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Chapitre XXIII
Grecs et Normands

Le lendemain, nous partîmes pour Ségeste, avec l'intention de nous arrêter au retour à Montreale.
Il y a huit lieues, à peu près, de Palerme au tombeau de Cérès, et cependant on nous prévint de prendre pour faire cette petite course les précautions que nous avions déjà prises pour venir de Girgenti, les voleurs affectionnant singulièrement cette route, déserte pour la plupart du temps il est vrai, mais immanquablement parcourue par tous les étrangers qui arrivent à Palerme. Les voleurs sont donc sûrs, quand il leur tombe un voyageur sous la main, qu'il en vaut la peine, et, au défaut de la quantité, ils se retirent sur la qualité.
Nous étions cinq hommes bien armés, et Milord, qui en valait bien un sixième; nous n'avions donc pas grand-chose à craindre. Nous prîmes place dans la calèche découverte, nos fusils à deux coups entre les jambes, à l'exception d'un seul, qui s'assit près du cocher, sa carabine en bandoulière. Milord suivit la voiture, montrant les dents, et, moyennent ces précautions, nous arrivâmes au lieu de notre destination sans accident.
Jusqu'à Montreale la route est délicieuse; c'est ce que les anciens appelaient la conque d'or, c'est-à-dire un vaste bassin d'émeraude tout bariolé de lauriers roses, de myrtes et d'orangers, au-dessus desquels s'élève de place en place quelque beau palmier balançant son panache africain. Au-delà de Montreale, sur le versant de la colline qui regarde Aliamo, tout change d'aspect, la végétation tarit, la verdure s'efface, l'herbe parasite reprend ses droits, et l'on se trouve dans le désert.
Au détour du chemin, dans une des positions les plus pittoresques du monde, seul resté debout entre tous les monuments de l'ancienne ville, on aperçoit le temple de Cérès, situé sur une espèce de plate-forme d'où il domine le désert, triste et mélancolique vestige d'une civilisation disparue.
Un prince troyen, nommé Hippotès, avait une fille fort belle, nommée égeste, qu'il exposa dans une barque sur la mer, de peur que le sort ne la désignât pour être dévorée par le monstre marin que Neptune avait suscité contre Laomédon, lequel avait oublié de payer au susdit dieu la somme convenue pour l'érection des murailles de Troie. Or, la première victime offerte au monstre avait été Hésione, fille du débiteur oublieux; mais Hercule, qui l'avait rencontrée sur sa route, l'avait délivrée en passant, et le monstre, resté à jeun, avait fait aux Troyens cette dure condition: qu'on lui donnerait à dévorer une jeune fille tous les ans. Les pères et mères avaient fort crié, mais ventre affamé n'a point d'oreilles; le monstre avait tenu bon, et il avait fallu passer par où il avait voulu.
Hippotès, dans la crainte que le sort ne tombât sur sa fille, et qu'un autre Hercule ne se trouvât pas sur les lieux pour la délivrer, avait donc préféré la mettre dans une barque pleine de provisions, et pousser la barque à la mer. A peine y était-elle, qu'une jolie brise des Dardanelles s'était élevée, et avait poussé le bateau tant et si bien, qu'il avait fini par aborder près de Drépanum, à l'embouchure du fleuve Crynise. Le Crynise était un des fleuves les plus galants de l'époque; c'était le cousin du Scamandre et le beau-frère de l'Alphée. Il n'eut pas plutôt vu la belle égeste, qu'il se déguisa en chien noir et vint lui faire sa cour. égeste aimait beaucoup les chiens, elle caressa fort celui qui venait au-devant d'elle; puis, s'étant assise au pied d'un arbre, elle mangea quelques grenades qu'elle avait cueillies sur le rivage, et s'endormit, le chien à ses genoux.
Pendant son sommeil, elle fit un de ces rêves comme en avaient fait Léda et Europe, et, neuf mois après, elle accoucha de deux fils qu'elle nomma, l'un éole, qu'il ne faut pas confondre avec le dieu des vents, et l'autre Aceste. L'histoire ne dit pas ce que devint éole; quant à Aceste, il bâtit une ville sur le rivage de son père, et, comme c'était un fils pieux, il l'appela égeste du nom de sa mère.
La ville était déjà presque entièrement construite, lorsqu'énée, chassé de Troie, aborda à son tour à Drépanum. Il envoya quelques-uns de ses lieutenants pour explorer le pays, et ceux-ci lui rapportèrent qu'ils venaient de rencontrer un peuple de la même origine qu'eux, et parlant leur idiome. énée descendit à terre aussitôt, s'avança vers la ville, et trouva Aceste au milieu de ses ouvriers; les deux princes se saluèrent, se nommèrent, et reconnurent qu'ils étaient cousins issus de germain.
