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Chapitre XXV


Cordoue.

Ce départ avait lieu le dimanche 2 novembre, madame, par un beau temps quoiqu'un peu couvert ; quelques nuages, égarés à la suite de l'orage de la veille, couraient transparents à la surface du ciel, et laissaient entrevoir à travers leur tissu floconneux les étoiles, qui apparaissaient brillantes dès qu'ils étaient passés.
La route se déroulait devant nous à peine tracée sur un sol rougeâtre et écorché ; à droite et à gauche de cette route s'étendait la plaine, toute hérissée de chardons et d'herbes parasites ; il était évident que l'agriculture n'était pas la principale occupation des habitants d'Alcala Réal. Le chemin allait en montant. Tout le monde était gai et chantant ; le malaise et la mauvaise humeur de la veille avaient disparu avec le sommeil de la nuit ; on se faisait une fête de chasser toute la journée ; les mauviettes avaient été trouvées excellentes.
En arrivant au sommet du premier monticule, nous embrassâmes un assez vaste horizon tout bosselé de collines ; une ligne rougeâtre, interceptée de place en place par la crête des montagnes, rayait le ciel, jetant quelques rayons lumineux au front de tous ces sommets, et laissant le reste dans cette obscurité matinale que l'on sent être le dernier effort de la nuit contre le jour, de l'ombre contre la lumière. Peu à peu ce reste d'ombre se dissipa, et le soleil apparut radieux.
Aussitôt, madame, ce fut un concert charmant ; tout se mit à chanter dans la nature, depuis la perdrix remisée dans son sillon jusqu'à l'alouette qui dans son vol vertical allait disparaître au ciel. Il n'y eut pas jusqu'au cheval d'Alexandre, jusqu'au malheureux Acca, lequel, jusque-là, l'oeil morne et la tête baissée, comme les chevaux d'Hippolyte, avait suivi les mules, qui retrouvant un peu de vieux sang andalous sous l'éperon français se mit à longer les flancs pour prendre la tête de colonne.
Cela rendit à Alexandre quelque espoir de pouvoir reprendre avec Acca dans la journée ses exercices de voltige, interrompus la veille par les observation judicieuses de nos arriéros. Cependant nos muletiers ne furent pas dupes de ce reste de flamme ; ils le regardèrent passer avec étonnement, mais quand il fut passé, ils secouèrent la tête en gens qui ne sont pas dupes de cette suprême démonstration. Je vis le geste, et je conseillai à Alexandre de substituer le plaisir de la chasse à l'exercice de l'équitation.
Il jeta un coup d'oeil interrogateur à Maquet ; Maquet sauta en bas de sa mule, Alexandre en bas de son cheval, et tous deux prenant leurs fusils se jetèrent sur les ailes, comme deux tirailleurs qui vont éclairer le corps d'armée.
« Ne vous écartez pas, senores, ne vous écartez pas, crièrent les muletiers, nous devons arriver de jour à Castro del Rio. »
J'ai déjà eu l'honneur de vous dire, madame, que je ne comprenais point cette nécessité d'arriver de jour ; mais ayant échoué dans l'explication que j'avais demandée, je ne tentai pas même une nouvelle épreuve. Rien ne peut vous donner une idée de ces grands paysages d'Espagne, madame, de ces horizons nus, sans un arbre, sans une maison, sans un coin de culture qui dénonce la civilisation : on dirait une terre vierge et solitaire, depuis le jour où elle est sortie des mains de Dieu ; cette absence de toute vie, de toute végétation, donne aux aspects une âpreté qui double leur grandeur, tout s'empreint du caractère des lieux, même les esprits les plus rebelles, et il ne fallait rien de moins que l'individualité française six fois répétée en nous pour résister à cette teinte de tristesse et de sauvagerie que le sol sur lequel on marche semble refléter sur le voyageur.
Nous marchâmes six heures ainsi, sans voir autre chose que des montagnes, des chardons, du sable et des roches ; quoique nous fussions au 2 novembre, la chaleur était étouffante, et à chaque instant nous avions recours à nos outres, pendues comme deux fontes à droite et à gauche du garrot de la mule de Paul, lequel Paul était attaché lui-même à sa mule, comme une troisième outre, afin d'éviter cette multiplicité de chutes, non pas dangereuses, Dieu merci ! grâce à l'élasticité de la matière inconnue dont Paul est composé, mais contrariante par le temps qu'elle faisait perdre.
Enfin, sur les onze heures, nous aperçûmes sur un petit plateau cinq ou six maisons rangées parallèlement et formant avec la route que nous suivions un angle droit. De l'autre côté de la route était une fontaine entourée d'un abreuvoir ; quelques haies jaunes et nues joignaient les unes aux autres ces maisons, échelonnées sur un seul rang. Nous étions si bien convaincus que c'était dans ce petit hameau sans nom que nous devions nous arrêter, que nous ne nous en informâmes même point ; aussi notre étonnement fut-il grand quand nos arriéros, après avoir fait boire leurs mules à la fontaine, nous saluèrent du sacramentel « Vamos, vamos ».
