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Chapitre XI
La chapelle gothique

On se rappelle cette petite chapelle gothique que me montra mon guide du haut de l'épipoli, et que je ne voulus pas aller voir, retenu par la chaleur sénégalienne qu'il faisait en ce moment. Cette chapelle appartenait à la famille San-Floridio. Bâtie par un ancêtre du marquis actuel, elle servait surtout de lieu de sépulture à la famille. Il y avait une vieille tradition sur cette chapelle, qui ne contenait pas seulement, disait-on, des caveaux mortuaires: on parlait de souterrains inconnus, dans lesquels un comte de San-Floridio se serait réfugié à l'époque des guerres avec les Aragonais d'Espagne, guerres pendant lesquelles son patriotisme l'aurait fait condamner à mort. La tradition ajoutait qu'il était resté dans cette retraite pendant dix ans, et y avait été régulièrement nourri par de vieux serviteurs, qui, au risque de leur propre vie, lui portaient toutes les deux nuits, dans ce souterrain, de quoi boire et de quoi manger. Vingt fois le comte de San-Floridio aurait pu se sauver et gagner Malte ou la France; mais il ne voulut jamais consentir à quitter la Sicile, espérant toujours que l'heure de la liberté sonnerait pour elle, et pensant qu'il devait être là au premier signal.
En 1783, il y avait encore deux rejetons mâles de cette famille, le marquis et le comte de San-Floridio. Le marquis habitait Messine, et le comte Syracuse. Le marquis était veuf et sans enfants, et n'avait près de lui que deux serviteurs: une jeune fille de Catane, nommée Teresina, qui avait appartenu à sa femme, et pouvait avoir dix-huit ou vingt ans à peu près; puis un homme de trente ans au plus, qu'on appelait Gaëtano Cantarello, le dernier descendant de cette race de serviteurs fidèles qui avaient donné à l'ancien marquis une si grande preuve de dévouement, et qui, de père en fils, étaient demeurés dans la maison de l'aîné de la famille. Cet aîné connaissait seul le secret du souterrain, secret qu'il transmettait à son fils, et qui était d'autant mieux gardé, que d'an jour à l'autre les marquis de San-Floridio, qui étaient restés constamment dans le parti patriote, pouvaient avoir besoin de recourir de nouveau à cet introuvable asile.
Nous avons raconté, à propos de Messine, le tremblement de terre de 1793 et ses déplorables suites. Le marquis de San-Floridio fut une des victimes de ce triste événement. La toiture de son palais s'enfonça, et il fut tué par la chute d'une poutre; ses deux serviteurs, Teresina et Gaëtano, échappèrent sans blessures au désastre, quoique Gaëtano, pour essayer de sauver son maître, disait-on, fût resté plus d'une heure sous les décombres de la maison. Le comte de San-Floridio, qui représentait la branche cadette, se trouva ainsi le chef de la famille, et hérita du titre et de la fortune de son aîné. Le marquis étant mort au moment où il s'y attendait le moins, avait emporté avec lui le secret de la chapelle; mais, il faut le dire, ce ne fut pas ce secret que le comte de San-Floridio regretta le plus; ce fut une somme de 50 ou 60 000 ducats d'argent comptant que l'on savait exister dans les coffres du défunt, et que, malgré des fouilles multipliées, on ne parvint pas à retrouver. Le pauvre Cantarello était au désespoir de cette disparition, qu'on pouvait, disait-il en s'arrachant les cheveux, lui imputer, à lui. Le comte le consola de son mieux, en lui disant que la fidélité des serviteurs de la famille était trop connue pour qu'un pareil soupçon le pût atteindre; et, comme preuve de ce qu'il avançait, il lui offrit près de lui la place qu'il occupait près de son frère; mais Cantarello répondit qu'après avoir perdu un si bon maître, il ne voulait plus appartenir à personne. Le comte lui demanda alors s'il connaissait le secret de la chapelle; Cantarello assura que non. Une somme assez ronde, offerte à la suite de cette conversation par le comte, fut refusée par ce digne serviteur, qui se retira dans les environs de Catane, et dont on n'entendit plus parler. Le comte de San-Floridio se mit en possession de la fortune de son frère, qui était immense, et prit le titre de marquis.
Dix ans s'étaient écoulés depuis cet événement, et le marquis de San-Floridio, qui avait fait rebâtir le palais de son frère, habitait l'été Messine et l'hiver Syracuse; mais qu'il fût à Syracuse ou à Messine, il ne manquait jamais de faire dire, à la chapelle de la famille, une messe pour le repos de l'âme du défunt. Cette messe était célébrée à l'heure même où l'événement avait eu lieu, c'est-à-dire à neuf heures du soir.
On en était arrivé au dixième anniversaire, qui devait se célébrer avec la pompe habituelle, mais auquel devait assister un nouveau personnage, qui joue le principal rôle dans cette histoire. C'était le jeune comte don Ferdinand de San-Floridio, qui, ayant atteint sa dix-huitième année, venait de finir ses classes, et arrivait du collège de Palerme depuis quelques jours seulement.
Don Ferdinand savait parfaitement qu'il portait un des plus beaux noms, et qu'il devait hériter d'une des plus grandes fortunes de la Sicile. Aussi avait-il tourné au vrai gentilhomme. C'était un beau garçon aux cheveux d'un noir d'ébène, qui disparaissait malheureusement sous la poudre qu'on portait à cette époque, aux yeux noirs, au nez grec et aux dents d'émail, portant le poing sur la hanche, le chapeau un peu de côté, et plaisantant fort, comme c'était la mode à cette époque, aux dépens des choses saintes; au reste, excellent cavalier, fort sur l'escrime, et nageant comme un poisson; toutes choses qui s'apprenaient au collège des nobles. Seulement, on disait qu'à ces leçons classiques les belles dames de Palerme en avaient ajouté d'autres, auxquelles le comte Ferdinand n'avait pas pris moins de goût qu'à celles dont il avait si bien profité, quoique ces leçons féminines ne fussent pas portées sur le programme universitaire. Tant il y a enfin que le comte revenait à Syracuse, jeune, beau, brave, et dans cet âge aventureux où chaque homme se croit destiné à devenir le héros de quelque roman.
