De Paris à Cadix Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
Page précédente | Imprimer

Chapitre VII


Madrid, 12, au soir.

Nous vivons dans un tel tourbillon, madame, que voilà quarante-huit heures passées sans causer avec vous. Il faut dire aussi que ces quarante-huit heures ont passé comme un mirage perpétuel, pendant lequel je ne dirai pas j'ai vu, mais j'ai cru voir des fêtes, des illuminations, des combats de taureaux, des ballets ; tout cela passant avec la rapidité de ces décorations qui paraissent et qui disparaissent au sifflet du machiniste.
Vous nous avez laissés, madame, nous pressant, nous poussant, nous heurtant dans un des corridors sombres et ascendants de cette moderne tour de Babel qu'on appelle un cirque. A l'extrémité de ce corridor, nous trouvâmes la lumière.
Nous nous arrêtâmes éblouis, aveuglés, chancelants. C'est que quiconque n'a pas vu cette flamboyante Espagne ne se doute pas de ce que c'est que le soleil ; quiconque n'a pas entendu la rumeur d'un cirque ne se doute pas de ce que c'est que le bruit.
Figurez-vous, madame, un amphithéâtre dans le genre de l'Hippodrome, mais contenant vingt mille personnes, au lieu de quinze mille, disposées sur des gradins qui coûtent plus ou moins cher, selon qu'ils offrent des billets d'ombre, des billets de soleil et d'ombre, ou bien des billets de soleil tout seul. Les spectateurs qui ont des billets de soleil sont ceux, vous le comprenez bien, qui, pendant toute la durée du spectacle, doivent être exposés à l'ardeur dévorante du soleil. Ceux qui ont des billets de soleil et d'ombre sont ceux que le mouvement journalier de la terre doit protéger pendant un certain temps contre la fixité du soleil. Enfin, ceux qui ont des billets d'ombre sont ceux qui, depuis le commencement du spectacle jusqu'à la fin, doivent être à l'abri du soleil. Il va sans dire que nous avions des billets d'ombre.
Notre premier mouvement, en entrant dans ce cercle de flamme, fut de nous rejeter, épouvantés, en arrière. Jamais nous n'avions vu, avec de pareils cris, s'agiter tant de parasols, tant d'ombrelles, tant d'éventails, tant de mouchoirs. Voici l'aspect que présentait l'arène lorsque nous arrivâmes. Nous étions juste en face de la porte du toril. Le garçon du cirque, qui venait de recevoir des mains de l'alguazil la clef de cette porte, tout empanachée de rubans, s'avançait vers elle ; à la gauche du taureau qui allait sortir, se tenaient, emboîtés dans leurs selles arabes, la lance en arrêt, les trois picadors. Le reste de la quadrille, c'est-à-dire les chulos, les banderilleros et le torero, se tenaient à droite, dispersés dans l'arène, comme des pions en bataille sur un échiquier.
Disons d'abord ce que c'est que le picador, le chulo, le banderillero et le torero, puis nous essayerons de rendre visible à nos lecteurs le théâtre sur lequel ils opèrent. Le picador, à notre avis celui qui court le plus de danger de tous, est l'homme à cheval qui, une lance à la main, attend l'attaque du taureau. Cette lance n'est point une arme, mais seulement un aiguillon. Le fer qui la garnit n'a que la profondeur nécessaire à entamer la peau de l'animal, c'est-à-dire que la blessure que fait le picador ne peut jamais avoir d'autre résultat que de doubler la colère du taureau et d'exposer l'homme et le cheval à une attaque d'autant plus vive que cette douleur a été plus cuisante. Le picador court deux dangers : celui d'être embroché par le taureau ; celui d'être écrasé par son cheval. Nous avons parlé de la lance, son arme offensive ; il n'a pour armes défensives que des jambiers de fer, montant jusqu'à mi-cuisse, et recouverts d'un pantalon de peau.
