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Chapitre XIX


Grenade, 27 octobre 1846.

Nous repassâmes devant la porte de los Siete Suelos, nous nous informâmes de nos Bohémiens, et nous apprîmes qu'ils étaient à la recherche les uns des autres, mais que le père avait grande espérance de rassembler la famille pour l'heure convenue. Décidément notre journée promettait d'être complète. Nous nous acheminâmes vers l'Alhambra par une pente douce et par un chemin délicieux.
Une porte borne ce chemin. Cette porte, ouverte en ogive cintrée en forme de coeur, a été bâtie par Yusef Abul Hagiag, qui régnait vers l'an 1348 de Jésus-Christ. Deux symboles signalent cette porte à l'attention des croyants et à la curiosité des étrangers. Sur l'arcade extérieure est gravée une main aux doigts étendus, mais non écartés ; sur l'arcade intérieure est gravée une clef. La main est là comme elle est partout chez les Arabes pour conjurer le mauvais oeil. La clef est là pour rappeler le verset du Coran qui commence par ces mots : Il a ouvert... Ces deux sens étaient ou trop simples ou trop profonds pour le peuple, qui a donné aux deux symboles une autre explication : « Quand la main prendra la clef, a-t-il dit, Grenade sera conquise. »
La main n'a pas pris la clef, madame, et cependant les Maures, à mon grand désespoir, ont été chassés de Grenade ; donc nous nous en tiendrons, si vous le voulez bien, à la première explication. Sous cette porte est un autel consacré à la Vierge. C'est devant cet autel que la première messe a été dite, après la conquête de Ferdinand, et cela juste au moment où le roi Boabdil poussait au haut de la montagne ce soupir qui a fait donner à la montagne le nom de Soupir du Maure. C'est à ce soupir et aux larmes qui l'accompagnaient que sa mère répondit : « Pleure Grenade comme une femme, puisque tu n'as pas su la défendre comme un homme. » Lorsqu'on a franchi cette porte, on se trouve dans l'enceinte de l'Alhambra, et l'on aperçoit, non pas le palais mauresque, – les Maures, madame, cachent leurs femmes et leurs trésors, – mais un affreux palais bâti par Charles V ; peut- être viens-je de proférer un abominable blasphème, et les architectes, les purs bien entendu, préfèrent-ils l'oeuvre du vainqueur de Pavie à celle des vainqueurs du Guadalète. Mais Charles Quint, vous en conviendrez, madame, Charles V, qui avait l'ennui de ne point voir le soleil se coucher sur ses Etats, pouvait choisir, dans cette moitié du monde dont il était possesseur, un tout autre endroit pour bâtir son palais que celui qui avait été choisi par les Maures pour bâtir le leur. Il n'eût point eu besoin alors de détruire la moitié de l'Alhambra, ce qui lui a porté malheur, ou du moins à son palais, lequel n'a jamais été achevé, et, Dieu merci ! ne le sera jamais.
C'est pour les Arabes surtout que la vie privée est murée, au réel comme au figuré. Je ne sais si en faisant le tour de l'Alhambra on trouverait plus de trois ou quatre fenêtres ouvrant sur l'extérieur. A peine voit-on la porte par laquelle on entre, et l'on est déjà à dix pas d'elle, que l'on est encore tenté de croire que l'on sera forcé de pénétrer dans l'enceinte magique comme on pénètre dans certains monastères de l'orient, c'est-à-dire à l'aide d'un panier, d'une poulie et d'une corde. La porte existe néanmoins, s'ouvrant sur un corridor assez obscur qui conduit à une grande cour portant indifféremment trois noms : la cour des Myrtes, la cour du Réservoir, ou la cour du Bain.
Une fois dans cette cour, madame, vous venez de rajeunir de cinq siècles, et vous avez très positivement quitté l'occident pour l'orient. Ne me demandez point de vous décrire les unes après les autres toutes ces merveilles que l'on appelle la salle des Ambassadeurs, la cour des Lions, la salle des Deux Soeurs. C'est au pinceau et non à la plume d'essayer de pareils tableaux. Fouillez dans les cartons des artistes, demandez à Horeau, à Dauzats, de vous montrer leurs dessins et leurs estampes. Faites-vous apporter par Hauser le magnifique ouvrage qu'il publie sur ces deux rêves des Mille et Une Nuits, qui seront éternellement à l'Espagne ce que Herculanum et Pompéia seront éternellement à l'Italie, c'est-à-dire les souvenirs pétrifiés d'un monde évanoui, et peut-être alors, madame, aurez-vous quelque faible idée des merveilles au milieu desquelles nous errâmes une partie de la journée, nous attendant à chaque instant à voir venir à nous sous quelque sombre arcade la sultane Chaîne des Coeurs, ou le Maure Tarfé.