Ce fut sur ces entrefaites qu'arriva le jour anniversaire de la mort du marquis. Le père et la mère du comte prévinrent trois jours d'avance leur fils de se tenir prêt pour cette funèbre cérémonie. Don Ferdinand, qui hantait peu les églises, et qui, ainsi que nous l'avons dit, était on ne peut plus voltairien, aurait fort désiré pouvoir se dispenser de cette corvée; mais il comprit qu'il n'y avait pas moyen de se soustraire à ce devoir de famille, et que toute escapade de ce genre, à l'endroit d'un oncle dont on avait hérité cent mille livres de rentes, serait on ne peut plus inconvenante. D'ailleurs, il espérait que la cérémonie attirerait à la petite chapelle, si isolée qu'elle fût, quelque belle dame de Syracuse ou quelque jolie paysanne de Belvédère, et qu'ainsi la toilette qu'il était obligé de faire, à cette triste occasion, ne serait pas tout à fait perdue. Don Ferdinand se prêta donc d'assez bonne grâce à la circonstance, et, après avoir mis son père et sa mère dans leur litière, sauta aussi résolument dans la sienne que s'il se fût agi pour lui d'aller figurer dans un quadrille.
Disons un mot en passant de cette charmante manière de voyager. Il n'y a en Sicile que trois modes de locomotion: la voiture, le mulet ou la litière.
La voiture est dans la vieille Trinacrie ce qu'elle est partout, si ce n'est qu'elle a conservé une forme de carrosse qui réjouirait on ne peut plus les yeux de ce bon duc de Saint-Simon, si, pour punir les péchés de notre époque, Dieu permettait qu'il revînt en ce monde. Les carrosses sont faits pour les rues où l'on peut passer en carrosses, et pour les routes où l'on peut voyager en voiture; il y a plus ou moins de rues praticables dans chaque ville, et je n'en pourrais dire le nombre. Quant aux routes, elles sont plus faciles à compter: il y en a une qui se rend de Messine à Palerme, et vice versa. Il en résulte que, quand on voyage partout ailleurs que sur cette ligne, il faut aller à mulet ou en litière.
Tout le monde sait ce que c'est que d'aller à mulet, je n'ai donc pas besoin de m'étendre sur ce mode de voyage, mais on ignore assez généralement ce que c'est que d'aller en litière, du moins comme on l'entend en Sicile.
La litière est une grande chaise à porteurs, construite généralement pour deux personnes, qui, au lieu d'être assises côte à côte, comme dans nos coupés modernes, sont placées face à face, comme dans nos anciens vis-à-vis. Cette litière est posée sur un double brancard, qui s'adapte au dos de deux mulets: un serviteur conduit le premier, et le second n'a qu'à suivre. Il en résulte que le mouvement de la litière, surtout dans un pays aussi accidenté que l'est la Sicile, correspond assez exactement au mouvement de tangage d'un vaisseau, et donne de même le mal de mer. Aussi prend-on généralement en exécration les personnes avec lesquelles on voyage de cette manière. Au bout d'une heure de cette locomotion, on se dispute avec son meilleur ami, et, à la fin de la première journée, on est brouillé à mort. Damon et Pythias, ces antiques modèles d'amitié, partis de Catane en litière, se seraient battus en duel en arrivant à Syracuse, et se seraient égorgés fraternellement, ni plus ni moins qu'étéocle et Polynice.
Le marquis et la marquise descendirent de leur litière en se disputant, et sans que l'un songeât à offrir la main à l'autre, de sorte que la marquise fut obligée d'appeler ses domestiques pour qu'ils l'aidassent à descendre. Quant au jeune comte, il sauta lestement de la sienne, tira un beau miroir de sa poche pour s'assurer que sa coiffure n'était pas dérangée, rajusta son jabot, jeta aristocratiquement son chapeau sous son bras gauche, et entra dans la petite église à la suite de ses nobles parents.
Contre l'attente du jeune comte, il n'y avait, à l'exception du prêtre, du sacristain et des enfants de choeur, absolument personne dans la chapelle. Il jeta donc un regard assez maussade de tous côtés, fit mondainement trois ou quatre tours dans l'église, et finit, se trouvant fort durement à genoux, par s'asseoir dans le confessionnal, où, préparé comme il l'était au sommeil par le mouvement de la litière, il ne tarda point à s'endormir.
Le comte dormait comme on dort à dix-huit ans. Aussi l'office des morts s'écoula-t-il sans que serpent, orgue, ni De Profundis le réveillassent. L'office terminé, la marquise le chercha de tous côtés et l'appela même à voix basse; mais le marquis, aigri encore par son voyage, se retourna vers sa femme, et lui dit que son fils n'était qu'un libertin qu'elle gâtait par son excessive faiblesse maternelle, et qu'il voyait bien que, quand il était perdu, ce n'était pas à l'église qu'il fallait le chercher. La pauvre mère n'avait rien à répondre à cela: l'absence du jeune homme, dans une circonstance aussi solennelle, déposait contre lui; elle baissa la tête et sortit de la chapelle. Derrière elle, le marquis en ferma la porte à clef, et tous deux remontèrent dans leur litière pour revenir à Syracuse. La marquise avait jeté un instant les yeux dans la litière de son fils, espérant l'y trouver; elle se trompait, la litière était parfaitement vide. Elle ordonna alors aux porteurs d'attendre jusqu'à ce que son fils revînt; mais le marquis passa la tête par la portière disant que, puisque son fils avait trouvé bon de s'éloigner sans dire où il allait, il reviendrait à pied, ce qui au reste n'était pas une grande punition, la chapelle étant éloignée d'une lieue à peine de Syracuse. La marquise, qui était habituée à obéir, monta passivement dans la litière conjugale, qui se mit aussitôt en route, suivie par la litière vide.
En rentrant au palais, elle s'informa tout bas du comte, et apprit avec une certaine inquiétude qu'il n'avait pas reparu. Cependant, cette inquiétude se calma bientôt lorsqu'elle songea que le marquis avait une maison de campagne à Belvédère, et que, selon toute probabilité, son fils, réfléchissant que, passé onze heures, Syracuse fermait ses portes sous prétexte qu'elle est ville de guerre, irait coucher à cette maison de campagne.
Mais, comme le lecteur le sait, il n'était rien arrivé de tout cela. Le comte de San-Floridio ne battait pas la campagne comme l'en accusait le marquis, et n'était point allé coucher à Belvédère comme l'espérait la marquise. Il dormait bel et bien dans son confessionnal, rêvant que la princesse de M..., la plus jolie femme de Palerme, lui donnait, tête à tête, une leçon de natation dans les bassins de la Favorite, et ronflant joyeusement à ce doux rêve.
