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Chapitre XXXII


Cordoue.

Au bout d'une heure, comme nous avait dit notre guide, nous étions arrivés. La halte se fit au pied d'un piton ayant la forme d'un pain de sucre élargi à sa base. Ce piton était complètement couvert d'arbustes verts, arbousiers, lentisques, myrtes, s'élevant à la hauteur de quatre pieds à peu près, et laissant de place en place quelques rares clairières. Il pouvait dominer la plaine de quinze cents pieds à peu près. Il s'agissait pour nous d'enceindre la base de la montagne, tandis que nos compagnons, qui nous faisaient tous les honneurs de la chasse, monteraient sur le piton, et de là descendraient et se répandraient sur toutes les faces de la montagne et rabattant le gibier vers nous.
Nous vîmes nos rabatteurs monter sur une seule file, de ce pas lent, mais ferme et sans relâche, qui n'appartient qu'aux montagnards, puis ils couronnèrent la cime du cône, agitèrent tous ensemble leurs carabines avec un grand cri, lâchèrent leurs chiens et descendirent. L'aspect du pays était admirable, nous étions en pleine Sierra Morena, des vagues de verdure moutonnaient de tous côtés. La vue s'étendait assez loin avec de légères ondulations de terrain, et des découpures à l'horizon sur le ciel. On nous avait placés de distance en distance, avec une recommandation expresse de ne faire aucun bruit, de ne pas tirer les perdreaux, ni les lapins, gibier inutile, et de ne tirer surtout que devant nous, les chasseurs que nous avions à nos côtés et perdus dans les taillis étant un gibier de trop haute vénerie, même pour de nobles étrangers.
Chacun s'accroupit donc à la place désignée, et il fut convenu enfin que personne ne quitterait ladite place avant le ralliement universel. Plus les apprêts sont prévoyants, plus le danger paraît possible. Je ne laissai donc pas partir Alexandre sans lui avoir renouvelé particulièrement les recommandations générales, convaincu que j'étais qu'il n'en avait pas entendu un mot, ou que s'il les avait entendues il ne s'en rappelait pas une syllabe. Je le laissai enfin s'éloigner avec Eau de Benjoin, qu'il avait tenu à garder sans vouloir m'expliquer les causes de ce caprice insolite.
Alexandre cache sous son indifférence une diplomatie discrète dont j'eus la preuve avant la fin de la journée. Quant à Boulanger, qui, n'emportant que son album et ses crayons, s'était écrié : « Cela suffit pour esquisser l'animal féroce qui habite l'épaisseur des bois et que nous allons troubler dans ses retraites profondes. » Quant à Boulanger, que, malgré cette merveilleuse insouciance du danger, que j'ai si souvent remarquée en lui, son inexpérience de ces sortes de chasses pouvait exposer, je le fis mettre le plus près possible de moi.
Je dois même dire que je vis rarement des figures aussi étonnées que celles de nos placeurs quand, après avoir désigné à Boulanger l'endroit où il devait rester, ils le virent regarder le paysage, chercher un point de vue, mettre ses lunettes et tailler ses crayons. Desbarolles avait été confié à Giraud.
Vous dire, madame, à combien de portées de fusil du centre de la chasse nous avions exigé qu'on le plaçât, serait chose impossible. Tout ce que je puis certifier, c'est que je vis longtemps son chapeau andalous et sa carabine sillonner les taillis, puis je les voyais disparaître, je croyais notre ami arrêté, et dix minutes après je revoyais dans les profondeurs de l'horizon un petit point noir et un rayon lumineux surgir tout à coup et se frayer une route vers un but ignoré. C'était ledit Desbarolles qui marchait toujours, et que l'on ne trouvait jamais assez loin.
Rien n'était beau comme ce commencement de chasse si nouvelle. Pour nous, nous avions, avec nos couteaux, tonsuré la place que nous voulions occuper, et des branchages coupés nous nous étions fait un lit sur lequel nous attendions, étendus dans les plus indolentes poses, qu'un signal quelconque nous arrivât. Des arômes inconnus nous inondaient. Le large horizon, que j'ai essayé de vous décrire tout à l'heure, dépeuplé d'hommes, s'endormait dans un rayon de soleil de dix lieues. Ce repos immense était splendide à contempler. Ces maquis millénaires où nous passions par hasard, sans que rien dût y garder la trace de nos pas ; cette solitude éternelle que nous troublions un peu plus que le lièvre qui la traverse, un peu moins que le sanglier qui l'habite, qui nous laissait nous creuser un asile de quelques heures et de quelques pieds dans son épaisseur, et qui, nous partis, allait se refermer, et ne se souviendrait pas de nous ; cette montagne qui, troublée tant de fois de cris de mort, portait au milieu de ces arbres et abritait sous son ombre les preuves des meurtres dont elle était la complice, et qui, après avoir éteint tous les cris, avait recouvert les souvenirs de son éternel silence et son impitoyable sérénité, tout cela avait pour moi un caractère imposant.