Les chulos sont ceux qui, un manteau vert, bleu ou jaune à la main, détournent sur eux, en agitant ce manteau aux yeux de l'animal, sa colère prête à se satisfaire sur un cheval renversé ou sur un picador désarçonné. Les banderilleros ont pour mission de ne pas laisser refroidir la colère du taureau. Au moment où le taureau, éperdu, ébloui, lassé, tourne sur lui- même, ils viennent lui planter dans les deux épaules des banderilles, composées de petites baguettes portant du papier de toutes couleurs découpé comme celui que les enfants mettent à la queue d'un cerf-volant. Ces banderilles s'enfoncent à l'aide d'une pointe de fer ayant la forme d'un hameçon.
Le torero est le roi de la scène ; c'est à lui qu'appartient le cirque, c'est le général qui dirige toute la bataille, c'est le chef au geste duquel chacun obéit passivement ; le taureau lui-même, sans s'en douter, est soumis à sa puissance : il le conduit où il veut à l'aide des chulos, et lorsque l'heure du dernier duel entre lui et le taureau est arrivée, c'est sur le terrain qu'il a choisi, en se réservant tous les avantages de l'ombre et du soleil, que le taureau, frappé à mort par la terrible spada, vient expirer à ses pieds. Si la maîtresse du torero est dans le cirque, c'est toujours vers le point de l'arène le plus rapproché de cette maîtresse que le taureau mourra.
Il y a pour chaque course deux ou trois picadors de rechange, au cas où les picadors combattants seraient blessés : autant de chulos et autant de banderilleros. Le nombre des toreros n'est pas fixé ; à cette course, il y en avait trois : Cucharès, Lucas Blanco et le Salamanchino. De ces trois toreros, Cucharès seul a un nom.
Tout cela, picadors, chulos, banderilleros, toreros, est vêtu avec une merveilleuse élégance. Les vestes, courtes et chargées de broderies d'or et d'argent, sont vertes, bleues ou roses ; les gilets, brodés comme les vestes, de couleurs éclatantes, sont harmonieusement assortis avec le reste du costume. Les culottes sont de tricot, les bas de soie, et les souliers de satin. Une ceinture aux vives couleurs serre la taille des combattants et un élégant chignon orne le derrière de leur tête, couverte d'un petit chapeau noir tout brodé de passementeries.
Maintenant, passons des acteurs au théâtre. Autour de l'arène, majestueuse comme un cirque du temps de Tite ou de Vespasien, règne une cloison en madriers haute de six pieds et formant le cercle où sont enfermés tous les personnages que nous venons de décrire, depuis le picador jusqu'au torero. Cette cloison, qui s'appelle l'olivo, est peinte en rouge dans sa partie supérieure, en noir dans la partie inférieure. Ces deux parties, de hauteurs inégales, sont séparées par une planche peinte en blanc formant un rebord saillant ; ce rebord est destiné à servir d'étriers aux chulos, banderilleros et toreros poursuivis par le taureau ; ils posent un pied sur le rebord et, à l'aide des mains, s'élancent par-dessus la barrière. Cela s'appelle tomar el olivo, c'est-à-dire prendre l'olive. Il est bien rare que le torero recoure à ce dernier moyen ; il se détourne du taureau, mais il regarderait comme une honte de le fuir.
De l'autre côté de cette première cloison est une seconde barrière ; cette cloison et cette barrière forment un couloir. C'est dans ce couloir, où sautent les chulos et banderilleros poursuivis par le taureau, que se tiennent l'alguazil, les picadors de rechange, le cachetero, et les amateurs qui ont leurs entrées. Disons ce que c'est que le cachetero. Le cachetero est l'exécuteur des hautes oeuvres. Son office est presque infamant : quand le taureau est abattu par l'épée du torero, et que cependant il soulève encore sa tête mugissante et ensanglantée, le cachetero enjambe la barrière, entre dans l'arène, se glisse tortueusement, comme le chat et le chacal, jusqu'à l'animal abattu, et là, traîtreusement, par-derrière il lui donne le coup de grâce. Ce coup se donne avec un poignard ayant la forme d'un coeur ; il sépare ordinairement la deuxième vertèbre du cou de la troisième, et le taureau tombe comme foudroyé. Puis, cette exécution accomplie, le cachetero regagne toujours de son pas oblique le rebord, franchit la barrière et disparaît.
