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Chapitre XXXIII


Cordoue, 8.

A six heures nous étions sur pied ; notre toilette n'était pas longue à faire ; les actifs descendirent jusqu'à la petite fontaine, les paresseux se firent apporter de l'eau dans des plats et dans des casseroles. On mangea un morceau sur le pouce, et l'on partit. La même profusion de vivres avait présidé au déjeuner qu'au dîner de la veille ; on eût dit que les sacs, les outres, les barils étaient inépuisables. La chasse commença dans les mêmes conditions que la veille ; mais notre malheur de la veille nous poursuivit ; pour mon compte, durant toute la journée : je ne vis rien qu'un sanglier, qui me passa hors de portée ; en récompense, je dois lui rendre cette justice qu'il était au moins de la taille du sanglier de Calydon.
Mais, comme pour nous dédommager de cette pénurie de venaison, la nature étalait devant nous des splendeurs infinies ; tantôt c'était une vallée avec tous ses accidents d'ombres et de lumières, et ses étroites échappées au fond desquelles on voyait à travers un horizon bleuâtre un morceau de plaine avec quelque village pittoresque ou quelque maison de campagne isolée et perdue sous des orangers ; tantôt c'était une succession de prés qui faisaient une mer de verdure, aux vagues gigantesques, se perdant dans des horizons infinis, et tout cela par moments, silencieux, magnifique et solitaire en apparence, comme si jamais le pied de l'homme n'eût osé atteindre ces hauteurs.
Toute la journée se passa pour moi à suivre et à admirer cette succession de tableaux, plus merveilleux les uns que les autres, et, pour nos amis de la montagne, à s'entêter à la chasse. Les battues succédaient aux battues, la colère avait succédé à l'enthousiasme ; ils tenaient à réhabiliter leurs montagnes dans nos esprits ; pareil malheur, disaient-ils, n'avait jamais poursuivi une chasse dans la sierra.
Vers les quatre heures nous revînmes aux baraques ; on avait tué dans cette seconde journée un loup, deux chats sauvages et un second sanglier. Nous nous mîmes à l'oeuvre culinaire, dont chacun sentait l'importance ; en un instant les feux furent allumés, des tranches de venaison rôtirent, les oeufs brouillés se coagulèrent dans les casseroles, les foies de cerf et de sanglier sautèrent dans la poêle. L'intention de chacun était bien de partir aussitôt après le souper, afin d'être à Cordoue vers minuit ou une heure du matin ; mais au fur et à mesure que les estomacs se remplissaient, cette douce langueur qui s'empare des organes pendant la digestion nous visitait peu à peu ; puis le dîner dura plus longtemps qu'on ne s'y était attendu ; puis enfin la lune, sur laquelle nous avions compté pour nous tirer de tous les mauvais pas dont la route était semée, la lune se leva entourée d'un cercle de vapeur qui nous menaçait de nous enlever toute lumière avant une heure ou deux. Il fut donc décidé que cette nuit encore on coucherait dans les baraques, et que le lendemain, deux heures avant le jour, on se mettrait en route pour Cordoue.
Cette détermination interdisait toute fête pareille à celle de la veille ; d'ailleurs, deux soirées semblables ne se représentent pas ; d'ailleurs, la fatigue était là, criant comme les esclaves des triomphes antiques : « Souviens-toi que tu es mortel. » Chacun s'arrangea de son mieux dans son manteau, son burnous et sa mante, on veilla à ce que Giraud et Desbarolles, que je m'étais engagé par lettre à rendre à leurs familles avec l'usage de tous leurs membres, ne couchassent point dehors comme ils avaient fait la veille. On alluma d'immenses feux, autour desquels se couchèrent nos rabatteurs ; on fit l'appel des ânes et des mulets ; Paul compta son argenterie, et l'on s'endormit. A trois heures, on nous réveilla : c'était l'heure que nous avions indiquée la veille.
Pendant la nuit une résolution avait été prise. Ravez et les plus acharnés chasseurs, honteux du peu de résultats de la chasse, avaient résolu de rester encore une journée ; malheureusement ils nous avaient dit cela au moment où nous achevions de presser les dernières outres et de ronger la dernière carcasse de dinde, de sorte que nous les laissions avec quelques croûtes de pain et l'eau de la fontaine, voilà tout ; heureusement les vrais chasseurs n'y regardèrent pas de si près.
