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Chapitre XXXVIII


Séville, 13 novembre.

Il faut vous dire, madame, que nous sommes pris d'une rage d'Andalousie ; nous ne sortons pas, mes amis et moi, de chez les guêtriers, de chez les selliers, de chez les tailleurs. Les guêtres, les habits, les aparejos nous paraissent ce qu'il y a de plus charmant au monde. C'est en effet à Séville que l'on fait les plus charmantes guêtres que l'on connaisse ; aussi pour mon compte en ai-je commandé six paires ; j'ai aussi commandé tout un attirail de mule, avec pompons et grelots. Je suis sûr que la chose aura le plus grand succès à Longchamp, si elle arrive à temps, ce dont je doute, pour y paraître cette année.
Quant aux habits, je m'en suis privé. J'ai rencontré à Cordoue un tailleur exilé, qui m'a raconté une histoire fort touchante sur sa désertion. Il est résulté de ce récit et de l'intérêt qui en a été la suite, que je lui ai commandé un costume complet de chasseur de Cordoue. J'ai aussi quelque chose qui ressemble à une idée. Vous savez, si vous avez lu Tristram Shandy, que chaque homme a son dada ; mon dada à moi, du moins Alexandre le prétend, c'est de faire arranger des appartements. J'ai donc, comme je vous le disais, eu une idée, c'est d'appliquer à des rideaux et à des portières ces délicieuses mantes bariolées dans lesquelles les Andalous se drapent avec une coquetterie et un bonheur dont eux-mêmes n'ont aucune idée. Buisson, ne vous étonnez pas de voir revenir son nom à chaque moment, Buisson m'a conduit chez un marchand, et là, sous ses auspices, j'ai fait ma commande.
Le soir, nous avions bal, comme vous savez. Buisson nous prévint que nous ferions grand plaisir à nos hôtes si nous adoptions ce soir-là le costume national. J'étais en mesure ; vous vous rappelez la razzia que j'ai faite à Cordoue ; Giraud et Desbarolles avaient des habits de José de Bataro, le tailleur fashionable de Séville. Alexandre, en un tour de main, s'était procuré veste et chapeau ; les ceintures ne lui manquent pas : depuis Madrid il en a fait collection ; Saint-Prix est un véritable Andalou et des plus élégants même ; enfin Boulanger, Monthérot et Nugeac ont trouvé moyen, par quelles ressources cachées, je l'ignore, de se procurer des vestes et des sombreros de majos.
Vous ne m'entendez parler que de vestes et de chapeaux : voici pourquoi. Autrefois, le costume complet était de rigueur, c'est-à-dire qu'outre la veste et le chapeau, l'on portait encore la culotte aux rebords de velours, la guêtre ouverte, et le bas aux coins brodés visibles par les ouvertures de la guêtre ; mais que voulez-vous, madame, notre affreux pantalon et nos bottes vernies sont en train de faire le tour du monde. Ils sont entrés à Séville et ont conquis dans la cité leur droit de bourgeoisie, de sorte que l'habit national s'en va par en bas. Ce sont d'abord les guêtres brodées qui ont été remplacées par les bottes, puis la culotte par le pantalon. Aujourd'hui la grande mode à Séville est d'être Français depuis la semelle du soulier jusqu'à la ceinture, et Andalou depuis la ceinture jusqu'au pompon du chapeau.
En somme, c'est fort laid. Les guêtres et la culotte me paraissaient de toute nécessité ; dans ces deux objets gît tout le pittoresque, c'est-à-dire toute la distinction du costume ; l'homme le plus distingué, avec le chapeau, la veste, la ceinture, le gilet andalous et le pantalon français, a l'air d'un affreux cocher de fiacre.
