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Chapitre XXII
Le couvent des capucins

La journée du lendemain était consacrée à des courses par la ville: un jeune homme, Arami, camarade de collège du marquis de Gargallo, et pour lequel ce dernier m'avait remis une lettre, devait nous accompagner, dîner avec nous, et de là nous conduire au théâtre, où il y avait opéra.
Nous commençâmes par les églises, le Dôme avait droit à notre première visite; nous l'avions déjà parcouru le jour de notre arrivée; mais, préoccupés de la scène qui s'y passait, nous n'avions pu en examiner les détails. Ces détails sont, au reste, peu importants et peu curieux, l'intérieur de la cathédrale ayant été remis à neuf: nous en revînmes donc bientôt aux sépulcres royaux qu'elle renferme.
Le premier est celui de Roger II, fils du grand comte Roger, et qui fut lui-même comte de Sicile et de Calabre en 1101, duc de Pouille et prince de Salerne en 1127, roi de Sicile en 1150; qui mourut enfin en 1154, après avoir conquis Corinthe et Athènes.
Le second est celui de Constance à la fois impératrice et reine: reine de Sicile par son père Roger; impératrice d'Allemagne par son mari, Henri VI, roi de Sicile lui-même en 1194, et mort en 1197.
Le troisième est celui de Frédéric II, père de Manfred, et grand-père de Conradin, qui succéda à Henri VI et mourut en 1250.
Enfin, les quatrième et cinquième sont ceux de Constance, fille de Manfred, et de Pierre, roi d'Aragon.
En sortant du Dôme, nous traversâmes la place, et nous nous trouvâmes en face du Palais-Royal.
Le Palais-Royal est bâti sur les fondements de l'ancien Al Cassar sarrasin. Robert Guiscard et le grand comte Roger entourèrent de murailles la forteresse arabe, et s'en contentèrent momentanément; Roger, son fils, deuxième du nom, y éleva une église à saint Pierre et fit construire deux tours, nommées, l'une, la Pisana et l'autre la Greca. La première de ces deux tours renfermait les diamants et le trésor de la couronne; la seconde servait de prison d'état. Guillaume 1er trouva la demeure incommode et commença le Palazzo-Nuovo, qui fut achevé par son fils vers l'an 1170.
Nous venions voir principalement deux choses à Palazzo-Nuovo: les fameux béliers syracusains, qui y ont été transportés, et la chapelle de Saint-Pierre, qui, malgré ses sept cents ans d'existence, semble sortir de la main des mosaïstes grecs.
Nous cherchions de tous côtés les béliers, lorsqu'on nous les montra coquettement badigeonnés en bleu de ciel: nous demandâmes quel était l'ingénieux artiste qui avait eu l'idée de les peindre de cette agréable couleur; on nous répondit que c'était le marquis de Forcella. Nous demandâmes où il demeurait, pour lui envoyer nos cartes.
Il n'en est point ainsi de l'église de Saint-Pierre; elle est restée à la fois un miracle d'architecture et d'ornementation. Sans doute, le respect qu'on a eu pour elle tient à la tradition, tradition respectée et transmise par les Sarrasins eux-mêmes, et qui veut que saint Pierre, en se rendant de Jérusalem à Rome, ait consacré lui-même une petite chapelle souterraine, qui sert aujourd'hui de caveau mortuaire à l'église.
C'est dans cette chapelle que Marie-Amélie de Sicile épousa Louis-Philippe d'Orléans. C'est encore dans cette chapelle que fut baptisé le premier-né de leur fils, le duc d'Orléans actuel. En versant l'eau sainte sur le front de l'enfant, l'archevêque dit tout haut:
-Peut-être qu'en ce moment je baptise un futur roi de France.
-Ainsi soit-il! répondit le marquis de Gargallo, qui tenait, au nom de la ville de Palerme, l'enfant royal sur les fonts baptismaux.

Le roi Louis-Philippe n'a point oublié, sur le trône de France, la petite chapelle de Saint-Pierre, et, lors de son voyage en Sicile, le prince de Joinville lui fit don, au nom de son père, d'un magnifique ostensoir de vermeil, incrusté de topazes.
De cette chapelle presque souterraine on nous fit monter sur l'Observatoire; c'est du haut de cette terrasse que, grâce à l'instrument de Ramsden, Piazzi découvrit pour la première fois, le 1er janvier 1801, la planète de Cérès. Comme nous y allions dans un dessein beaucoup moins ambitieux, nous nous contentâmes, à l'orient, de voir les îles Lipari, pareilles à des taches noires et vaporeuses flottant à la surface de la mer, et, à l'occident, le village de Montreale, surmonté de son gigantesque monastère que nous devions visiter le lendemain.