Cette première barrière, que franchissent, comme nous l'avons vu, les chulos, les banderilleros et le cachetero n'est pas toujours un refuge certain. On a vu des taureaux sauteurs franchir cette barrière avec la même facilité que nos chevaux de course franchissant une haie, et une gravure de Goya représente l'alcade de Terrason misérablement embroché et foulé aux pieds par un taureau sauteur. J'ai vu aux fêtes royales un taureau sauter trois fois de suite de l'arène dans le couloir.
Alors, avec la même agilité qu'ils ont sauté de l'arène dans le couloir, les chulos et les banderilleros sautent du couloir dans l'arène ; le garçon du cirque ouvre une porte, et le taureau qui tourne furieux dans ce petit espace, voyant le chemin qu'on lui ouvre, rentre de nouveau dans la lice, où l'attendent ses ennemis. Parfois, on sépare l'arène en deux. Cela arrive quand l'arène est trop grande. A la place Mayor, par exemple, où l'on fait à la fois deux combats, un jour il arriva que deux taureaux sautèrent à la fois de la lice dans le couloir, coururent l'un sur l'autre, se rencontrèrent et se tuèrent tous deux. Cette cloison est percée de quatre portes, situées aux quatre points cardinaux ; deux de ces portes sont irrévocablement destinées à laisser entrer les taureaux vivants et à laisser sortir les taureaux morts Derrière la seconde barrière s'élève l'amphithéâtre, tout chargé de gradins, chargés eux-mêmes de spectateurs.
La musique est placée juste au-dessus du toril. Le toril est l'endroit où l'on renferme les taureaux. Les taureaux qui doivent combattre, tirés généralement des pâturages les plus solitaires, sont amenés pendant la nuit à Madrid, et conduits au toril, où chacun trouve son étable particulière. Pour l'irriter davantage, aucune nourriture ne lui est donnée pendant les dix ou douze heures qu'il passe dans sa prison. Puis, au moment de sortir, pour porter l'irritation de l'animal à son comble, on lui enfonce dans l'épaule gauche, toujours à l'aide d'un fer aiguisé en hameçon, une touffe de rubans aux couleurs de son propriétaire ou de ses propriétaires. Cette touffe de rubans est le but de l'ambition des picadors et des chulos. C'est un charmant cadeau à faire à une maîtresse que de lui donner cette touffe de rubans.
Ma mise en scène posée, permettez-moi, madame, de revenir au spectacle. Nous étions, comme j'ai eu l'honneur de vous le dire, juste en face du toril. A notre droite, nous avions la loge de la reine ; à notre gauche, l'ayuntamiento, c'est-à-dire quelque chose comme le maire, les adjoints et les conseillers municipaux. Nous regardions tout cela dans l'angoisse de l'attente, avec un visage fort pâle et d'un oeil assez effaré.
J'avais à ma gauche Rocca de Togores, ce charmant poète dont je vous ai parlé ; à ma droite Alexandre, puis Maquet, puis Boulanger. Giraud et Desbarolles, en costume complet d'Andalous, se tenaient debout sur la seconde banquette. Ils avaient vu dix courses, et nous regardaient de cet air de pitié que les vieux grognards de l'Empire avaient pour les conscrits.
Le garçon du cirque ouvrit la porte du toril et se rangea derrière cette porte. Le taureau apparut, fit dix pas, s'arrêta court, ébloui par la lumière, étourdi par le bruit. C'était un taureau noir, aux couleurs d'Ossuna et de Veragua. Sa bouche était blanche d'écume ; ses regards semblaient deux rayons de feu.
J'avoue pour mon compte que le coeur me battait comme si j'allais assister à un duel. « Regardez ! regardez ! me dit Rocca, le taureau est bon. » A peine Rocca m'avait-il fait cette promesse, que, comme s'il eût hâte de réaliser la prophétie de Rocca, le taureau se précipita sur le premier picador.
