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Chapitre XVI


Jaen, 26 octobre.

O Parador de la Costurera ! ô précieuse réunion de Manoeli, que notre ami Achard a si bien dépeints et additionnés, et que j'ai essayé de dépeindre et d'additionner après lui ! O séjour tant désiré, dont les froides chambres nous parurent si douces, dont les maigres poulets nous parurent si tendres ! Célèbre Parador, à qui je promettrais une immortalité pareille à celle que don Quichotte valut à Puerto Lapice, si j'étais Michel Cervantes ! Parador qui eut l'honneur de loger sous l'auvent gauche de la grande cour la fameuse voiture verte et jaune déchiquetée par les roches du précipice de Villa- Mejor. Que ton souvenir reste dans la mémoire de mes compagnons comme il reste dans la mienne !
Ne croyez point, madame, que ce soit là une de ces invocations poétiques destinées à ouvrir un chant de quelque Iliade comique. Non, en vérité ! c'est l'expression d'un sentiment de reconnaissance, que mon coeur éprouve le besoin d'épancher à son égard. En effet, si en certains moments on s'attache aux lieux qui nous ont vus souffrir, pourquoi ne vénérerait-on pas ceux qui nous ont vus respirer après la souffrance ?
Le Parador de la Costurera est un de ces endroits-là, madame, car jamais voyageurs n'y entrèrent si affamés, si fatigués, si féroces que nous. Aussi, malgré cette fameuse scène nocturne avec les deux muletiers pérégrinateurs, dans laquelle la carabine Devisme joua un si glorieux rôle, et qui donna naissance, sur notre anthropophagie, à des détails qui font, à cette heure, l'objet des conversations de tout Aranjuez ; aussi, malgré ma querelle avec le mayoral de la voiture verte et jaune, querelle dans laquelle le digne alcade fit éclater mon bon droit par un jugement digne du roi Salomon ; malgré le soleil d'or de la fontaine du palais, malgré les blanchisseuses du Tage et les statues rococo du pont, peut-être même, – que voulez-vous, madame, l'homme est si étrange, – peut-être même à cause de tout cela, j'avais presque aimé cette triste ville d'Aranjuez, où nous avions trouvé le Parador de la Costurera, c'est-à-dire du pain, du vin, des lits et la vengeance.
Je vous ai dit comment nous avions quitté cette ville, madame, emportés par le galop de huit mules, et comment nous nous étions accommodés de notre mieux pour dormir, la nuit précédente ayant été loin de nous apporter le contingent de sommeil nécessaire au voyageur fatigué. Eh bien ! madame, plaignez-nous ; malgré ces précautions si bien prises, il était décidé que nous ne dormirions pas.
En effet, nous ignorions une chose, madame, c'est qu'en Espagne les voitures ne s'aventurent point la nuit par les grands chemins, ou pour mieux dire, qu'elles ne s'y aventurent que de trois heures du matin à dix heures du soir. Tant il y a, madame, que nous étions tous partis pour ce beau pays de mensonges qu'on appelle le sommeil, quand nous fûmes réveillés en sursaut par l'annonce d'un coucher et d'un souper à Ocana.
Le nom me frappa. Je me rappelais avoir vu dans mon enfance des images enluminées par un grossier pinceau, et représentant la Bataille d'Ocana, gagnée ou perdue, je ne me rappelle plus bien, par Sa Majesté l'empereur et roi, ou l'un de ses généraux. Il y avait sur cette image une armée française, se présentant sur un rang, et peinte d'un seul trait de noir pour les bonnets à poil, de bleu pour les habits, et de blanc pour les culottes. Quant aux Espagnols, ils étaient jaunes.
L'empereur, ou un lieutenant, étendait au premier plan un grand bras armé d'un long sabre ou d'une longue épée, qui, appliquée sur le fond représentant un régiment bleu, semblait une broche garnie de martins-pêcheurs non plumés. Au fond, il y avait, au trait, la silhouette d'une ville. Cette ville, je me la rappelais parfaitement, ce qui me consolait de ne la voir en réalité que de nuit. Or, tous ces souvenirs qui me retraçaient mon enfance, ce doux nid des plus charmants souvenirs, m'empêchèrent de trop murmurer pour mon compte contre le mayoral qui me réveillait.
Avec nous descendirent du coupé trois voyageurs enfoncés jusqu'aux yeux dans leurs manteaux et dans leurs chapeaux.
