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Chapitre XXII


Cordoue.

Vous nous avez perdus de vue à Grenade, madame, dans la Casa de Pupillos, calle del Silencio, au moment où mes cinq compagnons dormaient le plus vite qu'ils pouvaient pour se remettre de leurs fatigues, et où j'allais essayer de faire comme eux. A quatre heures précises, un piétinement vigoureux retentissant sur le pavé de la rue nous réveilla tous, à l'exception d'Alexandre : c'était le pas des mules. Nous ouvrîmes la fenêtre ; une vapeur tiède, humide et pénétrante envahit la chambre : il pleuvait. C'est un corps bien puissant que le corps des escribanos, madame. Ils avaient inventé un procès, dérangé un alcade, poussé en avant un corrégidor, ému un capitaine général, et fait tomber du ciel la première pluie que nous eussions essayée depuis Madrid.
Mais, croyez-le bien, madame, fût-il tombé du ciel du feu, des hallebardes, des épées, des escribanos, des tragédies, nous étions tellement résolus à partir, que nous fussions partis ce matin-là. Il s'agissait bien maintenant de selles, de brides, de cacolets, d'étriers et de bâts ! nous étions capables d'emporter les mules sur notre dos, et les muletiers sur leurs mules. Figurez- vous, madame, je vous prie, le tumulte effroyable que peuvent faire, dans une rue de six pieds de large, huit mules piétinantes, un cheval hennissant, deux arriéros braillards, quatre portefaix cupides, et un hôte jaloux de plaire jusqu'au dernier moment à ses pupillos. Représentez-vous le choc des caisses, le gémissement des planchers, le cri des marches, les interrogations des voisins réveillés par le bruit. Songez que nous avions à vingt pas de nous une caserne de gendarmerie ; qu'un capitaine général nous attendait le même jour à dix heures du matin ; que nous désirions disparaître avec le silence et l'impalpabilité de quatre ombres, et vous aurez une idée de ce que nous dûmes souffrir pendant l'heure et demie que dura ce vacarme étourdissant.
Pour comble de misère, nous nous sentîmes tout à coup embrasser par une douzaine d'amis recrutés depuis notre séjour à Grenade, parmi lesquels Couturier, coi et couvert, brillait par son absence, et qui vociféraient des adieux déchirants. Ils avaient en outre traversé toute la ville avec une précipitation capable d'éveiller tous les capitaines généraux d'Espagne. Les adieux durèrent une autre demi-heure, et six heures sonnaient à l'église métropolitaine quand nous nous arrachâmes à ces embrassements et que, légers comme la belle Calenderia Melindès, nous nous enfonçâmes de toute la vitesse de nos jambes, le fusil sur l'épaule et le couteau de chasse au côté, par une rue tortueuse, qui nous paraissait se développer dans la direction de la porte de Cordoue, porte à laquelle nous avions donné l'ordre à nos muletiers de nous rejoindre avec nos mules.
Nous supposions qu'on nous arrêterait beaucoup moins à pied qu'à mule ; ce que c'est que la peur, madame ? Vous aviez donc peur ? me demanderez- vous. Ma foi ! oui, madame, je l'avoue ; j'ai toujours peur des dangers inconnus, impalpables, invisibles, et je mets, j'en demande bien pardon à la Justice, mais je mets la Justice au rang de ces dangers-là. On s'aperçoit qu'on entre dans Grenade ou qu'on en sort, du côté de Cordoue, en longeant un vaste pâté rond de maçonnerie situé au bout d'une place plantée d'arbres encore tout jeunes ; dans un des angles de cette place s'élève derrière un mur blanc un superbe palmier qui abandonne coquettement à la brise ses mouvants et gracieux panaches ; c'est là, sur cette place, que nous nous reconnûmes, que nous osâmes faire halte, nous compter, et attendre les mules, dont le pas, n'en déplaise à Giraud, est loin d'égaler la course de quiconque ne veut pas rendre visite à un capitaine général.
