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Chapitre X


Madrid, 21 octobre 1846.

Les fêtes sont terminées, madame, et les étrangers ingrats commencent à s'envoler de Madrid, comme une troupe d'oiseaux effarouchés qui regagnent leurs nids. Les diligences encombrées de voyageurs, comme des rayons divergents, partent de Madrid, centre commun, et fuient dans toutes les directions. Monsieur le duc d'Aumale est parti ce soir ; monsieur le duc de Montpensier part demain. Nos belles Madrilènes s'épouvantent à l'idée de ce que va être Madrid dans huit jours.
Je vous dirai, madame, comme Agis dans Léonidas : Je ne te verrai pas, car je pars demain pour Tolède. Il y a deux heures que je suis arrivé de l'Escurial. Laissez-moi vous raconter notre voyage à ce Saint-Denis des rois d'Espagne.
Quand nous avons vu l'heure du départ approcher, nous avons définitivement organisé la troupe et distribué à chacun le rôle qu'il aura à remplir pendant le reste du voyage. J'ai gardé le titre d'Amo qui m'a été conféré par les domestiques, les armuriers, et les autres gens de service qui ont eu affaire à nous depuis mon arrivée à Madrid. Amo veut dire maître, directeur, propriétaire. J'y joins les fonctions de cuisinier en chef. Desbarolles est interprète juré, chargé en outre des communications à ouvrir avec les conducteurs des diligences, les arriérés et les aubergistes. Maquet garde son titre d'économe ; dans ses moments perdus comme il a une montre à répétition, la seule qui marche, il sonnera l'heure. Giraud est caissier ; une ceinture de cuir fixe autour de sa taille les fonds de la société. Giraud est en outre ordonnateur général des vivres ; il aura à veiller sur le panier de provisions qui sera organisé ce soir. Boulanger est capitaine d'habillement.
Il y a trois jours, il fut décidé que nous commencerions nos courses par l'Escurial ; en conséquence, Desbarolles fut immédiatement expédié pour trouver un véhicule quelconque qui pût nous conduire au palais favori de Philippe II. Chacun avait à peu près terminé sa besogne, quand Desbarolles rentra. Au premier coup d'oeil, chacun remarqua que son Gibus se projetait en avant ; cette projection était chez lui le signe du triomphe.
« La voiture est en bas, dit-il en prenant sa carabine. – Comment la voiture ? – Oui. – Tout attelée ? – Pardieu ! – Ma foi ! c'est à faire à vous, Desbarolles. – Voilà comme je suis, moi. » Et il s'appuya sur son arme, dans la pose la plus propre à faire valoir tous les avantages de sa taille.
Nous descendîmes. La voiture était effectivement en bas, et tout attelée de quatre mules, comme l'avait annoncé Desbarolles. C'était une berline à la caisse jaune et à la calotte verte. Cette alliance du vert et du jaune aurait dû effrayer les coloristes, mais il est juste de dire que Boulanger lui-même fit peu d'attention à ce détail. En échange, il remarqua que la caisse était bien étroite pour huit personnes.
Giraud et Desbarolles proposaient des choses impossibles : l'un offrait de se tenir en équilibre sur le brancard, l'autre debout sur le marchepied. Je proposai, moi, d'aller chercher une seconde voiture, qui servirait de succursale à la première. La proposition passa à l'unanimité, et Desbarolles reçut mission de se mettre en quête de cette voiture ; seulement, on l'invita à se hâter, le temps pressait ; il était déjà une heure de l'après-midi, et le mayoral nous demandait sept heures pour faire les sept lieues qui séparent Madrid de l'Escurial.
Les lieues, en Espagne, je crois vous l'avoir déjà dit, madame, ont un tiers de plus qu'en France ; les heures aussi. De sorte que lorsqu'on dit sept lieues, c'est dix lieues ; que lorsqu'on dit sept heures, c'est dix heures. Cinquante minutes après le départ de Desbarolles, Achard, qui était à la fenêtre, poussa un cri d'étonnement et de curiosité.