« Bon ! dit Alexandre, voici trois Almaviva nature. Giraud, saisis tes crayons ! – En voilà des gaillards qui vont être récréatifs à une table d'hôte ! dit Boulanger. Enfin ! – Chut ! dis-je ; vous savez que les Almaviva parlent français, et même un certain français qui en vaut bien un autre. »
Nous emboîtâmes silencieusement le pas derrière les trois voyageurs en chapeaux et en manteaux.
Ces trois voyageurs nous précédèrent dans une chambre longue, froide et nue, au milieu de laquelle, ou plutôt dans laquelle une table colossale semblait attendre cent voyageurs. Il est vrai qu'il n'y avait absolument rien sur cette table, si ce n'est des assiettes, des couteaux, des fourchettes et des carafes pleines d'eau, destinées sans doute à répercuter la lumière d'une maigre lampe brûlant au milieu de cette gigantesque plate-forme.
Il faisait froid et faim, rien qu'à regarder cette grande chambre déserte et cette longue table vide. A notre invasion dans la salle, au bruit qui en fut la suite, le mosso apparut. Il était vêtu d'un petit habit tabac d'Espagne et d'une culotte jaune ; il portait sur sa tête des cheveux d'un blanc verdoyant. Comme je n'ai jamais vu cheveux pareils, tout me porte à croire que c'était une perruque de fantaisie. En outre, ridé comme une orange d'un an, et tremblant sur ses jambes comme s'il marchait sur deux roseaux. D'âge, il était impossible d'en appliquer aucun à cette figure dont Hoffmann eût certes fait, si elle lui était apparue, un de ses personnages les plus fantastiques.
Il nous fit de la main un gracieux signe de nous mettre à table. « Oh ! oh ! firent Giraud et Boulanger qu'en leur qualité de peintre cette figure frappa tout d'abord. – Ah ! ah ! fit Alexandre. – Messieurs, messieurs, dis-je à demi-voix, fidèle à mon rôle éternel de conciliateur, nous voici en pleine Espagne. Ne rions pas, je vous prie, des choses qui nous semblent étranges et qui sont toutes naturelles ; nous désobligerions les aborigènes, qui me paraissent tenir à l'habit tabac d'Espagne et aux culottes jaunes. »
En ce moment un des Espagnols leva la tête, et, apercevant le mosso, il partit d'un éclat de rire. « Tiens, Jocrisse, dit-il. – Ah ! bonjour, mon pauvre Brunet, dit le second ; tu as donc pris des lettres de naturalisation en Espagne, grand homme ? – Vous verrez, dit le troisième, que nous allons voir entrer Potier, que l'on croit mort, et qui aura quitté son ingrat pays en voyant le succès des Saltimbanques. » Les trois Espagnols étaient : le premier, un Français de la rue Sainte-Apolline, voyageant pour une maison de commerce de la rue Montmartre ; le second, un Italien naturalisé Français ; et le troisième, un Espagnol né à Vaugirard, qui faisait son premier voyage en Espagne. Nous nous trouvions donc en pays de connaissance. Sur neuf voyageurs, nous nous trouvions sept Français, un trois quarts de Français et un demi-Français. Aussi, en une seconde, de silencieux devînmes-nous bruyants, de réservés, indiscrets.
Il faut l'avouer, madame, le dîner d'Ocana excusait cette transition. C'était une soupe au safran, de la vache bouillie pour deux, un poulet mort de la poitrine, flanqué à droite d'un de ces plats de garbanzos dont j'ai déjà eu l'honneur de vous entretenir, et, à gauche, d'un plat d'épinards dont je ne vous entretiendrai pas. Le dîner se terminait par une de ces salades impossibles et qui nagent dans l'eau, seul correctif à l'huile asphyxiante qu'on y mêle dans le seul but, je crois, d'empêcher les herbivores d'y toucher. Lorsque ces différents objets eurent disparu comme s'ils eussent été mangeables, je me retournai vers le mosso.
« Est-ce qu'il n'y a plus rien ? lui demandai-je en mauvais espagnol. – Nada, senores, nada ! » nous répondit-il en pur castillan. Ce qui voulait dire : « Rien autre chose, messieurs, absolument rien. – Et combien cet excellent dîner ? demanda le Français de la rue Sainte-Apolline. – Tres pesetas, senor », répondit Jocrisse. Ce qui signifiait, dans notre langue, madame, trois francs.
