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Chapitre VIII


Madrid, 13 octobre.

Nous avons laissé, si j'ai bonne mémoire, madame, ce pauvre Lucas Blanco, miraculeusement vivant encore, saluant le public au milieu des applaudissements universels. Nous avons laissé le taureau aux prises avec le picador venu à son secours. Enfin nous avons laissé les trompettes sonnant et annonçant quelque événement nouveau et imprévu.
Cet événement nouveau et imprévu, c'était l'arrivée de la reine mère. La reine mère, cette gracieuse et belle femme que vous avez vue à Paris, et qui semble la soeur aînée de sa fille, aime les courses de taureaux comme pourrait le faire une simple marquise ; elle était parvenue à se dérober aux fêtes du jour, et elle accourait prendre une heure de ce fiévreux spectacle qui nous brûlait.
A peine les trompettes eurent-elles annoncé son arrivée, à peine eut-elle paru dans la pénombre de sa loge, que, comme par magie, tout le drame du cirque s'arrêta. On laissa le picador, son cheval et le taureau se tirer d'affaire comme ils pourraient, et toute la quadrille alla se former en colonne en face du toril.
Cucharès, le Salamanchino et Lucas Blanco marchaient les premiers. Derrière eux venaient les trois picadors. Le picador blessé, que nous avions cru mort, s'était fait remettre en selle sur un cheval neuf, et n'eût été son extrême pâleur, on eût pu croire qu'il ne lui était rien arrivé. Celui qui occupait le taureau s'en était débarrassé et avait repris son rang. Derrière les picadors venaient les quatre chulos, derrière les chulos, les banderilleros, derrière eux les valets du cirque. Seul, le cachetero n'était point du cortège.
Le taureau, acculé à la loge de l'ayuntamiento, regardait cette procession d'un air stupide. Quant à la procession, elle ne s'inquiétait pas plus du taureau que s'il n'eût jamais existé. Elle s'avança marchant au pas sur la mesure de la musique, et vint mettre un genou en terre devant la reine.
La reine laissa toute la quadrille pendant quelques secondes dans cette attitude, comme pour dire qu'elle acceptait son hommage ; puis elle lui fit signe de se relever. Tous ceux qui la composaient se relevèrent et saluèrent. Puis, sur un second signe, les rangs furent rompus et chacun rentra dans son rôle, les picadors abaissant leurs lances, les chulos secouant leurs manteaux, les banderilleros courant préparer leurs banderilles.
Pendant ce temps, le taureau, pour ne pas rester à rien faire sans doute, avait piqué sur un pauvre cheval que nous croyions mort, et que lui avait senti vivant : il l'avait pris en dessous avec ses deux cornes, l'avait soulevé de terre, et se promenait en le portant sur son cou.
Le cheval par un dernier effort, redressait la tête et laissait échapper une dernière plainte qui n'avait pas la force d'arriver au hennissement. En voyant ses ennemis revenir à l'attaque, le taureau secoua le cheval comme il eût fait d'un panache ordinaire. Le cheval tomba, puis, par un dernier élan d'agonie, se releva sur ses quatre pieds, et tout chancelant alla s'abattre près du toril. Le taureau le regarda s'éloigner.
« Retenez bien ceci, me dit Rocca, et vous me direz après si je me connais ou non en tauromachie. A quelque endroit que soit frappé le taureau, s'il n'est pas tué raide, il ira mourir sur le cheval qui vient de tomber. Je vous l'ai dit, c'est un véritable collant. »
Le taureau avait tué trois chevaux et en avait blessé deux. L'alguazil fit signe aux picadors de s'éloigner. Les picadors gagnèrent l'extrémité du cirque située en face du toril, et s'appuyèrent tous trois à l'olivo, la tête tournée vers le milieu du cirque. Les chulos firent claquer leurs capes.
