent, et nous fûmes emportés de nouveau dans un labyrinthe de tours et de détours; chacun y mettait une ardeur d'autant plus grande, qu'ils avaient tous une revanche à prendre et une réhabilitation à poursuivre. Aussi, cette fois, Giovanni fit-il deux fois le geste de lancer son harpon, et deux fois se retint-il; à la troisième, le harpon s'enfonça en sifflant; la barque s'arrêta, et presqu'aussitôt nous vîmes se dérouler rapidement la corde qui était dans le tonneau; cette fois, l'espadon était frappé, et emportait le harpon du côté du Phare, en s'enfonçant rapidement dans l'eau. Nous nous mîmes sur sa trace, toujours indiquée par la direction de la corde; Pietro et Giovanni avaient sauté dans la barque, et avaient saisi deux autres rames qui avaient été rangées de côté; tous s'animaient les uns les autres avec le fameux tutti do. Et cependant, la corde, en continuant de se dérouler, nous prouvait que l'espadon gagnait sur nous; bientôt, elle arriva à sa fin, mais elle était arrêtée au fond du tonneau; le tonneau fut jeté à la mer, et s'éloigna rapidement, surnageant comme une boule. Nous nous mîmes aussitôt à la poursuite du tonneau, qui bientôt, par ses mouvements bizarres et saccadés, annonça que l'espadon était à l'agonie. Nous profitâmes de ce moment pour le rejoindre. De temps en temps de violentes secousses le faisaient plonger, mais presqu'aussitôt il revenait sur l'eau. Peu à peu, les secousses devinrent plus rares, de simples frémissements leur succédèrent, puis ces frémissements même s'éteignirent. Nous attendîmes encore quelques minutes avant de toucher à la corde. Enfin Giovanni la prit et la tira à lui par petites secousses, comme fait un pêcheur à la ligne qui vient de prendre un poisson trop fort pour son hameçon et pour son crin. L'espadon ne répondit par aucun mouvement, il était mort.
Nous nageâmes jusqu'à ce que nous fussions à pic au-dessus de lui. Il était au fond de la mer, et la mer, nous en pouvions juger par ce qu'il restait de corde en dehors, devait avoir, à l'endroit où nous nous trouvions, cinq cents pieds de profondeur. Trois de nos matelots commencèrent à tirer la corde doucement, sans secousses, tandis qu'un quatrième la roulait au fur et à mesure dans le tonneau pour qu'elle se trouvât toute prête au besoin. Quant à moi et Jadin, nous faisions, avec le reste de l'équipage, contrepoids à la barque, qui eût chaviré si nous étions restés tous du même côté.
L'opération dura une bonne demi-heure; puis Pietro me fit signe d'aller prendre sa place, et vint s'asseoir à la mienne. Je me penchai sur le bord de la barque, et je commençai à voir, à trente ou quarante pieds sous l'eau, des espèces d'éclairs. Cela arrivait toutes les fois que l'espadon, qui remontait à nous, roulait sur lui-même, et nous montrait son ventre argenté. Il fut bientôt assez proche pour que nous pussions distinguer sa forme. Il nous paraissait monstrueux; enfin, il arriva à la surface de l'eau. Deux de nos matelots le saisirent, l'un par le pic, l'autre par la queue, et le déposèrent au fond de la barque. Il avait de longueur, le pic compris, près de dix pieds de France.
Le harpon lui avait traversé tout le corps, de sorte qu'on dénoua la corde, et qu'au lieu de le retirer par le manche, on le retira par le fer, et qu'il passa tout entier au travers de la double blessure. Cette opération terminée, et le harpon lavé, essuyé, hissé, Giovanni prit une petite scie et scia l'épée de l'espadon au ras du nez; puis il scia de nouveau cette épée six pouces plus loin, et me présenta le morceau; il en fit autant pour Jadin; et aussitôt, lui et ses compagnons scièrent le reste en autant de parties qu'ils étaient de rameurs, et se les distribuèrent. J'ignorais encore dans quel but était faite cette distribution, quand je vis chacun porter vivement son morceau à sa bouche, et sucer avec délices l'espèce de moelle qui en formait le centre. J'avoue que ce régal me parut médiocre; en conséquence, j'offris le mien à Giovanni, qui fit beaucoup de façons pour le prendre, et qui enfin le prit et l'avala. Quant à Jadin, en sa qualité d'expérimentateur, il voulut savoir par lui-même ce qu'il en était; il porta donc le morceau à sa bouche, aspira le contenu, roula un instant des yeux, fit une grimace, jeta le morceau à la mer, et se retourna vers moi en me demandant un verre de muscat de Lipari, qu'il vida tout d'un trait.