La réunion était fixée à neuf heures du soir, dans une espèce de café qui nous avait abandonné son premier étage. Ce premier étage se composait d'une grande chambre séparée en deux au plafond par une grosse poutre ; elle était carrelée en carreaux rouges, et blanchie à la chaux pour tout ornement. Quatre quinquets fumeux l'éclairaient, un Bohémien, sa guitare sur ses genoux et un fragment de cigare à la bouche, composait tout l'orchestre. Quand j'arrivai, la salle du bal était déjà pleine ; l'aspect en était triste ; tous les jeunes gens en veste brune ou noire, avec leurs chapeaux ronds, faisaient assez mal sur ces murs blancs, à la pauvre lueur de ces quinquets.
Mais, il faut le dire, au milieu d'eux se détachaient, comme trois points lumineux, comme trois étoiles brillantes dans un ciel sombre, les trois reines de la soirée, Anita, Pietra et Carmen ; leurs basquines de gaze blanche, leurs corsages noirs ou bleus brodés d'argent ; leur coiffure en paillettes et en franges étincelantes, faisaient merveille en renvoyant la lumière. Elles avaient leurs mantes sur leurs épaules et attendaient le moment de danser, accompagnées de leurs mères, de leurs frères, de leurs soeurs et de leurs novios.
Quand tout le monde fut à peu près arrivé, les premiers accords de la guitare se firent entendre. Carmen se leva sans attendre aucune prière, jeta sa mante aux mains de sa mère, et s'avança avec ses petits souliers de satin sur le carreau brutal, au milieu d'un cercle qui pouvait avoir à peine huit pieds de diamètre. Les premiers spectateurs étaient assis, les autres debout, étagés par rang de taille ; la salle ne présentait plus que l'aspect d'un vaste entonnoir de têtes, les dernières touchant le plafond, les premières étant à la hauteur de la ceinture des danseuses.
Cette danse de Carmen n'était qu'un programme : la pauvre enfant était la plus jeune et la moins forte des trois ; on l'avait lancée en avant, comme un ballon d'essai, aussi l'enthousiasme fut-il modéré. Anita se leva ; toutes les voix crièrent : L'olé ! l'olé !
L'olé, madame, est une de ces danses que la censure espagnole ne permet pas de danser au théâtre ; c'est l'état de tout censeur de retrancher, dans ce qui passe sous sa juridiction, tout ce qui est vraiment beau, tout ce qui est vraiment original. Heureusement nous étions chez nous, heureusement nous échappions aux ciseaux de messieurs de la censure, heureusement Anita, Pietra et Carmen, ces jolis oiseaux du soir, venaient à nous avec toutes les plumes de leurs ailes.
Hé ! mon Dieu ! madame, ce n'est point qu'on puisse rien reprocher à cette pauvre danse ; ce qui effarouche la susceptibilité pudibonde de messieurs les censeurs, ce n'est point tel écart de jambe, tel ou tel entrechat risqué, tel ou tel battu dangereux ; non, ce qui fait le charme de cet exercice, c'est tout un ensemble de mouvements fiers et voluptueux à la fois, provocants au-delà de toute expression, et auxquels il est cependant impossible de reprocher aucune liberté ; c'est l'air sur lequel ces mouvements se font, le chant accompagné de sifflements aigus qui les accompagne, c'est ce parfum de danse nationale, comme les peuples les rêvent avant que ne viennent les polluer les doigts de rose de messieurs les maîtres de ballet, c'est enfin quelque chose d'enivrant au suprême degré pour les Espagnols, qui voient de pareilles danses cinq ou six fois par an, et qui non seulement ne s'en lassent pas plus que des courses de taureaux, mais encore les revoient toujours avec un nouvel enthousiasme. Ainsi jugez de l'effet que font ces danses sur les étrangers.
Alors je vis se renouveler ce phénomène d'exaltation qui m'avait déjà frappé au cirque ; c'étaient des bravos, c'étaient des cris comme vous n'en avez jamais entendu aux jours de nos plus grands succès, contre lesquels protestent toujours quelques-uns, ne fut-ce que nos amis intimes ; cinquante chapeaux roulaient aux pieds de la danseuse dans cet étroit espace, et celle- ci, avec une adresse charmante, comme la Mignon de Goethe au milieu de ses oeufs, celle-ci bondissait au milieu de toute cette chapellerie sans la froisser. J'avoue que je comprenais l'enthousiasme, mais aucunement la façon dont il se manifestait. Qu'avaient à faire tous ces chapeaux que l'on retirait quand Anita s'éloignait, que l'on repoussait sous ses pieds lorsqu'elle se rapprochait, et au milieu desquels la dédaigneuse fée passait si légèrement ?