A deux heures du matin il s'éveilla, étendit les bras, bâilla, se frotta les yeux, et, se croyant dans son lit, voulut changer de côté; mais il se cogna rudement la tête à l'angle du confessionnal. Le choc avait été si rude que le jeune comte en ouvrit les yeux tout grands et se trouva réveillé du coup. Au premier abord, il regarda avec étonnement autour de lui, n'ayant aucune idée du lieu où il se trouvait; peu à peu, le souvenir lui revint; il se rappela le voyage de la veille, son désappointement en rentrant dans la chapelle, et enfin le moment de lassitude et d'ennui qui l'avait conduit dans le confessionnal, où il s'était endormi et où il se réveillait. Dès lors, il devina le reste; il comprit que son père et sa mère, ne le voyant plus auprès d'eux, étaient retournés à Syracuse, et l'avaient laissé, sans s'en douter, derrière eux dans la chapelle. Il alla à la porte, la trouva hermétiquement fermée, ce qui le confirma dans cette supposition; alors, il tira de son gousset une montre à répétition, la fit sonner, s'assura qu'il était deux heures et demie du matin, jugea fort judicieusement que les portes de Syracuse étaient fermées, et que tout le monde était couché au château de Belvédère, ce qui ne lui laissait d'autre chance que de passer la nuit à la belle étoile. Trouvant qu'à tout prendre, si on était moins bien dans un confessionnal que dans son lit, on y était toujours mieux que dans un fossé, il se réintégra donc dans son alcôve improvisée, s'y accouda du mieux qu'il put, et referma les yeux afin d'y reprendre au plus tôt ce bon sommeil dont le fil avait été momentanément interrompu.
Le comte était peu à peu retombé dans cette sorte de crépuscule intérieur qui n'est déjà plus le jour, et qui n'est pas encore la nuit de la pensée, lorsque l'ouïe, ce dernier sens qui s'endort en nous, lui transmit vaguement le bruit d'une porte que l'on ouvrait, et qui, en s'ouvrant, criait sur ses gonds. Le comte se redressa aussitôt, plongea ses regards dans l'église, et aperçut, à la lueur de la lanterne qu'il portait à la main, un homme incliné devant l'autel latéral le plus rapproché du confessionnal où il se trouvait. Presque aussitôt cet homme se releva, approcha la lanterne de sa bouche et la souffla; puis, s'enveloppant de ce manteau moitié italien, moitié espagnol, que les Siciliens appellent un ferrajiolo, il traversa l'église dans toute sa longueur, assourdissant autant que possible le bruit de sa marche, passa si près du comte que don Ferdinand eût pu le toucher en étendant la main, s'avança vers la porte de sortie, l'ouvrit, et disparut en la refermant à clef derrière lui.
Don Ferdinand était resté muet et immobile à sa place, moitié de crainte, moitié de surprise. Notre jeune comte n'était pas une de ces âmes de fer comme on en rencontre dans les romans, un de ces héros qui, comme Nelson, demandent à quinze ans ce que c'est que la peur. Non, c'était tout bonnement un jeune homme brave et aventureux, mais superstitieux comme on l'est en Sicile, ou comme on le devient partout ailleurs, quand on se trouve de nuit seul dans une chapelle isolée, avec des tombes sous ses pieds, un autel devant soi, Dieu au-dessus de sa tête, et le silence partout. Aussi, quoique don Ferdinand eût porté la main tout d'abord à son épée, afin de se défendre contre cette apparition quelle qu'elle fût, il vit sans déplaisir, pris comme il l'était, à l'improviste, au beau milieu de son demi-sommeil, cette apparition passer près de lui sans faire mine de le remarquer. Au premier aspect, il avait cru avoir affaire à quelque être fantastique, à quelqu'un de ses aïeux qui, mécontent de la partialité avec laquelle on accordait une messe annuelle au feu marquis, sortait tout doucement de sa tombe pour venir réclamer la même faveur. Mais quand l'être mystérieux avait approché, pour la souffler, la lanterne de sa bouche, la lueur qu'elle projetait avait éclairé son visage, et le comte avait parfaitement reconnu dans le personnage au manteau un homme de haute taille, âgé de quarante à quarante-cinq ans, auquel sa barbe et ses moustaches noires donnaient, ainsi que la préoccupation intérieure qui l'agitait sans doute, une physionomie sombre et sévère. Il savait donc à quoi s'en tenir sur ce point, et était convenu qu'il venait de se trouver en face d'un être de la même espèce, sinon du même rang, que lui. Cette conviction était bien déjà quelque chose, mais ce n'était point assez pour tranquilliser tout à fait le comte: un homme inconnu ne pénétrait pas ainsi dans une chapelle, où il n'avait évidemment que faire, sans quelque mauvaise intention. Nous devons donc avouer que le coeur du jeune comte battit fortement lorsqu'il vit passer cet homme à deux pas de lui; et ces battements, qui prouvaient, quelle qu'en fût la cause, une surexcitation violente, ne cessèrent que dix minutes après que la porte se fut refermée, et que don Ferdinand se fut assuré qu'il était bien seul dans la chapelle.
On comprend qu'il ne fut plus question pour le jeune homme de se rendormir; perdu dans un monde de conjectures, il passa le reste de la nuit l'oeil et l'oreille au guet, cherchant à donner une base quelque peu solide aux édifices successifs que bâtissait son imagination. Ce fut alors qu'il se rappela cette tradition de famille où il était question d'un souterrain dans lequel un marquis de San-Floridio, proscrit et condamné à mort, était resté caché près de dix ans; mais il savait aussi que son oncle était mort sans avoir le temps de léguer le secret du souterrain à personne. Néanmoins, ce souvenir, tout incomplet et incohérent qu'il fût, jeta comme un rayon de lumière dans la nuit qui enveloppait le jeune comte: il pensa que ce secret, qu'il croyait scellé dans une tombe, avait bien pu être découvert par le hasard. La première conséquence de cette nouvelle idée fut que le souterrain était devenu le repaire d'une bande de brigands, et qu'il avait eu l'honneur de se trouver en face de leur capitaine; mais bientôt, don Ferdinand réfléchit que, depuis assez longtemps, on n'avait entendu parler dans les environs d'aucun vol considérable ou d'aucun meurtre important. Il y avait bien, comme toujours, quelques petites filouteries de bourses et de tabatières, quelques coups de couteau échangés par-ci par-là, et qui tiraient une ou deux fois la semaine le capitaine de nuit de son sommeil; mais rien de tout cela n'indiquait une bande organisée, permanente, et commandée par un chef aussi résolu que paraissait l'être l'homme au manteau: il fallait donc abandonner cette hypothèse.
Cependant, tandis que le jeune comte faisait et défaisait mille conjectures, le temps s'était écoulé, et les premiers rayons du jour commençaient à paraître; il pensa que, s'il voulait approfondir plus tard cette étrange aventure, il ne fallait pas qu'il se laissât voir aux environs de la chapelle. En conséquence, profitant du demi-crépuscule qui régnait encore, il monta, à l'aide de plusieurs chaises, sur une fenêtre, l'ouvrit, se laissa glisser en dehors, tomba sans accident d'une hauteur de huit ou dix pieds, rentra à Syracuse au moment de l'ouverture des portes, et, moyennant deux onces, le concierge lui promit de dire au marquis et à la marquise qu'il était rentré la veille une demi-heure après eux.