Alors des réflexions qu'on s'est faites bien souvent, et qu'on se fera toujours, car étant vraies elles sont éternelles, me venaient à l'esprit. C'étaient d'abord le dédain superbe du bruit que font les hommes et qui est si peu de chose à côté de ce silence de Dieu ; puis le désir ardent et réel d'une vie retirée dans cette immensité, et le besoin de la contemplation quotidienne de ce spectacle consolant. Cet air qui me venait d'un horizon sans fin, chargé de senteurs intactes et que je respirais librement ; ce décor que je voyais pour la première fois, et qui était tellement beau que Dieu n'a besoin ni de personnages ni de passions humaines pour l'animer ; ces étendues sur lesquelles notre soleil, qui éclaire tous les tristes coins de notre civilisation, se lève tous les jours si souriant et si pur depuis six mille ans, tout jusqu'au travail mystérieux et inconnu des plantes et des insectes dorés, qui vivent et meurent, et se reproduisent sous le regard de ce ciel rayonnant, tout venait, avec un langage nouveau, m'apporter une extase inaccoutumée, et il me semblait voir passer au fond de cette scène immense tous ces élus du Seigneur qui se prirent tout à coup d'un grand amour pour la solitude, et qui se nomment ou saint Augustin, ou Madeleine, ou saint Jérôme.
Quant à moi, j'étais tellement plongé dans ces pensées, que je n'entrevoyais pas le retour au milieu de l'humanité dont je m'isolais pour un instant. Non seulement les yeux de mon corps, mais les yeux mêmes de ma pensée et de ma mémoire, ne recomposaient plus, derrière ces montagnes qui encadraient les vallées et bornaient l'horizon, la silhouette du Paris bruyant que nous avons déserté depuis un mois à peine ; il ne me semblait pas possible, séparé que j'étais par l'imagination du monde civilisé, que je pusse, après avoir franchi l'horizon, même en marchant toujours, retrouver autre chose que ce que je voyais. L'homme m'apparaissait donc bien petit, si grand qu'il fût, dans cet espace, et cependant de temps à autre toute cette nature se résumait pour moi dans une pensée, comme toutes les couleurs du soleil dans une goutte d'eau, et un vers de Virgile, d'Ovide, de Lamartine ou d'Hugo, ces grands paysagistes, me traversait l'esprit, reflétant tout ce paysage, de même qu'un miroir bien poli peut, dans un pied de largeur, refléter une étendue de vingt lieues.
Tout à coup une détonation se fit entendre, qui me tira brusquement de mon rêve. En un instant le tableau sembla se décomposer, car le poète s'était envolé, et il ne restait plus que le chasseur. Je sautai sur ma carabine, que j'avais laissée à mes pieds, et toutes mes pensées se fixèrent avec mes yeux sur le petit nuage de fumée bleue qui avait succédé à la détonation et qui s'élevait à ma gauche, c'est-à-dire du côté d'Alexandre. Je me cachai le plus possible et j'attendis. « Est-ce le sanglier terrible ou le cerf timide ? » me dit tout bas Boulanger, à qui par malheur un volume de Delille était tombé entre les mains, et qui, comme vous l'avez vu depuis deux ou trois jours, dorait son style de ces épithètes traditionnelles. « Silence », lui dis-je. Il se tut et continua son dessin.
Je n'entendis plus rien et ne vis personne, je crus que la bête était tuée et je me rassis ; mais il me sembla entendre tout à coup un léger bruit, doux et presque imperceptible, comme le frôlement d'une robe de soie dans les branches, je portai instinctivement les yeux devant moi, et je vis une biche qui, arrêtée et l'oreille tendue, semblait attendre du silence ou du bruit le conseil qui devait la guider à droite ou à gauche ; elle était hors de portée, et d'ailleurs j'ai horreur de tirer ces sortes de bêtes au posé. La chasse doit avoir l'air d'une lutte pour être amusante et excusable, et, à mon avis, il n'est ni amusant ni excusable de tirer une biche arrêtée, et qui sans défiance vous regarde.
Il ne doit plus y avoir d'autre lutte qu'une lutte de générosité entre l'animal et l'homme, et quel que soit mon amour-propre de chasseur, peut-être le plus fort de tous les amours-propres, il m'est arrivé bien souvent de faire de la générosité à huis clos, quand personne n'était là pour m'en railler, et de prendre plus de plaisir à voir se sauver une chevrette effrayée qu'à me faire le roi de la chasse en la tuant. A mon avis, on ne doit tirer un gibier que quand il y a des chances pour qu'on le manque. « C'est la biche timide », dis-je à Boulanger, et je la lui montrai. Boulanger joignit son lorgnon à ses lunettes, et après avoir contemplé la bête, me dit : « Puissions-nous nous réjouir ce soir autour de sa chair délicate ! »
La biche, accoutumée aux bruits de sa montagne, entendit, à ce qu'il paraît, un bruit inaccoutumé, car elle bondit, gravit la colline à ma droite, et je la vis comme une ombre passer dans un rayon de soleil et disparaître de l'autre côté de la colline Je me rassis. Une minute après j'entendis un coup de fusil dans la direction qu'elle avait prise.
