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Chapitre XXI
Sainte Rosalie

Comme il signor Mercurio achevait son récit, Jadin, le baron S... et le vicomte de R... entrèrent; le garçon de l'hôtel leur avait procuré une fenêtre dans la rue del Cassero, et ils venaient me chercher pour l'occuper avec eux.
Ils sourirent en me voyant en tête-à-tête avec le signor Mercurio, qui, de son côté, à leur aspect, se retira le plus discrètement du monde, emportant les deux piastres dont j'avais payé son abominable histoire.
De mon côté, comme j'avais le sourire de ces messieurs sur le coeur, et que j'éprouvais pour cet homme un dégoût qu'ils ne pouvaient comprendre, puisqu'ils n'en connaissaient pas la cause, j'appelai le garçon, je lui déclarai que, si le signor Mercurio rentrait dans ma chambre, je quitterais à l'instant l'hôtel.
Cet ordre a porté ses fruits, et je suis certain qu'encore aujourd'hui je passe à Palerme pour un puritain de première classe.
Je ne demandai à ces messieurs que le temps de m'habiller. Comme la maison dans laquelle nous avions loué une fenêtre était à cinq cents pas à peine, nous ne jugeâmes pas à propos de faire atteler pour cela, et nous nous y rendîmes à pied.
La ville avait le même air de fête; les rues étaient encombrées de monde, il nous fallut près d'une heure pour faire ces cinq cents pas.
Enfin, nous atteignîmes la maison, nous montâmes au second étage, nous entrâmes en possession de notre fenêtre. Il y en avait deux dans la chambre mais l'autre était occupée par une famille anglaise; le locataire, auquel nous avions sous-loué, se tenait debout et prêt à en faire les honneurs.
La première chose qui me frappa en jetant les yeux sur la rue fut, au troisième étage de la maison en face de nous un énorme balcon, en manière de cage, tenant toute la largeur de la maison; sa forme était bombée comme celle d'un vieux secrétaire, et les grilles qui le composaient étaient assez serrées pour qu'on ne put voir que fort confusément au travers.
Je demandai au maître de la maison l'explication de cette singulière machine que j'avais déjà au reste remarquée à plusieurs autres maisons: c'était un balcon de religieuses.
Il y a aux environs de Palerme et à Palerme même, une vingtaine de couvents de filles nobles: en Sicile, comme partout ailleurs, les religieuses sont censées n'avoir plus aucun commerce avec le monde; mais en Sicile, pays indulgent par excellence, on leur permet de regarder le fruit défendu auquel elles ne doivent pas toucher. Elles peuvent donc, les jours de fête, venir prendre place, je ne dirai pas à ces balcons, mais dans ces balcons, ou elles se rendent de leur couvent, si éloigné qu'il soit, par des passages souterrains et par des escaliers dérobés. On m'a assuré que, lors de la révolution de 1820, quelques religieuses, plus patriotes que les autres, avaient, emportées par leur enthousiasme national, versé du haut de ce fort imprenable de l'eau bouillante sur les soldats napolitains.
A peine cette explication nous était-elle donnée, que la volière se remplit de ses oiseaux invisibles, qui se mirent aussitôt à caqueter à qui mieux mieux. Autant que j'en pus juger par le bruit et par le mouvement, le balcon devait bien contenir une cinquantaine de religieuses.
L'aspect qu'offrait Palerme était si vivant et si varié, que, quoique nous fussions venus au moins deux heures trop tôt, ces deux heures s'écoulèrent sans un seul moment d'ennui; enfin, au bruit d'une salve d'artillerie qui se fit entendre, à la rumeur qui courut par la ville, au mouvement qui se fit parmi les assistants, nous jugeâmes que le char se mettait en route.
Effectivement, nous commençâmes bientôt à l'apercevoir à l'extrémité de la rue del Cassero, au tiers de laquelle à peu près nous nous trouvions; il s'avançait lentement et majestueusement, traîné par cinquante boeufs blancs aux cornes dorées; sa hauteur atteignait celle des maisons les plus élevées, et outre les figures peintes ou modelées en carton et en cire dont il était couvert, il pouvait contenir sur ces deux différents étages, et sur une espèce de proue qui s'élançait en avant, pareille à celle d'un vaisseau, de cent quarante à cent cinquante personnes, les unes jouant de toutes sortes d'instruments, les autres chantant, les autres enfin jetant des fleurs.