Près du palais est la Porte Neuve, arc de triomphe élevé à Charles V, à l'occasion de ses victoires en Afrique.
Pour en finir avec les monuments, nous ordonnâmes à notre cocher de nous conduire aux deux châteaux sarrasins de Ziza et de Cuba: ces deux noms, à ce que nous assura notre cocher, habitué à conduire les voyageurs aux différentes curiosités de la ville, et par conséquent tout disposé à trancher du cicerone, étaient ceux des fils du dernier émir; mais Arami, auquel nous avions une confiance infiniment plus grande, nous dit qu'aucune tradition importante ne se rapportait à ces deux monuments.
Le palais Ziza est le mieux conservé des deux; on y voit encore une grande salle mauresque à plafond en ogive, décorée d'arabesques et de mosaïques. Une fontaine qui jaillit dans deux bassins octogones continue de rafraîchir cette salle, aujourd'hui solitaire et abandonnée. Dans les autres pièces, l'ornementation arabe a disparu sous de mauvaises fresques. Quant au château de Cuba, c'est aujourd'hui la caserne de Borgognoni.
Près des deux châteaux mauresques s'est élevé un monastère chrétien en grande réputation, non seulement à Palerme, mais par toute la Sicile; c'est le couvent des capucins. Ce qui lui a valu cette renommée, c'est surtout la singulière propriété qu'ont ses caveaux de momifier les cadavres, et de les conserver ainsi exempts de corruption jusqu'à ce qu'ils tombent en poussière.
Aussi, dès que nous arrivâmes au couvent, le père gardien, habitué aux visites quotidiennes qu'il reçoit des étrangers, nous conduisit-il à ses catacombes; nous descendîmes trente marches, et nous nous trouvâmes dans un immense caveau souterrain, taillé en croix, éclairé par des ouvertures pratiquées dans la voûte, et où nous attendait un spectacle dont rien ne peut donner une idée.
Qu'on se figure douze ou quinze cents cadavres réduits à l'état de momies, grimaçant à qui mieux mieux, les uns semblant rire, les autres paraissant pleurer, ceux-ci ouvrant la bouche démesurément, pour tirer une langue noire entre deux mâchoires édentées, ceux-là serrant les lèvres convulsivement, allongés, rabougris, tordus, luxés, caricatures humaines, cauchemars palpables, spectres mille fois plus hideux que les squelettes pendus dans un cabinet d'anatomie, tous revêtus de robe de capucins, que trouent leurs membres disloqués, et portant aux mains une étiquette sur laquelle on lit leur nom, la date de leur naissance et celle de leur mort. Parmi tous ces cadavres est celui d'un Français nommé Jean d'Esachard, mort le 4 novembre 1831, âgé de cent deux ans.
Le cadavre le plus rapproché de la porte, et qui, de son vivant, s'appelait Francesco Tollari, porte à la main un bâton. Nous demandâmes au gardien de nous expliquer ce symbole; il nous répondit que, comme le susdit Francesco Tollari était le plus près de la porte, on l'avait élevé à la dignité de concierge, et qu'on lui avait mis un bâton à la main pour qu'il empêchât les autres de sortir.
Cette explication nous mit fort à notre aise; elle nous indiquait le degré de respect que les bons moines portaient eux-mêmes à leurs pensionnaires; dans les autres pays, on rit de la mort; eux riaient des morts: c'était un progrès.
En effet, il faut avouer que, dans cette collection de momies, celles qui ne sont pas hideuses sont risibles. Il est difficile à nous autres gens du nord, avec notre culte sombre et poétique pour les trépassés, de comprendre qu'on se fasse un jeu de ces pauvres corps dont l'âme est partie, qu'on les habille, qu'on les coiffe, qu'on les farde comme des mannequins; que, lorsque quelque membre se déjette par trop, on casse ce membre, et on le raccommode avec du fil de fer, sans craindre, avec ce sentiment éternel qui réagit en nous contre le néant, que le cadavre n'éprouve une souffrance physique, ou que l'âme qui plane au-dessus de lui ne s'indigne aux transformations qu'on lui fait subir. J'essayai de faire part de toutes ces sensations à notre compagnon; mais Arami était sicilien, habitué dès l'enfance à regarder comme un honneur rendu à la mémoire ce que nous regardons comme une profanation du tombeau.