Sûrs d'être au grand complet, et ne voyant pas encore venir les mules, aimant mieux d'ailleurs ne prendre possession de nos montures que hors des murs de la ville, nous continuâmes d'avancer dans un crépuscule grisâtre qui commençait de remplacer la nuit. Je vous ai dit, madame, qu'il pleuvait ; partout ailleurs et dans un autre moment c'eût été une triste perspective que cette pluie, surtout pour des gens qui vont voyager à l'espagnole, c'est-à-dire sub dio ; mais soit que la pluie d'Espagne tombe tiède et parfumée sur les haies, le sol et la plaine, soit qu'en pénétrant un manteau de voyage elle indique au voyageur qu'il est parfaitement libre, indépendant, maître de lui- même, et qu'il s'éloigne de toute civilisation et de toute capitainerie, nous marchions heureux sur le terrain détrempé de la route.
Souvent nous nous retournions. Si nous voulions nous poser en gens poétiques, nous vous dirions, madame, que pareils aux habitants du Paradis perdu, mais plus décemment vêtus qu'eux, nous nous retournions pour chercher Grenade la mauresque au milieu des brumes matinales ; plus prosaïquement nous pourrions encore vous dire, madame, que nous nous retournions pour savoir si les mules suivaient. La vérité, madame, la belle, la noble vérité, la vérité pure, la vérité nue, est que nous nous retournions comme des déserteurs sans passeports qui craignent d'être poursuivis.
Le chemin devant nous était coupé par un petit pont d'une forme charmante : les ponts ont beaucoup de coquetterie en Espagne ; ils savent qu'ils sont des ponts in partibus, et qu'ils ne valent point par l'eau de leurs fleuves comme les ponts des autres pays ; ils n'ont qu'une arche, c'est vrai, mais ils en usent comme d'une bouche béante pour sourire au voyageur. Nous admirâmes ce petit pont en le traversant, et sous prétexte de l'admirer encore, nous nous retournâmes après l'avoir traversé.
Vraiment, madame, j'aurais, si je le voulais, à vous dérouler ici une bien plus belle phrase que la fameuse phrase de madame de Sévigné : Je vous le donne en cent, je vous le donne en mille, vous savez, si je vous donnais à deviner à votre tour le nom de la chose qu'aux premières lueurs du matin nous aperçûmes en nous retournant. Heureusement, j'ai le style épistolaire beaucoup moins taquin que celui de l'illustre dame en question ; je vous dirai donc que sur la route grisonnante, après la longue file de nos mules déjà rivées par l'habitude à la queue l'une de l'autre, après Eau de Benjoin hissé sur le meilleur mulet qu'il avait pu trouver, après nos deux arriérés ; tout au fond de l'horizon indécis, je vous dirai que l'on commençait à distinguer trois silhouettes mouvantes et de mauvais augure à trois cents pas.
C'étaient, autant qu'on pouvait le voir à travers la brume, c'étaient des objets noirs assez informes encore. A deux cents pas, ces objets prenaient un aspect martial et représentaient des soldats vêtus de bleu, fournimentés de jaune ; à cent pas c'étaient tout bonnement des gendarmes avec un fusil sous le bras et un tricorne en toile cirée sur la tête.
