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Chapitre XXIX


Cordoue, novembre.

Le lendemain, comme vous le pensez bien, madame, nous n'eûmes rien de plus pressé que de visiter la ville, qui nous avait apparu la veille sous l'aspect désavantageux des choses qui se montrent pour la première fois à des voyageurs lassés, altérés et maussades. Puis, mon avis à moi, et c'était aussi celui de mes compagnons, était qu'une ville gîtée comme Cordoue, aux pieds des montagnes qui la protègent de leur ombre, au bord d'un fleuve qui la berce de son murmure, peuplée de monuments qui l'éternisent de leurs souvenirs, ne pouvait pas être jugée tout de suite, sur ses rues un peu étroites et ses pavés un peu pointus. En conséquence, nous nous adjoignîmes Perez par droit de patrie, et Parolda par droit de conquête. Je n'ai pas besoin de vous décrire Perez, madame.
Perez est un Français forcé de rester à Cordoue ; or la ville où l'on est forcé de rester, loin de celle où l'on est né, est toujours une ville horrible. Il fallait donc à Perez toute sa complaisance compatriote pour nous faire admirer les beautés de la patrie de Sénèque. Puis, une chose que vous avez sans doute remarquée, madame, c'est le sentiment de joie et de bien-être qu'apportent à celui qui vit loin de sa patrie ceux qui arrivent de son pays. Il semble que l'air natal ne soit pas encore sorti des poumons, et pendant quelques instants l'exilé qu'on visite le respire dans vos paroles. Alors il questionne, il se rappelle ; ce n'est plus vous qui voyagez dans le pays où il vous reçoit, c'est lui qui retourne à la patrie que vous venez de quitter. Le paysage qui l'environne se décompose tout à coup, comme le dessin d'un kaléidoscope sous la main d'un enfant ; le ciel, si bleu qu'il soit, fait place au ciel parfois grisâtre du pays aimé, et guidé par le voyageur, qui s'étonne qu'on trouve tant de charmes au pays qu'il a eu tant de plaisir à quitter, momentanément il est vrai, l'exilé se promène dans son passé dont il compte toujours refaire son avenir. Rien n'est égoïste comme le voyageur qui vient toujours demander quelque chose et n'apporte jamais rien. Eh bien ! cependant, madame, le voyageur est pris d'un sentiment de tristesse infinie quand au milieu des incidents nouveaux d'un pays inconnu il trouve un compatriote qui, à cinq cents lieues de la terre mère, devient tout de suite un ami, et qui, dans cette nature pleine de nouveautés, de bizarreries et d'étonnements pour celui qui la quitte promptement, s'est taillé une vie d'abord nouvelle, puis accoutumée, puis uniforme, puis monotone à devenir triste, pour lequel toute chose a perdu son éclat premier, et qui au milieu de cette oasis enchantée, de ces arbres aux fruits d'or, sous ce ciel rayonnant, vous parle, les larmes dans les yeux, de son Paris boueux, de ses maisons régulières, et de ce ciel gris où, comme le disait un de nos spirituels amis, l'emploi du soleil est une sinécure.
Cependant, comme on se voit, comme on se serre la main à toute heure, comme on vit ensemble pendant quelques jours, comme à chaque souvenir qu'on rappelle il s'en exhale une bouffée d'air natal que l'exilé respire et qui lui emplit les poumons de l'âme, on oublie la tristesse de celui qui reste froid aux rayons de la joie de ceux qui arrivent. Ce n'est que lorsque le pauvre exilé voit, au bout de trois ou quatre jours qu'on a passés avec lui et qu'il croyait devoir être éternels, tant il les avait emplis de souvenirs et d'espérances, ce n'est que lorsqu'il voit les voyageurs faire leurs malles en chantant, n'ayant plus rien à voir du pays qu'ils quittent, et causant déjà de celui où ils vont, c'est alors qu'il devient vraiment triste, et que, le dos appuyé à la muraille, les yeux humides et fixés sur les préparatifs, il regrette le passage de ces égoïstes, qui ne lui ont apporté qu'une joie si pauvre, et vont le laisser, sans songer à regarder en arrière, dans un isolement d'autant plus vaste qu'il aura été un instant comblé.