Il ne comprit pas plus notre susceptibilité, que nous son insouciance. Alors nous en prîmes notre parti; et comme la chose était curieuse au fond, convaincus que ce qui ne blessait pas les vivants ne devait pas blesser les morts, nous continuâmes notre visite.
Les momies sont disposées, tantôt sur deux et tantôt sur trois rangs de hauteur, alignées côte à côte, sur des planches en saillie, de manière à ce que celles du premier rang servent de cariatides à celles du second, et celles du second au troisième. Sous les pieds des momies du premier rang sont trois étages de coffres en bois, plus ou moins précieux, décorés plus ou moins richement d'armoiries, de chiffres, de couronnes. Ils renferment les morts pour lesquels les parents ont consenti à faire la dépense d'une bière; ces bières ne se clouent pas comme les nôtres, pour l'éternité, mais elles ont une porte, et cette porte a une serrure dont les parents possèdent la clef. De temps en temps les héritiers viennent voir si ceux dont ils mangent la fortune sont toujours là: ils voient leur oncle, leur grand-père ou leur femme, qui leur fait la grimace, et cela les rassure.
Aussi feriez-vous le tour de la Sicile sans entendre raconter une seule de ces poétiques histoires de fantômes qui font la terreur des longues veillées septentrionales. Pour l'habitant du midi, l'homme mort est bien mort; pas d'heure de minuit à laquelle il se lève, pas de chant du coq auquel il se recouche: le moyen de croire aux revenants, quand on tient les revenants sous clef, et qu'on a cette clef dans sa poche!
Parmi ces morts, il y a des comtes, des marquis, des princes, des maréchaux de camp dans leurs cuirasses: le plus curieux de tous ceux qui composent cette société aristocratique est sans contredit un roi de Tunis qui, poussé à Palerme par un coup de vent, tomba malade au couvent des capucins et y mourut; mais avant de mourir, touché par la grâce, il se convertit et reçut le baptême. Cette conversion, comme on le pense bien, fit grand bruit, l'empereur d'Autriche lui-même ayant consenti à être son parrain. Aussi les capucins, afin de perpétuer l'honneur qui en rejaillissait sur leur couvent, se sont-ils mis en frais pour le royal néophyte. Sa tête et ses mains sont posées sur une espèce de tablette surmontée d'un dais en calicot; la tête porte une couronne de papier, et la main gauche tient en guise de sceptre un bâton de chaise doré; au-dessous de cette singulière châsse on lit cette inscription, qui renferme toute l'histoire du roi de Tunis:
Naccui in Tunisi re, venuto a sorte in Palermo,
Abbraciai la santa fede
La fede e il viver bene salva mi in morte.
Don Filippo d'Austria, re di Tunizzi,
Mori a Palermo.-20 settembre 1622.

[Note: «Je naquis roi à Tunis. Poussé par le sort à Palerme, j'embrassai la sainte foi. La sainte foi et la bonne vie me sauvèrent à l'heure de la mort.
«Don Philippe d'Autriche, roi de Tunis, mourut à Palerme le 20 septembre 1622.
Il y a peut-être bien une petite faute de langue à la troisième ligne; mais, en sa qualité de roi de Tunis, don Philippe d'Autriche est excusable de ne point parler le pur italien.]
Outre ces niches destinées au commun des martyrs, outre les caisses réservées à l'aristocratie, il y a encore un des bras de cette immense croix funéraire qui forme une espèce de caveau particulier: c'est celui des dames de la haute aristocratie palermitaine.
C'est là peut-être que la mort est la plus hideuse: car c'est là qu'elle est la plus parée; les cadavres, couchés sous des cloches de verre, y sont habillés de leurs plus riches habits: les femmes, en parures de bal ou de cour; les jeunes filles, avec leurs robes blanches et avec leurs couronnes de vierges. On peut à peine supporter la vue de ces visages coiffés de bonnets enrubannés, de ces bras desséchés sortant d'une manche de satin bleu ou rose, pour allonger leurs doigts osseux dans des gants quatre fois trop larges, de ces pieds chaussés de souliers de taffetas et dont on aperçoit les nerfs et les os à travers des bas de soie à jour. L'un de ces cadavres, horrible à voir, tenait à la main une palme, et avait cette épitaphe écrite sur la plinthe de son lit mortuaire:
Saper vuoi dichi ciacce, il senso vero: Antonia
Pedoche fior
Passaggiero visse anni XX e mon a XXV
Settembre 1834.