Si cette lettre, madame, pouvait le moins du monde être comparée en longueur à celles que j'ai eu l'honneur de vous écrire jusqu'à présent, je ne manquerais pas de placer ici le sacramentel daignez agréer, et de la clore sur un intérêt palpitant qui vous ferait peut-être désirer, à vous, le prochain courrier, et au public le prochain feuilleton. Mais vous devez, madame, vous être habituée à cette heure à ne plus chercher dans mes lettres aucune suite autre que la suite naturelle des événements, aucune combinaison dramatique autre que le développement de ces événements eux-mêmes. Au lieu de faire ici du feuilleton recommandable par sa science d'intrigue, intéressant par sa coupe provocante, je vais donc continuer ma narration, et vous donner encore trois ou quatre colonnes, que je vous prie de lire, madame, avec autant de faveur que si elles se fussent fait attendre un jour. Ce fut Maquet qui s'écria : « Oh ! des gendarmes ! »
Le mot eut quelque succès, vous vous en doutez bien, et nous nous retournâmes en pivotant sur le talon avec une précision qui eût fait honneur à un peloton de troupe de ligne, et qui eût mérité la croix à une escouade de la garde nationale. Je les avais déjà vus, moi, ces gendarmes ! je les avais vus avec cet oeil perçant dont vous voulûtes bien admirer la puissante optique, un jour que, de ma terrasse de Saint-Germain, je lus pour vous l'heure qu'il était à l'horloge du chemin de fer, c'est-à-dire à plus d'un quart de lieue. Je les avais, dis-je, parfaitement aperçus avant Maquet, et, pendant les dix secondes d'avantage que ma vue a sur celle de Maquet, j'avais pu peser dans mon esprit toutes les probabilités, et me dire que la plus probable de ces probabilités était que ces braves agents de la force publique venaient à notre intention, et que nous ayant manqués de cinq minutes à la Casa de Pupillos, ils avaient allongé leurs jambes garnies de la dépouille du taureau, comme dit monsieur de Chateaubriand, dans la direction de Cordoue, direction que chacun savait d'avance devoir être la nôtre.
Il était déjà disgracieux de s'enfuir de Grenade un peu plus vite et un peu plus tôt que ne le fait tout honnête voyageur qui a strictement payé sa dépense, en y ajoutant les pourboires habituels : combien n'allait-il pas être plus désagréable encore de revenir en ville avec une escorte de gendarmes, et cela justement à l'heure où s'ouvrent les paupières et les boutiques ! Cette pensée était repoussante, et je la repoussai pendant ces dix secondes que me donnait d'avance sur celle de Maquet ma supériorité visuelle.
L'exclamation « Oh ! des gendarmes ! » frappa donc, comme je l'ai dit, tout le monde, non point parce qu'elle apportait une nouvelle inattendue, mais au contraire une nouvelle trop attendue. Chacun se retourna, je l'ai dit. Desbarolles, le plus belliqueux de la troupe, fut le premier qui répondit à cette exclamation. « Bravo ! s'écria-t-il, nous allons livrer bataille. »
Je jetai successivement les yeux sur tous les visages, et je vis que, sans désirer la bataille d'une façon aussi animée que Desbarolles, chacun, le cas échéant, était disposé à l'accepter. Je pris naturellement et à l'instant même le commandement général des forces de l'armée, cavalerie et infanterie. Armée imposante, s'il vous plaît, madame, à qui les armes de tout genre et les munitions de toute espèce ne manquaient point. La cavalerie se composait d'Alexandre, de Giraud et de Desbarolles, les trois plus intrépides centaures de la troupe. L'infanterie se composait de Maquet, de Boulanger, de deux arriéros, de Paul et de moi. Seulement les deux arriéros et Paul étaient des troupes de réserve sur lesquelles il eût été imprudent de trop compter.
Je jetai les yeux autour de moi pour tirer autant que possible parti des dispositions naturelles du terrain. La rivière, qui aurait du couler dans son lit et qui découchait depuis environ six mois, nous livrait par son absence des retranchements naturels dans lesquels il était de bonne stratégie de nous embusquer. Le pont qui la traversait offrait une retraite facile à la cavalerie, et nous de notre embuscade nous protégions efficacement cette retraite ; nous lui donnions par cette protection le temps de se reformer et de revenir à notre aide par une nouvelle charge, si besoin était.
