De Paris à Cadix Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
Page précédente | Imprimer

Chapitre I


Bayonne, 5 octobre au soir.

Madame,

Au moment de mon départ, vous m'avez fait promettre de vous écrire, non pas une lettre, mais trois ou quatre volumes de lettres. Vous aviez raison. Vous me connaissiez ardent aux grandes choses, oublieux des petites, aimant à donner, mais n'aimant pas à donner pour peu. J'ai donc promis ; et, vous le voyez, en arrivant à Bayonne, je commence à m'acquitter de ma promesse.
Je ne fais point le modeste, madame, et ne me dissimule pas que les lettres que je vous adresse seront imprimées. J'avoue même, avec l'impertinente naïveté qui, selon le caractère de ceux qui me coudoient, me fait des uns de si bons amis et des autres de si chauds ennemis ; j'avoue même, dis-je, que je les écris dans cette conviction ; mais soyez tranquille, cette conviction ne changera rien à la forme de mes épîtres. Le public, depuis quinze ans que je me suis mis en relation pour la première fois avec lui, a bien voulu m'accompagner dans les différents sentiers que j'ai parcourus et quelquefois tracés, au milieu de ce vaste labyrinthe de la littérature, désert toujours aride pour les uns, forêt toujours vierge pour les autres. Cette fois encore, je l'espère, il m'accompagnera donc avec sa bienveillance ordinaire dans le chemin familier et capricieux où je lui fais signe de me suivre, et où je vais m'ébattre pour la première fois. D'ailleurs, le public n'y perdra rien : un voyage comme celui que j'entreprends, sans aucun itinéraire tracé, sans aucun plan suivi, un voyage soumis, en Espagne, aux exigences des routes, en Algérie, au caprice des vents ; un pareil voyage se trouvera merveilleusement à l'aise dans la liberté épistolaire, liberté presque sans limite, qui permet de descendre aux détails les plus vulgaires et d'atteindre les sujets les plus élevés.
Enfin, n'y eût-il que cet attrait de jeter ma pensée dans un nouveau moule, de faire passer mon style par un nouveau creuset, de faire étinceler quelque nouvelle facette de cette pierre que je tire de la mine de mon esprit, diamant ou strass, et auquel le temps, cet incorruptible lapidaire, fixera un jour sa valeur ; n'y eût-il que cet attrait, dis-je, je céderais à cet attrait ; l'imagination, vous le savez, madame, est chez moi la fille de la fantaisie, si toutefois elle n'est pas la fantaisie elle-même. Je me laisse donc aller au vent qui me pousse à cette heure, et je vous écris...
Et je vous écris à vous, madame, parce que vous êtes à la fois un esprit grave et enjoué, sérieux et enfantin, correct et capricieux, fort et charmant ; parce que votre position dans le monde vous permet, non pas de tout dire, mais de tout entendre ; parce que, moeurs, littérature, politique, arts, et je dirai presque sciences, tout vous est familier ; parce qu'enfin, voulez-vous que je vous le dise, ou plutôt que je vous le répète, car je crois vous l'avoir dit bien souvent, parce qu'enfin l'élément le plus nécessaire à cette verve que l'on veut bien me reconnaître parfois est la causerie, cette spirituelle hôtesse de nos salons, que l'on retrouve si rarement au-delà des frontières de France, et qu'en vous écrivant ce sera purement et simplement causer encore avec vous. Il est vrai que le public sera en tiers dans notre conversation ; mais notre conversation n'en souffrira point. J'ai toujours remarqué que j'avais plus d'esprit que d'habitude, quand je devinais quelque écouteur indiscret debout et l'oreille collée contre la porte.