Cette danse est charmante, madame, en ce que ce n'est point une danse comme nous l'entendons, mais tout un poème. Je ne sais rien de plus triste que nos danseuses à nous qui rebondissent avec une fatigue visible, et dont tout le but est de dépasser en hauteur d'une ligne ou d'une demi-ligne les souvenirs laissés par Taglioni ou Elssler ; malgré ce sourire éternel attaché avec des épingles aux deux coins de leur bouche, on sent, on devine la fatigue, car nos danseuses à nous ne dansent que des jambes, et quelquefois par hasard des bras. Mais en Espagne, c'est bien différent ; la danse est un plaisir pour la danseuse elle-même, aussi danse-t-elle avec tout le corps ; les seins, les bras, les yeux, la bouche, les reins, tout accompagne et complète le mouvement des jambes. La danseuse piaffe, bat du pied, hennit comme une cavale en amour ; elle s'approche de chaque homme, s'en éloigne, s'en rapproche encore, le chargeant de ce fluide magnétique qui jaillit à flots de son corps échauffé par la passion. Alors vous comprenez, madame, ces hommes qui sentent s'approcher d'eux ce vivant effluve de plaisir, ces hommes gagnent la fièvre de la danseuse, la partagent, et rejettent à leur tour, en bravos, en applaudissements, en cris, cette flamme qui les brûle. On parle des rêves de l'opium et des divagations du hatchis ; j'ai étudié les uns et suivi les autres, madame, rien de tout cela ne ressemble au délire de cinquante ou soixante Espagnols applaudissant une danseuse dans le grenier d'un café de Séville. Une des figures les plus gracieuses de l'olé était celle ci, ou plutôt cette figure est toute la danse.
Anita tenait un chapeau d'homme à la main : ce chapeau c'est celui du premier venu ; l'accepter n'a point d'importance, et la danseuse l'accepte, comme je l'ai dit, du spectateur qui se trouve le plus proche d'elle au moment de son départ. Ce chapeau, ne pas confondre la forme coquette du sombrero andalous avec la forme de nos chapeaux de Desprez ou de Bandoni, ce chapeau, elle commence par s'en coiffer de toutes les façons possibles : sur le côté, comme un petit-maître du Directoire ; en arrière, comme un Anglais ; sur le front, comme un académicien.
Anita tenait donc ce chapeau dont elle se coiffait de toutes les façons, puis de temps en temps elle ôtait le chapeau de sa tête et s'avançait vers un de nous comme pour le mettre sur la sienne. Mais au premier mouvement que celui qui paraissait favorisé faisait au-devant de cette faveur, Anita tournait sur elle-même, et d'un bond se trouvait de l'autre côté du cercle, faisant la même coquetterie à un autre qui devait être trompé comme son devancier ; et à chaque tromperie du genre de celle-ci, madame, c'étaient des rires, des cris, des applaudissements, des bravos à faire crouler la salle, ce qui était justice ; car, il faut le dire, jamais papillon, jamais abeille, jamais sphinx effleurant du bout de sa trompe les fleurs d'un parterre, n'a volé de l'une à l'autre avec plus d'agilité, de grâce et d'inattendu qu'Anita. Comme j'étais le roi de la fête, madame, ce fut sur ma tête que vint se poser le chapeau, à mon grand embarras, je dois le dire, car que faire pour remercier une danseuse à qui l'on ne peut pas même baiser la main ?