Cependant la secousse a été forte, et l'exilé se figure qu'il ne pourra jamais reprendre sa vie d'autrefois, après cette inoculation momentanée de la vie des autres. Alors il éclaire la séparation d'un rêve d'avenir. Il vous assure qu'il viendra vous retrouver dans le pays que vous allez revoir, qu'il forcera les circonstances à vouloir ce qu'il veut ; il vous promet de vous écrire, vous supplie de lui répondre, et, le coeur soulagé, il vous accompagne à la voiture, où il vous embrasse en pleurant, et en s'occupant des moindres détails qui peuvent, il l'espère, retarder encore un peu le départ.
Cependant l'inexorable voix du postillon se fait entendre, la portière se ferme, les mains se pressent une dernière fois, et la voiture s'envole. On se salue encore de la voix, des yeux, du geste et du coeur ; puis, lorsque à l'angle de la route ou dans le nuage de poussière qu'elle soulève la voiture a disparu, l'ami nouveau déjà délaissé rentre chez lui avec une partie de son coeur qui le tiraille sur la route que la voiture parcourt, et qui est sa patrie par ceux qui la traversent. Quelque temps encore les voyageurs causent de celui qui les a si bien reçus ; on se fait une fête de le recevoir un jour ; puis les idées changent avec le paysage, la conversation reprend telle qu'elle était en entrant dans la ville ; on forme un corps si compact et si bien armé, que la mélancolie n'y peut pénétrer que par hasard et est forcée de se retirer vite ; on n'a que le temps de voyager et non d'être triste, et peu à peu l'exilé disparaît dans les mille détails de l'horizon qui s'efface, et lui-même n'ayant plus la présence des voyageurs pour alimenter ses projets, il reprend sa vie accoutumée, rêve de temps en temps à ceux qu'il a vus, et sous l'impression du souvenir, leur écrit une lettre qui leur arrive un jour au milieu d'impressions nouvelles, et réveille son nom, sinon mort, du moins endormi dans le coeur. Voilà ce qui nous est arrivé bien souvent, à nous qui avons beaucoup voyagé, et voilà ce qui doit nous arriver encore avec Perez, si les choses suivent leur cours ordinaire et périodique. Est-ce heureux ou malheureux ? tout ce que nous pouvons dire, c'est que c'est vrai.
Quant à Paroldo, madame, dont je serais heureux de vous peindre l'exquise distinction et la merveilleuse douceur, si je ne craignais que, de la place où je vous écris, cette lettre, après avoir passé par vos mains, n'arrivât jusqu'aux siennes, et n'intimidât sa sincère modestie ; quant à Paroldo, c'était presque un exilé comme Perez. Jamais visage plus bienveillant ne fut empreint d'une mélancolie plus continue. Paroldo n'est pas Français ni Espagnol, il est Italien ; mais Paroldo est venu en France, et il s'est fait, pendant les trois ans qu'il y a passés, une telle habitude et un tel besoin de notre pays, qu'en nous voyant venir il nous tendit la main comme à des compatriotes et nous parla de notre patrie comme de la sienne ; seulement, il nous en parlait avec toutes ses illusions de jeune homme, et comme d'un rêve qu'il aurait fait. Cette vie parisienne, bruyante, rapide, fantastique, à laquelle il était venu se mêler pendant trois ans, et qui n'apparaît que du côté brillant à ceux qui la traversent, s'était peut-être même un peu trop poétisée dans son ardente imagination. Paroldo a à Cordoue une famille qui ne peut se passer de lui, et qui tremble à sa moindre absence, qu'il aime, et dont il est inquiet quand il en est éloigné. Le désir de revoir Paris, la crainte de quitter des parents aimés se disputent donc éternellement notre nouvel ami ; mais comme le coeur est chez lui plus fort que le désir, l'amitié que le caprice, il reste ; mais il reste quelque peu mélancolique et les yeux tournés vers le pays d'où les hirondelles reviennent en septembre.