Quoique cette énorme masse ne fût composée en grande partie que d'oripeaux et de clinquant, elle ne laissait point que d'être imposante. Notre hôte s'aperçut de l'effet favorable produit sur nous par la gigantesque machine; mais, secouant la tête avec douleur, au lieu de nous maintenir dans notre admiration, il se plaignit amèrement de la foi décroissante et de la lésinerie croissante de ses compatriotes. En effet, le char, qui aujourd'hui égale à peine en hauteur les toits des palais, dépassait autrefois les clochers des églises; il était si lourd, qu'il fallait cent boeufs au lieu de cinquante pour le traîner; il était si large et si chargé d'ornements, qu'il défonçait toujours une vingtaine de fenêtres. Enfin, il s'avançait au milieu d'une telle foule, qu'il était bien rare qu'en arrivant à la place de la Marine il n'y eût pas un certain nombre de personnes écrasées. Tout cela, on le comprend, donnait aux fêtes de sainte Rosalie une réputation bien supérieure à celle dont elles jouissent aujourd'hui, et flattait fort l'amour-propre des anciens Palermitains.
En effet, le char passa devant nous, nous nous aperçûmes que les autorités municipales ou ecclésiastiques de Palerme, je ne saurais trop dire lesquelles, avaient fort tiré à l'économie: ce que nous avions pris de loin pour de la soie était du simple calicot, les gazes des draperies étaient singulièrement fanées, et les ailes des anges avaient grand besoin d'être remplumées, vers leurs extrémités surtout, qui avaient fort souffert des ravages du temps et du frottement de la machine.
Immédiatement après le char, venaient les reliques de sainte Rosalie, enfermées dans une châsse d'argent et posées sur une espèce de catafalque porté par une douzaine de personnes qui se relayent et affectent de marcher cahin caha, à la manière des oies. Je demandai la cause de cette singulière façon de procéder, et l'on me répondit que cela tenait à ce que sainte Rosalie avait un léger défaut dans la tournure.
Derrière cette châsse, un spectacle bien plus étrange et bien plus inexplicable encore nous attendait: c'étaient les reliques de saint Jacques et de saint Philippe, je crois, portées par une quarantaine d'hommes, qui vont sans cesse courant à perdre haleine et s'arrêtant court. Ce temps d'arrêt leur sert à laisser former un intervalle d'une centaine de pas entre eux et les reliques de sainte Rosalie; aussitôt cet intervalle formé ils se remettent à courir de nouveau, et ne s'arrêtent que lorsqu'ils ne peuvent aller plus loin; alors ils s'arrêtent encore pour repartir un instant après, et ce transport des reliques des deux saints s'exécute ainsi, par courses et par haltes, depuis le moment du départ jusqu'au moment de l'arrivée. Cette espèce de mythe gymnastique fait allusion à un fait tout en l'honneur des deux élus: un jour qu'on transportait leur châsse, je ne sais pour quelle cause, d'un lieu à un autre, elle passa par hasard dans une rue que dévorait un incendie; les porteurs s'aperçurent qu'à mesure qu'ils s'avançaient, le feu s'éteignait; afin que le feu fît le moins de dégât possible, ils se mirent à courir; cette ingénieuse idée fut couronnée du plus entier succès. Partout où ce n'était qu'un incendie ordinaire, la flamme disparut aussitôt; seulement, là où l'incendie était le plus acharné, il fallut s'arrêter une ou deux minutes. De là les courses, de là les haltes. Comme on le comprend bien, cette aptitude des deux saints à combattre les incendies rend inutile à Palerme le corps royal des sapeurs-pompiers.
Après les reliques de saint Jacques et de saint Philippe venaient celles de saint Nicolas, portées par une dizaine d'hommes dansant et valsant. Cette façon de rendre hommage à la mémoire d'un saint nous ayant aussi paru assez étrange, nous en demandâmes l'explication: ce à quoi on nous répondit que, saint Nicolas étant de son vivant d'un naturel fort jovial, on n'avait rien trouvé de mieux que cette marche chorégraphique, qui rappelait parfaitement la gaieté de son caractère.
Derrière saint Nicolas ne venait rien autre chose que le peuple, lequel marchait comme il l'entendait.
Cette marche triomphale, qui avait commencé vers midi, ne fut guère achevée que sur les cinq heures. Alors les voitures circulèrent de nouveau dans les rues; la promenade de la Marine commençait.