Il y eut une pause d'un instant, pendant laquelle Anita recueillit les hommages et les applaudissements de toute la société. La flatterie qui paraissait lui faire le plaisir le plus vif était lorsqu'on lui disait qu'elle était très salée, salada. Je la lui donne à mon tour, n'ayant pas d'autre moyen de m'acquitter envers elle. Pendant ce temps, Pietra se préparait : plus tôt elle attirerait l'attention générale, plus le règne de sa rivale serait court. Deux ou trois voix crièrent : Le vito ! le vito ! Toutes les voix répétèrent : Le vito ! Je le répétai comme les autres, sans savoir ce que je demandais. Pietra s'avança au milieu du cercle.
Si j'ignorais ce que c'était que le vito, madame, aux premières mesure de la guitare, aux premières notes du musicien, je le vis et je l'appréciai immédiatement. Le vito est un trépignement qui commence avec la nonchalance d'une femme qui s'ennuie, qui s'augmente avec l'impatience d'une femme qui s'irrite, et qui redouble enfin avec la fureur d'une femme en délire. Ce trépignement a quelque chose de convulsif ; on comprendrait que la danseuse tombât morte à la fin d'une pareille danse.
Cette danse est indescriptible ; rien n'en peut donner l'idée, ni la plume, ni le pinceau : la plume n'a point la couleur, le pinceau n'a point le mouvement. Ces cambrures de reins, ces renversements de tête, ces regards de flamme, qui n'appartiennent qu'à ces filles du soleil qu'on appelle les Andalouses, ne peuvent se raconter ni se peindre. Puis, il y a cela de remarquable, et qu'on aura peine à croire dans nos climats du Nord ou d'occident, c'est que tous ces mouvements étrangers, inconnus, inouïs pour nous, sont voluptueux sans être un instant libertins, comme une statue grecque est nue sans être indécente.
Pietra dut être contente ; son succès égala celui d'Anita sa rivale. Tous les chapeaux furent jetés à ses pieds, et, toujours fidèle aux lois de l'hospitalité, tous les chapeaux furent dédaignés au profit du mien. Pietra bondit dessus, et le foula de ses deux petits pieds, jusqu'à ce qu'il eût la forme d'un Gibus aplati. C'est la suprême galanterie de la danseuse espagnole, c'est ce qu'elle peut faire de plus coquet en faveur d'un étranger. Je remerciai Pietra de mon mieux ; je lui dis que de ma vie je n'avais rien vu d'aussi salé qu'elle, et elle parut aussi satisfaite du compliment que je l'avais été de sa galanterie.
Il y eut une pause. Il semblait qu'après le vito et l'olé on avait tout épuisé. On apporta des rafraîchissements. Ces bals, le plus grand honneur qu'on puisse faire à un étranger, ces bals, qui ne se renouvellent point quatre fois par an et pour lesquels nos fils de famille feraient toutes les folies de la terre, sont d'une simplicité primitive. J'ai déjà parlé du local et j'ai essayé de le décrire. Quant aux rafraîchissements, ils se composaient tout simplement de deux ou trois douzaines d'excellentes bouteilles de vin de Montilla que chacun but à trois ou quatre au même verre.
En vérité, cette simplicité qui vous fait sourire, madame, avait quelque chose de charmant et de fraternel. Peut-être avions-nous parmi nous de très riches hidalgos, qui pouvaient, qui eussent pu consacrer cent louis à une soirée ; mais peut-être avions-nous aussi quelque pauvre gentilhomme pour lequel un douro est l'existence de deux ou trois jours. Eh bien ! à cette fête nationale, chacun pouvait assister sans le regret du lendemain. Riche hidalgo et pauvre gentilhomme, chacun pouvait prendre sa part des doux sourires semés par nos charmantes fées, chacun pouvait respirer sa part de cet air brûlant, tout chargé d'amour et de volupté.
J'avais bu mon verre de montilla comme les autres, tout en regardant Anita tremper ses lèvres dans le sien, quand je la vis remettre son verre effleuré aux mains de son voisin, qui me l'apporta. « De la part d'Anita, me dit-il. – Buvez, buvez, me souffla Buisson ; c'est une galanterie qu'Anita vous fait. »
Je saluai et bus sans me faire prier ; Anita m'avait, à ce qu'il parait, pardonné mon inconvenance de la veille. Cinq minutes après on m'apporta un autre verre de la part de Pietra : elle me faisait en même temps signe des yeux que c'était bien à moi qu'il était adressé.