Reste un seul point, madame ; vous fuyez toute publicité et vous avez raison ; la publicité de nos jours est souvent l'injure. L'injure pour les hommes n'est qu'un accident ; l'injure entre hommes se repousse et se venge. Mais l'injure pour la femme est plus qu'un accident, c'est un malheur ; car, tout en flétrissant celui qui la lui adresse, elle salit toujours celle à qui elle est adressée. Plus une robe est blanche, plus elle fait visible la moindre éclaboussure qui l'atteint.
Voilà donc ce que je vous proposerai, madame. Il y a, dans cette belle Italie que vous aimez tant, trois femmes bénies que trois divins poètes ont rendues célèbres. Ces femmes se nomment : Béatrice, Laure et Fiametta. Choisissez un de ces trois noms, et ne craignez point que pour cela je me croie jamais Dante, Pétrarque ou Boccace. Vous pouvez avoir comme Béatrice une étoile au front, comme Laure une auréole autour de la tête, ou comme Fiametta une flamme au sein : soyez tranquille, mon orgueil ne s'y brûlera pas. Ce nom sous lequel je dois vous écrire, vous me le ferez connaître, n'est-ce pas, dans votre prochaine lettre ? Ai-je encore quelque chose du même genre à vous dire ? Non, je ne le crois pas.
Eh bien ! donc, maintenant que ma petite préface est faite, permettez-moi de vous exposer dans quelles conditions je pars, dans quel but je vous quitte, et dans quelles intentions je reviendrai probablement. Il existe de par le monde un homme d'une haute intelligence, dont l'esprit a résisté à dix ans d'Académie, l'urbanité à quinze ans de débats parlementaires, la bienveillance à cinq ou six portefeuilles ministériels. Cet homme politique a commencé par être homme de lettres, et, chose rare chez les hommes politiques, il est devenu, ne faisant plus que des lois, jaloux de ceux qui font encore des livres. Toutes les fois qu'une de ces choses qui, sur l'arbre éternel de l'art, font éclore une fleur ou mûrir un fruit lui est proposée, il la saisit avec empressement, cédant à son premier mouvement, tout au contraire de cet autre homme politique qui n'y cédait jamais, vous savez pourquoi ? Parce que c'était le bon.
Or, cet homme eut un jour l'idée de voir par ses propres yeux cette terre brûlante d'Afrique, que tant de sang féconde, que tant d'exploits immortalisent, que tant d'intérêts opposés attaquent et défendent. Il partit entre deux sessions et, à son retour, comme cet homme a quelque estime pour moi, il voulut, frappé de la grandeur du spectacle qu'il venait de voir, il voulut, dis-je, que je visse à mon tour ce qu'il avait vu. Pourquoi voulut-il cela ? vous demandera votre banquier.
Parce que, dans certaines âmes, et celles-là sont celles qui ressentent fortement, sincèrement et profondément, il existe un invincible besoin de faire partager aux autres les impressions qu'elles ont reçues ; il leur semble que ce serait d'un égoïsme étroit et vulgaire de garder pour soi tout seul ces grands étonnements de la pensée, ces sublimes bondissements du coeur que toute organisation supérieure ressent devant les oeuvres de Dieu ou les chefs-d'oeuvre des hommes. Buckingham laissa tomber un diamant magnifique à la place même où Anne d'Autriche lui avait avoué qu'elle l'aimait. Il voulait qu'un autre fût heureux là où il l'avait été lui-même.
Un matin, je reçus donc du ministre voyageur, du ministre académicien, du ministre homme de lettres, une invitation à déjeuner. Il y avait à peu près deux ans que je ne l'avais vu ; cela tient à ce qu'il a beaucoup de choses à faire et moi aussi ; sans cela, au risque de ce que pourraient en dire mes amis les républicains, les libéraux, les progressistes, les fouriéristes et les humanitaires, je déclare que je le verrais plus souvent. Comme je m'en étais douté, l'invitation n'était qu'un prétexte, un moyen de nous trouver en face l'un de l'autre à une table qui ne fût pas tout à fait un bureau. Quant au but, il était de me proposer deux choses : la première, d'assister au mariage de monseigneur le duc de Montpensier en Espagne ; la seconde, de visiter l'Algérie.