Voilà sur le premier plan les compagnons nouveaux que nous trouvons à Cordoue ; les autres, moins en rapport avec nous par la différence des langues, nous reçoivent cependant, comme je vous l'ai déjà écrit, madame, avec une cordialité toute sympathique. Bref, il fallait visiter la ville, car c'est là que nous en étions, je crois, au commencement de cette lettre ; et munis de crayons, accompagnés de Perez et de Paroldo, nous nous mîmes en route. Alexandre, qui ne sait pas plus voyager que s'il n'avait jamais franchi la barrière de l'Etoile, se croit toujours sur le bitume du boulevard Italien, de sorte qu'il se hasarde sur le pavé espagnol avec une chaussure d'une confiance folle. Il n'avait donc pas fait dix pas dans la rue de notre hôtel, qu'il faisait des bonds comme un chat qui passerait sur un brasier.
« Que diable avez-vous ? lui dit Perez, qui, habitué à tous ces petits clochers qui forment le pavage de la ville, n'en reçoit plus la moindre atteinte. – J'ai que votre ville m'entre dans les pieds, dit Alexandre, et que je me pave à l'envers. – Ce fut Abdérame II, répondit Perez, qui, dans le neuvième siècle, eut le premier l'idée de faire paver la ville. – Ce détail m'intéresse, mais ne me console pas, reprit Alexandre. – Mais si vous en avez beaucoup d'autres du même genre à nous donner, dis-je en m'adressant à Perez, moi, je me consolerai très vite en marchant sur le trottoir. – A votre service, me dit Perez ; voyons d'abord ce que nous avons à visiter, et je vous dirai tout ce que vous voudrez, quand vous serez en mesure de prendre des notes. – Où allons-nous maintenant ? – A la seule mosquée que le tremblement de terre de 1589 ait laissée à la ville, et qui fut bâtie l'an 170 de l'hégire par le roi Abdérame. – Allons ! » dit Desbarolles en prenant ces deux dates en note.
Quelques minutes après, nous étions arrêtés, et nous entrions par une cour qui a cent quatre-vingts pieds environ, et qui, prise sur la longueur de l'édifice, précède l'entrée du monument. Un bassin de marbre, avec une fontaine incessante, occupe le milieu de cette cour, pleine de palmiers, de citronniers, de cyprès et d'orangers, qui, à l'heure où je vous écris, sont chargés de fruits qu'ils laissent retomber au bout de leurs branches fatiguées. Quand nous entrâmes, un large rayon de soleil éclairait le mur qui fait face à l'entrée de la mosquée, et des Espagnols, assis dans les plus nonchalantes poses, fumaient en regardant des enfants bruns et veloutés qui barbotaient autour du bassin ; joignez à cela, madame, des oiseaux sans nombre, répandant sur les oisifs et sur les promeneurs leur concert qui s'endort le soir au murmure de la fontaine, qui, comme je viens de vous le dire, ne s'endort jamais. Il y a hors de l'édifice un éblouissement d'harmonie, de soleil et de parfums ; et le contraste est étrange quand une fois on pénètre dans l'intérieur du monument.
Vous avez quelquefois fait des rêves fantastiques, madame ; vous vous trouviez dans un édifice immense, dont le cintre reposait sur des milliers de colonnes si légères, qu'il vous semblait qu'on les eût fait disparaître avec un souffle. Entre le sol et le cintre une pénombre fraîche et parfumée, que traversait de temps en temps un rayon de soleil, qui, après s'être heurté sur cinq ou six colonnes, qu'il léchait de sa flamme blanche, venait s'étendre paresseusement sur les dalles. Des personnages inconnus passaient de temps en temps, puis ils disparaissaient comme des fantômes, sans que vous pussiez retrouver la porte par où ils étaient sortis. A l'étrangeté de la première impression, succédait bientôt chez vous une impression plus calme ; vous n'aviez plus envie de sortir de votre rêve si fantastiquement encadré ; vous le visitiez dans ses détails, et vous trouviez de grandes chapelles, dans les dentelures de pierre desquelles le jour nuancé par des vitraux magnifiques venait se jouer et rire, et dans l'ombre, vous aperceviez quelque grande figure de Christ, de Vierge ou d'apôtre, qui vous attirait à elle par une fascination pieuse ; vous vous agenouilliez, et quand vous releviez le front, vous étiez éblouie par quelque grande mosaïque d'or où serpentait une page du Coran, ou vous vous heurtiez les genoux au tombeau de marbre de quelque chef arabe, à qui le christianisme avait bien voulu continuer l'hospitalité de la tombe.