Les yeux de Pietra, madame, sont des plus beaux que j'aie jamais vus ; je me hâtai de faire ce que me demandaient ces beaux yeux, puis je me retournai vers Carmen. La pauvre enfant était rouge comme une cerise ; lorsqu'elle vit que mon regard la cherchait, elle se leva, effleura à son tour des lèvres son verre, et me l'apportant elle-même. « Faites-moi, me dit-elle, le même honneur que vous avez fait à Pietra et à Anita. »
Je lui pris le verre de la main, et un peu la main avec le verre. Je bus et le lui rendis. « Maintenant, dit-elle, je garderai ce verre toute ma vie. » Et elle alla reprendre sa place. Je vous raconte cela, madame, avec la même simplicité que l'action fut faite et que les paroles furent dites.
L'heure du souper était arrivée ; on avait dressé trois tables ; chacune devait être présidée par une de nos danseuses. Anita se leva et vint prendre mon bras. Je la conduisis, ou plutôt je me laissai conduire par elle. Nous prîmes place ; nous étions vingt à peu près. La table était longue et fort simplement servie. Je vous l'ai dit, madame, en Espagne, le repas est une espèce de devoir que l'on accomplit pour sa conservation personnelle, et jamais un plaisir. La table ne porte donc en mets et en vins que ce qui est strictement nécessaire pour satisfaire l'appétit et étancher la soif.
Je vous ai déjà parlé de la sobriété des Andalouses. Pour tout rafraîchissement, Anita, Pietra et Carmen avaient trempé leurs lèvres dans leurs verres ; pour toute nourriture elles se contentèrent de goûter du bout des dents aux deux ou trois plats qui composaient le souper.
En Espagne, vous l'avez vu, madame, on boit à la santé des gens d'une façon toute particulière, c'est-à-dire qu'on leur envoie son verre ; eh bien ! on mange de la même façon à la santé des gens, en leur envoyant tantôt au bout de sa fourchette un morceau du mets que l'on a sur son assiette, tantôt au bout de son couteau un fruit dans lequel on a mordu. Il va sans dire qu'on m'apporta de tous côtés des fourchettes et des couteaux.
Giraud profita de la circonstance pour faire un portrait de moi en jongleur. Le souper était d'une gaieté et d'un bruyant dont vous n'avez aucune idée, et cependant chaque convive n'avait pas bu le quart d'une bouteille. Les uns chantaient, une guitare à la main, les autres disaient des vers ; grâce à cette belle langue castillane, en Espagne comme en Italie, tout le monde est poète. C'étaient des vers à Anita, des madrigaux, des sonnets, des odes. C'étaient des éloges, des louanges, des comparaisons, des métaphores ; c'étaient des applaudissements, des bravos, des cris, qui rendaient le vin inutile, et qui suffisaient pour enivrer ceux qui louaient et celle qu'on louait. Et en effet, vous le comprenez, madame, toute cette exagération n'était qu'une délicatesse instinctive, c'était par gracieuseté pure et sans intérêt aucun que ces trois charmantes filles nous donnaient leur soirée ; on les payait, si de pareilles faveurs se payent, on les payait en enthousiasme, ou plutôt en fanatisme.
Cet enthousiasme et ce fanatisme allaient croissant, j'ignorais jusqu'où ils nous mèneraient, quand tout à coup vingt voix crièrent : « Le vito ! le vito ! le vito ! Anita, le vito sur la table ! » Anita ne se fit pas prier. Ah ! madame, quel exemple sous ce rapport les Andalouses donnent à nos Françaises ! Anita ne se fit point prier, elle sauta sur sa chaise, et de sa chaise bondit sur la table.