« Qu'y a-t-il ? demandâmes-nous en choeur. – Messieurs, dit-il, vous avez vu bien des voitures, vous avez vu des berlines, des coupés, des calèches, des landaus, des américaines, des tilburys, des coachs, des charrettes, des fourgons, des galères ; vous croyez connaître tous les genres de locomotives qui sillonnent la surface du globe. Oui, n'est-ce pas, comme monsieur Lacépède croyait connaître tous les crapauds avant que notre ami Enfantin n'eût découvert un crapaud inconnu. Eh bien ! humiliez-vous comme monsieur de Lacépède. Je viens de découvrir un véhicule nouveau, venez le voir, venez le voir ; le voici qui s'avance par la rue Mayor ; le voilà qui vient de notre côté ; il va passer sous nos fenêtres ; venez, messieurs, venez vite. »
Nous courûmes aux baies à l'aide desquelles nous plongions sur la place d'Alcala et sur la rue Mayor, et nous vîmes effectivement s'avancer au trot d'un malheureux quadrupède, dont la maigreur était cachée sous ce monde de pompons, de grelots et de sonnettes qui constituent la toilette d'un cheval espagnol, la voiture la plus fantastique que nous eussions jamais vue, même Giraud et moi, qui avons vu cependant les calesseros de Florence, les calessinos de Messine, et les corricolos de Naples.
C'était un extravagant véhicule, supporté par deux roues gigantesques, peintes, ainsi que les brancards, du plus flamboyant vermillon. La caisse était bleu tendre, avec force feuillages vert pomme, courant en treilles, s'épanouissant en grappes, retombant en fleurs. Tout ce feuillage, toutes ces grappes, toutes ces fleurs, étaient confusément habités par des myriades d'oiseaux de toutes couleurs, chantant, becquetant, voletant et faisant la cour à un magnifique perroquet lilas, lequel, placé au centre, battait de l'aile en mangeant une orange.
L'intérieur était tapissé d'une de ces étoffes Pompadour comme on n'en trouve plus en France que chez Gansberg ou chez madame Blandin ; seulement l'étoffe, qui datait de la création de ce véhicule insensé, était éraillée, rapiécée, rafistolée au goût de son propriétaire. Tout cela était garni de franges, de passequilles, de galons, de fanfreluches, comme la veste d'un bateleur de l'Empire. A Paris, cette voiture eût certainement été vendue fort cher à quelque aventureux marchand de bric-à-brac.
Cette voiture, à notre grand étonnement, s'arrêta devant notre porte, et nous en vîmes descendre Desbarolles. Il nous prit un fou rire. Cette voiture serait- elle pour nous, par hasard ? Desbarolles entra. « Voilà l'objet demandé », dit-il. Elle était pour nous. Nous sautâmes cette fois au cou de Desbarolles, et nous pensâmes l'étouffer. Lui, comme les grands triomphateurs, restait froid et calme au milieu du triomphe. Il ne se doutait pas de la grandeur de sa découverte.
On se disputa pour savoir à qui appartiendrait l'honneur de monter dans le Desbarolles ; comme l'objet n'avait pas de nom, on l'avait baptisé du nom de son inventeur. Achard réclamait, comme l'ayant aperçu le premier de la fenêtre ; mais il lui fut observé que l'injustice faite à Christophe Colomb par Améric Vespuce était assez grande pour qu'une injustice pareille ne se renouvelât point, surtout en Espagne.
Pendant qu'on disputait sur les droits de chacun, j'avais fait signe à don Riégo de me suivre ; j'étais descendu, et nous étions montés dans le Desbarolles. « A l'Escurial », dis-je au zagal. Le zagal sauta sur le brancard et partit.
Tout à coup nous entendîmes les cris féroces de nos compagnons : ils croyaient que le véhicule s'éloignait tout seul. Je fis abattre la capote, et je les saluai de la main. « Courons après lui, dit Achard, et reprenons le Desbarolles de force. Un instant, dit Alexandre, je me range du côté de papa. – Moi, dit Maquet, je me range du côté de mon collaborateur. – Moi, dit Boulanger, je me range du côté de mon ami. – Et moi, dit Giraud, du côté de Boulanger. Dumas a le droit de choisir la voiture qui lui convient : c'est l'Amo. »
Desbarolles ne dit rien ; il n'avait pas suivi la discussion et pensait à autre chose. Ces quatre déclarations successives, jointes à le neutralité de Desbarolles, me donnaient une majorité tellement imposante, qu'Achard fut obligé de retirer sa proposition. D'ailleurs, j'étais déjà au bout de la ville.