J'ordonnai à la cavalerie de monter à cheval, et à l'infanterie de prendre position dans le lit de la rivière, à la réserve de gagner les derrières. Voilà où j'admirai la providence du Seigneur. Le Seigneur avait prévu de toute éternité qu'il y aurait un moment où nous aurions besoin du lit d'une rivière pour en faire un retranchement, et après avoir dit à la mer : Tu n'iras pas plus loin ! il avait dit aux rivières espagnoles : Vous ne coulerez dans votre lit que pendant six mois de l'année. Ces dispositions prises, comme il nous restait du temps, j'ouvris le conseil. On opina par ancienneté. Desbarolles, notre doyen d'âge, s'écria en agitant sa carabine : « La guerre ! la guerre ! »
Giraud dit que n'ayant jamais peint de bataille parce qu'il n'en avait jamais vu, il ne serait pas fâché d'en voir une, afin de savoir à quoi s'en tenir sur la valeur artistique de Salvator Rosa, de Lebrun et d'Horace Vernet ; que d'ailleurs cette bataille étant livrée pour la plus grande gloire de la France elle ne pouvait manquer de prendre place au château de Versailles, consacré par le roi à toutes les gloires de la France ; qu'ayant vu la bataille, il avait des chances pour obtenir du gouvernement cette commande, qui serait la première ; qu'en conséquence il se rangeait à l'avis de son ami Desbarolles, et opinait pour la guerre.
Boulanger déclara que, sur son âme et conscience, il ne se sentait coupable d'aucun crime, si ce n'est d'avoir fait au fils Contrairas cette observation, qu'en adoucissant les tons de son Alhambra de carton, l'ensemble du petit monument serait plus satisfaisant de couleur ; qu'il n'avait fait de tort à personne, ni à l'alcade, ni au corrégidor, ni au capitaine général, ni aux escribanos, et que dans cette quiétude de conscience, si messieurs les gendarmes le tourmentaient, il tourmenterait messieurs les gendarmes. En conséquence, il opinait, comme Giraud et Desbarolles, pour la guerre.
Les gendarmes avançaient toujours. Maquet prit la parole. Il déclara que la guerre est une fâcheuse extrémité, un féroce non-sens au point de vue social ; que cependant il faut l'admettre au point de vue historique : que d'ailleurs elle jette un rayon glorieux sur la vie des empires et sur l'existence des hommes ; que la guerre a ses avantages, si elle a ses désagréments ; et que dès lors qu'on vit dans un pays assez peu civilisé pour terminer encore les querelles de roi à roi, de peuple à peuple, ou d'homme à homme par la guerre, mieux vaut la guerre qu'une paix honteuse. Il termina son discours en faisant observer que si le coup d'éventail donné à monsieur Duval par le dey d'Alger avait amené la conquête de l'Algérie, il n'était pas impossible que la pierre lancée à Alexandre par un des membres de la famille Contrairas amenât la conquête de Grenade. Alors je me trouvais naturellement le successeur immédiat du feu roi Boabdil ; Alexandre l'héritier présomptif de la couronne ; Maquet mon premier ministre ; Boulanger et Giraud mes peintres ordinaires ; Desbarolles le général en chef de mes armées ; Juan Lopez et Alonzo Perez les directeurs de mes haras ; enfin, Paul le chef de mes eunuques, changement qui constituait à chacun une position bien autrement honorable que de rentrer dans Grenade les menottes aux mains. Il opina donc pour la guerre.
Une rumeur d'approbation accueillit cette improvisation non seulement chaleureuse, mais encore savante et politique. « La parole est à Alexandre, dis-je en faisant un signe de la main, destiné à calmer l'enthousiasme, mauvais conseiller en certaines occasions. – Merci, papa », dit Alexandre.