Ah ! il y a encore Gautier, madame, que vous pouvez lire ; Gautier, qui écrit à la fois avec une plume et un pinceau ; Gautier qui, grâce à cette technicité de mots et à cette vérité de couleur que lui seul possède entre nous tous, pourra vous donner une idée complète de ce que moi je ne tente pas même d'esquisser. Malheureusement, madame, tout en ayant l'air d'avoir été bâti par des génies, l'Alhambra a été bâti par des hommes ; or, les chefs-d'oeuvre des hommes sont mortels comme les hommes eux-mêmes, et la poussière des monuments doit se mêler un jour à la poussière de ceux qui les ont bâtis. Eh bien ! le temps n'est pas éloigné, madame, où l'Alhambra ne sera plus que poussière. Le miracle de la création humaine, ce songe solidifié par la baguette d'un enchanteur et qu'on appelle la cour des Lions, craque, se fend, menace de choir, et serait déjà tombé même sans les étais dont on l'a soutenu. Priez pour la cour des Lions, madame, priez pour que le Seigneur la maintienne debout, ou priez tout au moins pour que si elle tombe, on ne la relève pas. J'aime mieux un cadavre qu'une momie.
En sortant de ce palais enchanté, nous fîmes une visite au gouverneur, lequel, avec une complaisance parfaite, quoique un peu silencieuse, nous conduisit dans ses jardins. Ces jardins, disposés en terrasses, sont de véritables serres où poussent les fleurs tropicales les plus exigeantes. Je n'ai pas pu y résister, j'en ai cueilli une, je l'ai enveloppée d'un papier, et sur ce papier, que j'ai mis à l'adresse de quelqu'un de votre connaissance, j'ai écrit au crayon, et comme si c'était la fleur qui parlât :

          Salut, ma soeur : je fus cueillie
          Dans les jardins de l'Alhambra
          Par quelqu'un que ta bouche oublie,
          Mais dont ton coeur se souviendra,
          Et qui me charge de t'apprendre
          Qu'un jour si Grenade est à vendre,
          C'est pour toi qu'il l'achètera.

Après quoi, tout honteux de ce marivaudage, j'ai entraîné mes amis hors de la porte du Jugement, en leur rappelant que nous étions attendus à la posada de los Siete Suelos.
Comme vous, madame, ils avaient oublié nos Bohémiens.
Il y avait déjà foule aux environs de la posada ; les amateurs de chorégraphie avaient été prévenus par notre hôte que d'illustres étrangers allaient se donner le plaisir d'une danse de Bohémiens, et ils venaient sans façon pour en prendre leur part.
Un prélude de castagnettes essayées et de guitares que l'on accordait nous annonça de loin qu'on n'attendait plus que nous. Nous montâmes au premier étage, qui avait été choisi pour la salle de bal. Les spectateurs parasites étaient déjà rangés tout autour de cette salle. Les deux Bohémiennes qu'on était allé quérir sur notre demande, et que nous apercevions pour la première fois, causaient et riaient avec leur père, tandis qu'un jeune garçon de quatorze ou quinze ans, debout et appuyé contre la muraille, sifflotait un air avec des modulations étranges, et qui appartenaient bien plus au serpent qu'à l'homme. On voyait entre le visage de cet enfant et celui des deux jeunes filles quelques-uns de ces traits de ressemblance qui indiquent la famille ; en effet, c'était leur frère.
J'ai rêvé et vu bien des types vicieux, madame, soit que je m'égarasse dans le monde fictif, soit que je marchasse dans le monde réel, mais en vérité je n'ai jamais compris une physionomie aussi bassement avilie que celle de ce garçon. Figurez-vous un être au teint maladif, aux joues creuses, aux yeux cerclés de bistre, aux pommettes saillantes ; joignez à cela un regard presque éteint, sur lequel un chapeau andalou jetait l'ombre de ses larges bords, et vous aurez une faible idée de l'aspect que présentait cette repoussante créature. Il était adossé, comme je vous l'ai dit, à la muraille, les deux mains enfoncées dans les poches de son pantalon, une de ses deux jambes croisant l'autre ; mais ce n'était point là cette attitude élégamment paresseuse que nous avions si souvent retrouvée depuis notre passage de la Bidassoa. C'était cette prostration presque complète qui résulte d'une débauche continuelle ; c'était l'abrutissement hideux d'une luxure précoce, si bien que ce petit être étiolé, hâve, vieilli avant l'âge, était répugnant, malgré le sourire pâle et fiévreux dont de temps en temps il essayait d'éclairer son visage, terne et mat comme le vieil ivoire.