Grâce à cette précaution, les choses se passèrent comme le jeune comte l'avait désiré; et lorsqu'il descendit pour le déjeuner, le marquis se contenta si facilement de l'excuse que son fils lui donna pour sa disparition de la veille, que celui-ci vit bien que son père, trompé par le concierge sur le temps qu'elle avait duré, n'y attachait qu'une médiocre importance.
Il n'en fut pas ainsi de la marquise: elle avait veillé jusqu'au jour et avait entendu rentrer son fils, mais elle se garda bien de souffler le mot sur cette escapade, de peur que son bien-aimé don Ferdinand ne fût grondé. D'ailleurs il y a toujours dans les premières absences nocturnes de son fils quelque chose qui fait sourire l'amour-propre d'une mère.
En se retrouvant dans sa chambre et bientôt dans son lit, don Ferdinand avait d'abord espéré se dédommager de l'interruption causée dans son sommeil par l'apparition de l'homme mystérieux; mais à peine avait-il eu les yeux fermés, que cette apparition s'était reproduite dans son souvenir, et, malgré la fatigue dont ce jeune homme était accablé, avait constamment chassé loin de lui le sommeil. Don Ferdinand n'avait donc fait que penser à son aventure nocturne lorsque l'heure du déjeuner arriva, et qu'il fut forcé de descendre.
Nous avons dit que le déjeuner se passa pour don Ferdinand aussi bien qu'il avait pu espérer; aussi, enhardi par l'indulgence de son père, le comte parla-t-il avec une apparente indifférence d'aller chasser dans les Pantanelli. Le marquis ne mit aucun empêchement à ce projet, et, après le déjeuner, le comte, armé de son fusil, suivi de son chien et muni de la clef de la chapelle, partit, promettant à sa mère de lui rapporter un plat de bécassines pour son dîner.
Le comte traversa les Pantanelli pour l'acquit de sa conscience, et afin de crotter ses guêtres et son chien, tira deux ou trois bécassines qu'il manqua; arrivé à la hauteur de la chapelle, il piqua droit à la porte, l'ouvrit et la referma derrière lui sans avoir été vu. La chose n'était point étonnante: il était une heure de l'après-midi, et à une heure de l'après-midi, à moins d'avoir été changé en lézard comme Stellio par Cérès, il n'est point d'usage, en Sicile, de courir les champs.
Malgré l'exiguïté des fenêtres et l'assombrissement du jour extérieur, qui ne pénétrait qu'à travers des vitraux coloriés, l'intérieur de la chapelle était suffisamment éclairé pour que don Ferdinand pût se livrer à ses recherches. Il commenta par marcher droit au confessionnal où il s'était endormi; de là, il reporta les yeux vers l'autel devant lequel il avait vu s'incliner l'homme au manteau. Alors, il alla à l'autel, et chercha des deux côtés s'il ne trouverait pas une issue quelconque, mais sans rien voir. Cependant, à la droite du tabernacle, son chien flairait obstinément la muraille, comme s'il eût reconnu une piste, et il regardait son maître en poussant des gémissements sourds et prolongés. Don Ferdinand, qui connaissait l'instinct de ce fidèle animal, ne douta plus dès lors que l'inconnu ne fût sorti de cette partie de la muraille; mais il eut beau regarder, il ne vit aucune trace d'une issue quelconque, de sorte qu'après une heure de recherches inutiles, don Ferdinand sortit de la chapelle, désespérant de découvrir par les moyens ordinaires le mystère qu'elle renfermait.
En sortant de la chapelle, le jeune comte s'était déjà arrêté au seul parti qui lui restât à prendre: c'était de s'enfermer de nouveau nuitamment dans la chapelle, d'y guetter l'homme au manteau, et, à l'aide de l'obscurité, de surprendre son secret. Ce projet nécessitait certains arrangements préparatoires et une somme d'indépendance et de liberté que don Ferdinand ne pouvait espérer à Syracuse, placé comme il l'était sous la double surveillance du marquis et de la marquise; aussi, son plan fut-il promptement arrêté.
En revenant, il passa de nouveau par les marais, qui fourmillaient de gibier, et comme le jeune homme était bon tireur quand il n'était surpris par aucune distraction au moment de mettre en joue, il eut bientôt fait une collection honorable de bécassines, de sarcelles et de râles. En rentrant, il déposa le produit de sa chasse aux pieds de sa mère, et déclara qu'il s'était si fort amusé dans l'excursion qu'il venait de faire, qu'avec la permission du marquis et de la marquise, il comptait aller passer quelques jours à Belvédère afin d'être plus à même de se livrer tout à son aise au plaisir de la chasse. Le marquis, qui était fort accommodant toutes les fois qu'il ne devait pas aller, qu'il n'allait pas ou qu'il n'avait pas été en litière, répondit qu'il n'y voyait pas d'inconvénient; la marquise essaya de faire quelques observations sur cet amusement; mais le marquis répondit qu'au contraire la chasse était un plaisir tout aristocratique, et qui lui paraissait merveilleusement convenir à un gentilhomme. Lui-même, ajouta-t-il, s'y était fort livré dans son temps, et ses ancêtres en avaient fait leur exercice favori. D'ailleurs, dans l'antiquité même, la chasse était spécialement réservée aux gentilshommes des meilleures maisons, témoin Méléagre, qui était fils d'Oenée et roi de Calydon;
Hercule, qui était fils de Jupiter et de Sémélé, et enfin Apollon, qui, fils de Jupiter et de Latone, c'est-à-dire de dieu et de déesse, n'avait aucune tache dans ses quartiers paternels et maternels, de telle sorte qu'il eût pu, comme lui, marquis de San-Floridio, être chevalier de Malte de justice. Le marquis savait bien qu'il y avait loin du serpent Python, du lion de Némée et du sanglier de Calydon, à des bécassines, à des râles et à des sarcelles; mais, à tout prendre, son fils, si brave qu'il fût, ne pouvait tuer que ce qu'il rencontrait, et, si par hasard son chien faisait lever un monstre quelconque, il était bien certain que don Ferdinand le mettrait à mort.
La pauvre mère n'avait rien à répondre à une harangue si savante; aussi, se contenta-t-elle de soupirer, d'embrasser son fils, et de lui recommander d'être prudent.
Le même soir, don Ferdinand était installé dans la maison de campagne du marquis de San-Floridio, laquelle était située à cinq cents pas à peine de la chapelle gothique, qui en était une dépendance.
Quelque envie qu'eut le jeune homme de renouveler incontinent son expérience nocturne, force lui fut d'attendre au lendemain. Il lui fallait faire connaissance avec les localités, se procurer la clef de la porte du parc, et prendre quelques informations dans le voisinage.