Et il tira de sa poche un grand papier. Nous crûmes qu'il allait purement et simplement en faire des bourres, et avec ces bourres bourrer son fusil ; nous nous trompions. Il y a parfois beaucoup de prudence et surtout de raisonnement dans cette jeune tête. Il développa ce papier, que nous reconnûmes à son bariolage pour un passeport, et nous lut ces mots :

« Nous ministre et secrétaire d'Etat des Affaires étrangères, prions les officiers civils et militaires chargés de maintenir l'ordre public dans l'intérieur du royaume et dans tous les pays amis ou alliés de la France, de laisser librement passer monsieur Alexandre Dumas fils, se rendant en Algérie par l'Espagne, et de lui donner aide et protection en cas de besoin. Le présent passeport délivré à Paris, le 2 octobre 1846. Le ministre des Affaires étrangères,
                    Guizot. »

« Or, messieurs, ajouta-t-il, il résulte, comme vous le voyez, des termes mêmes de ce passeport, qu'on ordonne, au nom du roi de France, de nous laisser passer et circuler librement. Je dis nous et non pas moi seulement, parce que vous avez tous, du moins je le présume, des passeports pareils au mien. Cet ordre est donné à tous les officiers civils et militaires de l'intérieur du royaume de France et de tous les pays alliés de la France. Or, si nous ne sommes pas en France, et dans ce moment-ci j'avoue que je ne serais point fâché d'y être ; or, si nous ne sommes pas en France, nous sommes en pays allié de la France. Qu'y faisons-nous dans ce pays allié ? Nous y passons et circulons, aux termes de notre passeport. Les gendarmes, qui ne sont rien autre chose que les subalternes des officiers civils et militaires, nous doivent donc non seulement libre passage et circulation libre, mais encore aide et protection, en cas de besoin, contre ceux qui nous empêcheraient de passer et de circuler. Donc je propose, avant d'en venir aux hostilités, que chacun de nous, son passeport à la main, demande aide et protection aux gendarmes, fût-ce contre eux-mêmes. S'ils refusent, ils seront dans leur tort, et nous les rosserons. – Mais cependant... hasardai-je. – Nous les rosserons, reprit Alexandre, et nous serons dans notre droit, notre passeport toujours à la main. Il y a sur notre passeport, au dos c'est vrai, mais cela y est tout de même, il y a : « L'intéressé est porteur d'un fusil à deux coups et d'un couteau de chasse. Signé Léger, chancelier de l'ambassade de France à Madrid." or, je reprends mon dilemme où tu l'as interrompu : si je suis porteur d'un fusil et d'un couteau de chasse, c'est pour me servir dans l'occasion de ce couteau de chasse et de ce fusil ; car, si c'était pour ne pas m'en servir, ils me seraient inutiles, et je ne me donnerais pas la peine de les porter ; c'est pour m'en servir contre quiconque m'empêchera de passer et de circuler librement. Donc, si les gendarmes m'empêchent de librement passer et de librement circuler, je m'en servirai contre les gendarmes. – Bravo, Alexandre ! s'écria Giraud ; ce que tu viens de dire là est fort éloquent. Desbarolles, passe-moi ma carabine. »
Desbarolles passa la carabine à Giraud, fronça le sourcil, retroussa sa moustache, enfonça son sombrero sur sa tête, prit sur le pont une attitude héroïque, et dit : « Les gendarmes, ça m'est bien égal ; je me moque bien des gendarmes, moi ! » Cependant les gendarmes avançaient toujours. « Messieurs, dis-je, vous le voyez, avant cinq minutes les gendarmes seront sur nous. Si peu disposé que je sois à commencer les hostilités, je crois que nous ne devons pas nous laisser surprendre. Quand ils vont avoir passé cette auberge que vous voyez à droite, s'ils continuent à se diriger de notre côté, la cavalerie poussera une reconnaissance jusqu'à ce qu'elle les rencontre. S'ils viennent pour nous, ils nous tiendront à peu près ce langage : « Messieurs, vous avez oublié l'invitation que monsieur le capitaine général a eu l'honneur de vous faire ?" A ceci vous répondrez : "Il est vrai, seigneurs gendarmes, que nous avons reçu l'invitation de mon sieur le capitaine général ; mais cette invitation est pour onze heures, et il n'en est que six ; nous avons donc encore cinq heures pour nous rendre à cette invitation. » – Mais si cette réponse ne leur suffit pas ? – Vous leur montrerez vos passeports. – Et si, malgré nos passeports, ils veulent nous forcer de revenir à Grenade ? – Alors, comme nous sommes six et qu'ils ne sont que trois, c'est nous qui les arrêterons et qui les emmènerons à Cordoue. – A la bonne heure ! crièrent en choeur Alexandre, Giraud et Desbarolles. – Silence dans les rangs. Voici les gendarmes qui arrivent au point que je vous ai signalé, c'est-à-dire à la hauteur de l'auberge. Apprêtez-vous à parlementer, seigneur interprète. – Hein ! comme ils nous observent ! dit Giraud. – Ils se consultent, dit Maquet. – Ils apprêtent leurs fusils, dit Alexandre. – Ils hésitent, dit Boulanger. – Notre position militaire leur en impose, dit Desbarolles. – Voici le moment venu, du calme, messieurs », ajoutai-je.