« Ah ! ah ! je crois que la Parque a tranché ses jours », dit Boulanger avec un claquement de langue, qui montrait le respect qu'il avait pour les pressentiments de son estomac.
Je ne pus m'empêcher de sourire, et cependant cela me fit de la peine de penser qu'on avait peut-être tué cette pauvre biche que j'avais vue fuir avec tant de confiance. En effet, elle était morte, car j'entendis aussitôt s'élever de grands cris qui prouvaient qu'il n'y avait plus rien à faire du côté où nous étions, et qu'il fallait se rallier pour former un autre plan de chasse. Je me levai alors, ainsi que Boulanger.
Je vis tous nos camarades en faire autant, et les têtes, cachées jusque-là, éclore au milieu des taillis qui les dérobaient ; un point presque impossible à distinguer, si un canon de fusil reflétant le soleil ne l'eût éclairé de son reflet, tacha l'horizon vert ; ce point, c'était Desbarolles. Cependant, je cherchais un point plus noir, Eau de Benjoin, que je tremblais toujours qu'on ne prît pour un sanglier, à cause de l'uniforme de leur couleur ; mais d'Eau de Benjoin, point.
Alors, comme je reconnaissais distinctement tous nos compagnons, je cherchai Alexandre, bien sûr que, puisqu'il n'avait pas voulu se séparer de Paul, j'allais les retrouver ensemble ; mais d'Alexandre, point. Alors j'appelai de toute la voix dont le ciel m'a doué : « Paul ! Alexandre ! » Mais ma voix alla mourir étouffée dans la montagne, et ni Paul ni Alexandre ne parurent. « A qui diable en as-tu ? me dit Boulanger. – J'en ai après Alexandre, qui ne me répond pas. – Il va venir. – Je commence à être inquiet, lui dis-je. – Et pourquoi ? – Parce qu'on a tiré deux coups de fusil, et que je sais bien où le second a porté, mais que j'ignore où le premier a été se perdre. – Tu es fou, me dit Boulanger. Alexandre est dans la montagne, il monte et ne t'entend pas, voilà tout. – En attendant, allons au-devant de lui. »
Et je me mis à marcher dans la direction que j'avais vu prendre à Paul, et en continuant d'appeler Alexandre. Nos compagnons se joignirent à moi, et la montagne retentit d'Alexandre et d'Alexandre, criés et prononcés sur les tons et les dialectes les plus variés. Rien ne répondait ; cependant nous approchions de la place où il avait dû s'arrêter, et la chose allait réellement devenir inquiétante, quand, sur un lit de branches, très commodément préparé, nous aperçûmes Alexandre, qui, couché de tout son long, à côté de sa carabine désarmée, dormait d'un sommeil que je n'ai pas besoin de qualifier, puisque vous savez déjà à quel concert de cris il avait résisté.
A côté de lui, mais à une distance respectueuse, Eau de Benjoin, étendu sur le dos et la bouche entrouverte par un sourire de bien-être, dormait aussi ; l'aile des zéphyrs caressait doucement son visage de bronze, sur lequel le soleil, intercepté par quelques branches, se jouait folâtrement. Paul est réellement beau dans l'immobilité.
Je secouai Alexandre, qui se réveilla ; quant à Eau de Benjoin, il paraissait vouloir faire concurrence à Epiménides, et n'en être qu'à la première heure de son sommeil d'un demi-siècle. « Tu dors depuis longtemps ? dis-je à Alexandre. – Depuis que je suis là, me dit-il. – Et tu n'as rien vu, alors ? – Rien ; que voulais-tu que je visse ? – Un sanglier, un cerf. – Je n'y crois pas. – En tout cas, tu nous as fait bien peur. – Veux-tu prendre quelque chose ? – Comment prendre quelque chose ? – Oui, pour te remettre. – Tu es fou. – Pourquoi ? – Parce que nous n'avons pas de provisions avec nous. – Veux-tu manger, me dit-il, un morceau de pain et boire un verre de vin de Montilla ? – Je veux bien. – Ne fais pas de bruit »
Je vis Alexandre s'agenouiller près de Paul, tirer un des pans de l'habit du serviteur fidèle, et puiser dans la poche un fort beau pain andalous, puis, tournant de l'autre côté, il recommença le même exercice, et il tira de la seconde poche une énorme gourde pleine du vin promis. « Bois et mange, me dit-il. » Paul est tellement inhérent à sa gourde, qu'il se réveilla comme si on lui avait retiré une partie de son corps ; mais avant qu'il fût réveillé tout à fait, Alexandre avait remis la gourde vide dans la poche où il l'avait prise. « Je comprends pourquoi tu ne veux pas quitter Paul, lui dis-je. – Oui, me répondit-il, c'est un secret que j'ai surpris, et que nous gardons pour nous deux. Ne quittons plus Paul de la journée. – Mais sa gourde est vide et son pain est mangé, Paul nous devient par conséquent inutile. – Ne t'inquiète pas, le pain et le vin reparaîtront, comme dans Philémon et Baucis. – Où les prendra-t-il ? – Je l'ignore, mais dans une heure ses deux poches seront dans l'état où tu viens de les trouver. »
Pendant ce temps, Paul s'était réveillé tout à fait, et nous l'avions vu porter machinalement sa main, avec sa première pensée, à la poche de son habit. Le pain n'était pour Paul, à ce qu'il paraît, qu'une précaution de second ordre, car il se contenta de s'assurer de la présence de sa gourde, et ne s'occupa en aucune façon de l'autre poche. « J'ai dormi, dit-il, en se frottant les yeux et en montrant ses dents blanches, et il laissa retomber ses mains avec un regard qui semblait dire : « Maintenant que vous m'avez réveillé, nous n'avons plus besoin de rester ici ; pourquoi ne nous en allons-nous pas ? »
Je compris ce regard, et nous nous remîmes en route pour rejoindre nos compagnons, qui, ne sachant pas ce que nous faisions autour de Paul, venaient au-devant de nous. Un instant après, nous défilions un à un dans la montagne, et Eau de Benjoin venait, comme toujours, le dernier, à une demi-portée de fusil de Desbarolles, qui fermait la marche.