Les deux filles riaient et riaient même assez franchement ; elles avaient l'air misérable, mais à part les signes caractéristiques de la famille que nous avons indiqués, leurs traits ne rappelaient en rien l'expression des traits de leur frère. Elles avaient ce ton de peau particulier aux Bohémiens et qui tire sur la sépia, avec de grands yeux noirs qu'on eût dits faits de velours et de nacre. Ces yeux étaient beaux, mais si voisins de cheveux mal peignés, qu'on oubliait la beauté des uns pour ne voir que la sale et attristante coquetterie des autres. En effet, des tours de tête ornés de rubans d'un rose criard entouraient ces cheveux d'un noir bleuâtre, et de grandes marguerites, dont elles avaient fait avec quelques oeillets d'un rouge vif chacune un bouquet pareil, se mouraient au milieu de ces oripeaux fanés, et semblaient toutes honteuses de mourir en si mauvaise compagnie, elles qui étaient nées sous un si beau soleil et au milieu de parfums si purs. Joignez à cela une robe blanche à petites raies bleues ; mettez à cette robe fripée une ceinture du même rose que les rubans du tour de tête ; supposez que la jupe de cette robe descende au-dessus de la cheville, et les manches au-dessous du poignet, couvrez ce qu'on voit des jambes de bas autrefois blancs et aujourd'hui de la même couleur que la chemise de la reine Isabelle, chaussez des pieds larges et courts de souliers qui ne déparent en rien le reste du costume, et vous aurez un portrait assez exact de nos deux danseuses. Nous avions demandé des Bohémiens, nous en avions.
Les premiers roulements des castagnettes se firent entendre, les premiers accords de la guitare frémirent ; le père se mit à chanter cette même chanson bohémienne qu'on retrouve sans cesse en Espagne, dont je n'ai jamais pu me faire noter l'air par aucun musicien ; chanson qui accompagne tout, le travail, le sommeil, la danse, et une des deux filles commença de se mettre en mouvement avec son frère. Ce fut d'abord de part et d'autre un balancement assez monotone, un piétinement lent et sans accentuation, un faible mouvement de hanche qu'essayaient en vain d'animer les regards lascifs du frère et de la soeur. Mais ces regards devinrent de plus en plus provocateurs. Les danseurs se rapprochèrent peu à peu et se croisèrent, non plus en se touchant de la main, mais en s'effleurant des lèvres. Des trépignements qui semblaient le combat des sens et de la pudeur résultaient de ces deux bouches à moitié confondues, et le frère et la soeur s'arrêtaient ainsi, se regardant, et prêts à s'abandonner au désir qui brûlait leurs yeux et les poussait l'un vers l'autre. Pendant ce temps, le père entremêlait son chant de cris obscènes qui faisaient fort rire l'assemblée, et qui étaient destinés ou à lever les derniers scrupules de la danseuse, ou à donner la dernière excitation au danseur. Enfin le frère ôta son chapeau, le prit à la main, fit deux ou trois fois le tour de sa soeur, qui, sans bouger de place, renversait sa tête en arrière comme une bacchante enivrée, et donnait à ses reins la souplesse la plus provocante ; puis tout à coup le chapeau tomba, le danseur fit entendre un sifflement aigu comme celui du serpent, et qui était dans cette danse l'expression du désir près d'être satisfait ; il devint plus ardent, sa soeur plus folle, et il la poursuivit ainsi, jusqu'à ce que, aux dernières notes de la guitare et aux derniers cris du chanteur, elle tombât dans la pose la plus épuisée, et que son frère s'arrêtât après son sifflement le plus expressif.
Nous ne méprisons pas plus ces sortes de danses qu'autre chose ; mais nous voulons, par un sybaritisme bien naturel, que les mains des danseurs et danseuses soient fines, que leurs pieds soient petits, que leur peau soit blanche ou tout au moins dorée. Nous voulons comprendre le désir chez l'homme, désirer l'abandon chez la femme, et nous ne voulons pas par conséquent que cette danse ne soit que le développement incestueux et la poésie repoussante d'une luxure de famille entre frère et soeur, qui a précédé sans doute et qui va certainement suivre ce que nous voyons.