Tous les yeux se fixèrent sur les trois gendarmes. Alors le premier s'arrêta devant l'auberge, baissa son arme et se baissa lui-même pour passer sous la porte. Le deuxième suivit le premier, imitant en tout point sa manoeuvre ; enfin le troisième suivit le second, et la porte se referma sur eux. Plus de gendarmes. La posada était le terme de leur voyage ; le but, de boire à la santé du capitaine général, sans doute, un verre de mance nilla.
A cette vue, j'avoue que pour mon compte un immense poids fut soulevé de ma poitrine ; comme les autres, j'étais décidé à la guerre ; mais, ainsi que Maquet, je tenais cette guerre pour une rude extrémité. J'aimais donc mieux, je l'avoue, quitter cette adorable ville, où j'avais été si bien reçu par les uns et si mal reçu par les autres, sans coup férir, que d'y rentrer même avec les honneurs du triomphe et la perspective d'y fonder une dynastie. Si fort intrépide que l'on soit en présence de toutes choses, on éprouve toujours en celle des gendarmes une vive satisfaction lorsqu'on est assuré qu'on n'aura rien à démêler avec eux ; nous levâmes la tête, et nous aspirâmes joyeusement l'air de la liberté.
Nos mules en faisaient autant derrière les parapets de ce petit pont de pierre, qui, réduit à son rôle de voie publique, semblait en versant du haut de son cintre un reste d'humidité converti en gouttes d'eau, semblait, dis-je, déplorer la perte de cette importance historique qu'un combat lui eût certainement donnée.
Nos mules, dis-je, indifférentes aux émotions que nous venions d'éprouver, et qui n'avaient vu dans notre halte stratégique qu'un retard naturel, profitaient de ce retard pour brouter çà et là les herbes ruisselantes de rosée. Parmi elles errait mélancoliquement le cheval destiné à Alexandre. C'était un de ces chevaux comme j'en ai rencontré partout, en Italie, en Allemagne, en Afrique, et comme vous avez dû certainement en voir à Montmorency.
Il était sous poil bai brun ; je devrais dire : il avait été, car l'antique pelage qui devait, il y a quelque dix années, faire son ornement, n'existait plus qu'en de rares endroits de son corps. Les mules grises ou brunes, rasées de l'épaule à la hanche, comme je crois vous avoir déjà dit que c'était la coutume en Espagne, n'avaient, selon la prédiction de Desbarolles, ni selle, ni étrier, ni bride ; mais en échange beaucoup de caractère au point de vue de la peinture. Une couverture de toile ou de laine grossière pliée en huit et assujettie sur le dos de l'animal par une forte sangle offrait un siège d'apparence assez flatteuse ; et comme il faut que tout Espagnol donne à toute chose, si misérable qu'elle soit, un je ne sais quoi de flottant, de coloré et de pittoresque, une vieille mante andalouse, pareille au surtout des maraîchers de la banlieue de Paris, mais conservant au milieu de sa vieillesse une couleur vive et ragoûtante, une vieille mante pendait en plis symétriques sur le cou de la mule, avec un certain air de housse qui réjouissait la vue de Giraud, et qui eût certainement réjoui celle de Boulanger, si elle eût été accompagnée du moindre étrier.