Une musique solennelle, invisible, grandiose, chrétienne enfin, s'élevait tout à coup, du milieu de l'édifice, et, comme un reflux d'harmonie, se répandait à travers les colonnes, les chapelles, et vous inondait le coeur d'extase et de prière ; le jour s'en augmentait, tout un monde de pensées en surgissait tout à coup, et vous entrevoyiez dans cette église, sombre auparavant, d'un côté La Mecque délaissée, de l'autre, le Calvaire rayonnant. Puis, une porte s'ouvrait, une large bouffée de soleil et d'air vous rafraîchissait le front ; vous vous réveilliez en sursaut, et vous voyiez le jour qui, triomphant de vos rideaux de satin, venait s'abattre joyeusement sur votre couche, et vous conseiller le réveil.
Vous passiez alors la main sur votre front, et croyiez avoir fait un rêve, c'était tout simplement Dieu qui avait doré votre sommeil d'une réalité, et qui, rapprochant l'horizon, vous avait fait voir, sous un magnétisme divin, la mosquée de Cordoue. Ce que vous avez vu, nous le touchions, et nos impressions étaient deux fois les vôtres.
Figurez-vous, en effet, pour passer de l'ensemble au détail, figurez-vous une salle immense, avec dix-neuf nefs de trois cent cinquante pieds de long et de quatorze de large, courant du sud au nord, et dix-neuf autres nefs se prolongeant de l'est à l'ouest, dans la largeur du temple ; formez ces nefs avec des rangs de colonnes de jaspe, de marbre rouge, jaune et bleu, qui se croisent de différentes façons, selon la porte par laquelle on entre, et qui cachent les six entrées de l'édifice, et sur l'une de ces colonnes, une petite grille de fer avec une lampe qui éclaire toujours un Christ en croix, incrusté dans la colonne, et qu'un chrétien, esclave chez les Maures, et attaché, dit on, à ce pilier, creusa avec son ongle seul.
Au milieu, s'élève une grande chapelle, qu'en 1828 le chapitre obtint du roi. Malgré les oppositions de la ville de bâtir au sein de la mosquée, il fallut pour la former abattre ou envelopper de maçonnerie une grande quantité de colonnes. Autre part que là, cette chapelle serait une belle chose ; mais quoique nous soyons trop chrétiens pour regretter la domination du christianisme, nous sommes trop artistes pour ne pas déplorer que cette domination se soit manifestée en architecture Renaissance dans une mosquée dont l'intégrale conservation eût fait un monument unique en Europe.
Cordoue, du reste, après avoir rejeté le turban, ne se contenta pas de l'auréole chrétienne, et prise d'un fanatisme religieux, il lui fallut la couronne du martyre ; ce fut surtout dans le neuvième siècle que ce zèle pour la foi se révéla, au point que les chrétiens, pour devenir martyrs, insultaient la religion des Maures, et qu'en 850 on fut forcé d'assembler un concile composé d'évêques, qui tous étaient habitants des Etats du roi Abdérame, et qui décidèrent qu'on ne regarderait pas comme martyrs ceux qui, sans nécessité, se faisaient donner la mort en attaquant la religion mahométane.
En sortant de la mosquée, nous allâmes visiter le cirque, qui, petit et coquettement repeint, est un des plus vantés de l'Andalousie, car il ne suffit pas à un cirque d'être grand pour être beau, c'est même un défaut que l'étendue : plus il est petit, plus le danger est réel ; plus il y a de danger, plus les spectateurs sont contents, car si vous veniez en Espagne, madame, vous subiriez l'impression commune à tout le monde. La première course que vous verriez vous épouvanterait, et le premier taureau tué, vous jureriez de ne jamais revoir un spectacle aussi barbare. A partir du quatrième taureau, vous commenceriez à les compter, et au huitième, vous mêleriez votre voix charmante au peuple qui demanderait otro toro, c'est-à-dire un taureau de surplus. Vous attendriez impatiemment les courses suivantes, et vous en parleriez toute la semaine ; puis, vous ne feriez plus attention aux chevaux éventrés, le danger des hommes ne vous effrayerait même pas, et un beau jour vous seriez tout étonnée d'avoir vu tuer un picador ou un chulo sans quitter la course pour cela. Eh bien ! je vous le répète, madame, plus le cirque est petit, plus il y a de chance de voir tuer un homme, plus, par conséquent, il y a de chances pour s'amuser quand on est Espagnol ou femme.