Vainement celui-ci essaya-t-il de l'arrêter avec sa lance, le taureau fonça sur le fer, et prenant le cheval au poitrail, il lui enfonça une de ses cornes jusqu'au coeur. Le cheval quitta la terre, soulevé par le taureau, et battit l'air de ses quatre pieds. Le picador comprit que son cheval était perdu ; il s'accrocha des deux mains à la crête de la barrière, quittant vivement les étriers. En même temps que son cheval tombait d'un côté, il enjambait la barrière et se laissait tomber de l'autre. Le cheval essayait de se relever, le sang coulait de son poitrail par deux trous, comme deux robinets lâchés. Il vacilla un instant, puis retomba. Le taureau s'acharna sur lui, et en une seconde lui fit dix autres blessures.
« Bon ! me dit Rocca, c'est un taureau collant... La course va être belle. » Je me retournai vers mes compagnons. Boulanger avait assez bien supporté le spectacle, mais Alexandre était fort pâle, mais Maquet essuyait son front couvert de sueur.
Le deuxième picador, voyant le taureau acharné sur l'agonie du cheval, quitta la barrière et vint à lui. Quoiqu'il eût les yeux bandés, son cheval se cabra : il sentait instinctivement que son maître le menait à la mort. Le taureau, en voyant ce nouvel antagoniste, fondit sur lui. Ce qui se passa fut rapide comme la pensée : en une seconde, le cheval fut renversé en arrière, et tomba de toute sa pesanteur sur la poitrine de son cavalier. Nous entendîmes, si l'on peut dire cela, le cri des os.
Alors un hourra universel s'éleva. Vingt mille voix crièrent ensemble : « Bravo toro ! bravo toro ! » Rocca criait comme les autres, et ma foi ! je me laissai entraîner à crier comme Rocca : « Bravo toro ! »
C'est qu'en effet l'animal était superbe, avec tout son corps noir comme du jais, et le sang de ses deux adversaires qui lui ruisselait sur la tête et sur les épaules comme une coiffe de pourpre. « Hein ! me dit Rocca, quand je vous avais dit que c'était un taureau collant. » On appelle taureau collant celui qui, après avoir renversé sa victime, s'acharne sur elle. En effet, celui-là non seulement s'acharnait sur le cheval, mais encore, sous lui, il cherchait son cavalier.
Cucharès, qui était le torero de cette course, fit un signe, et toute la troupe des chulos et des banderilleros enveloppa le taureau. Au milieu de cette troupe qu'il dirigeait était Lucas Blanco, autre torero que j'ai déjà nommé, beau jeune homme de vingt-quatre ou vingt-cinq ans, qui tue depuis deux ans seulement. Il dérogeait en se mêlant aux chulos. Mais l'enthousiasme l'emportait.
A force d'agiter leurs capes aux yeux du taureau, les chulos parvinrent à le distraire. Il releva la tête, regarda un instant ce monde d'ennemis, ces capes flamboyantes au soleil, s'élança sur Lucas Blanco, qui se trouvait le plus proche de lui. Lucas se contenta de pirouetter sur le talon avec une grâce et une tranquillité infinies ; le taureau passa.
Les chulos poursuivis par lui gagnèrent la barrière. Le dernier pouvait sentir l'haleine de l'animal brûler ses épaules. Arrivés à la barrière, ils s'envolèrent par-dessus : s'envolèrent est le mot, car, grâce à leurs grandes capes bleues, roses et vertes, ils semblaient une troupe d'oiseaux aux ailes étendues. Les cornes du taureau s'enfoncèrent dans la barrière et clouèrent le long des madriers la cape du dernier chulo, qui en sautant de l'autre côté la lui rejeta sur la tête.
Le taureau arracha ses cornes des planches et resta un instant coiffé de la cape rose du chulo, sans pouvoir se débarrasser de cette cape, qui, pompant le sang que l'animal avait sur les épaules, se teignit de larges taches de pourpre.
L'animal piétinait sur l'extrémité de la cape, mais le centre du manteau était arrêté par ses cornes. Un instant, il tourna furieux sur lui-même, comme s'il devenait insensé, puis la cape vola en pièces, excepté un lambeau qui demeura, comme une banderole, fixé à la corne droite. Lorsqu'il put y voir, il embrassa toute l'arène d'un rapide et sombre regard.