Je vous ai dit, je crois, madame, que notre bagage était porté par trois mules, sur l'une desquelles Eau de Benjoin s'était juché : restaient donc cinq mules à housses, et le cheval mélancolique que vous savez. La plus grande de ces cinq mules portait sur la tête un fragment d'aparejo de laine noire et jaune, et sur le dos un fragment de couverture plus entière que les autres. Sa tournure était à la fois coquette et martiale ; très évidemment, elle avait fait sa toilette des dimanches. Cette mule se mit à me regarder d'un air majestueux. Cet air me frappa.
Qui sait, me dis-je, si, comme l'ânesse de Balaam, cette mule n'a pas le don des langues ? Elle aura entendu tout à l'heure ces messieurs me désigner pour leur chef ; elle se voit la plus belle et la plus pimpante ; elle s'appelle la Capitana, elle aura conclu naturellement de notre rencontre que « Qui se ressemble s'assemble », et elle s'offre à moi. Elle m'avait choisi, je la choisis ; seulement elle ne s'appelait point la Capitana.
Maintenant, voulez-vous comprendre, madame, toute la différence qu'il y a entre les montures à longues oreilles de notre pays et les mulets d'Espagne ? Voyez l'oeil entrouvert de l'âne et l'oeil suffisant de la mule ; l'un baisse le col pour faciliter l'ascension au Parisien qui descend jusqu'à lui ; l'autre essaye selon ses moyens de se soustraire au cavalier qui veut la monter. L'âne, après avoir reçu à dos son vainqueur, ne se décide à marcher qu'au deuxième ou troisième avertissement ; la mule, au contraire, ainsi qu'il est dit dans l'opéra d'Adolphe et Clara, prend d'abord l'air bien méchant.
Boulanger, voyant cette attitude hostile, caressa sérieusement sa barbe. Alexandre s'était élancé sur son cheval qui, du coup, pliant des quatre jarrets, avait failli s'aplatir sur la terre. Giraud s'était fait soutenir par un pied, et au moyen de ce cric improvisé, il était parvenu à enfourcher sa mule. Desbarolles avait pris son élan en vrai contrabandista, avait nagé un instant à la sangle sèche, et, après quelques secondes de position horizontale, avait retrouvé la perpendiculaire. Boulanger, sans fierté aucune, avait invoqué l'aide d'une borne. Enfin Maquet et moi, les plus grands de la troupe, nous n'avions eu besoin que de lever la jambe droite à la hauteur de notre hanche, et cet angle rentrant fermant exactement l'angle saillant formé par le dos de nos mules, nous avions, avec une facilité qui nous avait conquis l'admiration de nos arriéros, enfourché chacun notre monture.
Du haut de ma mule, qui me permettait par sa haute taille de dominer toute la société, je jetai un regard sur la troupe. Chacun était à son poste, ferme et résolu. Je remarquai même sur le visage de Boulanger, vers lequel, je l'avoue, je m'étais tourné avec une certaine inquiétude, je remarquai même un certain air de calme et même d'hilarité qui me frappa de joie et d'étonnement. J'abaissai mon regard de son visage au reste du corps, et je vis que la satisfaction qu'il éprouvait venait de ce qu'il n'avait plus de jambes.