La soirée offrit les mêmes délices que la veille. En général, les plaisirs italiens ne sont point variés: on fait aujourd'hui ce qu'on a fait hier, et l'on fera demain ce qu'on a fait aujourd'hui. Nous eûmes donc feu d'artifice, danses à la Flora, corso à minuit, et illuminations jusqu'à deux heures.
Tout en assistant aux honneurs rendus à sainte Rosalie à Palerme, nous avions lié, pour le lendemain, la partie d'aller faire un pèlerinage à sa chapelle, située au sommet du mont Pellegrino. En conséquence, nous avions commandé à la fois une voiture et des ânes; une voiture, pour aller tant que la route serait carrossable, et les ânes pour faire le reste du chemin.
Le mont Pellegrino n'est, à vrai dire, qu'un squelette de montagne; toute la terre végétale qui le couvrait autrefois a été successivement emportée dans la plaine par le vent ou par la pluie. Une route magnifique, posée sur des arcades et digne des anciens Romains, conduit à la moitié de sa hauteur, à peu près. Là, nous trouvâmes, comme nous l'avions ordonné d'avance, un relais de ces magnifiques ânes de Sicile qui, s'ils étaient transportés chez nous, feraient honte, non seulement à leurs confrères, mais encore à beaucoup de chevaux: c'est cette supériorité dans l'espèce qui leur vaut sans doute l'honneur de servir de montures aux dandys et aux gens de Palerme, quand ils vont faire leurs visites du matin.
Après une heure de montée, nous arrivâmes à la chapelle de Sainte-Rosalie, qui n'est rien autre chose que la grotte dans laquelle la sainte retirée du monde a vécu loin de ses séductions. Au-dessus de l'entrée de la grotte est son arbre généalogique parfaitement en règle, depuis Charlemagne jusqu'à Sinibaldo, père de la sainte.
Sainte Rosalie était fiancée au roi Roger, lorsqu'au lieu d'attendre tranquillement, dans la maison paternelle, son royal époux, elle s'enfuit un matin, et disparut pour ne plus revenir. Elle avait alors quatorze ans.
Sainte Rosalie se réfugia dans la caverne du mont Pellegrino, où elle vécut solitaire et mourut ignorée, se livrant à la méditation et conversant avec les anges. Au mois de juillet 1624, au milieu d'une peste terrible qui dévastait la ville de Palerme, un homme du peuple eut une vision. Il lui sembla qu'il se promenait hors des portes de Palerme, lorsqu'une colombe, descendant du ciel, se posa à quelques pas de lui: il alla à la colombe, mais la colombe reprit son vol et alla se poser à quelques pas plus loin; il la suivit de nouveau, et de vols en vols la colombe finit par entrer sous la grotte de sainte Rosalie, où elle disparut: alors le songeur se réveilla. Comme on le pense bien, il comprit qu'un pareil rêve n'était autre chose qu'une révélation. A peine fit-il jour, qu'il se leva, sortit de Palerme, et aperçut la colombe conductrice. Alors se renouvela en réalité la vision de la nuit. Le brave homme suivit la colombe sans la perdre de vue, et entra un instant après elle dans la grotte. La colombe avait disparu, mais il y trouva le corps de la sainte.
Ce corps était parfaitement conservé, et il semblait, quoique cinq siècles se fussent écoulés depuis le moment de sa mort, que l'élue du Seigneur vînt d'expirer à l'instant même; elle avait dû mourir à l'âge de vingt-huit ou trente ans.
L'homme à la colombe accourut en grande hâte à Palerme, et fit part à l'archevêque du songe qu'il avait fait, et de la précieuse trouvaille qui en avait été la suite. L'archevêque assembla aussitôt tout le clergé; puis, croix et bannières en tête, on alla chercher le corps de sainte Rosalie à la caverne qui lui avait servi de tombeau; et, après l'avoir posée sur un catafalque, on ramena à Palerme, où on le fit promener par les rues, porté sur les épaules de douze jeunes filles, vêtues de blanc, couronnées de fleurs, et tenant des palmes à la main. Le même jour la peste cessa: c'était le 15 juillet 1624.
Dès lors il devint impossible de douter que la fille de Sinibaldo ne fût une sainte, et, comme cette sainte avait sauvé la ville, on mit la ville sous sa protection. Depuis ce temps, son culte s'est maintenu avec une fleur de jeunesse et de poésie qui est le partage de bien peu d'élues.