Une demi-heure après, nous avions tourné la montagne, et dirigé la chasse sur un autre point. Paul avait trouvé moyen de s'absenter pendant cette demi-heure, mais nous le retrouvâmes derrière nous quand on nous plaça. Cette fois, nous occupions le sommet d'une colline, et nous dominions une vallée qui s'étendait indéfiniment à droite.
Une colline jumelle, qui, sur la gauche, se réunissait à celle où nous étions placés, allait toujours en décroissant vers la droite, et finissait par se fondre dans une immense plaine. Les rabatteurs devaient nous rejeter le gibier en venant de face sur nous. Nous étions postés sur une même ligne, Maquet à peu près à l'endroit où les deux collines se joignaient, Alexandre et moi à sa droite, et nos compagnons de distance en distance, et perdus dans les taillis.
Je dois vous dire, madame, que Maquet nous rendit bien malheureux pendant cette seconde partie de la chasse. Il portait une vareuse d'un rouge éclatant, et une casquette noire, ce qui lui donnait de loin l'aspect d'un coquelicot colossal éclos tout à coup au milieu des lentisques de la montagne. Il nous était interdit de crier et de nous montrer ; mais Maquet, à qui l'on avait sans doute oublié de faire la même recommandation qu'à nous, ou que sa science insuffisante de la langue espagnole et de la chasse au sanglier avaient empêché de la comprendre, Maquet se tenait opiniâtrement debout, et nous faisait trembler que le cerf timide, comme dit Boulanger, ne s'enfuît à toutes jambes en l'apercevant, car il lui était facile de l'apercevoir, de quelque point qu'il vînt.
Nous fîmes tous les signes télégraphiques connus pour faire comprendre qu'il fallait se baisser, mais Maquet se méprit sur ces signes quand il les vit, car il ne les distingua pas d'abord. Nous avions beau, Alexandre et moi, agiter rapidement notre main de haut en bas ; la vareuse rouge tachait toujours la montagne d'un énorme mouvement rouge. Cependant le moment décisif était venu, et notre pantomime devint si expressive, que Maquet, nous voyant disparaître nous-mêmes, disparut à son tour. Nous venions de voir, descendant la colline qui nous faisait face, cinq biches qui, à la suite les unes des autres, semblaient vouloir traverser la vallée, but dont nous étions loin de les détourner. Elles passaient silencieusement dans les taillis, et de temps en temps un point fauve nous apparaissait, puis disparaissait tout à coup, et nous ne le revoyions plus qu'à une dizaine de pas plus loin ; mais les dix pas que la troupe avait faits avaient toujours été faits dans notre direction.
Alexandre, impatient comme tous les jeunes chasseurs, épaula, et mit en joue la première biche de la troupe. « Que diable fais-tu ? lui dis-je tout bas en abaissant le canon de sa carabine. – Je tire. – Mais malheureux, elles sont à six cents pas. – Eh bien ! Devisme prétend que sa carabine porte à huit cents, c'est deux cents pas d'acompte sur le premier gibier que je tirerai. – Laisse-les approcher, puisqu'elles viennent par ici, et Maquet, toi et moi, nous en aurons chacun une, tandis que Si tu tires à cette distance, tu vas manquer d'abord, et tu les fais sauver Dieu sait où. »
Alexandre remit sa carabine sur ses genoux, non sans quelque hésitation, et nous eûmes la satisfaction de voir notre compagnie de biches remonter la colline qu'elles descendaient, et fuir comme si elles avaient pu comprendre mes paroles ou deviner nos intentions. Je cherchais ce qui avait pu leur donner cette crainte ou ce pressentiment, quand, en portant les yeux à gauche, je revis Maquet éclos de nouveau dans les broussailles. Puis, je me tournai à droite, et j'entendis une détonation, et à mille pas de nous je vis fuir une des cinq bêtes qui, blessée, traînait visiblement une des jambes de derrière. A compter de ce moment, la chasse était finie. Nous nous remîmes en route pour nous rallier. Vous dire les regrets d'Alexandre, ce serait chose impossible.