On monta dans la berline jaune et verte, et l'on courut après moi. Ne perdez pas de vue cette berline jaune et verte, madame, car elle est destinée à jouer un rôle important dans notre vie à venir. En traitant avec notre conducteur pour l'Escurial, nous avons traité en même temps pour Tolède. C'est donc quelque chose comme cinq ou six jours que nous avons à passer dans cette voiture. Nos mules ne nous donnèrent pas d'abord une haute idée de leur vélocité ; la route, qui doit être affreuse en tout temps, était abominablement détrempée par les pluies. Nous descendîmes donc et suivîmes à pied une grande allée tout ombragée, laquelle nous conduisit à la campagne, en nous faisant traverser deux ou trois portes, dont nous cherchâmes en vain l'utilité.
Cette campagne, comme celle de Rome, présente, à l'instant même où l'on y entre, l'aspect d'un désert ; seulement, dans la campagne de Rome, il pousse de l'herbe ; dans celle de Madrid il pousse des pierres. Madrid, caché un instant à nos yeux par un pli de terrain, reparut en arrivant au haut d'une montagne ; la ville, avec ses maisons blanches, ses nombreux clochers, son palais gigantesque, qui semble, au milieu des maisons qui l'entourent, le Léviathan au milieu des habitants de la mer, est d'un aspect pittoresque ; puis, je le répète, ces grandes plaines, bornées par des horizons rocheux, ont un aspect austère qui plaît aux grandes imaginations.
La route, au bout de quatre heures de marche, après avoir plongé dans une vallée, après avoir sauté par-dessus un pont, s'escarpait aux flancs du Guadarrama. C'est sur l'une des plus élevées de toutes ces croupes, qui semblent un troupeau de buffles gigantesques, qu'est bâti l'Escurial. Le chemin allait donc en montant : nous mîmes pied à terre, moins pour soulager notre attelage que pour nous dégourdir nous-mêmes, et, le fusil à la main, nous nous éparpillâmes dans la montagne.
J'ai peu vu de paysages ayant un caractère aussi sauvage et aussi grandiose que celui que nous avions sous les yeux : à mille pieds au-dessous de nous, faisant suite à des rochers abrupts, à des précipices, tachant le versant d'épaisses ombres, s'étendait à droite une plaine sans fin, marbrée, comme la peau d'un léopard gigantesque, de larges taches fauves et de grandes bandes noires. A gauche, la vue était brusquement arrêtée par la chaîne de montagnes même que nous gravissions, et dont tous les sommets étaient couverts de neige ; enfin, au fond, Madrid piquetait de pointes blanches la brume du soir, qui s'avançait sur nous comme une inondation d'obscurité.
Giraud et Boulanger étaient dans l'enthousiasme, Boulanger surtout, moins familier avec l'Espagne que Giraud : jamais il n'avait vu si grands partis pris de lumière et d'ombre ; à tout moment il joignait les mains en s'écriant : Que c'est beau ! mon Dieu, que c'est beau !
Il y a dans un voyage comme le nôtre, madame, et entre voyageurs comme nous, des sensations d'une douceur infinie. L'homme réduit à sa seule individualité est un être fort incomplet ; mais l'homme se complète par l'assimilation à la sienne des autres individualités avec lesquelles le hasard ou sa volonté le met en contact. Ainsi chez nous, peintres et poètes, l'un s'achevait par l'autre, et je vous assure, madame, que les beaux et grands vers d'Hugo, qu'Alexandre jetait au vent, se mariaient admirablement à cette grande et belle nature à la Salvator Rosa.
Pendant toutes nos haltes d'admiration, la nuit était complètement tombée. Mais, comme si le ciel eût voulu jouir à son tour du spectacle dont nous nous abreuvions, des millions d'étoiles ouvraient en clignotant leurs paupières d'or, et regardaient à leur tour curieusement la terre. Il paraît, madame, que nous parcourions un terrain autrefois fort redouté. Du temps où l'Espagne comptait ses voleurs par mille au lieu de les compter par unités, ce terrain était leur propriété exclusive, et l'on n'y passait guère, nous assura notre mayoral, surtout à l'heure où nous y passions, sans avoir maille à partir avec eux. Deux ou trois croix, qui étendaient leurs bras lugubres, les unes au revers du chemin, les autres au pied d'un rocher, attestaient qu'il n'y avait rien d'exagéré dans le récit de notre mayoral.