J'ai remarqué, et ceci est une remarque générale à tous les pays que j'ai parcourus, qu'il n'y a jamais de dîner plus cher qu'un mauvais dîner, ou même qu'un dîner absent. Nous payâmes. « Pardieu ! je prendrais bien quelque chose, dit Alexandre quand il eut payé. – Messieurs, dit le Français de la rue Sainte-Apolline, j'ai dans une de mes poches du coupé un canard que mon hôte de Madrid, compère fort avisé, ma foi ! m'a fourré dans la poche au moment où je pris congé de lui. – Et moi, messieurs, dis-je, j'ai sur l'impériale de la diligence un panier. Allons, Giraud, il est inutile que tu me donnes des coups de pied sous la table. J'ai, dis-je, un panier contenant... – Bon ! dit Giraud, le voilà parti. Il durera longtemps le panier. – Contenant un jambon de Grenade, deux paniers de beurre de présalé, trois bouteilles d'huile et une bouteille de vinaigre, sans compter saucissons, olives et autres comestibles. Giraud, mon ami, toi qui es commissaire général des vivres... » Giraud poussa un soupir.
« Si tu ne veux pas remplir tes fonctions, dis-je, j'enverrai Desbarolles. – Non pas ! s'écria Giraud, j'y vais. Peste ! je connais Desbarolles ; il est si distrait, qu'il mangerait le jambon en route. » Desbarolles pensait à autre chose, et ne répondit point à l'accusation. « Et moi, dit le voyageur de la rue Sainte-Apolline, je vais chercher mon canard. »
Tous deux sortirent, et un instant après reparurent, apportant l'un son canard, l'autre son panier. « Oh ! fîmes-nous d'un seul cri en apercevant le canard, il est rôti ! – Rôti », répéta-t-il. Il faut vous dire, madame, que la broche est un instrument parfaitement inconnu en Espagne. On trouve bien dans le dictionnaire le mot asador, qui sert à désigner cet instrument, mais cela ne prouve rien autre chose que la grande richesse de la langue espagnole.
A Madrid, j'avais été, mon dictionnaire à la main, chez tous les quincailliers, mais nulle part je n'avais pu trouver une asador. Trois ou quatre quincailliers plus lettrés que les autres connaissaient la chose de nom. Un quincaillier voyageur, qui avait été à Bordeaux, se rappela en avoir vu une. « Mais il y avait donc une broche chez votre hôte de Madrid ? lui demandai- je. – Non, mais il y avait une épée, une vraie dague de Tolède. Je l'ai détournée de sa destination primitive ; je ne crois pas qu'elle ait dérogé pour cela. – Bien venue soit cette épée, comme bien venu soit le canard. »
En un instant le malheureux canard fut dévoré.
Ce fut au tour de Giraud à produire ses provisions. Le jambon, les cervelas, le beurre, l'huile et le vinaigre, pour lesquels Giraud avait risqué si généreusement sa vie le soir de la catastrophe de Villa-Mejor, apparurent à leur tour sur la table, aux yeux effarouchés du mosso à la culotte jaune. Puis, après brèche convenable, tout cela rentra dans le panier, qui lui-même rentra sous la bâche. Après quoi l'on nous conduisit aux planches rembourrées qui devaient nous servir de lits.
Maintenant, laissez-moi vous dire très sérieusement qu'il nous arriva, au moment où nous allions nous glisser dans nos draps, ce qui arriva à ce pauvre monsieur Bonaventure dans les Inconvénients d'une diligence. Maître Jocrisse apparut. « Pronto ! pronto ! senores ! dit-il. – Porque pronto ? demandâmes-nous au cocher Para la diligencia de Granada. »
Nous nous retournâmes vers Maquet. Vous savez que Maquet joint à ses fonctions d'économisateur, place essentiellement créée pour lui, celle d'horloge ; c'est lui, comme les muezzins, qui est chargé de nous crier l'heure. Il vit ce que nous attendions de lui.