Il faut le dire, jamais injonction lancée avec tant d'assurance n'eut si peu de succès, le malencontreux accusatif fut salué d'une réprobation générale, et il fut déclaré aux deux guides qu'ils pouvaient suivre leur chemin si bon leur semblait, mais que quant à nous, nous ne nous remettrions en route que suffisamment ravitaillés. Les grandes résolutions imposent toujours un certain respect à ceux à qui elles sont exprimées ; nos muletiers baissèrent la tête, et nous suivirent, les bras pendants dans la nouvelle direction que nous imprimions à nos montures.
Nous mîmes pied à terre en face de la maison la plus apparente, et Desbarolles fut détaché pour prendre langue avec les naturels du pays. Les naturels se composaient de cinq ou six hommes et d'autant de femmes, immobiles sur le seuil de leurs portes ; ils regardaient avec étonnement cette caravane composée d'hommes mis pour eux d'une façon aussi étrange que le sont pour nous les Chinois ou les Hottentots ; nos burnous ou les capuchons adaptés à nos vestes de voyage avaient surtout le privilège d'exciter leur hilarité. Ils nous prenaient pour des moines, et grâce aux nouvelles idées courantes en Espagne, ils paraissaient avoir bonne envie de nous lapider ; heureusement que chacun de nous, comme ces frocards de la Ligue que se plaît à décrire le Journal de l'Etoile, avait un fusil à l'épaule et un cor de chasse au côté ; cette circonstance seule, j'en suis certain, nous sauva de l'anathème qui poursuit en Espagne le capuchon, sous quelque forme qu'il se présente. Il va sans dire que lorsque nous parlâmes d'auberge et de déjeuner, on rit bien plus fort qu'on n'avait ri en voyant nos burnous.
Enfin Desbarolles, à force de marivaudages, obtint d'une brave femme qu'elle nous prêterait sa maison et les quelques ustensiles de cuisine qu'elle contenait ; mais d'aliments quelconques à mettre dans ces ustensiles, il n'en était point question. Chacun de nous se jeta dans la campagne pour tâcher de découvrir quelques vivres : on apercevait de loin nos chasseurs qui arrivaient à grands pas de l'air le plus satisfait du monde. On leur fît signe de hâter leur course, et ils passèrent du trot au galop. Je fis cent pas au-devant d'eux : ils avaient été d'une maladresse insigne, et, malgré un feu très bien nourri que nous avions entendu, ils ne rapportaient absolument rien : ils prétendirent avoir tiré sur des pierres pour s'amuser.
Pendant ce temps, nos fourriers regagnaient le gros de la troupe, l'oreille basse ; Boulanger seul, par ses manières engageantes, avait obtenu un pain et six oeufs ; Desbarolles avait demandé de la salade, on l'avait fait répéter trois fois, et on lui avait répondu qu'on ne connaissait point cela. De leur côté, les chasseurs avaient très faim.
En ce moment, madame, nous vîmes comme la veille poindre au-dessus d'un monticule un chapeau, une tête, puis un corps ; nous reconnûmes la Providence à cette manière de nous apparaître ; comme la veille, elle tenait un lièvre à la main. La pauvre Providence, comme vous le voyez, madame, n'était pas variée dans ses moyens, mais elle n'avait pas besoin de cela pour faire son effet.Elle fut saluée par des cris de joie, auxquels Maquet imposa silence ; on se rappelle que la Providence ne donnait pas ses lièvres pour rien ; ils n'étaient pas chers, c'est vrai, mais tout se corrompt dans ce monde, et elle pouvait, en voyant nos besoins, hausser ses prix, ce qui aurait fini par revenir au même que s'il n'y avait pas eu de Providence.
Mais nous avions eu tort de douter de la déesse, elle se montra bonne fille, et moyennant une piécette, nous eûmes notre lièvre ; c'était son prix, à ce qu'il paraît. Ce lièvre fut immédiatement dépouillé, dépecé et mis en civet ; toutes ces hésitations, toutes ces recherches, toute cette cuisine, nous avaient pris deux heures. Nos muletiers paraissaient bouillir d'impatience, et nous avaient déclaré que nous n'arriverions jamais le même soir à Castro del Rio ; ils mirent une telle amertume à cette signification, que nous commençâmes à croire qu'il y avait quelque mystère cache sous cette insistance.
