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Chapitre XL


Cadix, 19 novembre au soir.

Vous voyez, madame, que les bateaux se suivent et ne se ressemblent pas. Nous avons passé fièrement à une demi-lieue du cadavre du pauvre Trajano, toujours engagé dans les sables du rivage, et qui attend les hautes marées pour se mettre à flot, et cela sans qu'il arrivât au Rapido le moindre accident.
Il est sept heures du soir, nous sommes installés à la fonda dell'Europa ; nous avons quitté Séville ce matin à dix heures. Hier matin à neuf heures, une calèche attelée de sept mules m'attendait, non pas à la porte de l'hôtel, les voitures à un cheval ne peuvent pas arriver jusqu'à cette porte, mais sur la place voisine, qui doit être la place de la Constitution. En Espagne, toutes les places s'appellent place de la Constitution. Je n'ai jamais rien vu de plus élégant que cet attelage, avec son harnais de soie rouge et jaune, ses pompons, ses plumets, ses grelots, ses bouffettes, son zagal et son cocher.
Monsieur Ecala, c'est le nom du gentilhomme avec lequel j'étais venu de Cordoue à Séville, monsieur Ecala, de son côté, nous avait aussi envoyé sa voiture, de sorte que nous nous trouvâmes avoir la disposition de trois places. L'une de ces trois places appartenait de droit à Buisson ; l'autre fut offerte à Saint-Prix.
A cent pas au-delà des portes de la ville, que nos deux équipages ont mise en rumeur, monsieur le comte de Aguila nous attendait à la porte d'une petite posada, où l'habitude est de boire en passant un verre de vin de Xérès. Le vin était bon, et la forme des verres charmante. Tous ces messieurs, au nombre de vingt à peu près, étaient à cheval avec le costume andalou ; ils étaient armés de longues lances de picadors. Le costume du comte de Aguila, quoique d'une simplicité remarquable, et peut-être même à cause de cette simplicité, était d'un goût parfait. Son cheval aussi, quoiqu'un peu fatigué, comme tout cheval à qui l'on veut faire courir le taureau, avait sous son petit galop relevé une excellente tournure. Le comte de Aguila avait ce cheval spécialement pour l'exercice auquel nous allions le voir se livrer. Le comte de Aguila passe pour un des premiers picadors de l’Espagne.
En Espagne, madame, il n'est point rare, à part les cavaliers en place dont je vous ai parlé, et qui ne surgissent que dans les grandes circonstances ; en Espagne, madame, il n'est pas rare de voir les gentilshommes courir le taureau pour leur plaisir, à propos d'un pari, ou pour l'honneur des dames, comme on disait du temps de la chevalerie. Quelques chevaux de main avaient été amenés pour ceux de nous qui préféreraient suivre la course à cheval. Giraud et Desbarolles profitèrent de l'offre seulement ils refusèrent la lance qu'on leur offrait en même temps. Nous nous mîmes en route à travers la plaine ; les chevaux et les mules espagnols ne sont pas si délicats que les nôtres, auxquels il faut des chemins ; ils passent partout et avec eux la voiture qu'ils traînent, laquelle, il faut le dire, a presque toujours été confectionnée dans la prévision de ces circonstances extrêmes. Le rendez- vous était au bord du Guadalquivir, dans une plaine assez inculte, qui paraissait semée d'une herbe courte et sèche, au-dessus de laquelle s'élevaient de place en place des touffes de chardons. Cette plaine était dominée par une colline, laquelle elle-même était dominée par un couvent Un grand parc fermait l'horizon par un mur, au-dessus duquel s'élevaient quelques beaux arbres. Le lieu où nous nous rendions formait donc une espèce d'arène carrée, fermée sur une de ses faces par les spectateurs, sur l'autre par le Guadalquivir, et sur la troisième par la colline et par le mur du parc La quatrième face était libre ; c'était celle par laquelle devaient entrer les taureaux. On les voyait au loin par bandes de cinq ou six, paissant lourdement dans la plaine, et de temps en temps levant la tête et poussant, le cou tendu, un meuglement prolongé. Le comte de