« Bah ! répondit-il, je viens de monter ma montre ; il n'est qu'une heure. – Mira ! una hora, dit Desbarolles. – Una hora y media ! répondit l'horrible mosso. Pronto ! pronto ! senores ! – Allons, levons-nous, dis-je tristement. Au moins, cette fois-ci, nous nous endormirons tranquilles ; nous serons sûrs de ne pas être réveillés. – Ma foi ! moi, dit Giraud de sa chambre, je n'aurai pas la peine de me lever ; je ne me suis pas encore couché. – Et que faisais-tu donc ? – Je me coiffais ! »
Il faut vous dire, madame, que Giraud a un faible : c'est sa chevelure. Longtemps il a porté les cheveux en brosse, et paraissait à cette époque avoir complètement perdu tout amour-propre à l'endroit de cet ornement. Mais, depuis son départ de Paris, il a permis à ses cheveux de repousser, et ses cheveux ont tellement profité de la permission, qu'il semble à les voir que les ciseaux ne les ont jamais touchés. Cette crue si rapide a donné à Giraud le seul sentiment de fatuité que je lui aie jamais vu ; il passe à sa toilette de tête une heure le matin et une heure le soir, distrait l'argent de la masse pour acheter de la pommade, et vole tous les peignes qu'il rencontre sur son chemin.
Dix minutes après, les plus tardifs étaient sur pied ; j'avais donné l'exemple. En voyage, l'exactitude est presque une vertu, et je puis dire, à ma louange, que le terrible pronto des Espagnols, et l'inexorable fissa des Arabes ne m'ont jamais trouvé en retard. Tout à coup, nous vîmes remonter Maquet pâle de colère et d'indignation ; ses cheveux, ordinairement rejetés en arrière, comme le fameux Gibus de Desbarolles, étaient, comme dit la mère d'Hamlet à son fils, vivants et debout sur sa tête.
« Qu'y a-t-il ? demandâmes-nous trois fois sans pouvoir obtenir une réponse. – Il y a, répondit-il enfin, que les mules ne sont point attelées, que la diligence, comme feu Endymion, dort au milieu de la cour sous un rayon de lune, que ni mayoral, ni zagal n'est levé, et que ce qui nous arrive est encore un tour de cet infernal coquin de Jocrisse. – Je vais lui couper les oreilles, dit majestueusement Desbarolles, ouvrant sa navaja. – Coupe, dit Giraud, coupe. » Desbarolles avait compté que nous nous jetterions sur lui pour l'arrêter. Il se trompait. Mis en demeure par Giraud de réaliser sa menace, il lui fallut sortir.
Dix minutes après, il reparut, la navaja était rentrée dans sa poche, et ses mains étaient vierges de toute espèce d'oreilles. Il avait cherché vainement : le folâtre vieillard s'était couché dans quelque pandémonium invisible à l'oeil du voyageur, et il dormait probablement, à cette heure, de ce sommeil que les coquins sont parvenus à dérober à l'homme juste. En arrivant ici, madame, je me suis fait expliquer la tactique des valets d'auberge espagnols, tactique qui, je dois le dire, n'était point particulière au mosso à la culotte jaune.
Cette tactique, la voici : les voyageurs se couchent, après souper, à onze heures. Ils doivent se remettre en route à trois heures. Pour les réveiller à trois heures moins un quart, notez bien ceci, il faudrait que le mosso, soit en culotte jaune, soit en culotte d'une autre couleur, soit même en pantalon se levât à trois heures moins vingt-cinq minutes. Vous admettez cela, n'est-ce pas ? or, le valet doit, pour reprendre son service, se lever tout à fait à cinq heures. Il exécute sa petite besogne du lendemain de onze heures à minuit. A minuit, il réveille les voyageurs ; puis, les voyageurs réveillés, il va se coucher dans sa mansarde inconnue, où le remords l'atteint peut-être, mais où le voyageur ne peut le poursuivre. De cette façon, il lui reste cinq heures de repos, plus l'heure qu'il a gagnée en faisant le soir sa besogne du matin : total six heures. C'est assez ingénieux, n'est-ce pas ?
Mais, me direz-vous, les imprécations des voyageurs doivent le réveiller. Non, madame, car il n'est pas encore endormi, et elles le bercent. D'ailleurs, comme l'explique très bien Desbarolles, les voyageurs en Espagne sont pour la plupart Allemands, Anglais ou Français ; ils jurent dans leur langue maternelle, et le mosso ne les comprend pas.
Nous nous jetâmes tout habillés, les uns sur nos lits, les autres sur des chaises, les autres enfin sur des nattes ; ces derniers étaient les sybarites de la troupe. A deux heures trois quarts, tombant de sommeil, nous montâmes en diligence, et nous quittâmes l'auberge d'Ocana. Une fille nous servit le chocolat avant notre départ. Cette consolation d'un millimètre cube nous réchauffa mais ne nous consola point. Puis nous partîmes, toujours au galop de huit mules.