Le taureau se remit en mouvement, et les fuites recommencèrent. Trois ou quatre fois le taureau poursuivit ses adversaires jusqu'à la barrière, et nous donna ce spectacle gracieux de ces hommes bondissant avec leur cape étendue au-dessus de leur tête. Un banderillero entra tenant une banderille de chaque main ; ses trois compagnons le suivaient armés comme lui.
Ce n'est point une chose commode que d'enfoncer des banderilles au taureau. Il faut les lui planter à la fois dans l'épaule droite et dans l'épaule gauche ; plus elles sont parallèlement plantées, mieux le tour est fait.
Les chulos dirigèrent le taureau vers le banderillero ; le banderillero lui enfonça les deux dards dans les deux épaules, et, en même temps, du ventre rebondi de chacun de ces dards, sortit une volée de cinq ou six petits oiseaux, chardonnerets, linots, serins. Quelques-unes de ces malheureuses petites bêtes, tout étourdies, ne purent prendre leur vol, et s'en allèrent tomber sur le sable de l'arène. Aussitôt cinq ou six personnes s'élancèrent du couloir et les allèrent ramasser, au risque d'être éventrées par le taureau.
Mais celui-ci commençait à perdre visiblement la tête. Il n'avait plus dans sa poursuite cette volonté tenace qui rend l'animal si dangereux. Il fondait d'un chulo sur l'autre, donnant ses coups de corne comme le sanglier donne ses coups de boutoir, mais se laissant distraire d'un ennemi par un autre ennemi.
Un second banderillero apparut. A sa vue, le taureau parut se calmer tout à coup, mais se calmer pour assurer sa vengeance. Sans doute il reconnut aux mains du nouveau venu les instruments de douleur qu'il secouait à ses épaules, car il fondit sur lui sans que rien pût le détourner ni l'arrêter. Le banderillero l'attendit ses flèches à la main. Mais une seule resta plantée dans l'épaule de l'animal. En même temps un léger cri se fit entendre : la manche rose du banderillero se teignit de pourpre, sa main se couvrit de sang, chacun de ses doigts ruissela. La corne venait de lui traverser le haut du bras.
Il gagna la barrière, sans permettre qu'on le soutint ; mais, au moment où il s'apprêtait à la franchir, il s'évanouit. Nous le vîmes passer dans le couloir la tête renversée et sans connaissance. C'était assez de désastres pour un seul taureau, la trompette sonna la mort. Aussitôt chacun s'écarta. La lice appartenait dès lors au torero. Le torero était Cucharès.
Cucharès s'avança ; c'était un homme de trente-six à quarante ans, de taille ordinaire, maigre, grêle de peau, et au teint basané ; c'est, sinon un des toreros les plus habiles, les Espagnols lui préfèrent Montès et le Chiclanero, du moins un des plus hardis. Cucharès fait en face du taureau des choses merveilleuses d'audace, qui dénotent une connaissance approfondie du caractère de l'animal. Un jour qu'il luttait avec Montès, qui l'avait emporté sur lui, ne sachant plus que faire pour reconquérir une part de ces bravos que lui enlevait son heureux rival, il alla se mettre à genoux devant un taureau furieux.
Le taureau étonné le regarda deux ou trois secondes, puis, comme effrayé d'une pareille hardiesse, il abandonna Cucharès pour poursuivre un chulo. Cucharès s'avança donc ; il tenait à la main gauche son épée cachée par la muleta. La muleta, madame, est une pièce de drap rouge emmanchée à un petit bâton : c'est le bouclier du torero.
Cucharès traversa tout le cirque, alla mettre un genou en terre devant la loge royale, et, levant son petit chapeau de la main droite, il demanda à l'auguste spectatrice la permission de tuer le taureau. La permission lui fut accordée d'un signe et avec un sourire.