Tous ceux qui ont expliqué le cinquième livre de l'énéide, savent comment le héros troyen, ayant eu le malheur de perdre son père, célébra des jeux en son honneur, sur le mont Erix, et comment le bon roi Aceste fut choisi par lui pour être le juge de ces jeux. C'est à peu près la dernière mention qu'on trouve de lui dans l'histoire.
Ce sage roi mort, ses sujets n'eurent rien de plus pressé que de se disputer avec les Sélinuntins, à propos de quelques arpents de terre qui se trouvaient entre les deux villes. Une guerre acharnée éclata entre les deux peuples. Il est fort difficile de préciser le temps que dura cette guerre. Enfin, Sélinunte s'étant alliée avec Syracuse, égeste s'allia avec Leontium. Cette alliance ne rassura pas, à ce qu'il paraît, le pauvre petit peuple, car il envoya demander des secours aux Athéniens.
Les Athéniens étaient fort obligeants quand on les payait bien; ils résolurent de s'assurer d'abord des moyens pécuniaires des égestains, puis de les secourir après, s'il y avait lieu. Ils envoyèrent des députés, à qui on fit voir une certaine quantité de vases d'or et d'argent renfermés dans le temple de Vénus érycine; les députés reconnurent qu'Athènes pouvait faire ses frais, et Athènes envoya Nicias, qui commença par demander une avance de trente talents: c'était une vingtaine de mille francs de notre monnaie. Les égestains trouvèrent la chose raisonnable et payèrent. Nicias joignit alors sa cavalerie à la leur, et s'empara de la ville d'Hycare, dont il fit vendre les habitants: cette vente produisit cent vingt talents, quatre-vingt mille francs à peu près, dont il oublia de donner la moitié aux égestains. Au nombre des femmes vendues, il y avait une jeune fille de douze ans déjà célèbre pour sa beauté. Cette jeune fille, transportée à Corinthe, fut depuis la célèbre Laïs, dont la beauté obtint bientôt une telle réputation, que les peintres, dit Athénée, venaient la trouver en foule pour s'inspirer de cet illustre modèle. Mais tous n'étaient point admis en sa présence, et sa vue coûtait quelquefois si cher, que du prix qu'elle y mettait est venu le proverbe: il n'est pas donné à tout le monde d'aller à Corinthe.
Mais le triomphe d'égeste ne fut pas long; Nicias fut battu, pris par les Syracusains, et condamné à mort. égeste retomba sous la domination de Sélinunte, et demeura dans cet état d'asservissement jusqu'à ce que Annibal l'Ancien petit-fils d'Amilcar, eût détruit Sélinunte après huit jours d'assaut. égeste fit alors naturellement partie du bagage du vainqueur. Lors de la première guerre punique, elle se souvint qu'elle était du même sang que les Romains et se révolta; les Carthaginois n'étaient pas pour les demi-mesures: ils rasèrent la ville, et transportèrent à Carthage tout ce qu'ils y trouvèrent de précieux.
Les Romains triomphèrent; la malheureuse ville agonisante se reprit alors à la vie. Soutenue par le sénat, qui lui donna avec la liberté un riche et vaste territoire, et qui ajouta un S à son nom, pour éloigner de ce nom l'idée du mot egestas, qui veut dire pauvreté, elle releva ses maisons, ses temples et ses murailles. Mais ses murailles étaient à peine relevées, qu'elle eut l'imprudent courage de refuser à Agathocle le tribut qu'il demandait. Ce fut la fin de Ségeste; le tyran la condamna à mort à l'exécuta comme un seul homme: un jour suffit à sa destruction, et, pour en perpétuer le souvenir, il défendit aux peuples environnants d'appeler la place où avait été Ségeste autrement que Dicépolis, c'est-à-dire la ville du châtiment.
Un seul temple survécut à l'anéantissement général: c'est celui qui est encore debout, et que l'on croît consacré à Cérès. C'est dans ce temple qu'était la fameuse statue en bronze de Cérès, qui, prise par les Carthaginois lorsqu'ils rasèrent la ville, fut rendue aux Ségestains par Scipion l'Africain, et plus tard enlevée définitivement par Verrès pendant sa préture.