Les informations furent sans résultat. On se rappelait bien avoir vu venir de temps en temps à Belvédère un homme dont le signalement répondait à celui que donnait le comte, mais on ne connaissait pas cet homme. Cependant le jardinier promit de prendre des renseignements plus positifs sur cet étranger.
La nuit venue, don Ferdinand sortit par la porte du jardin, armé de son épée et d'une paire de pistolets, s'achemina seul vers la chapelle, s'y enferma, gagna le confessionnal, s'y installa comme une sentinelle dans sa guérite, et veilla jusqu'au jour sans voir se renouveler l'apparition ni aucun autre événement qui y eût trait.
Le lendemain, le surlendemain et la troisième nuit, le comte renouvela la même expérience, sans en obtenir aucun résultat. Don Ferdinand commença à croire qu'il avait fait un rêve, et que son chien avait flairé la piste de quelques rats.
Don Ferdinand ne se tenait cependant point pour battu, et comptait passer encore la nuit suivante à son poste ordinaire, lorsque sa mère lui fit dire qu'ayant appris que sa soeur, abbesse du couvent des Ursulines à Catane, était fort malade, elle désirait lui faire une visite, et le priait de lui servir de chevalier. Don Ferdinand, tout absolu dans ses volontés qu'il était, avait été élevé dans des traditions de respect aristocratique pour ses parents. Il recommanda au jardinier de bien remarquer, en son absence, si l'homme à la barbe noire ne revenait pas à Belvédère, et partit aussitôt pour aller se mettre à la disposition de la marquise.
La marquise partait le lendemain matin; elle comptait que son fils et elle feraient route en litière; mais don Ferdinand, qui exécrait ce mode de locomotion, demanda la permission d'accompagner sa mère à cheval. La permission lui fut accordée, l'équitation, au dire du marquis, n'étant point un exercice moins aristocratique que la chasse, et faisant partie de ceux qui conviennent essentiellement à l'éducation d'un gentilhomme.
La marquise et le comte partirent à l'heure fixée, accompagnés de leurs campieri. Comme ils approchaient de Millili, le comte en vit sortir un homme à cheval, qui, par le chemin qu'il suivait, devait nécessairement le croiser. A mesure que cet homme approchait, don Ferdinand le regardait avec une attention plus grande: il lui semblait reconnaître l'homme au manteau; lorsqu'il fut à vingt pas de lui, il n'eut plus de doute.
Vingt projets plus insensés les uns que les autres passèrent à l'instant dans l'esprit du jeune homme: il voulait marcher droit à l'inconnu, lui mettre pistolet sur la gorge, et lui faire avouer ce qu'il était venu faire dans la chapelle de sa famille; il voulait le suivre de loin, et, en arrivant à Belvédère, le faire arrêter; il voulait attendre le soir, revenir de nuit à franc étrier, et se cacher de nouveau dans le confessionnal, espérant le surprendre; puis, il examinait l'une après l'autre les difficultés ou plutôt les impossibilités de ces divers plans, et reconnaissait que non seulement ils étaient impraticables, mais encore qu'ils lui enlevaient toute chance d'arriver à son but. Pendant ce temps, l'homme au manteau était passé.
Don Ferdinand, qui était resté en arrière, immobile sur la grande route, comme si lui et son cheval étaient pétrifiés, fut tiré de ses réflexions par un des campieri de sa mère qui venait lui demander, de la part de la marquise, la cause de cette étrange station sous un soleil de trente-cinq degrés. Don Ferdinand répondit qu'il examinait le paysage, qui, du point où il était parvenu, lui paraissait on ne peut plus pittoresque; et, donnant un coup d'éperon à son cheval, il rejoignit la litière de la marquise.
Cependant une chose tranquillisait don Ferdinand: c'est que les visites de l'inconnu à la chapelle de sa famille étaient sans doute périodiques, et que, six jours s'étant écoulés depuis la dernière qu'il avait faite jusqu'à celle qu'il comptait y faire sans doute le soir même, il n'avait qu'à attendre six autres jours encore pour le voir reparaître. Il continua donc sa route, un peu tranquillisé par cette probabilité, que la confiante imagination de la jeunesse ne tarda point à changer chez lui en certitude.
En arrivant à Catane, la marquise trouva sa soeur infiniment mieux. La vénérable abbesse, ayant reçu l'archevêque de Palerme à son passage à Catane, lui avait offert un dîner splendide, et s'était donné, pour lui faire honneur, une indigestion de meringues aux confitures. L'intensité du mal avait été si grande, qu'on avait cru d'abord les jours de l'abbesse en danger, et qu'on s'était empressé d'écrire à la marquise; mais la maladie avait bientôt cédé aux attaques réitérées que la science avait dirigées contre elle, et la digne abbesse était à cette heure tout à fait hors de danger.
En sa qualité de neveu de la supérieure, don Ferdinand avait été reçu dans l'enceinte interdite aux profanes, et réservée aux seules brebis du Seigneur. Jamais le jeune comte n'avait vu pareille réunion d'yeux noirs et de blanches mains; il en fut d'abord ébloui au point de ne savoir auxquels entendre; de leur côté, jamais les nonnes n'avaient vu, même à travers la grille du parloir, un si élégant cavalier, et les saintes filles étaient tout en émoi. Enfin, au bout de deux ou trois jours, il y avait déjà force oeillades échangées avec les plus jolies, et force billets glissés dans les mains des moins sévères, lorsque la marquise annonça à son fils qu'il eût à se tenir prêt à repartir le lendemain avec elle pour Syracuse. La nouvelle de ce départ vint arracher le comte à ses rêves d'or, et fit verser force larmes dans le couvent. Mais don Ferdinand promit bien à sa tante, qu'il voyait pour la première fois, et qu'il avait prise en affection dès la première vue, de venir lui rendre visite aussitôt que la chose lui serait possible. Cette promesse se répandit à l'instant dans la sainte communauté, et changea les désespoirs du départ en une douce mélancolie.
A Catane, dans le couvent dirigé par sa vénérable tante, au milieu de tous ces yeux siciliens, les plus beaux yeux du monde, don Ferdinand aurait peut-être oublié le mystère de la chapelle, mais une fois de retour à Syracuse, il ne pensa plus à autre chose; prétexta une recrudescence de passion pour la chasse, et courut de nouveau s'installer au château de Belvédère.