Cucharès jeta son chapeau loin de lui avec un geste d'orgueil qui n'appartient qu'à l'homme qui va lutter avec la mort, et s'avança vers le taureau. Toute la quadrille était à ses ordres et voltigeait autour de lui. A partir de ce moment, rien ne se fait plus qu'à la volonté du torero. Il a choisi son lieu de combat, il sait d'avance l'endroit où il veut frapper le taureau ; tout le monde va manoeuvrer pour conduire le taureau à l'endroit désigné.
L'endroit désigné était au-dessous de la loge royale. Mais les chulos mirent de la coquetterie à l'amener là : eux aussi étaient bien aises d'avoir leur triomphe. Ils firent faire un grand détour au taureau, le forcèrent de passer devant la loge de l'ayuntamiento, le ramenèrent au toril, et de là à la place où Cucharès l'attendait, la muleta d'une main, l'épée de l'autre. En passant près du cheval qu'il avait soulevé sur sa tête, et qui cette fois était bien mort, il se détourna pour lui donner encore deux ou trois coups de corne. « Voyez vous ! voyez-vous ! » me dit Rocca.
Lorsque Cucharès vit le taureau en face de lui, il fit un signe. Tout le monde s'écarta.
L'homme et l'animal se trouvèrent en face l'un de l'autre L'homme avec sa petite épée mince, longue et effilée comme une aiguille. L'animal avec sa force incommensurable, ses cornes terribles, son jarret plus rapide que celui du plus rapide cheval. L'homme était bien peu de chose, en vérité, en face d'un pareil monstre. Seulement, le rayon de l'intelligence jaillissait du regard de l'homme, tandis que le feu de la férocité brillait seul dans le regard du taureau. Il évident que tout l'avantage était à l'homme, et que, dans cette lutte inégale cependant, c'était le fort qui devait succomber, c'était le faible qui devait vaincre.
Cucharès fit flotter sa muleta aux yeux du taureau. Le taureau fondit sur lui. Cucharès tourna sur le talon. La corne gauche de l'animal effleura sa poitrine. C'était une passe magnifique ; tout le cirque éclata en applaudissements. Ces applaudissements semblèrent irriter le taureau ; il revint sur Cucharès : cette fois celui-ci l'attendit l'épée à la main.
Le choc fut terrible ; on vit l'épée plier comme un cerceau, puis voler en l'air. La pointe avait touché l'os de l'épaule ; l'épée avait fait ressort, et, toute sifflante, avait échappé à la main du torero. On fut sur le point de huer Cucharès, qu'une nouvelle volte non moins habile que la première déroba à son ennemi. Les chulos s'avancèrent alors pour distraire le taureau, mais Cucharès, tout désarmé qu'il était, leur fit signe de rester en place. En effet, il lui restait sa muleta.
Il se passa alors une chose merveilleuse, et qui indiquait chez l'homme cette profonde connaissance de l'animal, si nécessaire à celui qui le combat pendant cinq minutes avec ce simple drapeau de pourpre. Cucharès conduisit le taureau où il voulut, l'excitant à lui faire perdre jusqu'à l'instinct. Dix fois le taureau fondit sur lui, passant tantôt à sa droite, tantôt à sa gauche, l'effleurant chaque fois, ne le touchant jamais.
Enfin, Cucharès, criblé d'applaudissements, ramassa une épée, l'essuya tranquillement, et se remit en garde. Cette fois, la fine lame disparut, dans toute sa longueur, juste entre les deux épaules du taureau. L'animal s'arrêta frémissant sur ses quatre pieds ; on sentait que sinon le fer, du moins le froid du fer avait pénétré jusqu'à son coeur. La poignée seule apparaissait au dessus de la nuque.
Cucharès ne s'inquiéta plus du taureau, et alla saluer la reine. De son côté, le taureau, se sentant blessé à mort, regarda tout autour de lui, puis, d'un trot déjà alourdi par l'agonie, il se dirigea vers le cheval. « Voyez-vous ? me dit Rocca, voyez-vous ? »
En effet, arrivé près du cadavre du cheval, le taureau tomba sur ses deux genoux, poussa un meuglement plaintif, abaissa le train de derrière comme il avait abaissé le train de devant, et se coucha, la tête seule soulevée encore. Ce fut alors que le cachetero sortit du couloir, rampa jusqu'au taureau, leva son poignard, prit son temps et frappa.