Une chose qui vint enfin confirmer son récit fut la vue d'une lumière qui apparut tout à coup à deux cents pas de nous. Nous demandâmes ce que c'était que cette lumière, et il nous fut répondu que c'était un poste de gendarmerie. Cette précaution me fit quelque peu douter de la disparition totale des voleurs, et à tout hasard nous changeâmes les vieilles capsules de nos fusils contre de nouvelles. Je me hâte de vous dire, madame, que la précaution fut inutile, et que nous franchîmes le mato sitio, comme on dit en Espagne, sans accident aucun.
Nous avions une ou deux lieues de plaines à traverser, et, comme nous avions encore trois lieues d'Espagne à faire, notre mayoral nous invita à remonter en voiture, nous promettant, pour nous déterminer à renoncer à une promenade qui nous paraissait si charmante, qu'il obtiendrait de ses mules d'aller au trot, allure qu'elles avaient obstinément refusé d'adopter jusque-là. Nous rentrâmes dans nos coffres, et comme après avoir été en montant le chemin allait en descendant, le poids de la voiture les pressant, nos mules furent contraintes de prendre, pendant quelques instants du moins, l'allure que le mayoral nous avait promise en leur nom.
Nous marchâmes deux heures, sans remarquer, – autant que pouvait toutefois nous le permettre cette obscure clarté qui tombe des étoiles, comme dit Corneille, – sans remarquer aucun changement dans le paysage. Au bout de ces deux heures, il nous sembla que nous franchissions une porte, et que nous entrions dans un parc ; en même temps, nous sentîmes notre marche s'alourdir, nous roulions sur le sable.
Nous marchâmes une heure encore, mais montant cette fois et nous dirigeant vers quelques rares lumières éparses au flanc de la montagne. Pendant une demi-heure, ces lumières semblèrent fuir devant nous comme ces feux follets destinés à égarer les voyageurs. Enfin, nous entendîmes résonner un pavé solide sous les pieds de nos mules et sous les roues de nos voitures. Ce bruit fut suivi d'un cahotement qui ne nous laissa aucun doute. Nous vîmes à notre droite un entassement de maisons silencieuses, sans fenêtres, sans portes et sans toits, présentant, non pas l'aspect pittoresque de ces ruines que fait le temps, mais le tableau attristant d'une oeuvre non achevée. Nous franchîmes une espèce de place, nous tournâmes à droite, et nous nous enfonçâmes dans un cul-de-sac ; nos voitures s'arrêtèrent, nous étions arrivés.
Nous descendîmes, et nous lûmes à la lueur de nos lanternes : Posada de Calisto Burguillos. A notre grand étonnement, tout était encore sur pied dans la posada du susdit Calisto. Nous augurâmes qu'il s'y passait quelque grand événement. Nous ne nous trompions pas : deux voitures d'Anglais y étaient descendues trois heures avant nous. On faisait le souper des Anglais.
Ah ! madame, vous qui êtes Française plutôt deux fois qu'une, car vous êtes Parisienne ; ah ! madame, ne tombez pas dans une auberge espagnole quand on y fait à souper à des Anglais. Ce préambule indique, madame, que nous fûmes fort froidement reçus par le seigneur don Calisto Burguillos, lequel nous déclara qu'il n'avait le temps de s'occuper ni de notre souper ni de nos chambres.
Il y a une chose que je n'admets pas, c'est que lorsqu'on a écrit sur sa porte, dans le but d'attirer les voyageurs : Posada de Calisto Burguillos, il y a une chose, dis-je, que je n'admets point, c'est qu'on ait le droit de mettre à la porte les voyageurs attirés par cette enseigne. Je me contentai donc de m'incliner poliment devant l'impolitesse de maître Calisto Burguillos, et j'appelai Giraud. « Mon cher ami, lui dis-je. Il y a cinq fusils dans la voiture, y compris la carabine de Desbarolles. Que Desbarolles s'arme de sa carabine, armez-vous de vos fusils, et venez les chauffer au feu de la cheminée. Si l'on vous demande pourquoi vous faites cela, vous répondrez que vous avez peur que vos fusils ne s'enrhument. – Compris, répondit Giraud en s'acheminant vers la porte et en faisant signe à Alexandre, à Maquet, à Desbarolles et à Achard de le suivre. – Maintenant, Boulanger, continuai-je, toi qui es d'un caractère conciliant, prends avec toi don Riégo, et va avec ce ministre de paix à la recherche de quatre petites chambres ou de deux grandes. – Bien », dit Boulanger et il sortit à son tour avec don Riégo.