A l'instant même, assiettes, verres, bouteilles, couteaux et fourchettes furent écartés des petits pieds chaussés de satin qu'ils eussent pu blesser, et la danse commença. Oh ! cette fois, madame, vous dire les trépignements, la joie, les hurlements de tous les convives, ce serait chose impossible, et j'avoue pour mon compte que je trouvais cette exaspération on ne peut plus naturelle. Je ne me rappelle pas avoir vu quelque chose de plus curieux que cette ivresse à laquelle le vin n'avait aucune part, saluant l'incroyable sylphide, qui, sans ébranler la table, sans faire trembler les verres, sans faire choquer les assiettes, bondissait, dominait tout ce cercle d'hommes frénétiques, qui dévorait des yeux chacun de ses mouvements. Ce fut la fin du souper. Quand Anita eut fini, on l'emporta sur une chaise, dans la salle de bal, en criant : « La danse ! La danse ! »
Quelqu'un qui, sans être prévenu, eût passé devant la porte, et eût entendu ces cris, aurait cru que l'on s'égorgeait, quand tous les pores, au contraire, étaient ouverts à la joie, et aspiraient le plaisir. Chacune des autres danseuses avait présidé sa table comme Anita, et comme Anita avait eu son triomphe. Il y eut cependant, avant que le bal recommençât, un moment de chuchotements entre les intimes, entre nos danseuses et les grands-parents des danseuses. Ce chuchotement, auquel moi, pauvre étranger, je ne comprenais rien, et dont le résultat me paraissait impatiemment attendu par le reste de la société, s'acheva dans des cris de victoire. « Le fandango ! le fandango ! »
Anita et Pietra avaient consenti à danser ensemble, et dans toute sa pureté, le fandango, qui est dansé d'ordinaire par un homme et par une femme. Le plus habile donneur de fêtes n'eût pas plus habilement gradué ses effets que ne venaient de le faire nos excellents hôtes. Ah ! madame, si je n'ai pas trouvé d'expressions pour vous peindre la cachucha, l'olé et le vito, n'espérez donc pas que j'essaie de vous donner une idée du fandango. Figurez-vous deux abeilles, deux papillons, deux colibris qui courent et volent l'un après l'autre, qui se croisent, se touchent du bout de l'aile, se croisent, bondissent ; deux ondines, qui, par une belle nuit de printemps, aux bords du lac, vont se jouant à la cime des roseaux, que leurs pieds diaphanes ne font point plier, puis qui, après mille tours, mille fuites, mille retours, s'approchent graduellement, au point que leur souffle se mêle, que leurs cheveux se confondent, que leurs lèvres s'effleurent. Ce baiser est le point culminant de la danse, trois fois il se renouvelle avec une aspiration croissante, à la troisième fois il a épuisé toutes les forces des deux danseurs. Et la danse s'évanouit, comme s'évanouiraient deux ondines rentrant dans leur lac.
Deux choses m'ont surtout frappé : c'est l'apathie complète dans laquelle tombent les danseuses aussitôt qu'elles ont dansé, puis le respect de tous ces hommes, qui, au milieu de leurs transports frénétiques, ne touchèrent pas une seule fois le bas de la robe de Pietra, d'Anita ou de Carmen.
La soirée finit à deux heures. Chaque danseuse jeta sa mante sur ses épaules, prit le bras de sa mère, salua, sortit et rentra chez elle à pied. Je rentrai à l'hôtel brisé d'émotions. Deux soirées bien différentes laissèrent un souvenir ineffaçable dans ma vie. La soirée de la chasse dans la sierra. La soirée du bal de Séville.
Le lendemain, je m'informai quelle espèce de souvenir on pouvait envoyer à ces dames. On me dit qu'elles refuseraient toute autre chose que des bonbons. J'allai au bazar français, il y a un bazar français à Séville, madame ; il est vrai que tout le monde y parle espagnol ; j'allai au bazar français, et j'achetai trois corbeilles de porcelaine que je fis emplir de bonbons, de fruits et de fleurs, et que je fis porter au domicile de ces dames.

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