Aguila prit douze ou quinze cavaliers avec lui, forma un grand cercle et enferma les taureaux dans ce cercle, comme les rabatteurs font du gibier. Les taureaux, pendant ces dispositions, manifestaient des signes visibles d'inquiétude ; ils tournaient la tête de côté, beuglaient et se battaient les flancs avec leur queue. Quand ils virent les cavaliers s'approcher d'eux, les plus prévoyants se mirent en mouvement, quelques autres manifestèrent des inquiétudes plus grandes, mais parurent décidés à ne quitter qu'à la dernière extrémité le pâturage qu'ils avaient choisi ; d'autres enfin, ou plus ignorants ou plus philosophes, ne parurent avoir rien remarqué. Cependant les seconds suivirent bientôt les derniers ; il ne resta plus que les insoucieux. Ceux-là se mirent à leur tour en chemin quand ils commencèrent à sentir le fer de la lance. Un troupeau d'une soixantaine de taureaux s'avançait donc dans le cercle au petit trot, et tout en courant lourdement, regardant à droite et à gauche, d'un côté cette muraille de pierres, de l'autre côté la muraille de spectateurs. Ils ne pouvaient voir le troisième obstacle invisible, le Guadalquivir encaissé dans ses rives, mais ils le sentaient, mais ils savaient qu'il était là. Lorsque les taureaux furent rassemblés, chacun prit le sien et la course commença. C'était des bêtes de quatre ou cinq ans, destinées au cirque. Cette course était une espèce d'essai que l'on faisait de leur courage à venir. Ceux qui allaient mériter les honneurs de la mort sur le champ de bataille seraient immédiatement marqués ; ceux qui seraient reconnus faibles ou lâches étaient d'avance voués sans pitié à la boucherie.
Le comte de Aguila, qui menait la course, piqua le premier taureau ; l'animal, pour fuir la douleur, prit sa course ; alors le comte le suivit, pressant le galop de son cheval selon que le taureau pressait le sien ; puis, lorsqu'ils furent, cheval et taureau, bien emportés, au moment où les quatre sabots du taureau quittaient la terre à la fois, le comte allongea la main et le toucha de sa lance entre la naissance de la queue et le haut d'une des cuisses de derrière.
Le taureau manqua des quatre pieds, fit trois tours sur lui-même, et resta le ventre en l'air, tout étourdi de ce qui venait de lui arriver, cherchant à s'en rendre compte, mais inutilement. Le comte attendit un instant, pour voir si le vaincu se relèverait et reviendrait au combat ; mais le taureau, après avoir repris son centre de gravité, resta assis avec un air bien plus pensif encore qu'il n'avait étant couché. Il était évident que ses réflexions l'absorbaient, et que c'était peut-être un grand penseur, mais pas un brave. Aussi le comte se dirigea-t-il vers un autre en criant : A la boucherie ! à la boucherie !
Pendant ce temps, vingt luttes du même genre avaient commencé avec plus ou moins de succès, selon le degré d'adresse des picadors. Deux ou trois taureaux, culbutés comme celui dont nous avions suivi les mésaventures, s'étaient relevés et étaient revenus sur le picador ; l'un d'eux même était très pressé, il avait mis son cheval au galop pour fuir, et était poursuivi par le taureau, quand le comte toucha l'animal du bout de sa lance, et l'envoya rouler à dix pas. Mais celui-là avait de véritables instincts guerriers ; il se releva une seconde fois, et revint vers le comte, qui alors nous ayant donné une preuve d'adresse comme picador, nous donna une preuve de science comme cavalier. Tout ce que nous avions vu faire à Montesy à pied, pour éviter le taureau, le comte le fit à cheval.
Le cheval et le cavalier semblaient n'avoir qu'une pensée, et même qu'un instinct. La fable du centaure était réalisée au bout de dix minutes de cette lutte vaine, le taureau, fatigué des tours et des détours que lui avait fait faire le comte, tomba sur les deux genoux de devant. Le comte n'eut qu'à le pousser du bout de sa lance, et il le coucha. Mais cette chute équivalait pour le taureau à une victoire, il fut désigné pour le cirque.