La foudre n'eût pas été plus prompte. La tête retomba sans un seul frémissement : l'animal expira sans une seule plainte. Aussitôt, la musique sonna la mort du taureau. Au son de cette musique, une porte s'ouvrit, quatre mules traînant une espèce de palonnier entrèrent.
Ces mules disparaissaient sous de magnifiques aparejos tout resplendissants de bouffettes de soie, tout ruisselants de grelots. On commença par attacher à leur palonnier, l'un après l'autre, les trois chevaux morts, qu'elles emportèrent avec la rapidité de l'éclair. Puis vint le tour du taureau, qui disparut à son tour par la sortie de la chair morte. La porte se referma derrière lui.
Quatre grandes lignes restaient sur le sable, toutes tachées de sang ; c'étaient les lignes tracées par les chevaux et le taureau morts. 0à et là dans le cirque, on voyait encore quelques autres taches rouges. Quatre valets entrèrent, deux avec des râteaux, deux avec des paniers pleins de sable. En dix secondes, toutes ces traces de la première course eurent disparu.
Les picadors allèrent reprendre leur place à gauche du toril ; les chulos et les banderilleros à droite. Lucas Blanco, qui succédait à Cucharès, se plaça un peu en arrière : la musique sonna l'entrée, la porte s'ouvrit, et le second taureau parut. Une des grandes qualités de ce merveilleux spectacle, madame, c'est qu'il n'a jamais d'entractes ; la mort même d'un homme n'est qu'un accident ordinaire qui n'interrompt rien. Comme dans nos théâtres bien organisés, tous les rôles sont distribués en double et en triple.
Il en est des taureaux comme des hommes, madame, il y en a de lâches et de braves, de francs et de rusés, de persévérants et d'oublieux. Le taureau qui entrait était noir comme le premier, il avait sept ans comme le premier, il venait des forêts de l'Alamine comme le premier. Aux yeux de tout le monde, c'était le frère du premier ; mais, malgré toutes ces ressemblances, il ne put tromper Rocca. « Si vous avez une visite à faire, me dit-il, profitez de cette course-ci. – Pourquoi ? – Parce que le taureau est mauvais. – A quoi voyez-vous cela ? – Je le vois. » Madame, je me ferai dire ma bonne aventure par Rocca de Togores, et prenez garde s'il me prédit que vous m'aimerez un jour ; il faudra que ce jour arrive, eussiez-vous juré qu'il ne viendra point.
Le taureau était mauvais. Comme le premier, il courut sur les trois chevaux, mais à chaque élan la lance du picador suffit pour l'arrêter, ou plutôt pour l'éloigner. Repoussé trois fois, il continua son chemin en mugissant de douleur. Tout le cirque éclata en huées et en sifflets.
Les spectateurs du cirque, madame, sont les spectateurs les plus impartiaux que je connaisse. Ils sifflent ou applaudissent également, selon leurs mérites, bêtes et gens, homme et taureau. Pas un beau coup de corne, pas un beau coup de lance, pas un beau coup d'épée ne passe inaperçu. On a vu douze mille spectateurs demander d'une seule voix la grâce d'un taureau qui avait éventré neuf chevaux et tué un picador. La grâce fut accordée, et le taureau, chose presque inouïe, sortit vivant de l'arène.
Le nôtre n'était pas destiné à être sauvé d'une si glorieuse façon. Les picadors eurent beau l'aiguillonner, les banderilleros eurent beau lui enfoncer leurs banderilles, rien ne put le décider au combat. C'est alors que le cri : Perros ! perros ! retentit. Perro veut dire chien, et par conséquent perros veut dire les chiens. Quand un taureau ne se décide pas à attaquer, quand il ne se croit pas sous la douleur, quand il ne se conduit pas en brave taureau enfin, on demande soit perros, soit fuego.