Maître Calisto Burguillos avait suivi de l'oeil toute la mise en scène. « Bon, dit-il à sa femme, les voilà partis, ces pugnateros de Français. » Pugnatero, madame, est un fort vilain mot dont on nous salue depuis notre entrée en Espagne. En vérité, je ne sais pas si la réputation qu'on nous fait dans ce beau pays est bien méritée, mais je sais au moins qu'elle est universelle.
Don Calisto ne m'avait pas vu, caché que j'étais par le manteau de la cheminée. Sa femme lui fit signe que j'étais là. Il quitta ses fourneaux et vint à moi. « Que cherchez-vous là ? me demanda-t-il. – Je cherche un gril. – Pour quoi faire ? – Pour faire des côtelettes. – Vous avez donc des côtelettes ? – Non, mais vous en avez, vous. – Où cela ? – Là ! »
Et je montrai un quartier de mouton pendu dans un coin de la cheminée. « Ces côtelettes sont pour les Anglais, et pas pour vous. – Vous vous trompez, ces côtelettes sont pour nous, et non pour les Anglais. Vous venez de leur monter douze côtelettes sur un plat, c'est bien assez ; les côtelettes que vous leur avez montées, c'est leur part ; celles qui restent, c'est la nôtre. – Celles qui restent sont pour leur déjeuner de demain. – Celles qui restent sont pour notre souper de ce soir. – Vous croyez ? – J'en suis sûr. – Oh ! oh ! – Mon cher ami, dis-je à Giraud qui rentrait, son fusil à la main, suivi de Desbarolles, de Maquet, d'Achard et d'Alexandre, tenant également leurs fusils à la main ; mon cher ami, voici venir maître Calisto Burguillos, qui a l'obligeance de nous céder ce quartier de mouton. Donne-moi ton fusil ; demande-lui le prix de ce quartier de mouton, paye-le généreusement, décroche-le adroitement, et découpe-le proprement. – Ces trois adverbes joints font admirablement, dit Desbarolles en approchant la carabine du foyer. – Pas trop près, mon cher, pas trop près, dit Achard ; vous savez que les fusils sont chargés. – Combien le quartier de mouton ? demanda Giraud en me passant son fusil et en prenant le couperet sur la table de cuisine. – Deux douros, répondit maître Calisto Burguillos, un oeil sur les fusils, un oeil sur son quartier de mouton. – Donne trois douros, Giraud. »
Giraud tira trois douros de sa poche et, en tirant les trois douros de sa poche, laissa tomber cinq ou six onces. La senora Calisto Burguillos ouvrit des yeux rapides à la vue de cet or qui roulait sur le plancher de sa cuisine. Giraud ramassa les cinq ou six onces, et donna les trois douros à notre hôte. Il les passa à sa femme, laquelle me paraissait occuper dans la maison une position distinguée.
Giraud prit le mouton, le découpa avec une habileté qui faisait le plus grand honneur à ses études anatomiques, saupoudra les côtelettes d'une quantité suffisante de poivre et de sel, les coucha délicatement sur le gril que je lui présentais, puis posa le gril sur un lit égal de charbons ardents, artistement étendu par Achard. Aussitôt, les premières gouttes de graisse se mirent à crier sur les braises.
« Maintenant, Desbarolles, continuai-je, offrez le bras à madame Calisto Burguillos, et priez-la de vous conduire à l'endroit où elle met ses pommes de terre. Si vous rencontrez des oeufs en route, introduisez-en douze dans votre gibecière ; tout le long du chemin, mon ami, vous lui demanderez des nouvelles de son père, de sa mère et de ses enfants ; cela la flattera, et vous introduira peu à peu dans son intimité. »
Desbarolles s'approcha, le Gibus à la main, de notre hôtesse, qui, déjà un peu adoucie par le contact magnétique des douros, daigna accepter le bras qu'il lui offrait. Tous deux disparurent par une porte qui paraissait s'enfoncer dans les entrailles de la terre.