Nous prîmes congé de nos hôtes, lesquels avaient été pour nous, cette seconde nuit, d'une complaisance et d'une attention égale à la première. Je me détournais pour chercher dans ma bourse deux ou trois onces que je voulais distribuer aux rabatteurs, lorsque Paroldo, qui s'aperçut de mon intention, me mit la main sur le bras. « Que faites-vous ? me dit-il. – Vous le voyez bien, répondis-je. – C'est parce que je le vois, justement, que je vous le demande. – N'est-ce pas l'habitude en Espagne de payer les rabatteurs ? – Pas ceux-ci, du moins ; vous vous attireriez un refus, et vous gâteriez tout le bonheur que ces braves gens ont éprouvé à vous recevoir ; donnez-leur la main, si vous ne croyez pas trop déroger, mais la main seule. »
Je réintégrai mes onces dans ma poche, et je priai Paroldo d'être mon interprète auprès de nos hôtes. Ils insistèrent avec une mesure parfaite pour nous faire rester avec Ravez et les autres chasseurs ; mais, sur l'objection que je leur fis de la nécessité où j'étais de partir le lendemain pour Séville, ils s'inclinèrent en signe de regret. D'ailleurs Alexandre, de son côté, tenait fort à revenir à Cordoue, et il avait trouvé une foule de raisons pour me prouver qu'il était urgent que nous fussions de retour avant huit heures du matin. J'ai toujours beaucoup de déférence pour les raisons d'Alexandre, non pas précisément pour celles qu'il me donne, mais pour celles qu'il ne me donne pas. Je demeurai donc convaincu qu'un intérêt inconnu le rappelait à Cordoue, et je donnai le signal du départ.
Je ne vous dirai point pour vous attendrir, madame, que mes nouveaux amis et moi nous nous quittâmes en pleurant, non, les choses n'allèrent point jusque-là, mais néanmoins nos adieux eurent quelque chose de triste. Il était évident que nous ne reverrions jamais ces hommes de la montagne qui nous avaient si hospitalièrement reçus depuis deux jours, et qu'ils ne nous reverraient jamais. Or, je ne sais rien de profondément triste comme de se dire : « Voilà des hommes avec qui je vis depuis deux jours comme si je devais vivre avec eux des années encore ; nous avons chassé, mangé, dormi ensemble ; nous allons nous quitter dans cinq minutes, et quand le premier tournant de la route se sera placé entre eux et nous, quand nous les aurons perdus de vue, à partir de ce moment ce sera chose faite pour l'éternité, et nous ne nous reverrons plus. »
Quelque chose de pareil, quoique moins bien défini peut-être, se passait dans le coeur de ces hommes, car tandis qu'accompagnés de deux d'entre eux nous commencions à descendre le monticule assez élevé sur lequel était assis notre camp, ils ramassaient au foyer des tisons ardents qu'ils élevaient en les faisant flamboyer au-dessus de leurs têtes pour nous demeurer plus longtemps visibles dans la nuit.
Au bout de dix minutes, nous avions perdu les torches de vue, et cette éternité dont je vous parlais tout à l'heure, madame, nous séparait de ces amis d'un instant. Eh bien ! pendant cette éternité ou plutôt pendant la minute où cet atome pensant que je désigne orgueilleusement avec le mot moi marquera sa place dans l'éternité, cette excursion dans la Sierra Morena restera dans ma mémoire. Allez à Cordoue, messieurs les académiciens, messieurs les députés, messieurs les pairs de France, allez à Cordoue, messieurs les conseillers d'Etat, messieurs les secrétaires généraux, messieurs les ministres ; allez, et essayez de mettre vos cartes dans ces baraques de feuillage où l'hospitalité nous fut donnée à nous, et vous verrez de quelles façons Vos Majestés politiques y seront reçues.
Nous marchâmes deux heures à peu près avant que le premier rayon du jour se levât et je ne me rappelle rien de plus grave et de plus majestueux que ce passage nocturne à travers la montagne ; nous semblions une de ces caravanes si bien dépeintes par Cooper, qui cheminent silencieusement dans la nuit, et qui semblent craindre que le moindre bruit n'éveille quelque Peau- Rouge. Enfin, quelques lueurs rougeâtres pénétrèrent entre les arbres ; nous regagnâmes les premières cimes que nous avions franchies pour venir ; du haut des pitons les plus élevés, nous commençâmes à revoir les montagnes de l'horizon, puis la plaine, puis le Guadalquivir, puis Cordoue. Enfin, nous retrouvâmes à notre gauche ces précipices que nous avions trois jours auparavant laissés à notre droite ; nous revîmes nos croix, nous relûmes nos inscriptions ; à huit heures du matin nous quittions les dernières rampes de la sierra ; à neuf heures nous rentrions à Cordoue. Une course au clocher que nous fîmes à ânes, et qui fut gagnée par Boulanger, signala notre arrivée aux portes de la ville. Giraud, dans cette course, donna aux Cordovans le spectacle d'une chute qui parut les réjouir fort.
La journée se passa en dernières courses à travers la ville, et en préparatifs de départ ; quant à Alexandre, aussitôt arrivé il s'habilla et disparut, laissant à Eau de Benjoin, tout fier et encore étourdi d'avoir rapporté son argenterie intacte, le soin de faire ses malles. Cette confiance obstinée d'Alexandre en Eau de Benjoin lui coûtait généralement un pantalon, un gilet et deux ou trois chemises par ville. Je suis convaincu qu'on peut retrouver notre chemin de Bayonne à Tunis à la trace de nos hardes, comme le petit Poucet retrouvait le sien à l'aide de ses petits cailloux. Une difficulté s'offrait à notre départ : les voitures de Cordoue à Séville ne sont que des voitures de passage, et l'on ne peut y assurer de places. Or, nous étions sept, y compris Eau de Benjoin, et si peu que soient peuplées les voitures espagnoles, c'était nous bercer d'une trop douce illusion que d'espérer que nous trouverions sept places ensemble.