L'entrée de la grotte est demeurée dans sa simplicité primitive; c'est une espèce de vestibule, taillé en plein roc et décoré de médaillons de Charles III, de Ferdinand 1er et de Marie-Caroline. Ce vestibule est séparé du sanctuaire par une ouverture qui va de la voûte au sommet de la montagne, et par laquelle pénètre le jour; des plantes et des fleurs grimpantes ont poussé dans cette gerçure, et retombent en guirlande dans l'intérieur de la caverne; à un certain moment de la journée, les rayons du soleil pénètrent par cette ouverture, et séparent le vestibule de la chapelle par un ardent rayon de lumière.
Le sanctuaire renferme deux autels.
Le premier à gauche est dédié à sainte Rosalie. Il s'élève à l'endroit même où fut retrouvé le corps de la sainte. Une statue en marbre, ouvrage de Caggini, a remplacé les reliques qu'on a enfermées dans une châsse. Cette statue représente une belle vierge couchée dans l'attitude d'une jeune fille qui dort; elle a la tête appuyée sur une de ses mains, et de l'autre tient un crucifix. La robe dont elle est enveloppée, et qui est un don du roi Charles III, a coûté 5 000 piastres; elle porte, de plus, un collier de diamants au cou, des bagues à tous les doigts, et sur la poitrine, pendues à un ruban noir et à un ruban bleu, les croix de Malte et de Marie-Thérèse. Près de la sainte sont une tête de mort, une écuelle, un bourdon, un livre et une discipline d'or massif; comme la robe, ces différents objets sont un don du roi Charles III.
Le second autel, situé au fond de la grotte, et en face de son ouverture, est placé sous l'invocation de la Vierge; mais, il faut le dire à la gloire de sainte Rosalie, tout dédié qu'il est à la mère du Christ, il est infiniment moins riche, infiniment moins beau, surtout infiniment moins fréquenté que le premier. Derrière cet autel se trouve la source où buvait la sainte.
La chapelle de Sainte-Rosalie est, comme nous l'avons dit, le refuge des amours persécutés. Si les amants qu'on veut séparer parviennent un beau matin à se réunir, et qu'on ne les rattrape pas dans le trajet qui sépare Palerme de la montagne, ils sont sauvés: une fois entrés dans la caverne, les droits des parents cessent, et ceux de la sainte commencent. Le prêtre leur demande s'ils veulent être unis, et sur leur réponse affirmative leur dit une messe: la messe finie, ils sont mariés; ils peuvent revenir au grand jour, et bras dessus, bras dessous, à Palerme. Les parents n'ont plus rien à dire.
Au moment où nous arrivions dans la chapelle, le prêtre accomplissait, selon toute probabilité, une union de ce genre: un jeune homme et une jeune fille étaient agenouillés devant l'autel, sans autre témoin de leur union que le sacristain qui servait la messe. Notre arrivée parut d'abord leur causer quelque inquiétude, mais, nous ayant reconnus pour étrangers, ils ne firent plus attention à nous. Nous nous agenouillâmes à quelques pas d'eux, en attendant que la messe fût dite.
La messe achevée, ils se levèrent, remercièrent le prêtre, sortirent de la grotte, montèrent sur leurs ânes et disparurent. Ils étaient mariés.
Nous interrogeâmes le prêtre, qui nous dit qu'il ne se passait guère de semaines sans qu'une cérémonie pareille s'accomplît.
En rentrant chez nous, nous trouvâmes pour le lendemain une invitation à dîner de la part du vice-roi, le prince de Campo-Franco; nous lui avions fait remettre la veille nos lettres de recommandation, et, avec cette politesse parfaite qu'on ne rencontre guère que chez les grands seigneurs italiens, il leur faisait honneur à l'instant même.
Le prince de Campo-Franco a quatre fils; c'est le second de ses fils, le comte de Lucchesi Palli, qui a épousé madame la duchesse de Berry: il était momentanément en Sicile pour y amener dans le caveau de sa famille le corps de la petite fille née pendant la captivité de Blaye, et qui venait de mourir.
Comme cette invitation à dîner était pour la maison de campagne du prince, située, comme presque toutes les villas des riches Palermitains, à la Bagherie, nous partîmes deux ou trois heures plus tôt qu'il n'était nécessaire, afin d'avoir le temps de visiter le fameux palais du prince de Palagonia, modèle du grotesque et miracle de folie.