Je ne pouvais me lasser de regarder notre prise. Nous étions assurément tombés sur un des plus beaux espadons qui se pussent voir. Nous regagnâmes la grande barque avec notre prise, nous la fîmes passer d'un bord à l'autre, puis nous nous apprêtâmes à une nouvelle pêche. Après deux coups de harpon manqués, nous prîmes un second pesce spado, mais plus petit que le premier. Quant aux détails de la capture, ils furent exactement les mêmes que ceux que nous avons donnés, à une seule exception près: c'est que le harpon ayant frappé dans une portion plus vitale et plus rapprochée du coeur, l'agonie de notre seconde victime fut moins longue que celle de la première, et qu'au bout de soixante-dix ou quatre-vingts brasses de corde, le poisson était mort.
Il était onze heures moins un quart, j'avais donné rendez-vous à onze heures au capitaine; il était donc temps de rentrer en ville. Nos matelots me demandèrent ce qu'ils devaient faire des deux poissons. Nous leur répondîmes qu'ils n'avaient qu'à nous en garder un morceau pour notre dîner, que nous reviendrions faire à bord sur les trois heures, après quoi, sauf le bon plaisir du vent, nous remettrions à la voile pour continuer notre voyage. Quant au reste du poisson, ils n'avaient qu'à le vendre, le saler ou en faire cadeau à leurs amis et connaissances. Cet abandon généreux de nos droits nous valut un redoublement d'égards, de joie et de bonne volonté qui, joint au plaisir que nous avions pris, nous dédommagea complètement des quatre piastres de première mise de fonds que nous avions données.
Nous trouvâmes le capitaine, qui nous attendait avec son exactitude ordinaire. Jadin se chargea de régler les comptes avec notre hôte, et de faire approvisionner par Giovanni et Pietro le bâtiment de fruits et de vin. Je m'en allai ensuite avec le capitaine faire ma visite au chef de la police messinoise.
Nous trouvâmes, contre l'habitude, un homme aimable et de bonne compagnie. Il était d'ailleurs lié avec le docteur qui avait traité Jadin, et qui lui avait parlé de nous très favorablement. Nous lui racontâmes l'aventure de Cama, comment il avait oublié son passeport pour me suivre plus vite dès qu'il avait su que j'étais un digne appréciateur de Roland, et comment enfin son refus de changer de nom, qui indiquait au reste la droiture de son âme, avait amené son arrestation. Le chef de la police fit alors donner au capitaine sa parole d'honneur que Cama, pendant tout le voyage, resterait à bord du speronare et ne descendrait point à terre. Je me permis de faire observer à l'autorité que j'avais pris un cuisinier pour me faire la cuisine, et non comme objet de luxe. J'ajoutai que comme du moment où il mettait le pied à bord du bâtiment, il était pris du mal de mer, sa société me devenait parfaitement inutile tout le temps que durait la navigation, et je lui avouai que j'avais compté me rattraper de ce sacrifice pendant notre voyage à terre; mais j'eus beau faire valoir toutes ces raisons, en appeler de Philippe endormi à Philippe éveillé, la sentence était portée, et le juge n'en voulut pas démordre. Il est vrai qu'il m'offrait un autre moyen; c'était de laisser Cama en prison pendant tout le voyage, et de ne le reprendre qu'à mon retour, époque à laquelle il me donnerait un certificat qui, constatant que mon cuisinier était resté à Messine par une cause indépendante de ma volonté, et qui ne pouvait être attribuée qu'à sa propre faute, me dispenserait de le payer. Mais j'eus pitié du pauvre Cama. Le capitaine donna sa parole, et le chef de la police, en échange, me remit l'ordre de mise en liberté du prisonnier. Je laissai au capitaine le soin de faire sortir Cama de prison; je lui recommandai d'être à trois heures juste en face de la Marine, et je rentrai à l'hôtel.
Je trouvai Jadin en grande discussion avec l'aubergiste, qui voulait lui faire payer les déjeuners qu'il n'avait pas pris, sous prétexte que nos chambres étaient de deux piastres chacune, nourriture comprise; en outre, il présentait un compte de dix-huit francs pour limonade, eau de guimauve, etc. Après une menace bien positive d'aller nous plaindre à l'autorité d'un pareil vol, il fut convenu que tout ce qui avait été pris, de quelque façon que l'absorption se fût faite, passerait pour nourriture. Il en résulta que Jadin paya son eau de guimauve et sa limonade comme si c'eût été des côtelettes et des beefsteaks, moyennant quoi notre hôte voulut bien nous tenir quitte, et nous pria de le recommander à nos amis.