Cette rapidité de la course serait une compensation si elle n'était pas une affliction. En effet, la vitesse, cette volupté du voyage, n'est une volupté que sur les routes bien entretenues. Or, madame, pour vous prouver que la voiture ne peut pas être une volupté en Espagne, je vous dois une description des routes d'Espagne, des carrosses qui les sillonnent, et de la marche d'iceux, comme disait le bon Jehan Froissard ou le naïf et spirituel Brantôme.
Dans un rayon de dix à quinze lieues aux environs de Madrid, hâtons-nous de leur rendre cette justice, les routes sont carrossables : il faut cependant en excepter les jours où la pluie a détrempé le sol, les jours où le soleil a crevassé la terre ; enfin ceux où les cantonniers ont travaillé à la restauration des chemins.
Ainsi, vous l'avez bien vu, et c'est une justice que vous me rendrez, madame, en vous rendant compte de notre excursion à l'Alameda, je ne vous ai pas dit un mot de la route. Donc elle était bonne, puisque je n'en parlai pas. Vous savez qu'on ne parle pas des bonnes choses. Le fait est que nous avons été à l'Alameda d'un train extra-postal, et que durant les deux lieues d'aller et les deux lieues de retour, pas un seul cahot, pas une seule oscillation même, n'a mis en péril nos précieuses existences.
Mais, à partir d'Aranjuez il y a juste dix lieues de France d'Aranjuez à Madrid, mais, à partir d'Aranjuez, comme on sent bien que le roi ni la reine n'auront jamais l'idée d'aller plus loin qu'Aranjuez, le cantonnier se repose sur l'indulgence du voyageur. Ah ! madame, la seule retraite que je demande à Dieu pour mes vieux jours, c'est de me faire cantonnier en Espagne. Or, rien n'est plus pittoresque que de regarder passer les voyageurs en Espagne, les uns dans les diligences, les autres à cheval, les autres à mule, les autres à pied, tous avec un costume et une allure différents. Dans ses moments perdus, et quand il ne passe pas de voyageurs, le cantonnier porte des champs voisins, où il les collige, aux endroits défoncés, un nombre toujours limité de pierres d'une certaine grosseur dans un petit panier de jonc. Je crois que, par les statuts établis entre les cantonniers, le nombre de ces pierres ne peut jamais dépasser la douzaine, et la grosseur celle d'un oeuf. Il en résulte que si le trou à boucher jauge cent paniers contenant chacun douze pierres, grosses chacune comme un oeuf, à dix paniers de pierres par jour, c'est juste dix jours que le trou mettra à se combler. A quatre voitures par jour, deux allant, deux revenant, c'est quarante chances d'accident en dix jours.
Eh bien ! madame, grâce à la rapidité de la marche, qui ne donne pas le temps à la voiture de céder à son inclinaison, il est très rare qu'un accident arrive. Seulement le diable n'y perd rien ; la secousse qu'on éprouverait en versant, on l'éprouve en se redressant ; la roue se heurte à l'autre côté du trou, et la voiture bondit, retombe, rebondit, jusqu'à ce qu'elle se soit retrouvée en terre ferme et sur ses quatre roues. Or, voyez-vous les voyageurs, madame ?
Vous comprenez, les voyageurs, au moment où ce trou comblé au quart, à moitié, aux trois quarts, se présente, les voyageurs dorment, causent ou s'allongent, dans la sécurité la plus parfaite ; leurs muscles sont détendus, ils reposent tant bien que mal sur ces coussins que vous savez, atones, désossés, bercés par la rapidité de l'élan et par cette volupté de la vitesse que vous m'avez avoué ne vous être pas indifférente. Tout à coup, le choc se fait : voyageurs, fusils, sacs de nuit sautent au plafond, brisés, moulus les uns par les autres ; puis, après trois ou quatre rebondissements, tout cela retombe en un plus grand nombre de morceaux qu'au départ. Comptez dix de ces trous par chaque lieue d'Espagne, et si quelqu'un nous conteste ce chiffre, rabattons-nous sur les pierres non encore réduites en cailloux par le marteau des cantonniers, sur les lits des fleuves qu'on traverse, sur les arbres coupés que l'on franchit, et, au lieu de dix casse-cou, vous en aurez trente.