L'homme au manteau y avait reparu, et le jardinier, sur ses gardes cette fois, s'était mis à sa piste et avait pris des informations nouvelles; ces informations, au reste, se réduisaient à de bien vagues éclaircissements. Du nom de l'homme au manteau on ne savait absolument rien; seulement, on le connaissait pour un personnage fort charitable, qui, chaque fois qu'il passait à Belvédère, y répandait de nombreuses aumônes. Il s'arrêtait d'ordinaire chez un paysan nommé Rizzo. Le jardinier s'était rendu chez ce paysan, et avait interrogé toute la famille, mais il n'en avait rien appris, sinon que l'homme au manteau leur avait, à différentes reprises, rendu quelques visites sous prétexte de s'informer de la demeure des plus pauvres habitants de Belvédère. Bien souvent il les avait chargés aussi d'acheter des aliments de toute sorte, comme du pain, du jambon, des fruits, qu'il distribuait lui-même aux nécessiteux. Deux ou trois fois seulement, il était venu accompagné d'un jeune garçon enveloppe d'un long manteau, et qui, à chaque fois, était fort triste. Malgré le soin qu'il prenait de le cacher, les paysans avaient cru, dans ce jeune garçon, reconnaître une femme, et avaient plaisanté l'homme au manteau sur sa bonne fortune; mais l'inconnu avait pris la plaisanterie du mauvais côté, et avait répondu, d'un ton qui n'admettait point de réplique, que celui qui l'accompagnait, et qu'on prenait pour une femme, était un jeune prêtre de ses parents qui ne pouvait s'habituer au séjour du séminaire, et qu'il faisait sortir de temps en temps pour le distraire un peu.
Il y avait quinze jours à peu près que l'inconnu avait amené chez les Rizzo ce jeune garçon, ou cette jeune femme; car, malgré l'explication donnée par l'homme au manteau, ils continuaient à conserver des doutes sur le sexe de ce personnage.
Tout cela, comme on le comprend bien, loin d'éteindre la curiosité du jeune comte, ne fit que l'exciter de plus en plus; aussi, dès la nuit suivante, était-il à son poste; mais ni cette nuit, ni le lendemain, il ne vit paraître celui qu'il attendait. Enfin, pendant la troisième nuit, la septième qui se fût écoulée depuis sa rencontre sur la grande route, il entendit la porte d'entrée rouler sur ses gonds, puis se refermer; un instant après, une lanterne brilla tout à coup, comme si on l'eût allumée dans l'église même; cette lanterne, comme la première fois, s'approcha du confessionnal, et à sa lueur don Ferdinand reconnut l'homme au manteau. Cet homme marchait droit à l'autel, souleva le degré qui formait la dernière de ses trois marches, y prit un objet que don Ferdinand ne put distinguer, s'approcha de la muraille, parut introduire une clef dans une serrure, entrouvrit une porte secrète qui, pratiquée entre deux pilastres, faisait mouvoir un pan de pierres, referma cette porte derrière lui et disparut.
Cette fois, don Ferdinand était bien éveillé; il n'y avait pas de doute, ce n'était pas une vision.
Don Ferdinand réfléchît alors sur la conduite qu'il allait tenir. S'il eût fait grand jour, s'il eût eu des témoins pour applaudir à son courage, s'il eût été excité par un mouvement d'orgueil quelconque, il eût attendu cet homme à sa sortie, aurait marché droit à lui, et, l'épée à la main, lui aurait demandé l'explication du mystère. Mais il était seul, il faisait nuit, personne n'était là pour applaudir à la façon cavalière dont il se mettait en garde: don Ferdinand écouta la voix de la prudence. Or, voici ce que la prudence lui conseilla.
L'inconnu s'était agenouillé devant l'autel, avait soulevé une pierre; sous cette pierre, il avait pris un objet, qui devait être une clef, puisqu'avec cet objet il avait ouvert une porte. Sans doute, en sortant, il déposerait la clef à l'endroit où il l'avait prise, et s'éloignerait de nouveau pour sept ou huit jours. Ce qu'à y avait de mieux à faire pour le jeune comte était donc d'attendre qu'il fût éloigné, de prendre la clef, d'ouvrir la porte à son tour, et de pénétrer dans le souterrain.
Ce plan était si simple, qu'on ne doit point s'étonner qu'il se soit présenté à l'esprit de don Ferdinand, et que son esprit s'y soit arrêté. Cela n'empêchait pas, comme pourraient le présumer quelques imaginations aventureuses, que don Ferdinand ne fût un très brave et très chevaleresque jeune homme; mais, comme nous l'avons dit, personne ne le regardait, et la prudence l'emporta sur l'orgueil.
Il attendit près de deux heures ainsi, sans voir paraître personne. Quatre heures du matin venaient de sonner lorsqu'enfin la porte se rouvrit: l'homme au manteau sortit sa lanterne à la main, s'approcha de nouveau de l'autel, leva la pierre, cacha la clef, rajusta le degré de façon à ce qu'il fût impossible de voir qu'il se levait ou s'abaissait à volonté, passa de nouveau à deux pas de don Ferdinand, souffla sa lanterne comme il avait fait la première fois, et sortit, refermant la grande porte d'entrée et laissant don Ferdinand seul dans l'église et à peu près maître de son secret.
Quelque impatience qu'éprouvât le jeune comte de donner suite à cette étrange aventure, comme il n'avait pas eu la précaution de se munir d'une lanterne, force lui fut d'attendre le jour. D'ailleurs, chaque minute de retard donnait à l'homme au manteau le temps de s'éloigner, et apportait à don Ferdinand une chance de plus de ne pas être surpris.
Les premiers rayons du jour glissèrent enfin à travers les vitraux coloriés de la chapelle; don Ferdinand sortit de son confessionnal, s'approcha de l'autel, souleva la marche, qui céda pour lui comme elle avait cédé pour l'inconnu; mais d'abord, il ne vit rien qui ressemblât à ce qu'il cherchait. Enfin dans un enfoncement, il aperçut une cheville de bois qu'il tira à lui et qui laissa tomber dans sa main une petite clef ronde, pareille à une clef de piano: il la prit, l'examina avec soin, replaça le degré à sa place, s'approcha à son tour du mur, et guidé cette fois par une certitude, finit par découvrir dans l'angle du pilastre un petit trou rond, presque invisible à cause de l'ombre que projetait la colonne. Il y introduisit aussitôt la clef, et la porte tourna sur ses gonds avec une facilité que sa lourdeur rendait surprenante; il aperçut alors un corridor sombre, dont l'humidité vint au-devant de lui et le glaça. Au reste, pas un rayon de lumière, pas un bruit.
Don Ferdinand s'arrêta. Il était par trop imprudent de s'aventurer ainsi sous cette voûte; quelque trappe ouverte sur le chemin pouvait punir cruellement de sa curiosité l'indiscret visiteur. Ayant refermé la porte, et satisfait de ce commencement de découverte, il rentra au château, décidé à se munir d'une lanterne pour la nuit suivante; et à pousser son investigation jusqu'au bout.