J'eusse accepté une seule de ces deux choses avec reconnaissance, à plus forte raison les deux choses ensemble. J'acceptai donc. C'était, vous dira toujours votre banquier, une spéculation fort déraisonnable, car je laissais Balsamo au tiers publié, mon théâtre à peu près bâti. Que voulez-vous, madame, je suis ainsi fait, et votre banquier aura grand-peine à me corriger. C'est bien certainement moi qui mets au monde l'idée qui éclôt dans ma tête ; mais, à peine éclose, cette fille ambitieuse de ma pensée, au lieu d'en sortir comme Minerve, s'y établit, s'y loge, s'y cramponne, s'empare de mon esprit, de mon coeur, de mon âme, de toute ma personne enfin, et d'esclave docile qu'elle devait être, devenant maîtresse absolue, elle me fait faire quelques-unes de ces belles sottises que les sages blâment, que les fous applaudissent, et que les femmes récompensent parfois.
Je pris donc cette résolution de laisser là Balsamo, et d'abandonner, momentanément du moins, mon théâtre. Ce n'est pas sans intention, vous le pensez bien, madame, que je fais précéder le substantif théâtre de l'adjectif possessif mon. En bonne logique, j'aurais dû dire notre théâtre, je le sais bien, mais, que voulez-vous, je suis comme ces imbéciles de pères qui ne peuvent se déshabituer de dire mon fils, quoique l'enfant ait été allaité par une nourrice et élevé par un professeur.
A ce propos, laissez-moi faire une légère digression à l'endroit de ce pauvre théâtre, sur lequel on a déjà dit tant de sottises, lesquelles ne nuiront pas, je l'espère, à celles que l'on compte en dire encore. Ce que je vais vous raconter, c'est ce que personne n'a jamais bien su, c'est-à-dire le secret de sa naissance, le mystère de son incarnation. Tout enfantement est curieux. Ecoutez-moi donc quelques instants : nous reviendrons à Bayonne ensuite, et, je vous le promets, ce soir, sans faute, à moins que la malle-poste ne se brise, nous partirons pour Madrid.
Vous rappelez-vous, madame, la première représentation des Mousquetaires, non pas des Mousquetaires de la reine, qui n'a jamais eu de mousquetaires, mais des mousquetaires du roi ?... C'était à l'Ambigu que la chose se passait, et Son Altesse le duc de Montpensier y assistait. Tout au contraire de mes confrères les auteurs dramatiques, qui, à l'heure suprême, se font juger par contumace en se cachant derrière les portants des coulisses ou derrière la toile du fond, se hasardant seulement sur quelque praticable quand un applaudissement les sollicite, ou un coup de sifflet les inquiète ; moi, tout au contraire d'eux, j'affronte de la salle applaudissements ou sifflets, et cela avec, je ne dirai pas une indifférence, mais avec un calme si parfait, qu'il m'est arrivé, ayant donné dans ma loge l'hospitalité à quelque voyageur inconnu, égaré dans les corridors, de quitter ce voyageur inconnu à la fin du spectacle, ou plutôt d'être quitté par lui, sans qu'il se doutât qu'il avait passé la soirée avec l'auteur même de la pièce qu'il avait applaudie ou sifflée.
J'étais donc dans une loge en face de Son Altesse, à qui je n'avais jamais eu l'honneur de parler, et je m'amusais, chose bien permise à un auteur, on en conviendra, à suivre sur le jeune visage royal, encore soumis aux impressions primesautières de la jeunesse, les différentes émotions bonnes ou mauvaises qui faisaient éclore un sourire sur ses lèvres ou passer un nuage sur son front.