Un autre cadavre non moins affreux à voir, enseveli avec une robe de crêpe, une couronne de roses et un oreiller de dentelles, est celui de la signora D. Maria Amaldi e Ventimiglia, marchesina di Spataro, morte le 7 août 1834, à l'âge de vingt-neuf ans. Ce cadavre était tout jonché de fleurs fraîches; le gardien des capucins, que nous interrogeâmes, nous dit que ces fleurs étaient renouvelées tous les jours, par le baron P... qui l'avait aimée. C'était un terrible amour que celui qui résistait depuis deux ans à une pareille vue.
Nous étions dans ces catacombes depuis deux heures à peu près, et nous pensions avoir tout vu, lorsque le gardien nous dit qu'il nous avait gardé pour la fin quelque chose de plus curieux encore. Nous lui demandâmes avec inquiétude ce que ce pouvait être, car nous croyions avoir atteint les bornes du hideux, et nous apprîmes qu'après avoir vu les cadavres arrivés à un état complet de dessiccation, il nous restait à voir ceux qui étaient en train de sécher. Nous étions allés trop loin déjà pour reculer en si beau chemin; nous lui dîmes de marcher devant nous, et que nous étions prêts à le suivre.
Il alluma donc une torche; et, après avoir fait une douzaine de pas dans un des corridors, il ouvrit un petit caveau entièrement privé de jour, et y entra le premier son flambeau à la main. Alors, à la lueur rougeâtre de ce flambeau, nous aperçûmes un des plus horribles spectacles qui se puissent voir; c'était un cadavre entièrement nu, attaché sur une espèce de grille de fer, ayant les pieds nus, les mains et les mâchoires liés, afin d'empêcher autant que possible les nerfs de ces différentes parties de se contracter; un ruisseau d'eau vive coulait au-dessous de lui, et opérait cette dessiccation, dont le terme est ordinairement de six mois: ces six mois écoulés, le défunt passe à l'état de momie, est rhabillé et remis à sa place, où il restera jusqu'au jour du jugement dernier. Il y a quatre de ces caveaux qui peuvent contenir chacun trois ou quatre cadavres; on les appelle les pourrissoirs...
Les hôtes de cet ossuaire ont, comme les autres morts, leur jour de fête; alors on les habille avec leurs habits du dimanche, du linge blanc, des bouquets au côté, et l'on ouvre les portes des catacombes à leurs parents et à leurs amis. Quelques-uns cependant conservent leur robe de bure et leur air morne. Les parents, qui se doutent de ce qui les attriste, se hâtent de leur demander s'ils ont besoin de quelque chose, et si une messe ou deux peut leur être agréable. Les morts répondent par un signe de tête, ou par un signe de main, que c'est cela qu'ils désirent. Les parents paient un certain nombre de messes au couvent, et si ce nombre est suffisant, ils ont la satisfaction, l'année suivante, de voir les pauvres patients fleuris et endimanchés, en signe qu'ils sont sortis du purgatoire et jouissent de la béatitude éternelle.
Tout cela n'est-il pas une bien étrange profanation des choses les plus saintes? Et notre tombe, à nous, ne rend-elle pas bien plus religieusement à la poussière ce corps fait de poussière, et qui doit redevenir poussière?
J'avoue que je revis avec plaisir le jour, l'air, la lumière et les fleurs; il me semblait que je m'éveillais après un effroyable cauchemar, et, quoique je n'eusse touché à aucun des habitants de cette triste demeure, j'étais comme poursuivi par une odeur cadavéreuse dont je ne pouvais me débarrasser. En arrivant à la porte de la ville, notre cocher s'arrêta pour laisser passer une litière, précédée d'un homme tenant une sonnette et suivie de deux autres litières: c'était un homme qu'on portait aux Capucins. Cette manière de transporter les trépassés, assis, habillés et fardés, dans une chaise à porteurs, me parut digne du reste. Les deux litières qui suivaient la première étaient occupées, l'une par le curé, l'autre par son sacristain.
Je fis un des plus mauvais dîners de ma vie, non pas que celui de l'hôtel fût mauvais, mais j'étais poursuivi par l'image du mort que je venais de voir sécher sur le gril. Quant à Arami, il mangea comme si de rien n'était.
Après le dîner nous allâmes au théâtre; deux des principaux seigneurs de Sicile s'étaient faits entrepreneurs, et étaient parvenus à réunir une assez bonne troupe: on jouait Norma, ce chef-d'oeuvre de Bellini.