Nous nous remîmes en route vers une heure ; nos chasseurs étaient éreintés, et remontèrent sur leurs mules, ou plutôt remontèrent l'un sur sa mule, l'autre sur son cheval ; le pauvre Acca n'avait absolument rien gagné à l'absence de son cavalier de droit : Juan s'était, aussitôt qu'il avait vu Acca libre, constitué son cavalier de fait, de sorte que le malheureux animal avait, pour tout bénéfice, porté un muletier qui lui était connu au lieu d'un voyageur qui lui était inconnu. Cependant, entre les jambes d'un appréciateur de Baucher et d'un admirateur de Daure, Acca reprit à l'instant même son petit air de race. « Allons, allons, dit Desbarolles, il ira jusqu'à Cordoue. »
Mais Giraud, qui était notre régulateur en matière chevaline, secoua la tête d'un air de doute. Son opinion parut être partagée par les deux muletiers, qui avaient fait tout ce qu'ils avaient pu pour déterminer Alexandre à continuer sa route à pied ; selon eux, le canton que nous allions traverser était le plus giboyeux de toute l'Espagne. Je me laissai prendre à cet appât, moitié par confiance, moitié par la fatigue de cheminer à mule, et je me jetai à mon tour dans la plaine, mon fusil à la main. Selon toute probabilité, le lièvre que venait de nous vendre le braconnier formait à lui seul le total du gibier contenu dans cette plaine si giboyeuse, et il avait fallu être la Providence, c'est-à-dire cette déesse aux yeux perçants, pour le découvrir perdu dans l'immensité.
Je marchai trois heures sans rien voir, qu'une espèce de village qui apparaissait et disparaissait dans les plis du terrain, et que nous atteignîmes enfin vers quatre heures du soir. Nous allions proposer à nos arriéros de faire une halte, lorsque nous les vîmes s'arrêter eux-mêmes à la porte de l'unique venta que possédât la localité. « Est-ce que nous sommes à Castro del Rio ? leur demandai-je tout étonné d'avoir fait une si grande journée à quatre heures du soir, et malgré la halte si disputée du matin. – Non, monsieur, répondit Juan, nous sommes à... – Et pourquoi nous arrêtons-nous à... ? – Dame ! monsieur, parce que les bêtes sont fatiguées. – Comment, fatiguées ? nous avons fait à peine huit lieues ! – Fatiguées ! dit Alexandre, et il fit exécuter à Acca un mouvement de trot circulaire et trois changements de pied. – Si les mules sont fatiguées, dit Maquet, laissons-les reposer une heure, repartons ensuite. – Oh ! impossible », dirent les muletiers d'une seule voix.
Ceci ressemblait à une conspiration. « Voyons, pourquoi impossible ? demandai-je de cette voix de maître qu'il faut bien, en voyage surtout, prendre de temps en temps avec les serviteurs. – Parce que, monsieur, si vous voulez absolument continuer votre chemin, mieux vaudrait le continuer tout de suite. – Je n'y comprends rien, expliquez-vous. – Monsieur permet-il ? demanda Eau de Benjoin en s'approchant les épaules effacées, et la paume des mains ouverte. – Oui, je permets, dites. – Je les ai entendus causer. – Qui ? – Les muletiers. – Eh bien ? – Eh bien ! monsieur, ils ont peur. – Comment, peur ? – Oui. – Et de quoi ? – Il paraît que c'est à deux lieues d'ici qu'est le malo sitio ? – Qu'est-ce que le malo sitio ? – Le mauvais endroit, monsieur... – Quel mauvais endroit ? – Le mauvais endroit dont parlait le compatriote de monsieur. – Quel compatriote ?... Achevez, voyons. – Le rémouleur. – L'endroit où les cinq contrebandiers ont été arrêtés ; monsieur ne se rappelle pas ? – Ah ! si fait. – Oui, oui, firent signe de la tête Juan et Alonzo. – Messieurs, une aventure ; qu'en dites-vous ? – Va pour l'aventure, dit Giraud. – Oh ! oui, papa, je t'en prie, dit Alexandre ; montre-nous de vrais voleurs, je serai bien sage. – Desbarolles, repris-je, vous voyez notre unanimité, mon ami. – Je la vois. – J'espère que vous vous réunissez au désir général. – Moi et ma carabine. – Bravo ! Demandez donc à nos arriéros, en ce cas, combien il nous faut de temps pour être au malo sitio. »
Desbarolles fit la question désirée. « Trois heures, répondirent les muletiers. – Demandez-leur à quelle heure la lune se lève. – A huit heures, répondirent-ils. – En ce cas, Desbarolles, mon ami, expliquez-leur que nous allons nous reposer une heure ici, nous et nos mules, pour donner le temps à la lune de se préparer ; nous désirons passer le malo sitio à neuf heures du soir. »
Desbarolles, en fidèle interprète, répéta mes paroles syllabe par syllabe ; les deux muletiers l'écoutaient la bouche ouverte : on eût dit qu'il leur parlait arabe. Il était évident qu'ils ne comprenaient pas ce désir de se mettre en relation avec des voleurs, par le clair de lune, dans un malo sitio, à moins que ce désir ne fût exprimé par d'autres industriels du même genre, qui avaient la délicatesse de ne point passer sans se mettre en rapport avec des confrères. Cependant comme jusqu'à cette heure ils ne nous avaient point envisagés sous ce point de vue, il était évident qu'il leur en coûtait de revenir sur la première idée qu'ils s'étaient faite que nous étions honnêtes gens. Ils débattirent donc longuement la proposition, mais il fallut céder : j'étais l'amo. On donna une heure de repos aux bêtes, on mangea une omelette, on examina les fusils, dont on renouvela les charges et les amorces, et l'on partit au milieu de toute la population, qui nous regarda partir les bras levés au ciel.

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