Cette fois on demandait les chiens. L'alguazil interrogea de l'oeil la loge de la reine, et fit signe que les chiens étaient accordés. Aussitôt ce signe fait et interprété, chacun s'éloigna du taureau. On eût dit que le pauvre animal avait la peste. Il s'arrêta seul au milieu de l'arène, regardant autour de lui et paraissant s'étonner de ce repos qui lui était accordé. Sans doute si quelque compartiment du système cérébral est chez le taureau destiné aux souvenirs, celui-ci se rappela les sauvages prairies où il avait été élevé, et il crut qu'on allait le reconduire au pied de ses montagnes rocheuses et aux lisières de ses sombres forêts.
S'il espérait cela, son illusion fut courte. La porte s'ouvrit. Un homme, tenant un chien dans ses bras, entra ; un second suivit le premier, puis un troisième le second. Enfin, six hommes entrèrent, armés chacun d'un terrible perro. A la vue du taureau, les six dogues éclatèrent en aboiements ; les yeux leur sortirent de la tête, leurs bouches se fendirent jusqu'aux oreilles ; ils eussent dévoré leurs maîtres, si leurs maîtres ne les eussent point lâchés. Leurs maîtres, qui ne se souciaient pas de mourir comme Jézabel, lâchèrent leurs animaux, qui fondirent sur le taureau.
Le taureau, à leur vue, avait deviné ce qui allait se passer, et il avait été à reculons se coller à la barrière. En une seconde, la meute aboyante eut franchi toute la largeur du cirque, et le combat commença. Contre ces nouveaux antagonistes, le taureau retrouva toute sa vigueur ; on eût dit que le courage, qui l'avait abandonné dans sa lutte avec les hommes, lui revenait en face de ses ennemis naturels. Quant aux chiens, ils étaient de bonne race, dogues et bouledogues : l'un d'eux était bien certainement né à Londres : c'était le plus petit et le plus acharné de tous. Il me rappela ce pauvre Mylord, d'italique mémoire, que vous avez connu, madame, et dont vous avez lu les merveilleuses aventures dans le Speronare et dans le Corricolo.
Ce spectacle n'était pas nouveau pour moi, quoique l'un des acteurs ne fût pas le même. Souvent, dans nos belles forêts de Compiègne, de Villers- Cotterêts ou d'Orléans, j'ai vu le sanglier, acculé à quelque rocher ou à quelque tronc d'arbre, tenant tête à toute une meute qui couvrait la terre à dix pas autour de lui, comme un tapis mouvant et bariolé. De temps en temps, un de ces hardis combattants, soulevé par le groin terrible, bondissait, lancé à dix ou douze pieds de hauteur, et, après avoir fait dans l'espace deux ou trois tours sur lui-même, retombait sanglant, éventré, les entrailles traînantes.
Il en était ainsi de ce nouveau combat ; un chien fut jeté dans l'arène au milieu des spectateurs ; un autre, lancé presque perpendiculairement, retomba sur la barrière, et se cassa les reins en retombant. Les autres furent foulés aux pieds du taureau, mais se relevèrent. Deux le saisirent aux oreilles ; un autre, c'était le plus petit, lui fit une prise au museau ; le quatrième le tourna.
Tout à coup, vaincu par une horrible douleur, le taureau poussa un meuglement terrible, puis il se mit à essayer de fuir cette douleur qui le suivait toujours croissante. Sa tête relevée semblait celle d'un animal informe, car les trois chiens n'avaient pas lâché prise, pas plus que le quatrième et ces excroissances étranges semblaient ne faire qu'un avec lui. Deux fois il fit ainsi le tour de l'arène, puis essaya des écarts à droite et à gauche, rua, se roula, bondit ; tout fut inutile : les inflexibles mâchoires restèrent serrées, et le taureau s'arrêta, vaincu, la tête basse, et le devant du corps incliné sur ses deux genoux.