Après quelques détours dans la montagne, et une marche de vingt minutes environ, nous nous trouvâmes réunis à nos rabatteurs, qui avaient allumé un grand feu en nous attendant. Alors arriva ce qui arrive toujours à des chasseurs qui n'ont rien tué pendant une chasse, et qui veulent au moins décharger leurs fusils sur quelque chose, et prouver que s'ils avaient eu l'occasion de tirer, ils auraient tué. Des paris s'établirent entre les carabines espagnoles et les carabines françaises; on alla placer une feuille de papier grande comme le rond d'un chapeau à cent pas de nous, en la fixant au bout d'une baguette plantée en terre, et chacun se mit en devoir de montrer son adresse. Hernandez tira et ébrécha la feuille. Ce furent des acclamations dans le camp espagnol.
Alexandre s'avança alors avec sa carabine, et se tournant vers moi, me dit : « Voilà la balle que tu m'as empêchée de tirer, vois si j'eusse manqué. »
Il épaula, visa avec soin, lâcha la détente, et le coup ne partit pas. Il arma de nouveau sa carabine, et trois fois la même plaisanterie se renouvela. Ce n'étaient plus des rires, c'étaient des convulsions dans les deux camps. « Elle vient pourtant de chez Devisme, nous dit-il en se retirant et en nous montrant sa carabine. – Elle est charmante, dit Paolo en examinant l'arme et en riant ; bien en main, bien gravée, bien propre ; c'est dommage qu'on ne puisse pas s'en servir. » Alexandre se retira honteux et confus.
« A ton tour, dit Giraud à Desbarolles, qui nous avait enfin rejoints, et qui essayait comme toujours de décharger sa carabine, ce à quoi il n'arrivait pas. – Non, je ne tire pas. – Tu vas tirer, cela t'apprendra à armer ta carabine quand tu vas en chasse ; et d'ailleurs il faut que tu soutiennes l'honneur français avec ta carabine espagnole ; c'est honteux pour Devisme, mais c'est ainsi. – Tu le veux absolument ? C'est que j'ai mis double charge aujourd'hui à cause des sangliers. – Tant pis. – Allons ! » dit Desbarolles avec sa résignation accoutumée ; et il ajusta pendant que nous nous écartions le plus possible de lui.
Une effroyable détonation courut dans tous les trous de la montagne ; nous ne sûmes jamais où était allée la balle ; quant à Desbarolles, il avait tourné sur lui-même en lâchant son arme et en portant la main à sa joue ornée d'une subite fluxion, puis il se mit à cracher le sang. Maquet, l'homme de précaution, tirant un flacon de sa poche, le lui fit respirer, pendant que Giraud lui tenait la tête, et que Hernandez lui offrait son cheval pour s'en aller. Il est inutile de dire que la troupe s'ébranla d'un rire immense. Ce fut au milieu de ce rire que je me mis en position.
Je dois dire, madame, qu'il cessa tout à coup, peut-être avec l'intention de recommencer ; mais comme l'honneur des Français reposait sur moi seul, après la défaite de Desbarolles et d'Alexandre, ma vanité me fit croire qu'on me redoutait, et qu'on faisait silence pour le grand événement qui se préparait. Je ne sais comment vous avouer modestement, madame, les félicitations que je reçus, quand, le coup parti, un des rabatteurs eut rapporté le papier traversé au milieu par la balle que je venais de tirer.
On me remit plutôt que je ne remontai sur l'âne modèle, et nous nous remîmes en route, les uns à pied, les autres sur leurs ânes, au milieu des rires, du bruit et des chants qui accompagnent toujours un retour de chasse. Enfin, après avoir traversé des sentiers d'une exiguïté fabuleuse, nous arrivâmes, non sans peine, à un plateau qu'entourait une vallée circulaire. Une grande quantité de nos compagnons, qui, naturellement plus familiers que nous avec la montagne, avaient pris des sentiers détournés, étaient arrivés avant nous au rendez-vous de chasse, et nous débarrassèrent de nos armes quand nous arrivâmes à notre tour.
La vue de la montagne était splendide du point où nous étions ; nous avions autour de nous trois huttes en paille et de formes pointues. Presque au milieu du plateau, un arbre entre les branches duquel on avait suspendu un sanglier tué à qui l'on avait ouvert le ventre pour lui prendre le foie, et qui bâillait devant nous son intérieur appétissant. Nos amis, mettant la main à la besogne, jetaient sur un feu commencé des brins de bois sec et des branches qu'ils ramassaient ou coupaient dans la vallée. Les provisions commençaient à rouler sur une immense nappe étendue à terre. Des casseroles immenses attendaient près du feu qu'on les occupât, et des rabatteurs plus paresseux ou plus fatigués faisaient déjà une ceinture humaine au bûcher réel de ce bivouac.