Au-dessus de la barrière, reparaissaient toutes les têtes des chulos et des banderilleros fugitifs, prêts qu'ils étaient à sauter de nouveau dans le cirque dès que le taureau se serait éloigné. Sur deux points parallèles se tenaient Lucas Blanco et Cucharès, calmes tous deux, regardant tous deux.
Trois hommes tiraient le picador de dessous son cheval et essayaient de le mettre sur pied. Le picador vacillait sur ses grosses jambes garnies de fer. Il était pâle comme la mort et une écume sanglante teignait ses lèvres. Des deux chevaux, l'un était mort tout à fait, l'autre essayait de repousser la mort à coups de ruades. Le troisième picador, le seul qui fût resté debout, se tenait sur son cheval, immobile comme une statue de bronze.
Après une investigation d'un instant, le taureau fut fixé. Son oeil s'arrêta sur le groupe qui emmenait le picador blessé. Il gratta le sable, qu'il fit jaillir jusque sur les gradins avec ses pieds de devant, abaissa son nez au niveau du sillon qu'il venait de creuser, poussa un beuglement terrible, et s'élança sur le groupe.
Les trois hommes qui emportaient le blessé l'abandonnèrent et coururent à la barrière. Le picador, presque évanoui, mais ayant cependant encore la conscience du danger, fit deux pas, battit un instant l'air de ses mains, et tomba en essayant d'en faire un troisième. Le taureau se dirigeait sur lui. Mais sur sa route il rencontra un obstacle.
Le dernier picador s'était enfin ébranlé, et il était venu se placer entre l'animal furieux et son camarade blessé. Le taureau fit plier sa lance comme un roseau et ne lui donna qu'un coup de corne en passant. Le cheval grièvement blessé pivota sur ses pieds de derrière et emporta son maître à l'extrémité de l'arène.
Le taureau parut hésiter entre le cheval encore vivant et le picador qui semblait mort. Il s'élança sur le cheval. Puis, après l'avoir fouillé profondément, et avoir laissé dans une des nouvelles blessures qu'il venait de lui faire ce lambeau de cape dont nous avons parlé, il se retourna vers l'homme que Lucas Blanco aidait à se soulever sur un genou.
Le cirque éclatait en applaudissements, les « bravo toro » ne cessaient pas. Quelques voix, plus enthousiastes, l'appelaient « joli garçon, cher taureau ». Il fondit sur Lucas Blanco et sur le picador. Lucas Blanco fit un pas de côté, étendit son manteau entre lui et le blessé ; le taureau, trompé, s'élança sur la cape mouvante.
Je regardai nos compagnons : Boulanger était pâle ; Alexandre était vert ; Maquet, comme la nymphe Biblis, fondait littéralement en eau. Si j'avais eu un miroir, madame, je vous dirais comment j'étais moi-même. Tout ce que je puis vous dire, c'est que j'étais si fort ému, que je n'éprouvais absolument rien de ce dégoût qui m'avait été promis, et que moi, qui me sauve quand je vois un cuisinier prêt à tuer une poule, je ne pouvais détacher mes yeux de ce taureau qui avait déjà à peu près tué trois chevaux et blessé un homme.
Il s'était arrêté sur lui-même, ne comprenant rien sans doute à la faiblesse de l'obstacle qu'on lui avait opposé, et il s'apprêtait à continuer la lutte. Ce fut encore Lucas Blanco qui lui offrit le combat, ayant sa cape de taffetas bleu pour toute arme offensive et défensive. Le taureau s'élança sur Lucas. Lucas fit une passe semblable à la première, et le taureau se retrouva à dix pas plus loin que lui.