J'avais déjà beaucoup entendu parler de l'habitude qu'ont les Siciliens de dialoguer par gestes, d'un bout à l'autre d'une place, ou du haut en bas d'une salle; cette science, dont la langue des sourds-muets n'est que l'a, b, c, remonte, s'il faut en croire les traditions, à Denys le Tyran: il avait prohibé sous des peines sévères les réunions et les conversations, il en résulta que ses sujets cherchèrent un moyen de communication qui remplaçât la parole. Dans les entr'actes, je voyais des conversations très animées s'établir entre l'orchestre et les loges; Arami surtout avait reconnu dans une avant-scène un de ses amis, qu'il n'avait pas vu depuis trois ans, et il lui faisait avec les yeux, et quelquefois avec les mains, des récits qui, à en juger par les gestes pressés de notre compagnon, devaient être du plus haut intérêt. Cette conversation terminée, je lui demandai si sans indiscrétion je pouvais connaître les événements qui avaient paru si fort l'émouvoir. «Oh! mon Dieu! oui, me répondit-il; celui avec qui je causais est de mes bons amis, absent de Palerme depuis trois ans, et il m'a raconté qu'il s'était marié à Naples; puis qu'il avait voyagé avec sa femme en Autriche et en France. Là, sa femme est accouchée d'une fille, que malheureusement il a perdue. Il est arrivé par le bateau à vapeur d'hier; mais, comme sa femme a beaucoup souffert du mal de mer, elle est restée au lit, et lui seul est venu au spectacle.
-Mon cher, dis-je à Arami, si vous voulez bien que je vous croie, il faudra que vous me fassiez un plaisir.
-Lequel?
-C'est d'abord de ne pas me quitter de la soirée, pour que je sois sûr que vous n'irez pas faire la leçon à votre ami, et, quand nous le joindrons au foyer, de le prier de nous répéter tout haut ce qu'il vous a dit tout bas.
-Volontiers, dit Arami.

La toile se releva; on joua le second acte de Norma, puis, la toile baissée, les acteurs redemandés selon l'usage, nous allâmes au foyer, où nous rencontrâmes le voyageur.
-Mon cher, lui dit Arami, je n'ai pas parfaitement compris ce que tu voulais me dire, fais-moi le plaisir de me le répéter.

Le voyageur répéta son histoire mot pour mot, et sans changer une syllabe à la traduction qu'Arami m'avait faite de ses signes. C'était véritablement miraculeux.
Je vis six semaines après un second exemple de cette faculté de muette communication; c'était à Naples. Je me promenais avec un jeune homme de Syracuse, nous passâmes devant une sentinelle; ce soldat et mon compagnon échangèrent deux ou trois grimaces, que dans tout autre temps je n'eusse pas même remarquées, mais auxquelles les exemples que j'avais vus me firent donner quelque attention.
-Pauvre diable! murmura mon compagnon.
-Que vous a-t-il donc dit? lui demandai-je.
-Eh bien! j'ai cru le reconnaître pour Sicilien, et je me suis informé en passant de quelle ville il était; il m'a dit qu'il était de Syracuse et qu'il me connaissait parfaitement. Alors je lui ai demandé comment il se trouvait du service napolitain, et il m'a dit qu'il s'en trouvait si mal que, si ses chefs continuaient de le traiter comme ils le faisaient, il finirait certainement par déserter. Je lui ai fait signe alors que, si jamais il en était réduit à cette extrémité, il pouvait compter sur moi, et que je l'aiderais autant qu'il serait en mon pouvoir. Le pauvre diable m'a remercié de tout son coeur, je ne doute pas qu'un jour ou l'autre je ne le voie arriver.

Trois jours après, j'étais chez mon Syracusain, lorsqu'on vint le prévenir qu'un homme qui n'avait pas voulu dire son nom le demandait; il sortit, et me laissa seul dix minutes à peu près.-Eh bien! fit-il en rentrant, quand je l'avais dit!
-Quoi?
-Que le pauvre diable déserterait.
-Ah! ah! c'est votre soldat qui vient de vous faire demander?
-Lui-même; il y a une heure, son sergent à levé la main sur lui, et le soldat a passé son sabre au travers du corps de son sergent. Or, comme il ne se soucie pas d'être fusillé, il est venu me demander deux ou trois ducats: après-demain il sera dans les montagnes de la Calabre, et dans quinze jours en Sicile.
-Eh bien! mais une fois en Sicile que fera-t-il? demandai-je.
-Heu! dit le Syracusain avec un geste impossible à rendre; il se fera bandit.

J'espère que le compatriote de mon ami n'a pas fait mentir la prédiction susdite, et qu'il exerce à cette heure honorablement son état entre Girgenti et Palerme.

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