« Maintenant, voulez-vous voir ­ehra ? nous dit Perez quand nous eûmes visité le cirque. – Qu'est-ce que ­ehra ? nous écriâmes-nous. – ­ehra, reprit Perez, est ou plutôt était une ville bâtie par Abdérame II, à deux milles de Cordoue, au pied des montagnes. Oh ! Cordoue n'a pas toujours été telle que vous la voyez, et la révolution qui la fit passer des mains des khalifes de Damas au pouvoir d'Abdérame fut une révolution plus heureuse pour elle que bien des révolutions que nous avons vues depuis. Il faut vous dire qu'à cette époque, Cordoue logeait deux cent mille maisons, lesquelles étaient parfaitement pleines ; il y avait neuf cents bains publics ; vous ne vous en douteriez pas, vous que j'ai trouvés hier forcés de vous laver dans des assiettes. Le prince avait un sérail, comme bien vous pensez, et ce sérail se composait, tant en esclaves qu'en concubines et en eunuques, de six mille trois cents personnes ; cependant, parmi ces esclaves, il y en avait une favorite que l'on nommait ­ehra. Or, si beau, si riche, si parfumé que fût le sérail, Abdérame ne le trouvait pas digne de ­ehra ; il rêva donc une habitation plus commode pour elle et voici ce qu'il imagina. Le sérail étant trop peu pour la favorite, un palais n'eût pas été assez ; c'était donc une ville entière qu'il lui fallait. A deux milles d'ici, comme je vous le disais tout à l'heure, Abdérame choisit un emplacement merveilleusement privilégié, et la ville rêvée s'éleva comme par enchantement ; il y eut un palais principal, qui se contenta de douze mille colonnes de granit et de marbre d'Egypte ; il est bien entendu que les murs de la salle principale étaient couverts d'ornements en or, et que des animaux de ce métal y versaient, comme les simples lions de l'Institut, de l'eau dans un bassin d'albâtre ; il y avait dans ce palais un pavillon où Abdérame et ­ehra passaient les soirées ensemble : ce pavillon, éclairé de cent lampes de cristal pleines d'huiles odoriférantes, mêlait à ces ornements d'or des ornements d'acier et de pierres précieuses. Enfin, la ville qui entourait ce palais faisait serpenter dans les rues des ruisseaux d'eau transparente comme du cristal, qui répandaient une fraîcheur éternelle ; des fontaines, des terrasses, des fleurs, des orangers, des chants, des danses, représentaient une somme de soixante-quinze millions, qu'Abdérame avait dépensée là pour ­ehra, c'est-à-dire les deux tiers de ce que Louis XIV dépensa pour La Vallière. – Et que reste-t-il de cette ville ? demandai-je à Perez. – Il en reste le souvenir, me répondit-il ; rebâtissez-la si vous voulez dans votre imagination de poète, et ce sera la première fois qu'elle aura été bâtie. – La mosquée est splendide, dit Giraud ; la tradition est magnifique. ­ehra était une femme superbe, j'en suis convaincu : mais à cette heure toutes nos imaginations ne doivent se reporter que sur le dîner, qui ne sera, je l'espère, ni une tradition ni un rêve. » Quand Giraud avait vu à l'horloge de son appétit qu'il était temps de dîner, il fallait se soumettre à Giraud. Nous nous soumîmes. Perez et Paroldo furent des nôtres, et comme la conversation retomba sur les armes qu'on venait de rapporter de chez l'armurier, Alexandre s'écria que depuis qu'il était en Espagne il n'avait encore tiré à balle que des dindons, et que c'était bien humiliant pour un Français et une carabine de Devisme. Il demanda donc si le sanglier de la Sierra Morena était un mythe comme les sangliers de France ; et dans le cas où il existerait, s'il y aurait un moyen facile de faire une chasse dans la montagne. Paroldo, Perez, et