Pendant ce temps, chulos et banderilleros étaient redescendus dans l'arène ; les valets du cirque étaient revenus chercher le picador, qui, appuyé sur eux, gagnait la barrière en marchant plus facilement. Toute la quadrille entourait le taureau, agitant ses capes ; mais le taureau n'avait de regards que pour Lucas Blanco. C'était une lutte entre lui et cet homme, dont aucune autre attaque ne pouvait le distraire. Quand un taureau regarde un homme ainsi, il est bien rare que ce ne soit pas un homme mort. « Vous allez voir, me dit Rocca, en me posant la main sur le bras, vous allez voir. »
« Arrière ! Lucas, arrière ! crièrent d'une seule voix tous les chulos et tous les banderilleros. – Arrière, Lucas ! » cria Cucharès. Lucas regarda dédaigneusement le taureau. Le taureau vint droit à lui la tête basse. Lucas lui posa la pointe du pied entre les deux cornes et lui sauta par-dessus la tête.
Alors ce ne furent plus des applaudissements, ce ne furent plus des cris, ce furent des rugissements. « Bravo, Lucas ! crièrent vingt mille voix. Viva Lucas ! viva ! viva ! » Les hommes jetaient leurs chapeaux et leurs pétacas dans l'arène, les femmes jetaient leurs bouquets et leurs éventails. Lucas saluait en souriant, comme s'il eût joué avec un chevreau. Nos compagnons, tout pâles, tout verts et tout ruisselants qu'ils étaient, applaudissaient et criaient comme les autres.
Mais ni ces cris ni ces applaudissements furieux ne détournaient le taureau de son idée de vengeance. Au milieu de tous ces hommes, c'était Lucas que son regard suivait, et tous ces manteaux voltigeant à ses yeux ne pouvaient lui faire oublier ce manteau bleu céleste contre lequel il s'était deux fois inutilement heurté. Il s'élança de nouveau contre Lucas, mais cette fois en mesurant son élan de manière à ne pas le dépasser. Lucas l'évita par une volte habile.
Mais l'animal n'était qu'à quatre pas de lui. Il revint sans lui donner relâche. Lucas lui jeta sa cape sur la tête et gagna la barrière à reculons. Voilé un instant, le taureau laissa prendre à son adversaire une dizaine de pas d'avance ; mais la cape éclata en lambeaux, et le taureau s'élança de nouveau sur son ennemi.
C'était une question d'agilité. Lucas arriverait-il à la barrière avant le taureau ? Le taureau aurait-il rejoint Lucas avant qu'il n'eût atteint la barrière ? Lucas mit le pied sur un bouquet, le pied glissa sur les fleurs humides ; il tomba.
Un grand cri retentit poussé par vingt mille voix, puis un profond silence lui succéda. Il me passa comme un nuage devant les yeux ; au milieu de ce nuage je vis un homme jeté à quinze pieds de haut. Et, chose étrange, au milieu de cet éblouissement, tous les détails de la toilette du pauvre Lucas m'apparurent. Sa petite veste bleue, brodée d'argent, son gilet rose à boutons ciselés, sa culotte blanche, toute passementée sur les coutures.
Il retomba. Le taureau l'attendait ; mais un autre adversaire attendait le taureau. C'était le premier picador, remonté sur un cheval frais, et qui, rentré dans l'arène, fondit sur l'animal au moment où il abaissait ses cornes vers Lucas. Le taureau, se sentant blessé, releva la tête ; et, comme s'il eût été sûr de retrouver Lucas où il le laissait, il fonça sur le picador.
A peine eut-il laissé Lucas derrière lui, que Lucas se releva, salua le public en riant. Par un miracle, les cornes avaient passé des deux côtés de son corps : c'était le front seul de l'animal qui l'avait lancé dans l'espace. Par un autre miracle encore, il était retombé sans se faire aucun mal.
Une immense rumeur de joie parcourut tout le cirque, la respiration revenait à vingt mille personnes. Maquet était presque évanoui, Alexandre ne valait guère mieux et demandait un verre d'eau. On le lui apporta. Il en but quelques gouttes, et le rendant aux trois quarts plein : « Portez cela au Manzanarès, dit-il, cela lui fera plaisir. »
En ce moment on entendit une grande rumeur : les trompettes sonnèrent.
Pardon, madame, mais il y a deux heures inexorables : l'heure de la poste et l'heure de la mort. L'une me presse ; à vous jusqu'à l'autre.

Chapitre précédent | Chapitre suivant

© Société des Amis d'Alexandre Dumas
1998-2010
Haut de page
Page précédente