Cette joute dura trois heures, madame, et avec des fortunes différentes ; beaucoup de taureaux furent culbutés, mais quelques cavaliers aussi roulèrent dans la poussière. Cependant, aucun accident grave n'eut lieu. Aussitôt qu'il y avait danger pour un cavalier, une distraction était créée pour le taureau, soit par un cavalier, soit par un piéton amateur qui se jetait dans le cercle, et qui, sa mante déployée, se mettait à caper l'animal, sinon avec autant d'adresse qu'un toréro de profession, au moins avec autant de courage.
L'un de ces capeurs fit un faux pas et tomba ; un instant, comme le pauvre Lucas Bianco d'aérostatique mémoire, nous crûmes le voir monter dans l'espace. Mais au moment où la corne le touchait, la pointe d'une lance toucha le taureau, et le taureau roula de son côté. Deux ou trois fois, les taureaux poursuivis enfoncèrent la muraille vivante qui leur fermait un côté du cirque, mais à leur venue la muraille s'ouvrait avec de grands cris, laissait passer taureau, cheval et cavalier, et se refermait derrière eux.
C'est alors, madame, que je me rendis compte du grand sang-froid de tous ces hommes qui, dans les vingt cirques d'Espagne, luttent vingt fois l'année avec le taureau. Le taureau semble être l'ennemi-né de l'Espagnol. Tout enfant qu'il est encore, l'Espagnol, de quelque province qu'il soit, au lieu de le fuir, l'agace et le provoque. Lorsqu'un jeune homme se destine au cirque, soit comme picador, soit comme chulo, soit comme banderillero, c'est donc avec une grande connaissance des habitudes de l'animal qu'il se présente. Dès son enfance, il étudie l'adversaire contre lequel il se mesurera un jour. Ce qu'il va faire sur un théâtre entouré de spectateurs, il l'a déjà fait vingt fois dans les coulisses, si on peut s'exprimer ainsi. Ferdinand VII, qui adorait les courses de taureaux, avait créé à Séville un conservatoire de tauromachie. Ce mépris du taureau est si grand chez les Espagnols, que j'ai vu deux enfants courir à un taureau qui venait d'être renversé par monsieur de Aguila, l’un lui tendre la queue, et l'autre danser sur cette queue tendue comme sur une corde.
Après deux heures de spectacle, je suis sûr que chacun de nous eut pris une lance et se fût fait picador, s'il n'eût été retenu, non point par la crainte du taureau, mais par la crainte de sa maladresse à essayer un exercice auquel il n'était point accoutumé. Vers trois heures de l'après-midi, nous rentrâmes à Séville suivis de toute la population. L'adresse du cocher de monsieur de Aguila à manoeuvrer ses sept mules et sa calèche dans les rues étroites et tortueuses de Séville est quelque chose d'incroyable.
Tout le reste de la journée se passa en visites d'adieux et en préparatifs de départ. Montherot et Nugeac nous avaient devancés, comme nous l'avons dit ; Boutrel restait malade à Séville, Saint-Prix résolut de nous accompagner. Il avait eu la veille quelques mots désagréables avec son balcon, et il espérait le rendre plus traitable par cette absence momentanée.
Le soir il y avait grand ballet national, pour faire honneur une dernière fois à notre présence : l'impresario n'avait point manqué sa spéculation, la salle était comble. J'allai sur le théâtre prendre congé de Pietra, d'Anita et de Carmen. Je n'avais garde cette fois de baiser les mains, la chose m'avait trop mal réussi. Mais nous étions de vieilles connaissances maintenant, et ces demoiselles me tendirent franchement leurs joues. Carmen, en même temps, me demanda tout bas si je n'aurais pas occasion de la faire engager en France.
Malheureusement la pauvre enfant, depuis six mois à peine au théâtre, était la moins forte des trois ; je lui demandai combien de temps il lui faudrait pour arriver à être la rivale de ses deux compagnes ; elle fut franche. « Un an, me répondit-elle, si je pouvais payer un maître. » Je dis deux mots à Buisson, et il fut convenu que Carmen étudierait un an.