Deux petits ruisseaux, que nous traversâmes à sec et qui prennent un filet d'eau l'hiver, avaient été appelés le Scamandre et le Simoïs, en souvenir des deux fleuves troyens. Le Simoïs est aujourd'hui il fiume San-Bartolo; l'autre n'a plus même de nom.
Jadin prit une vue du temple; nous laissâmes auprès de lui, pour le garder, un des hommes de notre escorte, armé d'un fusil qui ne le quittait jamais le jour, et près duquel il couchait la nuit; nous nous mîmes ensuite à chasser au milieu d'immenses plaines couvertes de chardons et de fenouil. Malgré l'admirable disposition du terrain pour la chasse, je ne rencontrai que deux couleuvres, que je tuai, l'une d'un coup de talon de botte, et l'autre d'un coup de fusil.
Tout en chassant, nous arrivâmes aux ruines d'un théâtre, mais c'était si peu de chose auprès de ceux d'Orange, de Taormine et de Syracuse, que nous ne nous occupâmes que de la vue qu'on découvre du haut de ses marches. On domine la baie de Castellamare, l'ancien port de Ségeste.
Il était trop tard pour que notre cocher voulût revenir le même soir à Palerme: tout ce qu'il consentit à faire pour nous fut de nous donner le choix, d'aller coucher à Calatani, ou à Aliamo. Sur l'assurance que nous donnèrent les gardiens du temple, que le curé d'Aliamo tenait auberge, et que cette auberge était habitable, nous nous décidâmes pour cette dernière ville. Je porte trop de respect à l'église pour rien dire de l'auberge du curé d'Aliamo. Nous en partîmes le lendemain matin à six heures; à neuf heures nous étions à Montreale. Nous nous y arrêtâmes pour déjeuner, puis nous allâmes visiter le Dôme.
Le Dôme de Montreale est peut-être le monument qui offre l'alliance la plus
précieuse des architectures grecque, normande et sarrasine. Guillaume le
Bon le fonda vers l'an 1180, à la suite d'une vision: fatigué de la chasse,
il s'était endormi sous un arbre; la Vierge lui apparut et lui révéla qu'au
pied de cet arbre il y avait un trésor; Guillaume fouilla la terre; il
trouva le trésor, et bâtit le Dôme. Les portes furent faites sur le modèle
de celles de Saint-Jean, à Florence, en 1186; cette inscription, gravée
sur l'une d'elles, ne laisse pas de doute sur leur auteur: Bonanus, civis
Pisanus, me fecit. «Bonano, citoyen de Pisé, me fit.»
Guillaume ordonna que son tombeau serait élevé dans le temple qu'il avait fait bâtir, et y fit transporter ceux de Marguerite sa mère, de Guillaume le Mauvais, son père, et de Roger et Henri ses frères, morts, l'un à l'âge de huit ans, l'autre à l'âge de treize ans. Son voeu fut d'abord accompli, mais d'une étrange sorte, car, étant mort tout à coup d'une fièvre qui le prit à son retour de Syrie, âgé de trente-six ans, et après vingt-quatre ans de règne, il fut couché par son successeur, Tancrède le Bâtard, dans une simple fosse creusée au pied du tombeau de son père Guillaume le Mauvais. Ce ne fut qu'en 1575 que ses ossements furent exhumés par l'archevêque don Luis de Torre, et déposés dans une tombe de marbre blanc, élevée sur une estrade de même matière. Une pyramide s'élevait sur ce tombeau, et sur une des faces de la pyramide était gravé ce passage du psaume cent dix-septième, que les rois normands avaient adopté pour leur devise: Dextera Domini fecit virtutem.