La route que l'on prend pour se rendre à la Bagherie est la même que nous avions déjà suivie pour venir à Palerme. A un quart de lieue de la ville, on passe l'Orèthe, l'ancien Eleuthère de Ptolémée, et aujourd'hui le fiume del Amiraglio. Ce filet d'eau, majestueusement décoré du nom de fleuve, traversait autrefois la ville et se jetait dans le port; mais il a été détourné de son ancien lit, sur l'emplacement duquel on a bâti la rue de Tolède.
C'est aux environs de la Bagherie que Roger, comte de Sicile et de Calabre, remporta sur les Sarrasins, vers 1072, la grande bataille qui lui livra Palerme.
Notre voiture s'arrêta en face du palais du prince de Palagonia, que nous reconnûmes aussitôt aux monstres sans nombre qui garnissent les murailles, qui surmontent les portes, qui rampent dans le jardin; ce sont des bergers avec des têtes d'âne, des jeunes filles avec des têtes de cheval, des chats avec des figures de capucin, des enfants bicéphales, des hommes à quatre jambes, des solipèdes à quatre bras, une ménagerie d'êtres impossibles, auxquels le prince, à chaque grossesse de sa femme, priait Dieu de donner une réalité, en permettant que la princesse accouchât de quelque animal pareil à ceux qu'il avait soin de lui mettre sous les yeux pour amener cet heureux événement. Malheureusement pour le prince, Dieu eut le bon esprit de ne pas écouter sa prière, et la princesse accoucha tout bonnement d'enfants pareils à tous les autres enfants, si ce n'est qu'ils se trouvèrent ruinés un beau jour par la singulière folie de leur père.
Un autre caprice du prince était de se procurer toutes les cornes qu'il pouvait trouver: bois de cerf, bois de daim, cornes de boeufs, cornes de chèvre, défenses d'éléphant même, tout ce qui avait forme recourbée et pointue était bienvenu au château, et acheté par le prince presque sans marchander. Aussi, depuis l'antichambre jusqu'au boudoir, depuis la cave jusqu'au grenier, le palais était hérissé de cornes: les cornes avaient remplacé les patères, les portemanteaux, les pitons; les lustres pendaient à des cornes, les rideaux s'accrochaient à des cornes; les buffets, les ciels de lits, les bibliothèques, étaient surmontés de cornes. On aurait donné vingt-cinq louis d'une corne, que dans tout Palerme on ne l'aurait pas trouvée.
L'art n'a rien à faire dans une pareille débauche d'imagination: palais, cours, jardin, tout cela est d'un goût détestable, et ressemble à une maison bâtie par une colonie de fous. Jadin ne voulut pas même compromettre son crayon jusqu'à en faire un croquis.
Pendant que nous visitions le palais Palagonia, nous fûmes joints par le comte Alexandre, troisième fils du prince de Campo-Franco; il avait appris notre arrivée, et venait au-devant de nous, afin que nous eussions quelqu'un pour nous présenter à son père et à ses frères aînés que nous n'avions point encore vus.
La ville du prince de Campo-Franco est sans contredit, pour la situation surtout, une des plus délicieuses qui se puissent voir: les quatre fenêtres de la salle à manger s'ouvrent sur quatre points de vue différents, un de mer, un de montagne, un de plaine et un de forêt.
Le dîner fut magnifique, mais tout sicilien, c'est-à-dire qu'il y eut force glaces et quantité de fruits, mais fort peu de poisson et de viande. Nous dûmes paraître des ichtyophages et des carnivores de première force, car nous fûmes, Jadin et moi, à peu près les seuls qui mangèrent sérieusement.
Après le dîner on nous servit le café sur une terrasse couverte de fleurs; de cette terrasse on apercevait tout le golfe, une partie de Palerme, le mont Pellegrino, et enfin au milieu de la mer, au large, comme un brouillard flottant à l'horizon, l'île d'Alciuri. L'heure que nous passâmes sur cette terrasse, et pendant laquelle nous vîmes le soleil se coucher et le paysage traverser toutes les dégradations de lumière, depuis l'or vif jusqu'au bleu sombre, est une de ces heures indescriptibles qu'on retrouve dans sa mémoire en fermant les yeux, mais qu'on ne peut ni faire comprendre avec la plume, ni peindre avec le crayon.
A neuf heures du soir, par une nuit délicieuse, nous quittâmes la Bagherie, et nous revînmes à Palerme.

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