quelques-uns de leurs amis qui étaient venus les rejoindre et nous faire visite, se regardèrent avec des hé ! hé ! douteux. « En avez-vous bien envie ? dit Paroldo après avoir recueilli tous les regards de ses amis. – Certainement, s'écrièrent six voix qui étaient les nôtres, et au milieu desquelles vibrait la voix de Desbarolles, qui allait enfin pouvoir utiliser sa carabine. – Ah ! pardieu ! dit Boulanger, cela se trouve bien ; je n'ai jamais vu de sangliers que chez les charcutiers, et encore ils avaient des défenses en sucre et des yeux en pistache, de sorte que je ne serai pas fâché d'en voir un de près, pour me faire une idée exacte de cet animal au poil hérissé, mais à la chair savoureuse. – Ah ! que tu parles bien ! s'écria Alexandre, que l'idée de la chasse transportait d'aise ; mais suspends tes discours, que nous en revenions aux projets de demain. – Je tremble fort qu'il n'y ait quelque empêchement, dis-je, et que, comme toujours, Alexandre n'ait été indiscret. – Je n'y vois pas d'obstacle, reprit Paroldo, sinon que la sierra n'est pas toujours sûre. – Quelques petits voleurs ? demandai-je, toujours les voleurs ? – Hum ! j'y ai été arrêté, moi, dans la sierra, dit Paroldo. – Moi aussi ! – Moi aussi ! »
Il y eut des « moi aussi » qui éclatèrent tout le long de la table, et partout où il y avait une bouche espagnole. « Ceci n'est plus une enseigne de charcutier, dit Boulanger ; il paraît que nous allons voir Matalabos fils ; je dirai cela à Hugo, cela lui fera plaisir. – Enfin, sont-ce des voleurs ? reprit Desbarolles ; c'est qu'alors je mettrais deux balles dans ma carabine. – Oui, avec cela qu'elle ne repousse pas suffisamment, dit Giraud. – Ecoutez, dit Paroldo ; vous êtes nos hôtes, nous répondons de vous ; j'ai trouvé un moyen. – Lequel ? – C'est de les prendre pour rabatteurs. – Qui, les voleurs ? – Je ne dis pas qu'il y aie des voleurs, moi, fit Paroldo, qui ne voulait pas se compromettre. – Mais vous dites les prendre pour rabatteurs, qui est-ce les ? – Les... ce sont eux, fit Paroldo en riant. »
La raison nous parut suffisante, et nous n'en demandâmes pas davantage. « Ecoutez, reprit Juan, car Paroldo s'appelait Juan, tout comme l'amant d'Haydée, écoutez ; montez dans vos chambres, dormez bien et vite ; nous allons au Casino, nous tâchons de réunir nos amis et tout ce qu'il faut, et demain, à quatre heures du matin, nous venons vous réveiller si tout est prêt, sinon nous venons déjeuner avec vous à dix. » Il y eut un : « C'est convenu » général. En conséquence de cette résolution, nous remontâmes dans nos chambres ; chacun prépara ses guêtres, son fusil, et tous les ustensiles de chasse. Il n'y eut qu'Alexandre qui ne prépara rien ; mais en revanche, à peine commencions-nous à nous endormir, qu'il se leva sur la pointe du pied et alla tira la ficelle d'une pendule à musique qui décorait notre chambre, et qui se mit incontinent à jouer la polka de Herz.
Je n'ai naturellement pas besoin de vous dire, madame, que rien n'est faux, monotone et agaçant comme cette horrible pendule à musique ; mais ce que vous ne savez pas, c'est qu'il ne se passait pas d'heure qu'Alexandre ne nous fît au moins une fois cette atroce plaisanterie. Le jour, ce n'était encore rien ; mais la nuit ! Malheureusement ce soir-là Alexandre avait pris du café ; quand il a pris du café, Alexandre ne peut pas dormir, et quand il ne peut pas dormir, Alexandre ne trouve rien de plus amusant que d'empêcher de dormir les autres.
Dieu vous préserve, madame, et d'Alexandre et des pendules à musique.

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