Ma soirée se passa, non point à regarder le spectacle, mais à faire des visites dans les loges. Pendant mes huit ou dix jours de halte à Séville, je m'étais créé un monde de connaissances, j'avais vécu avec ce monde nouveau pour moi comme si je le connaissais depuis vingt ans, et comme si jamais je ne le devais quitter ; voilà que le lendemain tout allait être fini entre lui et moi.
Ce lendemain arriva comme tous les lendemains de ce monde Buisson était à sept heures du matin à l'hôtel ; lui n'était pas ma connaissance, c'était un ami, aussi avait-il grande envie de faire comme Saint-Prix, de lâcher Séville, et de nous accompagner jusqu'à Cadix. Malheureusement, le commerce moderne est représenté comme on représentait la Nécessité antique, avec des coins dans les mains, et Buisson n'avait pu mettre de côté les coins de son commerce. Il se contenta donc de nous accompagner jusque sur le quai, ou plutôt jusque sur le pont d'el Rapido, le capitaine étant de ses amis, il eut la faculté de demeurer avec nous jusqu'au troisième coup de sonnette, mais au troisième coup de sonnette il se fallut quitter. Ce fut un moment de chagrin. Il y avait bien entre nous ces vagues promesses qu'on se fait en se quittant : « Je reviendrai à Séville, j'irai en France » ; mais on sent le peu de croyance qu'il faut ajouter à ces paroles, dites avec la meilleure foi du monde au moment où on les dit, mais qui cependant finiront par être emportées sur les ailes du vent, qui passe dans cet intervalle que l'absence creuse tous les jours entre les coeurs, et dont les années finissent par faire un abîme. Il fallut se quitter, repasser sur la planche qui nous rattachait encore au rivage, la planche se leva ; nous ne tenions plus en rien à l'hospitalière Séville, nous la voyions encore, voilà tout. Je recommandai une dernière fois Alexandre à Buisson.
Enfin le bateau se mit en marche, glissant entre deux rives chargées d'orangers aux fruits d'or ; mais pour nous le paysage tout entier se concentrait sur un point seul : Buisson faisait des signes avec son mouchoir, et nous les lui rendions de notre mieux ; mais déjà au bout de dix minutes, il fallait toute la puissance de nos yeux pour le distinguer au milieu des autres spectateurs, parmi lesquels il finit par se confondre. Je suis sûr, madame, qu'il n'y avait pas l'un de nous qui en ce moment n'eût le coeur serré et les larmes aux yeux. Cependant nos regards se reportèrent des objets devenus invisibles aux objets restés visibles, des habitants à la ville. Nous marchions avec une rapidité qui justifiait à merveille le nom du bâtiment qui nous emportait. C'est quelque chose de délicieux que le mouvement doux et balancé du bateau à vapeur, succédant au trot des mules ou aux cahots de la malle-poste. Puis le temps était magnifique ; un soleil dont la trop grande ardeur était tempérée par les premiers souffles de l'hiver s'épanouissait au- dessus de nos têtes : toutes les conditions en rapport avec nous portaient au bien-être notre baromètre moral et physique, un instant tombé à la pluie par le chagrin de notre séparation.
Nous levâmes donc, comme je vous le disais, nos yeux vers la ville. La ville s'abaissait au fur et à mesure que nous nous éloignions, tandis qu'au contraire la cathédrale semblait grandir de cet éloignement même. Clochers, maisons, arbres, tout rentrait en terre, comme si des trappes de théâtre se fussent ouvertes et les eussent engloutis. La Giralda seule, avec sa teinte rosée et sa statue de la Foi qui étincelait comme une abeille d'or, restait visible. Je ne sais combien de temps notre oeil eût pu en embrasser les contours, ni à quelles distance la tour mauresque eût disparu complètement ; tout à coup un coude du fleuve étendit devant elle son rideau verdoyant, et la dernière vision qui nous rattachait encore à Séville s'évanouit.

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