Il y a un sentiment que vous n'avez jamais pu éprouver, madame, et que je vais essayer de vous faire comprendre : c'est cette peur pudique qu'on ressent en face de ces sortes de scènes, dont vous n'avez jamais été témoin, la pudeur de la femme étant chez vous trop forte pour permettre un pareil spectacle à votre curiosité d'artiste. Certes, tous tant que nous étions là, nous avions vu des danses folles. On ne vit pas depuis vingt ans comme Boulanger et Giraud dans des ateliers ; on ne voyage pas depuis quinze ans comme moi et Desbarolles ; on n'a pas vu comme nous enfin tous les bals des Variétés et de l'opéra sans savoir ce que c'est qu'une pose de modèle, ou qu'une danse de gens ivres. Mais au moins le modèle subit la volonté du peintre ; il n'est nu et provocant qu'autant que le peintre le veut, et l'exigence de l'art couvre la nudité du corps. Mais au moins les danseurs et les danseuses des bals que nous venons de nommer réunissent les qualités que nous demandions tout à l'heure. Puis ce n'est pas l'impudeur isolée de deux êtres, mais bien la folie entraînante de douze cents individus ; et parmi tous ces corps qui, nous l'avouons, semblent quelque peu venus de l'enfer, pas un qui danse ainsi en face de sa soeur, aux cris excitants de son père. Aussi nous vous avouons, mes compagnons et moi, qu'à cette famille que nous avions sous les yeux et à qui nous avions promis quelques douros pour la faire venir, nous eussions volontiers donné le double pour qu'elle s'en allât, si, historiens et peintres forcés de tout voir, il ne nous avait fallu, Giraud et Boulanger compléter leur album, Maquet et moi compléter nos impressions et nos études.
Quant à Desbarolles, qui est, je ne sais pas si je vous l'ai dit, madame, le voyageur le plus pudique de France, il fermait à moitié les yeux, peut-être pour ne pas voir, peut-être aussi pour dormir. Quant à Alexandre tout ce que je puis dire, c'est que lorsque je le consultais du regard pour avoir son avis, je le voyais avancer dédaigneusement la lèvre inférieure et regarder avec envie l'allée ombreuse qui nous avait menés à l'Alhambra. Mais dans tout cela c'était surtout cet enfant incestueux qui nous répugnait. Chaque fois donc que ce petit être s'approchait de l'un de nous, celui-là se reculait instinctivement, et semblait honteux d'assister à pareil spectacle ; enfin, la première scène se termina comme je vous l'ai dit : le jeune Bohémien ramassa son chapeau, remit ses mains dans ses poches, et retourna prendre la place qu'il occupait quand nous étions entrés. Nous vîmes alors les deux soeurs s'apprêter à danser ensemble.
L'espérance nous vint aussitôt que ce que nous venions de voir était à leurs habitudes une de ces exceptions comme en demandent quelquefois certains voyageurs blasés qui croient n'avoir rien vu s'ils n'ont vu ces sortes de choses ; mais cette espérance fut bien vite trompée, car après la danse des deux soeurs, peut-être moins licencieuse dans la forme, mais aussi libertine dans l'intention, la première danse recommença. Cependant, comme après tout les deux types de physionomie étaient assez étranges, Giraud et Boulanger en avaient commencé des croquis, qu'ils remirent au lendemain de terminer. Ils demandèrent donc que le lendemain les Bohémiens, père, fils et soeurs, vinssent poser, sans danser cette fois. Couturier nous offrit sa terrasse sur laquelle il faisait les daguerréotypes. On accepta, et après des adieux métalliques, chacun se sépara, les Bohémiens assez satisfaits de nous, je crois, et nous assez mécontents des Bohémiens. Comme il faisait jour encore, nous entrâmes dans une maison qui se trouvait sur notre route ; c'était la maison du signor Contrairas, lequel nous avait été indiqué et recommandé comme ayant fait une réduction de l'Alhambra, merveilleuse, disait-on, de travail et d'exactitude. Ce signor Contrairas, qui était un jeune homme, demeurait en face de la maison de Couturier. Nous entrâmes chez lui en le priant de nous montrer cette réduction. Il nous fit passer sous un petit hangar et découvrit son oeuvre. C'était la salle des Deux Soeurs reproduite sur six pieds de haut, un pied et demi de large, et cinq pieds de tour environ. Il n'y avait rien à dire en voyant cette merveille, qu'à admirer la persévérance de celui qui ayant eu l'idée d'un pareil travail avait eu la patience de l'exécuter.
Je pris le nom de l'auteur ; je l'inscrivis sur mon album, en lui promettant à mon retour en France d'informer le ministre de ce curieux travail, et d'obtenir pour lui la récompense, ou tout au moins l'encouragement qu'un pays comme le nôtre doit à une oeuvre comme celle-là, de quelque pays qu'elle soit.
Vous rappelez-vous, madame, que je vous ai priée un jour de ne pas perdre de vue certaine voiture verte et jaune, et que vous avez bien voulu suivre des yeux jusqu'à ce que nous versions avec elle ? oui, n'est-ce pas, vous vous rappelez cela ? Eh bien ! je vous en prie, ne perdez pas de vue la maison Contrairas. Dans ma prochaine lettre vous saurez d'où vient cette recommandation.
Agréez, etc.

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