Ainsi sur un plateau de cent cinquante pieds de tour environ, la lune, la lumière, la joie, l'homme, puis à l'horizon où le soleil se couchait comme un pacha sur des nuages qu'on eût pris pour des coussins d'or, l'immensité, le calme, le repos, Dieu. Rien ne vivait dans la montagne que nous. Un de nos compagnons perdu dans la montagne avait manqué au ralliement, et de temps en temps on entendait s'élever dans les épaisseurs déjà ombreuses de l'horizon la voix plaintive de la corne dans laquelle il soufflait, et à laquelle répondaient les voix vibrantes de ceux qui l'appelaient auprès de nous. Puis le son éloigné se rapprocha dans la direction de ceux qui l'appelaient, comme si les voix eussent jeté un fil conducteur dans l'air et qu'il eût pu saisir ce fil ; enfin la corne se tut, et la voix humaine et distincte remplaça le hurlement rauque de l'instrument montagnard. Nous étions tous réunis du côté par où devait arriver le retardataire ; car pour nous Parisiens habitués aux soirées uniformes de Paris, tous ces détails avaient une poésie réelle et un véritable caractère. Enfin, dans les profondeurs de la vallée, chargée d'une ombre bleuâtre que les rayons du soleil n'étaient déjà plus assez forts pour percer, nous vîmes une ombre blanche se mouvoir, un dernier cri de ralliement et de reconnaissance se fit entendre, et une minute après notre compagnon était au milieu de nous et se mêlait aux préparatifs.
Le soleil, comme un père qui attendrait le retour de tous ses enfants pour se coucher, nous envoya son dernier sourire et descendit visiblement derrière l'horizon. La civilisation n'a plus de coucher de soleil. De temps en temps encore, quelque habitant du faubourg Saint-Germain voit, en sortant après son dîner, le soleil se coucher vis-à-vis Notre-Dame et incendier ses deux tours semblables à deux bras levés vers Dieu pour une prière éternelle ; mais c'est vraiment dans les solitudes que ces spectacles sont imposants, et les hommes, qui l'ont admiré depuis six mille ans, doivent admirer éternellement ce merveilleux sourire du Seigneur, qui dure tout un jour et embrase tout un monde. Notre journée était complète. Les horizons immenses et lumineux, ces détails étincelants de la lumière, avaient disparu. L'ombre comme un manteau de plomb couvrait le tableau du matin, et la montagne, d'autant plus grandiose, d'autant plus terrible qu'elle était mystérieuse, infranchissable et sans horizon, nous ensevelissait magnifiquement. D'immenses découpures nous entouraient, et au couchant un rayon rouge se tramait comme un serpent sur le sommet de ces découpures. On eût dit la dernière lueur d'une fête prête à s'éteindre, car ce rayon diminuant de plus en plus finit par disparaître tout à fait, et le chaos se fit.
Ce fut alors quand l'ombre nous eut enveloppés, si épaisse que le soleil qui devait la fondre nous semblait impossible, ce fut alors qu'à la lueur de notre feu les détails de notre isolement prirent un caractère étrange. Ces hommes couverts de costumes sombres, de peaux de bêtes, dont le visage bruni, violemment accentué par la barbe, s'éclairait à la flamme rouge du foyer, nous expliquèrent Goya. J'avais fait la cuisine, comme de coutume ; les foies d'un cerf et du sanglier tués avaient été préparés par moi, et étaient venus se joindre aux mets de toutes sortes répandus sur l'immense drap blanc jeté à terre. Des outres avaient été percées, et le vin avait abondamment coulé dans les jarres et dans les casseroles ; des barriques pleines d'olives avaient été défoncées et égrenaient leurs fruits verts ; des volailles que l'on ne découpait pas, que l'on s'arrachait, des jambons énormes couraient continuellement autour de la table.
Nous étions couchés les uns sur les autres, mangeant comme nous pouvions et mangeant tous bien ; les verres étaient pour la moitié de nous des paradoxes, les fourchettes des traditions perdues, les assiettes des contes de fées. De temps en temps une timbale apparaissait, une gourde roulait sur la nappe, et les petits-maîtres étaient libres de boire dans cette gourde ou cette timbale ; le repas était à la fois impossible et splendide. Ces immenses jarres de vin qui circulaient et qui, retirées vides, reparaissaient pleines un instant après, ces tonnes éventrées, cette profusion de mets, cette nappe rougie, ces cris, ces rires se croisant en tous sens, cette fraternité de la montagne, de la joie, de la faim, commencée aux derniers rayons du soleil couchant et continuée à la lumière ardente du foyer autour duquel nos rabatteurs dansaient et hurlaient comme des démons, ce bruit à rompre la tête qui se perdait tout à coup dans le silence voisin de la vallée, où le bruit d'une fontaine s'émiettant goutte à goutte était plus fort que lui, étaient pour moi et pour nous tous, qui nous trouvions pour la première fois à pareille fête, une nouveauté d'une impression indescriptible. Un détail qui ne contribuait pas peu à compléter étrangement le tableau que nous avions sous les yeux, c'étaient nos ânes et nos chevaux, auxquels on avait ôté leurs selles, et qui paissaient librement autour de nous. De temps à autre notre table était visitée par un des quadrupèdes familiers, qui, trouvant son repas insuffisant, venait réclamer sa part du nôtre, puis, chassé par nous, il s'éloignait d'un trot fatigué et restait dans les broussailles, à demi éclairé et immobile comme un être fantastique.