A trois heures, nous vîmes arriver Pietro et Giovanni, qui s'étaient constitués nos serviteurs, et qui venaient chercher nos malles. Le vent était bon, et le bâtiment n'attendait plus que nous pour mettre à la voile. La première personne que nous aperçûmes en montant à bord fut Cama. La prison lui avait été à merveille; ses yeux étaient débouffis et ses lèvres désenflées, de sorte qu'il avait retrouvé un visage à peu près humain. L'incarcération, au reste, l'avait rendu on ne peut plus traitable, et il était prêt désormais à prendre tous les noms qu'il me plairait de lui donner. Malheureusement cette abnégation patronymique lui venait un peu tard.
Au reste, avec sa santé, Cama réclamait ses droits; il s'était revêtu de son costume des grands jours pour imposer à quiconque tenterait d'usurper ses fonctions. Il avait la toque de percale blanche, la veste bleue, le pantalon de nankin, le tablier de cuisine coquettement relevé par un coin, et il appuyait fièrement la main gauche sur le manche du couteau passé dans sa ceinture. Giovanni n'avait ni toque de percale, ni veste bleue, ni pantalon de nankin, ni tablier drapé, ni couteau de cuisine coquettement passé au côté, mais il avait des antécédents respectables, et parmi ces antécédents, le déjeuner qu'il nous avait fait faire la veille chez le capitaine. Aussi ne paraissait-il aucunement disposé à faire la moindre concession. Il avait d'ailleurs un auxiliaire puissant: c'était Milord, qui l'avait reconnu jusqu'à présent pour le véritable distributeur d'os et de pâtée, et qui était parfaitement disposé à le soutenir. Je vis que la chose tournait tout doucement à mal; j'appelai le capitaine, et ne voulant mécontenter ni l'un ni l'autre de ces fidèles serviteurs, je lui dis que nous ne dînerions que dans une heure et demie, et que, puisque le vent était bon, je le priais de ne pas perdre de temps pour mettre à la voile. Aussitôt tous les hommes furent appelés à la manoeuvre, Giovanni comme les autres. Nous levâmes l'ancre, nous dépliâmes la voile, et nous commençâmes à marcher. Quant à Cama, il descendit triomphalement sous le pont.
Un quart d'heure après, Giovanni, en descendant à son tour, le trouva étendu de tout son long près de ses fourneaux. Ce que j'avais prévu était arrivé. Le mal de mer avait fait son effet. Cama ne réclamait plus rien qu'un matelas et la permission de se coucher sur le pont.
L'exigence du chef de la police, qui avait fait promettre au capitaine que Cama ne mettrait point pied à terre, lui promettait, comme on le voit, un voyage bien agréable.
Giovanni triompha sans ostentation. A l'heure où nous l'avions demandé, le dîner fut prêt et se trouva excellent. Le capitaine le partagea avec nous, et il fut convenu, une fois pour toutes, qu'il en serait ainsi tous les jours. Au dessert, je m'aperçus que monsieur Peppino n'avait point encore paru, et je m'informai de lui. J'appris que sa mère l'avait gardé près d'elle. En outre, Gaëtano, retenu par une espèce d'ophtalmie, était resté à terre.
Pendant le dîner, le capitaine nous donna des nouvelles de la tempête. Ce n'est pas sans raison qu'elle avait effrayé sa femme: six bâtiments s'étaient perdus pendant les dix-huit heures qu'elle avait duré.
Jusqu'à la nuit, nous suivîmes le milieu du détroit à égale distance à peu près des côtes de Sicile et des côtes de Calabre. Des deux côtés, une végétation luxuriante, qui venait baigner ses racines jusque dans la mer, luttait de force et de richesse. Nous passâmes ainsi devant Contessi, Reggio, Pistorera, Sainte-Agathe; enfin, dans les brumes du soir, nous vîmes apparaître le pittoresque village de la Scaletta, dont le nom indique l'aspect, et où le capitaine avait eu son duel avec Gaëtano Sferra. Puis la nuit vint, une de ces nuits délicieuses, limpides et parfumées, comme on n'a point d'idée qu'il en puisse exister nulle part quand on n'a pas quitté le Nord.
Nous tirâmes nos matelas sur le pont, nous nous jetâmes dessus, et nous endormîmes, bercés à la fois par le mouvement des vagues et par le chant de nos matelots, qui, sur les dix heures, sentant tomber le vent, s'étaient remis bravement à la rame.
Lorsque nous ouvrîmes les yeux, il était quatre heures du matin, et nous étions à l'ancre dans le port de Taormine.

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