Boulanger et don Riégo reparaissaient en même temps par la porte opposée. Ils avaient dirigé leur course vers le pôle austral, puis ils avaient rencontré des vents alizés qui les avaient poussés dans un corridor ; au bout du corridor, ils avaient découvert une longue chambre où pouvaient tenir huit lits. Boulanger, en homme de sens, avait mis la clef de cette chambre dans sa poche et me l'apportait.
Les côtelettes cuisaient toujours. « Une poêle et une casserole », demandai- je. Achard s'empara d'une poêle, et Giraud d'une casserole. Maître Calisto Burguillos nous regarda faire d'un oeil stupéfait ; mais, comme il était seul contre huit, et n'avait pour toute arme contre cinq fusils qu'une cuillère à pot, il n'y avait pas moyen de résister.
Il avait bien eu un instant l'idée d'appeler les Anglais à son aide ; mais c'était un homme fort instruit que maître Calisto Burguillos, et il s'était rappelé que, dans la guerre de la Péninsule, les Espagnols avaient eu plus à souffrir de la part des Anglais, leurs alliés, que des Français, leurs ennemis. Il s'était donc décidé à les conserver chez lui à titre d'hôtes seulement.
Desbarolles rentra ; il avait les poches pleines de pommes de terre et son gibecier plein d'oeufs. Achard avait eu mission de casser les oeufs et de les battre, Giraud d'éplucher et de tailler les pommes de terre. Desbarolles devait continuer ses marivaudages près de madame Burguillos, jusqu'à ce qu'une table chargée de huit couverts fût dressée dans un coin quelconque de l'appartement. Desbarolles se sacrifia, sortit avec elle, et au bout d'un quart d'heure rentra en disant : « Ouf ! messieurs, la table est prête. »
Dix minutes après, les côtelettes n'avaient plus besoin que d'un tour de feu, les pommes de terre que d'un tour de casserole, l'omelette que d'un tour de poêle. En ce moment, madame, la cuisine de don Calisto Burguillos présentait un spectacle curieux à voir. D'abord, monsieur Alexandre Dumas, votre serviteur, un éventail dans chaque main, animait, par une ventilation soutenue, le charbon qui faisait griller les côtelettes et frire les pommes de terre. Giraud épluchait une seconde édition de patates destinée à succéder à la première. Don Riégo faisait semblant de lire son bréviaire, et flairait la fumée du gril, en regardant la poêle du coin de l'oeil. Maquet tenait la queue de la poêle. Achard pilait du poivre. Desbarolles se reposait de ses fatigues. Boulanger, refroidi par sa course dans les hautes latitudes, se réchauffait. Alexandre, fidèle à sa spécialité, dormait.
Enfin, maître Calisto Burguillos, s'abrutissant de plus en plus à l'aspect de l'intervention française, ne voyait point sa femme, qui, à travers les vitres de sa fenêtre, faisait signe à Desbarolles qu'il manquait quelque chose de très important sur la table. Heureusement, je veillais pour maître Calisto. J'envoyai Desbarolles à son devoir.
Dix minutes après, nous entourions une table sur laquelle fumaient douze côtelettes, deux pyramides de pommes de terre et une omelette gigantesque. Cette vue nous donna une telle gaieté, madame, et particulièrement à Boulanger, à Giraud et à Alexandre, qu'à nos éclats de rire madame Burguillos entra ; que, derrière elle, entrèrent les deux ou trois maritornes de la posada ; et que, derrière les deux ou trois maritornes de la posada, apparurent dans la pénombre les figures étonnées de nos Anglais.
Je profitai de la présence de madame Burguillos pour glisser dans la main de Desbarolles la clef de la chambre. « Allons, monsieur l'interprète, lui dis-je, un dernier sacrifice ; levez-vous de table, faites préparer nos lits ; on vous gardera votre part du souper, et, à votre retour, la société vous votera, comme autrefois Rome à César, une couronne de lauriers. »
Une heure après, nous étions pareils aux sept frères du petit Poucet, couchés sur des nattes rangées symétriquement à terre. Un lit espagnol, c'est-à-dire deux tréteaux surmontés de quatre planches recouvertes d'un matelas, dominait tout le dortoir. La société reconnaissante le vota à Desbarolles, sans préjudice de sa couronne de lauriers.

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