Vous êtes-vous quelquefois, madame, en vous préoccupant d'un seul objet, à l'exclusion des autres objets environnants, enfoncée dans une rêverie telle que vos yeux cessaient de voir et vos oreilles d'entendre, à ce point que tout, excepté cet objet privilégié de vos regards, disparaissait autour de vous ? oui ! n'est-ce pas, cela vous est arrivé, et ce n'étaient pas les moments où vous viviez le moins que ces moments où vous paraissiez ne plus vivre. C'est qu'en effet la vue du royal jeune homme réveillait en moi tout un monde de souvenirs.
Il a existé, hélas ! il y a déjà longtemps de cela, un homme que j'aimais, comme on aime à la fois son père et son enfant, c'est-à-dire du plus respectueux et du plus profond de tous les amours. Comment avait-il presque de prime abord conquis sur moi cette suprême influence ? Je l'ignore. J'eusse donné ma vie pour racheter la sienne, voilà tout ce que je sais. Lui-même aussi m'aimait quelque peu, j'en suis certain, sans cela m'eût-il accordé tout ce que je lui demandais ? Il est vrai que je ne lui demandais que de ces choses qui font celui qui accorde presque l'obligé de celui qui demande. Dieu seul sait combien d'aumônes mystérieuses et saintes j'ai répandues en son nom. Il y a, à l'heure qu'il est, un coeur qui bat et qui serait glacé, une bouche qui prie et qui serait muette, si nous ne nous étions pas rencontrés sur le même chemin, et si, seul, je n'avais pas crié grâce quand tous les autres criaient justice.
Il y a des malheureux qui ne croient à rien, des énervés qui doutent sans cesse de la force, des eunuques de coeur qui cherchent la raison des choses viriles, et qui calomnient toute chose virile qu'ils ne comprennent pas. Ceux- là ont découvert, les uns que cet homme me faisait une pension de douze cents francs, les autres qu'il m'avait, d'une seule fois, fait don de cinquante mille écus. Et, Dieu me pardonne ! ils ont écrit cela quelque part, je ne sais où. Ce que j'ai reçu de lui pendant toute sa vie, hélas trop courte ! madame, je vais vous le dire : j'en ai reçu un bronze, le soir de la représentation de Caligula, et le lendemain de ses noces un paquet de plumes. Il est vrai que ce bronze était un original de Barye, et qu'avec ce paquet de plumes j'ai écrit Mademoiselle de Belle-Isle. Hamlet avait bien raison de dire : « Man delights not me ! » L'homme ne me plaît pas, si toutefois méritent le nom d'homme ceux qui écrivent de pareilles infamies.
Voilà quels souvenirs s'agitaient en moi et fixaient mes yeux sur le prince. Cet autre prince, c'était son frère. Tout à coup, je vis monsieur le duc de Montpensier se reculer et pâlir. Je cherchai la cause de la sensation pénible qu'il venait d'éprouver ; mes yeux se reportèrent de sa loge au théâtre, et je n'eus besoin que d'un regard pour comprendre. L'artiste qui jouait le rôle d'Athos, au lieu de la goutte de sang qui devait, au moment où tombe la tête de Charles Ier, filtrer à travers les planches de l'échafaud, et venir étoiler son front, s'était fait une tache sanglante qui lui couvrait la moitié du visage. C'était à cet aspect que le prince avait fait ce mouvement de répulsion.