Nous allâmes en tout cas à la diligence et à la malle-poste retenir pour le lendemain tout ce qu'il y avait de places disponibles. Notre entrée dans Cordoue n'avait produit d'autre effet que celui de notre course et celui de la chute de Giraud ; on ne nous attendait pas, et quoique notre départ pour la sierra eût fort ému la population, notre retour était resté assez inaperçu ; mais tout en rentrant, nous avions annoncé pour le soir le retour de nos compagnons restés derrière nous, de sorte que vers les cinq heures, heure indiquée, lorsque nous-mêmes nous présentâmes, nous trouvâmes les portes littéralement encombrées. Au bout d'une demi-heure d'attente, et comme le crépuscule commençait à tomber, nous entendîmes, à un quart de lieue à peu près de la ville, les détonations de deux ou trois coups de fusil. C'étaient nos chasseurs qui annonçaient ainsi leur arrivée.
De grands cris répondirent à cette détonation ; la ville était à son poste. Les cornets sonnèrent.
Ces chasses dans la sierra se représentent quelquefois, et sont toujours pour la ville une grande occasion d'émoi. « Qu'avez-vous vu ? qu'avez-vous fait ? qu'avez-vous tué ? » Ces questions volent sur toutes les bouches ; la Sierra Morena est presque aussi inconnue de la plupart des habitants de Cordoue que l'était l'Amérique des habitants de Burgos, de Séville ou de Valladolid en 1491. Enfin, les coups de fusil se rapprochèrent, les premiers chasseurs parurent formant l'avant-garde et tirant des coups de fusil, sans autre intervalle que celui qu'il leur fallait pour charger et décharger leur arme ; entre eux et l'arrière-garde marchaient quatre ânes chargés de gibier et accompagnés de chasseurs à pied et sonnant de la trompe. Le gibier se composait de deux cerfs, d'une biche, de deux sangliers, et de deux chats sauvages gros comme des petits tigres. On avait recouvert de feuillages les portions que nous avions déjà mordues dans les sangliers et dans les chevreuils.
Les chasseurs de l'arrière-garde faisaient avec leurs escopettes une fusillade non moins bien nourrie que celle exécutée par les chasseurs de l'avant- garde. Les enfants de la ville accompagnaient le tout d'acclamations presque aussi bruyantes que les décharges réitérées des chasseurs. Toute cette caravane et la foule dont elle était accompagnée s'allongea pour franchir la porte comme dans un laminoir, puis la tête du serpent sembla trouver l'ouverture et s'engouffra sous la voûte pour reparaître de l'autre côté dans la rue presque aussi étroite que cette voûte. Dans la rue, les coups de fusil cessèrent, mais la population augmenta.
Le rendez-vous était à l'hôtel de las Diligensas. Pour nous faire honneur, on nous apportait le gibier, dont on nous offrait la meilleure part. Malheureusement nous étions décidés à partir le lendemain, et nous n'en pûmes profiter pour nous-mêmes. Nous nous contentâmes de faire dépecer un sanglier, et d'en envoyer les quatre épaules et le filet dans les quatre ou cinq maisons où nous avions été présentés. Nous avions fait préparer un souper qui ne fut pas inutile, nos malheureux chasseurs mouraient de faim ; dans l'ignorance où nous étions de leur séjour prolongé, nous avions tout bu et tout mangé la veille ; depuis la veille ils avaient vécu de croûtes de pain trempées dans l'eau. Contre toutes ses habitudes, à la fin du dîner, Alexandre s'éclipsa.
Nous nous séparâmes en remettant nos adieux au lendemain, et nous nous couchâmes. Alexandre manquait toujours. Vers une heure du matin nous fûmes réveillés par la pendule qui jouait un air. Cela me rassura ; au milieu de mon sommeil Alexandre était rentré.
Adieu, madame. Je vous écris les dernières lignes de cette lettre au milieu des adieux de nos compagnons. Il est midi, et nous venons d'apprendre qu'il existe une place disponible dans la malle-poste, mais qu'en insistant bien on donnera à l'un de nous le cabriolet du conducteur et quatre places dans la diligence. C'est tout ce qu'il nous faut. Vous connaissez la malléabilité de Paul ; on le ficellera comme un paquet, on le mettra sous la bâche, et une fois là, ce sera à lui de se déficeler avec un couteau comme fit votre pauvre ami Edmond Dantès, quand on le jeta du haut du château d'If à la mer. J'appelle Alexandre pour qu'il vienne se mettre avec moi à genoux au bas de cette lettre, mais Alexandre est redisparu. Ces absences m'ont bien l'air de cacher quelque mystère érotique qui se révélera en temps et lieu. Ma prochaine lettre sera datée de Séville.

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