Il est certain qu'en allant au trot seulement, le mayoral éviterait tous ces sauts et ces soubresauts à ses voyageurs ; mais le postillon espagnol a la réputation de conduire toujours ventre à terre, et il ne veut pas perdre sa réputation, de sorte que les arbres fuient, que les maisons s'envolent, que les horizons courent parallèlement à la voiture comme des banderoles fantastiques ; qu'après les campagnes grises viennent les montagnes bleues ; après les montagnes bleus d'autres campagnes bornées par des montagnes blanches, splendides tapis de velours violet sur lesquels la neige sème de grandes lames d'argent, comme fait l'étiquette funèbre des rois sur les manteaux de deuil de Saint-Denis.
C'est un pays sévère que cette Manche, aux landes arides, au milieu desquelles nous nous réveillâmes. Comme don Quichotte a dû faire souffrir ce pauvre Sancho, sur ces sables mouvants, alors que les quatre jambes de l'âne disparaissaient jusqu'au jarret dans ces mobiles et brûlantes profondeurs, et que le fromage mou, si fort apprécié du digne écuyer, manquait pour rafraîchir les deux héroïques aventuriers ! Et je pense à don Quichotte, madame, auquel je pense souvent d'ailleurs, parce que nous avions hier matin traversé Tembleque, dont les moulins à vent semblent défier une seconde fois l'amant de la belle Dulcinée ; parce que nous nous sommes arrêtés pour déjeuner à la venta de Quexada, dont le héros de Cervantes portait le nom ; parce qu'enfin nous avons dîné à Puerto Lapice, c'est-à-dire dans cette fameuse auberge où le roi des chevaliers errants rencontra ces deux belles personnes qu'il prit pour des demoiselles, et qui, Dieu merci ! n'étaient rien moins que cela.
Il va sans dire que nous visitâmes la cour où le digne paladin fit sa veillée des armes, et tout en faisant sa veillée, cassa la tête au muletier qui venait chercher au puits de l'eau pour abreuver ses chevaux. Ma foi ! nous aussi, madame, eussions-nous pu nous tromper comme don Quichotte, car cette auberge de Puerto Lapice est toujours vouée aux belles filles. Deux adorables visages nous reçurent en souriant, et ils n'étaient qu'un échantillon de ceux qui nous attendaient. Le maître de la maison avait onze filles. Giraud, tout en mangeant un déjeuner passable, croqua les deux qui nous avaient reçus les premières, et qui avaient nom, l'une Concha, l'autre Dolorès.
Puerto Lapice est un col assez pittoresque situé entre deux chaînes de montagnes. Quant à la venta de Quexada, c'est une espèce de château presque ruiné, château en Espagne s'il en fut, dont les deux tourelles angulaires sont échancrées par la morsure du temps, et dont le corps de logis principal ouvre une seule porte, comme un oeil mélancolique, sur une avant- cour semée de fumier et de paille d'orge. Aux tourelles, ou plutôt à la moitié de ces tourelles, car le temps, qui a mordu les côtés, a aussi rongé le faîte ; à la moitié de ces tourelles, disons-nous, il y a encore un rang de meurtrières. Hélas ! le vaillant don Quexada n'a pas plus redouté les assauts des larrons et des mauresques que les habitants modernes ne craignent les christinos et les carlistes ; et, siècle pour siècle, ma foi ! les meurtrières du passé valent bien celles du présent.
J'ai compté deux fenêtres à cette venta de Quexada. Elles annoncent un premier étage. Trois autres lucarnes pittoresquement désordonnées éclairent la salle du bas. Une quatrième ouvre sur une petite chambre, qui fut peut- être celle de cette bibliothèque chevaleresque que le bon curé brûla, sans plus de pitié que le kalife Omar n'en avait eu pour la bibliothèque d'Alexandrie. Mais, me direz-vous, madame, croyez-vous donc à l'existence de don Quichotte, et n'admettez-vous point avec tout le monde que ce soit une idéalité ? Eh ! qui sait, madame ? Beaucoup de mes personnages à moi, que l'on croit des rêves de mon imagination, ont parlé, ont pensé, ont vécu, parlent, pensent et vivent encore. Et Cervantes a peut-être connu don Quichotte, comme j'ai connu, moi, Antony et Monte-Cristo.
Tout en déjeunant, nous avions froid ; nous nous rappelions devant la porte une grande place inondée par le soleil. Aussi, le déjeuner fini, courûmes- nous vers la porte dans l'intention de nous réchauffer à cette place. Mais le zagal était déjà en selle, mais le mayoral était déjà sur sa planchette, il nous fallut remonter en diligence et partir, ce que nous fîmes en échangeant force signes d'adieu avec les onze filles de notre hôte, lesquelles les reçurent avec la dignité de onze princesses des Mille et Une Nuits.