Cependant le besoin de l'eau s'était fait sentir, d'abord parce que le vin diminuait sensiblement et que la gaieté augmentait trop. Les domestiques s'en allaient donc de temps en temps à la source voisine, dont ils rapportaient sur leurs têtes des casseroles pleines d'une eau fraîche et pure, dans laquelle Boulanger s'obstinait à dire qu'il y avait des sangsues, et dont par conséquent il ne voulait pas boire. Je vous laisse, madame, à deviner la cause réelle de cette imputation, qui était une véritable calomnie. Enfin quand tout fut sinon épuisé, du moins violemment entamé ; quand on eut tant ri, tant bu, qu'on éprouva le besoin de rire et de boire debout, on se leva.
« On se leva », est peut-être une expression défectueuse, madame, car je dois avouer qu'il y en eut parmi nous pour qui les tentatives restèrent longtemps inutiles. Je dois parmi ces Silènes nouveaux signaler notre ami Boulanger, qui eut recours à la main de Giraud et d'Alexandre pour substituer à la position couchée la position verticale, la seule vraiment digne de l'homme civilisé. Alors, quand il fut debout, quand l'air frais du soir lui caressa le visage, mille joyeuses pensées chantèrent en lui : il fit des odes à Bacchus dont Horace eût été jaloux, des vers à des Délies ignorées, mais dont Catulle eût été fier ; il nous embrassa avec toute l'expansion d'un coeur ami arrosé d'un vin généreux ; il dansa même ; mais je suis forcé d'avouer qu'il reconnut bientôt l'impossibilité de cet exercice, et qu'appuyé d'un côté sur Desbarolles, de l'autre sur Maquet, il descendit le coteau au milieu des propos hilares, et revint, après avoir bu de cette eau tant méprisée, le front couronné des bruyères qu'il avait cueillies au bord de la route.
Cependant, madame, n'allez pas croire ce que je suis loin de vouloir faire supposer. Boulanger est, en voyage, d'une gaieté qu'il ne révèle à Paris qu'à ses intimes, et ce soir-là, il était tout naturel que cette gaieté s'augmentât de l'intimité générale ; certes, son esprit rendait en verve, en rires et en chansons, les arômes variés des vins différents que l'estomac avait reçus, mais c'était comme les parfums exhalés d'un vase dans le fond duquel on aurait jeté des fleurs. Une femme eût pu l'entendre, un enfant eût pu le conduire, et bénissant le ciel qui lui faisait une soirée si belle, il improvisait des couplets comme celui-ci :

          Dût ma chanson être blâmée,
          Je soutiens, c'est un fait connu,
          Que la femme doit être aimée,
          Et que le vin doit être bu.

Et je ne puis vous dire, madame, de quelle franchise la chanson était accompagnée par le chanteur, et avec quel enthousiasme elle était accueillie par ceux qui l'écoutaient. Nos hôtes paraissaient surtout flattés au dernier point de ce résultat, à peu près le même pour tous.
Pendant ce temps, la nappe avait été enlevée ; les mets étaient rentrés dans leurs caisses, et à la place où un quart d'heure auparavant nous soupions, des groupes joyeux s'étaient formés, éclairés de la flamme rouge du bûcher, les cigares brillaient comme des lucioles, nous continuions nos folies, et la nuit, sans lune mais toute sablée d'étoiles, enfermait toujours l'horizon dans son silence imposant et sa sereine majesté. Cependant, au milieu de la joie de chacun qui faisait un ensemble si complet, des notes de mandoline perçaient de temps en temps, et un choeur de voix vibrantes et de paroles sonores les accompagnait si bien, qu'au bout d'un certain temps le concert improvisé domina tous les autres bruits, et que toutes les bouches se turent, et qu'on écouta.
On chantait Los Toros, et je ne pourrai jamais vous dépeindre l'effet que cette harmonie sauvage et accentuée produisait au milieu de cette montagne sombre, sous ce ciel étoilé, et autour de ce feu dans les rayons lumineux duquel dansaient et chantaient nos rabatteurs, avec des rires et des gambades fantastiques. Nous savions tous sinon les paroles, du moins l'air de cette chanson si répandue en Espagne, et chacun mêla sa voix à la reprise du choeur, à la fin duquel de grands cris s'élevèrent, qui furent comme le signal de la folie universelle. La danse fut alors substituée au chant, l'accompagnateur se fit orchestre, et nos hôtes de la montagne commencèrent un fandango fabuleux qu'ils compliquaient de cris et de castagnettes ; on eût dit une ronde de démons.
Mais quand leur danse fut finie, il leur passa une bien autre idée par la tête : ce fut de nous faire danser à notre tour. Ils nous demandèrent la danse de notre pays, comme si notre pays cravaté avait une danse. Desbarolles essaya de leur faire comprendre que nos danses étaient insignifiantes, sans caractère, et que nous aurions l'air fort ridicules de venir danser un quadrille au milieu d'une montagne, et surtout après le ballet caractéristique qu'ils venaient de nous donner. Ils nous répondirent alors que notre pays passe pour le plus intelligent du monde, et qu'il est impossible qu'un pays intelligent, qui trouve une expression de tous ses sentiments, n'ait jamais trouvé cette expression facile de sa joie ; puis ils en vinrent à croire que nous les acceptions bien comme acteurs et que nous rougissions de leur donner le spectacle qu'ils nous donnaient. Il fallut se décider.