Don Ferdinand passa toute la journée dans une agitation facile à comprendre; vingt fois, il fît venir le jardinier et l'interrogea; chaque fois, comme s'il eût eu quelque chose à lui apprendre qu'il ne sût point déjà, le brave homme lui répéta ce qu'il lui avait déjà dit, en ajoutant cependant que l'homme au manteau avait été vu la veille dans le village. Cela s'accordait à merveille avec l'apparition de la nuit, et affermit don Ferdinand dans l'opinion qu'il avait déjà, que c'était le même homme qu'il avait vu dans la chapelle.
A dix heures, don Ferdinand sortit du château avec une lanterne sourde; il était armé d'une paire de pistolets et d'une épée. Il entra dans la chapelle sans avoir rencontré personne sur sa route, leva de nouveau la marche, retrouva la clef à sa place, ouvrit la porte, et vit le corridor sombre. Cette fois, armé de sa lanterne, il s'y aventura bravement. Mais à peine eut-il fait vingt pas qu'il trouva un escalier, et au bas de cet escalier une porte fermée, dont il n'avait pas la clef. Don Ferdinand, irrité de cet obstacle inattendu, secoua la porte pour voir si elle ne s'ouvrirait point. La porte demeura inébranlable, et le jeune comte comprit que, sans une lime et une tenaille, il n'y avait pas moyen de faire sauter la serrure. Un instant il eut l'idée d'appeler; mais, en historien véridique que nous sommes, nous devons avouer qu'au moment de crier, il s'arrêta avec un frémissement involontaire: tant, dans une pareille situation, tout lui paraissait mystérieux et terrible, même le bruit de sa propre voix!
Il sortit donc lentement du corridor, referma la porte derrière lui, remit la clef à sa place accoutumée, et reprit le chemin du château pour s'y procurer une lime et une tenaille.
Sur la route, il rencontra un homme, qu'il ne put reconnaître dans l'obscurité; d'ailleurs, en l'apercevant, cet homme avait pris l'autre côté du chemin, et lorsque don Ferdinand s'avança vers lui, au lieu de l'attendre, le passant se jeta à droite, et disparut comme une ombre dans les papyrus et les joncs qui bordaient la route.
Don Ferdinand continua son chemin sans trop réfléchir à cette rencontre, tort naturelle d'ailleurs: il y a par toutes les routes, en Sicile, une foule de gens qui, la nuit, quand ils n'abordent pas, n'aiment point être abordés. Cependant, autant qu'avait pu le voir le jeune comte, cet homme qu'il venait de rencontrer était enveloppé d'un grand manteau pareil à celui que portait l'homme de la chapelle. Mais ce doute, en s'offrant à l'esprit de don Ferdinand, ne fut qu'un aiguillon de plus pour le pousser à mener la même nuit cette affaire à bout. Don Ferdinand s'était fait depuis quelques jours à lui-même une foule de petites concessions que de temps en temps, il regardait comme par trop prudentes; il résolut donc d'en finir cette fois et de ne reculer devant rien.
Don Ferdinand ne trouva ni lime ni tenaille, mais il mit la main sur une pince, ce qui revenait à peu près au même, si ce n'est qu'au lieu d'ouvrir la seconde porte, il lui faudrait tout simplement l'enfoncer. Au point où il en était arrivé, peu lui importait, on le comprend bien, de quelle manière céderait cette porte, pourvu qu'elle cédât. Armé de ce nouvel instrument, et après avoir renouvelé la bougie de sa lanterne, don Ferdinand reprit le chemin de la chapelle.
Tout paraissait dans le même état où il l'avait laissé. La porte d'entrée était fermée à clef à double tour comme il l'avait fermée. Le comte entra dans l'église, s'approcha de l'autel, leva la marche, tira la cheville, la secoua, mais inutilement; il n'y avait plus de clef: sans doute, l'inconnu était revenu en son absence et était à cette heure dans le souterrain.
Cette fois, nous l'avons dit, don Ferdinand était décidé à ne plus reculer devant rien: il se releva, pâle, mais calme; il examina les amorces de ses pistolets, s'assura que son épée sortait librement du fourreau, et s'avança vers la muraille pour écouter s'il n'entendrait pas quelque bruit; mais, au moment où il approchait son oreille du trou, la porte s'ouvrit, et don Ferdinand se trouva face à face avec l'homme au manteau.
Tous deux firent d'instinct un pas en arrière, en s'éclairant mutuellement avec la lanterne que chacun d'eux tenait à la main. L'homme au manteau vit alors que celui à qui il avait affaire était presque un enfant, et un sourire dédaigneux passa sur ses lèvres. Don Ferdinand vit ce sourire, en comprit la cause, et résolut de prouver à l'inconnu qu'il se trompait à son égard, et qu'il était bien un homme.
Il y eut un moment de silence pendant lequel tous deux tirèrent leurs épées, car l'inconnu avait une épée sous son manteau; seulement il n'avait pas de pistolets.
-Qui êtes-vous, monsieur? demanda impérieusement don Ferdinand, rompant le premier le silence; et que venez-vous faire à cette heure dans cette chapelle?
-Mais qu'y venez-vous faire vous-même, mon petit monsieur? répondit en ricanant l'inconnu; et qui êtes-vous, s'il vous plaît, pour me parler de ce ton?
-Je suis don Ferdinand, fils du marquis de San-Floridio, et cette chapelle est celle de ma famille.
-Don Ferdinand, fils du marquis de San-Floridio! répéta l'inconnu avec étonnement. Et comment êtes-vous ici à cette heure?
-Vous oubliez que c'est à moi d'interroger. Comment y êtes-vous vous-même?
-Ceci, mon jeune seigneur, reprit l'inconnu en sortant du corridor, en fermant la porte et en mettant la clef dans sa poche, c'est un secret qu'avec votre permission je conserverai pour moi seul, car il ne regarde que moi.
-Tout ce qui se passe chez moi me regarde, monsieur, répondit don Ferdinand; votre secret ou votre vie!

Et à ces mots il porta la pointe de son épée au visage de l'inconnu, qui voyant briller le fer du jeune homme, l'écarta vivement avec le sien.
-Oh! oh! reprit le jeune comte, qui, si rapide qu'eut été ce mouvement, avait reconnu à la manière insolite dont la parade avait été faite que son adversaire était parfaitement ignorant dans l'art de l'escrime. Vous n'êtes point gentilhomme, mon cher ami, puisque vous ne savez pas manier une épée; vous êtes tout simplement un manant, c'est autre chose. Votre secret, ou je vous fais pendre.

L'homme au manteau poussa un rugissement de colère; cependant, après avoir fait un pas en avant comme pour se jeter sur le jeune comte, il s'arrêta et se contint.