En 1811, le feu prit au Dôme: une partie de la voûte s'écroula et endommagea plus ou moins les tombeaux; ceux de Marguerite, de Roger et d'Henri furent entièrement brisés: leurs ossements, recueillis immédiatement, n'offrirent rien de particulier; le tombeau de Guillaume II ne contenait qu'un crâne, auquel pendait une longue mèche de cheveux roux. Ce signe indélébile de la race normande et quelques autres débris étaient couverts d'un drap de soie couleur d'or. Ces ossements se trouvaient enfermés dans une caisse en bois peinte en bleu, toute parsemée d'étoiles et marquée d'une croix rouge. Le corps ne paraissait pas même avoir été embaumé, car une relation de sa première exhumation, en 1575, atteste qu'à cette époque il n'était guère en meilleur état que lorsqu'il fut retrouvé en 1811. Mais le tombeau qui attira plus spécialement l'attention des antiquaires, fut celui de Guillaume le Mauvais. A l'ouverture du sarcophage, on trouva d'abord une caisse de cyprès enveloppée d'une espèce de drap de satin de couleur feuille morte, et, cette caisse ouverte, on découvrit le cadavre du roi parfaitement conservé, quoique six siècles et demi se fussent écoulés depuis son inhumation. Conforme à la description donnée par l'histoire, il avait près de six pieds de long. Le visage et tous les membres étaient intacts, moins la main droite qui manquait; une barbe rousse, à laquelle se réunissaient des moustaches pendantes, descendait jusque sur sa poitrine; les cheveux étaient de la même couleur, et quelques mèches, arrachées du crâne, étaient éparpillées dans le côté gauche de la bière. Le cadavre était couvert de trois tuniques superposées: la première était une espèce de longue veste avec des manches de drap de satin de couleur d'or, qui conservait encore un beau lustre; elle partait du cou et descendait jusqu'aux mollets en bouffant sur les hanches. Sous cette veste était un autre vêtement de lin qui, partant du cou comme le premier, descendait jusqu'à mi-jambe; il était en tout semblable à une aube de prêtre; cette espèce d'aube était serrée autour de la taille par une ceinture de soie couleur d'or dont les deux bouts se réunissaient sur le nombril au moyen d'une boucle. Enfin, sous ce vêtement était une chemise qui partait également du cou, mais qui couvrait tout le corps. Les jambes étaient chaussées de longues bottes de drap qui montaient presque jusqu'au haut des cuisses, et qui, à leur partie supérieure, étaient rabattues sur une largeur de trois pouces. La couleur de ce drap était feuille morte, et il paraissait avoir fait partie du même morceau qui recouvrait la bière. La main gauche, la seule qui restât, était nue, et tout auprès on voyait le gant de la main droite; ce gant était en soie tricotée de couleur d'or, et sans aucune couture.
Vers une des extrémités de la caisse, on retrouva une petite monnaie de cuivre; au centre était une aigle couronnée, et au-dessus de cette aigle, une croix et quelques lettres dont on ne put retrouver la signification.
Il y avait peu de différence entre le costume de Guillaume et ceux qui revêtaient les cadavres de Henri et de Frédéric II, retrouvés à Palerme, en 1784, ce qui prouve que ce costume était l'habit royal des souverains normands.
Près du Dôme est l'abbaye, et attenant à l'abbaye est le cloître, merveilleuse construction de style arabe, soutenue par deux cent seize colonnes, dont pas une ne présente la même ornementation. Sur l'un des chapiteaux on voit représenté Guillaume II à genoux, offrant son église à la Vierge. C'est ce cloître qui a servi de modèle pour la décoration du troisième acte de Robert-le-Diable.
C'étaient de vaillants hommes, il faut l'avouer, que ces Normands. Au VIIe siècle, ils quittent la Norvège, et apparaissent dans les Gaules. Charlemagne passe sa vie à les repousser, et lorsqu'il croit être débarrassé d'eux à tout jamais, il voit reparaître à l'horizon leurs vaisseaux si nombreux, que découragé, non pas pour lui, mais pour ses descendants, le vieil empereur croise les bras et pleure silencieusement sur l'avenir. En effet, un siècle ne s'est pas écoulé, qu'ils remontent la Seine et viennent assiéger Paris. Repoussés en Neustrie par Eudes, fils de Robert le Fort, ils s'y cramponnent au sol, il est impossible dé les en arracher, et Charles le Simple traite avec Rollon, leur chef. A peine le traité est-il fait qu'ils bâtissent les cathédrales de Bayeux, de Caen et d'Avranches. Le reste de la Gaule n'a point une langue encore, et se débat entre le latin, le teuton et le roman, qu'ils ont déjà des trouvères. Les romans de Rou et de Benoît de Saint-Maur précèdent de cent vingt ans les premières poésies provençales, Guillaume le Bâtard, en 1066, a son poète Taillefer, qui l'accompagne, et auquel il donne l'homérique mission de chanter une conquête qui n'est pas encore entreprise. Puis, à peine l'Angleterre conquise (et il ne leur faut qu'une bataille pour cela), les vainqueurs se substituent aux vaincus, brisent l'ancien moule saxon, changent la langue, les moeurs, les arts; de sorte qu'on ne voit plus qu'eux à la surface du sol, et que la population première disparaît comme anéantie.