En effet, nos arriéros avaient trouvé pour remplacer les étriers de Boulanger un moyen fort ingénieux : une grande mante, fermée naturellement par un bout, et liée de l'autre par une corde de fil d'aloès, avait été fixée au garrot de sa mule, et présentait ainsi à chacune de ses extrémités une espèce de sac dans lequel il avait fourré ses jambes, et qui non seulement assurait leur équilibre, mais les maintenait dans une douce chaleur. Boulanger ne voyageait plus en fauteuil ni en bateau ; Boulanger voyageait en chancelière. « Quand je le disais, s'écria Desbarolles, que le voyage à mule était le mode le plus heureux de locomotion ! »
Ces paroles étaient bien simples, mais par malheur il fallait toujours que Desbarolles accompagnât ses phrases de quelque geste. A défaut de sa carabine, fixée à l'arrière de sa mule, il tenait son parapluie. Le geste dont il accompagna les paroles que nous avons dites fut l'ouverture dudit ustensile. Giraud eut beau lui faire observer, en voyant ses intentions, que le moment était mal choisi, puisque la pluie venait de cesser, il n'en voulut pas démordre ; il poussa le ressort raidi ; le ressort, après un instant de résistance, céda tout à coup. Au bruit qu'il fit en cédant, à l'aspect de cette chose inconnue qui se déployait au-dessus de sa tête, sa mule prit peur, alla donner dans Boulanger encore mal assuré sur ses étriers d'une nouvelle espèce. Boulanger chancela ; mais en chancelant il envoya un coup de poing dans le nez de la mule. L'endroit était sensible ; la mule pivota sur elle- même, carambola de Giraud à Alexandre, reçut deux autres coups de poing, renversa un arriéro qui tentait de l'arrêter, lui sauta par-dessus le corps, et reprit au grand galop le chemin de Grenade.
Pendant cinq minutes, nous eûmes le spectacle qu'eurent les Macédoniens regardant le fils de Philippe aux prises avec Bucéphale ; plus la silhouette du parapluie retourné, s'amoindrissant à l'horizon selon les lois de la perspective. Mais Desbarolles, quoiqu'il n'eût pour coercitif qu'un licou, quand selon toute probabilité Alexandre avait un mors, Desbarolles ne fut pas moins heureux que l'illustre vainqueur de Darius. Au bout de cinq minutes, il était complètement maître de son animal, qu'il ramenait à nous en le châtiant à grands coups de riflard, dans le double but sans doute de lui faire comprendre qu'il venait de faire une faute, et de le familiariser non seulement avec la vue, mais encore avec le contact de l'objet qui l'avait effrayé.
Ce dernier incident, qui fournissait à Giraud le sujet d'une nouvelle vignette, acheva de rendre toute sa gaieté à la caravane.
Nous essayâmes de rassembler les mules dispersées, et de marcher sinon de front, du moins quatre par quatre. Tous les efforts que nous tentâmes furent inutiles : la mule de Desbarolles elle-même, après avoir été beaucoup trop vite, paraissait décidée à ne plus aller du tout. L'arriéro qui avait été renversé, et qui heureusement ne s'était point blessé, vint à notre secours. « Senores, dit-il, vous réussiriez mieux avec de la douceur qu'avec de l'emportement ; les mules ont des noms, appelez-les par leurs noms. »
En effet, il suffit à Maquet de crier à sa mule : « Arre ! Pandeigo », c'est-à- dire : Allons ! Pandeigo ; à Boulanger : « Arre ! Gaillardo » ; à Desbarolles : « Arre ! Pajaritos ; à Giraud : « Arre ! Redondo » ; à Alexandre : « Arre ! Acca » ; et aussitôt, les bêtes domptées baissèrent le cou, agitèrent en cadence leurs jambes grêles, et elles se mirent en route avec une vitesse d'une lieue d'Espagne à l'heure.
A ma prochaine lettre, madame, les détails de ce voyage, près duquel vous verrez bientôt que les voyages du capitaine Cook, de Mungo Park, et de Tamisier sont bien peu de chose.
Veuillez agréer, etc.

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