On cria « Bravo perros ! » comme on avait crié « Bravo toro ! » comme on avait crié « Bravo Cucharès ! ». Un des chulos s'avança avec une épée ; un taureau livré aux chiens n'est pas digne de l'épée du matador ni de la blessure entre les deux épaules. Ce sont les taureaux braves que l'on frappe en face, ce sont ceux qui essaient de tuer que l'on tue ; les autres on les assassine de côté, on les poignarde par-derrière.
Le chulo s'avança vers le taureau et lui enfonça trois fois son épée dans le flanc avant qu'il tombât. La troisième fois, il toucha le coeur, et le taureau se coucha. Ce fut alors au cachetero de faire son devoir. Il s'approcha à son tour et le fit. Il fallut que les maîtres vinssent détacher leurs chiens de l'animal expiré. Ils le tenaient encore.
Vous savez, madame, comment se fait cette opération et par quel moyen homéopathique on force les bouledogues à desserrer la mâchoire ? Rien de plus simple : on leur mord la queue.
Un jour, je faillis être porté en triomphe. Je passais en cabriolet dans la rue Sainte-Anne. Mon cabriolet fut arrêté par un rassemblement immense. Une vieille marquise se promenait, suivie d'un chien-lion et d'un domestique, quand tout à coup un bouledogue de petite taille, mais à mâchoire de fer, s'était élancé sur le malheureux chien-lion, et lui avait fait une prise dans la partie charnue de l'arrière-train. Le chien-lion hurlait, la marquise criait, le domestique jurait, et, il faut le dire, madame, à la honte des habitants de la rue Sainte-Anne, le public riait.
Quelques âmes plus compatissantes essayaient de détacher les deux animaux, mais sans résultat aucun, ce qui désespérait la marquise. Je résolus de jouer le rôle du dieu antique, mon cabriolet remplaçant la machine. Je m'appuyai sur le tablier ouvert, et m'emparant de la situation : « Apportez- moi ces deux animaux, dis-je. – Ah ! monsieur, sauvez mon chien ! s'écria la marquise les mains jointes. – Madame, répondis-je modestement, je ferai ce que je pourrai. »
On m'apporta la grappe. Comme je ne connaissais aucunement le bouledogue, et que je n'étais point par conséquent en familiarité avec lui, je lui enveloppai la queue avec mon mouchoir, et, par-dessus mon mouchoir, je mordis un coup sec.
Le chien-lion se détacha comme un fruit mûr, tomba à terre et courut à sa maîtresse, tandis que le bouledogue à son tour, se tordant sous la douleur, essayait, les yeux sanglants et la gueule béante, d'accrocher une partie quelconque de ma personne.
Mais je savais mon métier de détacheur de bouledogue. Mylord me l'avait appris. Je jetai mon animal à dix pieds de moi et dis tout haut : « L'Institut ! – Ah bien ! dit une vieille femme, ce n'est point miracle qu'il soit si savant ce monsieur, il est académicien. »
Trois jours après, madame, la vieille marquise, qui avait découvert ma vraie profession et ma véritable adresse, me faisait offrir son coeur et sa main. Si je l'avais épousée, je serais veuf aujourd'hui, et j'aurais cent cinquante mille francs de rente. Avis aux jeunes gens à marier.
Permettez que je vous quitte, madame, sur cette moralité. Les combats de taureaux sont un spectacle dont on ne se lasse pas quand on les voit, puisque huit jours de suite j'ai vu tous les combats de taureaux qui se sont livrés à Madrid. Mais voir et entendre n'est pas la même chose, et j'ai peur que mon récit ne soit déjà bien long. D'autant plus que je serai forcé de revenir sur ce sujet, les courses royales se faisant, comme j'ai eu l'honneur de vous le dire, dans des conditions toutes différentes des courses ordinaires.

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