Pendant que ces faits s'accomplissent vers l'occident, il s'opère à l'orient quelque chose de plus incroyable encore; une quarantaine de Normands, égarés à leur retour de Jérusalem, où ils ont été faire une croisade pour leur compte, débarquent à Salerne et aident les Lombards à battre les Sarrasins. Serguis, duc de Naples, pour les récompenser de ce service, leur accorde quelques lieues de terrain entre Naples et Capoue; ils y fondent aussitôt Averse, que Ranulphe gouverne avec le titre de comte. Ils ont un pied en Italie, c'est tout ce qu'il leur faut. Attendez, voici venir Tancrède de Hauteville et ses fils. En 1035, ils abordent sur les côtes de Naples. Deux ans après, ils aident l'empereur d'Orient à reconquérir la Sicile sur les Sarrasins, s'emparent de la Pouille pour leur propre compte, se font nommer ducs de Calabre, flottent un instant indécis entre les deux grands partis qui divisent l'Italie, se font guelfes; et, investis d'hier par les papes, ils les récompensent à leur tour en les soutenant contre les empereurs d'Occident. Et combien de temps leur a-t-il fallu pour tout cela? De 1035 à 1060, vingt-cinq ans.
Place à Roger, le grand comte. Ce n'est plus assez pour lui d'être comte de Pouille et duc de Calabre; il enjambe le détroit, prend Messine en 1061, et Palerme en 1072. Dans l'espace de onze ans, il a anéanti la puissance sarrasine. Mais ce n'est pas tout pour lui que d'être conquérant comme Alexandre, et législateur comme Justinien; il lui faut encore réunir en lui le pouvoir sacerdotal au pouvoir militaire, la mitre à l'épée: il se fait nommer légat du pape en 1098, et meurt en 1101, léguant à ses descendants ce titre, aujourd'hui encore un des plus précieux du roi de Naples actuel.
Son fils Roger lui succède, mais ce n'est plus assez pour celui-ci d'être comte de Sicile et de Calabre, duc de Pouille et prince de Salerne. En 1130, il se fait nommer roi de Sicile, et en 1146 il s'empare d'Athènes et de Corinthe, d'où il rapporte les mûriers et les vers à soie. En 1154, il meurt, laissant la Sicile à son fils, Guillaume le Mauvais: c'est celui que nous avons trouvé revêtu de ses habits royaux, dans le tombeau brisé de Montreale, et qui, couché dans sa bière, a six pieds de long. Guillaume II, son fils, lui succède, et bâtit le Dôme de Montreale, la cathédrale de Palerme et le palais Royal. Celui-là, c'est Guillaume le Pacifique, Guillaume le poète, Guillaume l'artiste. Il profite à la fois de la civilisation grecque, arabe et occidentale; il prend aux Occidentaux la pensée mystique, aux Arabes la forme, aux Grecs l'ornementation; trouve le temps de faire une croisade, et revient mourir, à trente-six ans, près de ce Dôme de Montreale qu'il a bâti.
En lui s'éteint la descendance légitime du grand comte. Il a pour successeur un bâtard de Roger, duc de Pouille, nommé Tancrède. Celui-là règne cinq ans sans que l'histoire s'en occupe. Avec lui meurt le dernier des rois normands. Henri VI, qui a épousé Constance, fille de Roger, lui succède. La famille de Souabe est sur le trône de Sicile.
Il nous restait quelques heures pour visiter La Favorite, château royal auquel la prédilection que lui portaient Caroline et Ferdinand a fait donner son nom. Pendant leur long séjour en Sicile, La Favorite était la résidence d'été des deux exilés. C'est de La Favorite que partit lady Hamilton, pour aller obtenir de Nelson la rupture de la capitulation de Naples. Nelson, pour une nuit de plaisir, manqua à la parole donnée, et vingt mille patriotes payèrent de leur tête la défaite d'Emma Lyonna, l'ancienne courtisane de Londres.
La Favorite est un nouveau caprice dans le genre de la folie palagonienne; seulement, à La Favorite, tout est chinois: intérieur et extérieur, ameublement et jardin. On ne sort pas des kiosques, des pagodes, des ponts, des sonnettes et des grelots. Il est inutile de dire que tout cela est d'un goût détestable et dans le genre du plus mauvais Louis XV.
En rentrant à Palerme, nous trouvâmes tout notre équipage qui nous attendait à la porte de l'hôtel. Le speronare était entré dans le port le matin même, après un excellent voyage. Il apportait avec lui une provision de vin de marsala achetée sur les lieux. Il fallut nous laisser baiser les mains par tous ces braves gens, auxquels nous donnâmes rendez-vous à bord pour le lundi suivant.

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