-Tenez, dit-il alors avec assez de sang-froid, tenez, monsieur le comte, j'ai bonne envie de vous épargner à cause du nom que vous portez, mais cela me sera impossible si vous insistez encore pour savoir ce que je suis venu faire ici. Retirez-vous à l'instant même, oubliez ce que vous avez vu, cessez vos visites dans cette chapelle, jurez-moi sur cet autel que personne ne saura jamais que vous m'y avez rencontré. Les San-Floridio, je le sais, sont gens d'honneur, et vous tiendrez votre serment. A cette condition, je vous laisse vivre.

Ce fut au tour de don Ferdinand de rugir.
-Misérable! s'écria-t-il, tu menaces quand tu devrais trembler! Tu interroges quand tu devrais répondre! Qui es-tu? Que viens-tu faire ici? Où conduit cette porte? Réponds, ou tu es mort.

Et le comte porta une seconde fois son épée sur la poitrine de l'inconnu.
Cette fois l'homme au manteau ne se contenta point de parer, mais il riposta, jetant loin de lui sa lanterne pour se dérober autant que possible aux coups de son adversaire; mais don Ferdinand, le bras gauche tendu vers lui, l'éclairait avec la sienne, et une lutte terrible s'engagea entre la force d'un côté et l'adresse de l'autre. En face du danger, don Ferdinand avait retrouvé tout son courage: pendant quelques secondes, il se contenta de parer avec autant d'adresse que de sang-froid les coups inexpérimentés que lui portait son ennemi; puis, l'attaquant à son tour avec la supériorité qu'il avait dans les armes, il le força de reculer, l'accula à une colonne, et, le voyant enfin dans l'impossibilité de rompre davantage, il lui porta au travers de la poitrine un si rude coup d'épée, que la pointe de son fer non seulement traversa le corps de l'inconnu, mais alla s'émousser contre la colonne. Il fit aussitôt un pas de retraite en retirant son épée à lui et en se remettant en garde.
Il y eut de nouveau un moment de silence mortel, pendant lequel don Ferdinand, éclairant l'inconnu de sa lanterne, le vit porter sa main gauche à sa poitrine, tandis que sa main droite, qui n'avait plus la force de soutenir son épée, s'abaissait lentement et laissait échapper son arme; enfin, le blessé s'affaissa lentement sur lui-même, et tomba sur ses genoux, en disant:
-Je suis mort!
-Si vous êtes frappé aussi grièvement que vous le dites, reprit don Ferdinand sans bouger, de crainte de surprise, je crois que vous ne ferez pas mal de vous occuper de votre âme, qui ne me paraît pas dans un état de grâce parfaite. Je vous conseille donc, si vous avez quelque secret à révéler, de ne pas perdre de temps; si c'est un secret que je puisse entendre, me voilà; si c'est un secret qui ne puisse être confié qu'à un prêtre, dites un mot et j'irai vous en chercher un.
-Oui, dit le mourant, j'ai un secret, et un secret qui vous regarde même, en supposant que, comme vous l'avez dit, vous soyez le fils du marquis de San-Floridio.
-Je vous le dis et je vous le répète, je suis don Ferdinand, comte de San-Floridio, le seul héritier de la famille.
-Approchez-vous de l'autel et faites-m'en le serment sur le crucifix.

Le comte se révolta d'abord à l'idée qu'un manant refusât de le croire sur sa parole; mais, songeant qu'il devait avoir quelque indulgence pour un homme qui allait mourir de son fait, il s'approcha de l'autel, monta sur les marches, et prêta le serment demandé.
-C'est bien, dit le blessé; maintenant, approchez-vous de moi, monsieur le comte, et prenez cette clef.

Le jeune homme s'avança vivement, tendit la main, et le mourant y déposa une clef. Le comte, sentit au toucher que ce n'était pas la clef de la porte secrète.
-Qu'est-ce que cette clef? demanda-t-il.
-Vous vous en irez à Carlentini, reprit le mourant, évitant de répondre à la question; vous demanderez la maison de Gaëtano Cantarello: vous entrerez seul dans cette maison, seul, entendez-vous? Dans la chambre à coucher, vous trouverez au pied du lit un carreau sur lequel est gravée une croix; sous ce carreau est une cassette, dans cette cassette sont soixante mille ducats; vous les prendrez, ils sont à vous.
-Qu'est-ce que toute cette histoire? demanda le comte; est-ce que je vous connais? Est-ce que je veux hériter de vous?
-Ces soixante mille ducats vous appartiennent, monsieur le comte; car ils ont été volés à votre oncle, le marquis San-Floridio de Messine. Ils ont été volés par moi, Gaëtano Cantarello, son domestique; et ce n'est point un héritage, c'est une restitution.
-Héritage ou restitution, peu m'importe, s'écria le jeune homme, ce ne sont point ces soixante mille ducats que je cherche ici, et ce n'est pas là le secret que je veux savoir. Tenez, ajouta le comte en rejetant la clef à Cantarello, voici la clef de votre maison, donnez-moi en échange celle de cette porte.

Et il montra du bout du doigt la porte du corridor.
-Venez donc la prendre, dit Gaëtano d'une voix mourante, car je n'ai plus la force de vous la donner; là, là, dans cette poche.

Don Ferdinand s'avança sans défiance, et se pencha sur le moribond; mais celui-ci le saisit tout à coup de la main gauche avec la force désespérée de l'agonie et, reprenant son épée de la main droite, il lui en porta un coup qui, heureusement, glissa sur une côte et ne fit qu'une légère blessure.
-Ah! misérable traître! s'écria le comte en saisissant un pistolet à sa ceinture et en le déchargeant à bout portant sur Cantarello, meurs donc comme un réprouvé et comme un chien, puisque tu ne veux pas te repentir comme un chrétien et comme un homme.

Cantarello tomba à la renverse. Cette fois, il était bien mort.
Don Ferdinand s'approcha de lui, son second pistolet à la main, de peur d'une nouvelle surprise; puis, bien certain qu'il n'avait plus rien à craindre, il le fouilla de tous côtés; mais dans aucune poche il ne retrouva la clef de la porte secrète. Sans doute, dans la lutte, Cantarello l'avait jetée derrière lui, espérant de cette façon la dérober à son adversaire.
Alors don Ferdinand ramassa sa lanterne qu'il avait laissé tomber, et se mit à chercher cette clef qui lui échappait toujours d'une façon si étrange. Au bout de quelques instants, affaibli par le sang qu'il perdait, il sentit sa tête bourdonner comme si toutes les cloches de la chapelle sonnaient à la fois; les piliers qui soutenaient la voûte lui parurent se détacher de la terre et tourner autour de lui; il lui sembla que les murs se rapprochaient de lui et l'étouffaient comme ceux d'une tombe. Il s'élança vers la porte de la chapelle pour respirer l'air pur et frais du matin; mais à peine avait-il fait dix pas dans cette direction, qu'il tomba lui-même évanoui.

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