Cependant, au fur et à mesure que nous avancions, les plaines devenaient moins arides, les horizons moins brûlés. On eût dit que là-bas, derrière la montagne, on sentait venir la belle et joyeuse Andalousie, ses castagnettes à la main, sa couronne de fleurs au front. Bientôt les plaines s'égayent en réalité et nous apparaissent en certains endroits comme si elles étaient couvertes d'un tissu soyeux ; lorsque nous nous penchons pour regarder par les portières le reflet de la terre, elles passent de la nuance de l'opale à celle d'un lilas violet du plus tendre et du plus harmonieux aspect. C'est que nous sommes dans le pays du safran. Ces lacs roses, ce sont des lacs de fleurs ; ces lacs de fleurs, c'est la richesse de la plaine en même temps que c'en est la parure ; encore quelques tours de roues, et nous entrerons dans la charmante petite ville de Manzanarès.
Quelle vie surabondante que celle de ces peuples du Midi ! quel bruit non interrompu de chansons ! quel éternel frôlement de guitares ! Chaque salle basse des maisons est remplie de tout un monde de jeunes filles épluchant la fleur du safran, dont elles arrachent les pistils ; des monceaux de folioles de couleur mauve jonchent le plancher, s'amassent contre les murailles et rehaussent la vigoureuse carnation des travailleuses : sur ce fond délicat ressortent leurs cheveux bleus à force d'être noirs, leurs grands yeux de velours, l'ardent incarnat de leurs joues, et le blanc mat de leur front.
Nous restâmes une heure à regarder toutes ces petites mains jouer rapidement dans le calice des fleurs. Pendant cette heure, nous entrâmes bien dans dix ou douze maisons ; à chaque fois que nous entrions, et que l'interprète Desbarolles se chargeait de présenter nos compliments, les rires commençaient, montant de la sourdine aux tons les plus élevés de la gamme ; mais dans ces rires, rien de malveillant, de la gaieté de jeune fille, voilà tout ; et puis, l'on pardonne si facilement à une belle bouche qui rit et qui, en riant, vous montre de belles dents.
A ces rires étaient joints les saillies, les quolibets, les andaluzades, comme on dit dans le pays. C'était tout naturel : nous étions des Français, c'est-à- dire que nous appartenions à ce malheureux peuple que les Espagnols regardent comme le plus ridicule de tous les peuples. Les Espagnols ont trouvé le moyen de se moquer de nous. Que voulez-vous, madame ? cela prouve que nous sommes moins malins que les Espagnols, nous qui cependant avons créé le vaudeville. Manzanarès nous a encore offert un autre genre de spectacle, c'est celui de l'improvisation. L'improvisation a fait élection de domicile sur la place de Manzanarès.
Elle nous apparut sous les traits d'une pauvre aveugle de trente à trente-cinq ans à peu près, qui aborde son monde un peu plus résolument que si elle y voyait, et qui distribue généreusement les compliments les plus fleuris. Elle parle indifféremment espagnol et latin ; il ne m'appartient pas de juger son espagnol, mais j'oserai dire que son latin n'est point irréprochable. Nous avions perdu, ou plutôt gagné beaucoup de temps à regarder les jolies filles de Manzanarès. Le mayoral nous joignit sur la place au moment où Giraud allait commencer un dessin de cette place, et nous somma de le suivre.
Il nous fallut obéir ; rien n'est respectable comme la sommation d'un mayoral ; d'ailleurs, l'improvisatrice qui nous poursuivait de ses vers latino- castillans nous adoucissait le chagrin du départ. Si vous voulez voir un charmant dessin de cette petite place, madame, ne le demandez pas à Giraud, qui n'a pas eu le temps de le faire, mais demandez-le à Dauzats, qui l'a fait. Dauzats vous ouvrira ses cartons, et vous profiterez de cela pour voir les merveilles qu'il a rapportées de ses différents voyages aux lieux mêmes que nous parcourons.
Adieu, madame. Le mayoral nous annonce que nous coucherons ce soir à Val de Penas. Tant mieux ! nous boirons enfin sur son terroir ce fameux vin dont le nom caresse si agréablement les oreilles espagnoles.

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