Desbarolles prit la guitare, car vous savez, madame, que Desbarolles a charmé sa jeunesse avec cet instrument, et qu'il en a gardé certains airs, qui dans une montagne, à minuit, et avec des étrangers, peuvent à peu près cadencer un quadrille comme celui qui allait avoir lieu. Boulanger, Maquet, Giraud et Alexandre se dévouèrent, et je n'ai pas assez des ombres de la nuit pour voiler à vos yeux le résultat chorégraphique de cette quadruple alliance. Je dois cependant mentionner qu'il y avait chez Maquet plus de bonne volonté que d'expérience, et chez Boulanger plus de gaieté que de pratique ; quant aux deux autres, ils avaient fait leurs classes, comme dit Arnal.
Le succès excuse tout, dit-on, c'est une maxime qu'on m'a souvent répondue dans des discussions littéraires, et que je me vois forcé d'appliquer à une étude que j'ignorais chez Giraud, mais que, je dois le dire, je soupçonnais chez mon fils. On faillit porter le quadrille en triomphe, et les deux femmes surtout, représentées par Boulanger et Giraud, eurent grand-peine à se soustraire à l'ovation proposée. Puis à peine la danse éteinte, nos hôtes, qui semblaient avoir renoncé au sommeil et disposés à passer la nuit dans ces bacchanales improvisées, offrirent une course de taureaux qui fut acceptée avec acclamation. Un d'eux, qui était toréro de sa profession, voulut faire l'animal, pour se venger sans doute une fois sur les autres des coups de corne réels qui lui avaient été destinés tant de fois.
Il entra dans une des huttes qui lui servit de toril, nous nous couchâmes au pied des nôtres, ceux-là mêmes qui étaient le plus paresseusement étendus autour du feu se redressèrent et la course commença. Rien n'y manquait ; des picadors au nombre de trois, montés sur les épaules de solides camarades, gardaient la gauche du toril, et les autres, leurs mouchoirs à la main, se tenaient à droite. Un des toréros sonna l'entrée avec un tel talent d'imitation, qu'on se fût cru au cirque, et le taureau humain se précipita sur les picadors ; en un instant il les eut culbutés ; il y en eut qui roulèrent dans le ravin avec leurs chevaux improvisés, et pendant cinq minutes il y eut un fouillis d'hommes, un concert de cris impossible à décrire ; quand le taureau fut resté seul, quand il eut terrassé tous les combattants, Giraud ne put y tenir, et prenant la mante de Desbarolles, il alla caper le taureau, ce qui eut le plus grand succès parmi nos compagnons, et ce qui clôtura les réjouissances de la montagne en laissant la dernière victoire aux Français.
Il était une heure du matin ; ce dernier exercice avait épuisé ce qui restait de force après une journée de chasse ; l'enthousiasme se ralentit ; Maquet, Alexandre et Giraud étaient déjà rentrés dans la hutte qu'on leur avait dévolue, les lits se faisaient, les derniers cigares avaient succédé aux dernières folies, le feu pâlissait, et nos rabatteurs, enveloppés dans leurs mantes, dormaient déjà pour la plupart ; ânes et chevaux étaient étendus çà et là dans les bruyères, et le silence de l'horizon envahissait peu à peu notre plateau. Un presque vrai lit m'avait été préparé par Hernandez et Paroldo, qui ne voulurent pas se coucher dans l'intérieur des cabanes, prétendant qu'ils aimaient mieux fumer à l'air. Je n'insistai pas longtemps, autant à cause de leur résolution fermement arrêtée qu'à cause de la superbe envie de dormir que je commençais à éprouver.
Hernandez et Paroldo se mirent à côté du foyer, et une demi-heure après je n'entendais plus, dans la somnolence où j'étais tombé, que le murmure de leur causerie nocturne, seul bruit qui se mêlait aux respirations généralement bruyantes des chasseurs fatigués. Je m'endormis à mon tour. Je ne sais combien de temps je dormis ; tout ce que je puis dire, c'est qu'il se fit dans les branches de ma cabane, et au-dessus même de ma tête, un bruit continu qui me réveilla ; on eût dit que quelqu'un faisait un trou dans mon toit de chaume. Je sortis de ma hutte, et je vis un cheval qui, réveillé par la faim, mangeait tranquillement ma maison. Je le chassai, et jetai alors un regard autour de moi. Hernandez et Paroldo avaient fini par s'endormir comme tous les autres ; le feu n'était plus qu'un monceau de cendres et la lune, qui s'était enfin levée dans le ciel sans nuage, frangeait d'un rayon d'argent les cimes lointaines de la sierra, et ce même rayon, devenu plus vague et plus mystérieux, éclairait la profondeur de la montagne.

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