Il me serait impossible de vous dire, madame, quelle impression pénible je ressentis à la vue de ce mouvement qu'il n'avait pu réprimer. Toute la salle éclatant en sifflets m'eût moins préoccupé. Je m'élançai hors de ma loge ; je courus à la sienne. Je demandai le docteur Pasquier, qui était près de lui. Il sortit. « Pasquier, lui dis-je, annoncez de ma part au prince que demain le tableau de l'échafaud aura disparu. »
Que vous dirai-je, madame, ou plutôt que dirai-je à ces gens dont je vous parlais tout à l'heure ? Il y a entre les organisations d'élite une entente sympathique qui leur fait remonter la chaîne tout entière d'une pensée, pourvu que l'extrémité du dernier chaînon les effleure. Le prince, qui ne m'avait jamais vu aux Tuileries, où je ne suis jamais entré qu'une seule fois, le 29 juillet 1830, le prince se souvint de quelle façon désintéressée j'aimais son frère ; il comprit le sentiment qui m'avait fait, sur sa tombe fatale et prématurée, briser ces relations que j'eusse pu rattacher peut-être à quelques-uns de ceux qui lui survivaient ; il avait entendu le cri de douleur et d'adieu que je lui avais jeté avec toute la France ; puis il m'avait vu m'éloigner, renoncer à toute influence, rentrer, prêt à de nouvelles luttes, dans ce royaume de l'art, où mon ambition est d'être prince aussi, moi. Il désira me connaître. Le docteur Pasquier fut notre intermédiaire. Huit jours après je me trouvais à Vincennes, causant avec monsieur le duc de Montpensier, et oubliant pour la première fois, pendant quelques minutes, que le duc d'Orléans, ce prince si éminemment artiste, était mort. Le résultat de cette conversation fut un privilège de théâtre promis par monsieur le comte Duchâtel à la personne que je choisirais.
J'avais, pendant notre répétition des Mousquetaires, fait connaissance avec monsieur Hostein. J'avais pu apprécier ses facultés administratives, ses études littéraires, et surtout son ambition de transporter au milieu des classes populaires une littérature qui pût les instruire et les moraliser. Je proposai à monsieur Hostein d'être le directeur du nouveau théâtre qu'on allait élever. Il accepta. Vous savez le reste, madame ; vous avez vu tomber l'hôtel Foulon, et vous verrez bientôt, sous l'habile ciseau de Klagmann, sortir de ses ruines l'élégante façade qui résumera en pierre mon immuable pensée. L'édifice est appuyé sur l'art antique, la tragédie et la comédie, c'est- à-dire sur Eschyle et Aristophane. Ces deux génies primitifs soutiennent Shakespeare, Corneille, Molière, Racine, Calderon, Goethe et Schiller, Ophélie et Hamlet, Faust et Marguerite, représentent, au milieu de la façade, l'art chrétien, comme les deux cariatides du bas représentent l'art antique. Et le génie de l'esprit humain montre du doigt le ciel à l'homme, dont le visage sublime, au dire d'Ovide, a été fait pour regarder le ciel.
Cette façade explique tous nos projets littéraires, madame : notre théâtre, que certaines convenances ont fait nommer Théâtre-Historique, serait nommé plus justement Théâtre-Européen ; car non seulement la France y régnera en souveraine, mais toute l'Europe sera, comme les anciens seigneurs féodaux qui venaient rendre hommage à la tour du Louvre, forcée d'y entrer en tributaire. A défaut de ces grands maîtres que l'on nomme Corneille, Racine et Molière, et qui sont inhumés dans leur tombeau royal de la rue de Richelieu, nous aurons ces puissants génies que l'on nomme Shakespeare, Calderon, Goethe, Schiller ! Et Hamlet, Othello, Richard III, le Médecin de Son Honneur, Faust, Goetz de Berlichingen, Don Carlos, et les Piccolomini nous aideront, escortés des oeuvres contemporaines, à nous consoler de l'absence forcée du Cid, d'Andromaque et du Misanthrope. Voilà notre prospectus de granit, madame ; si quelqu'un y ment, ce ne sera pas moi.
Ceci posé en passant, madame, je reviens non pas, comme je vous l'ai dit, à Bayonne, mais à Saint-Germain. En quittant la vieille ville hospitalière pour aller chez mon ministre, je ne savais pas la veille que je dusse jamais partir. En y revenant, j'avais déjà fixé mon départ au lendemain. Il n'y avait pas de temps à perdre. Vingt-quatre heures, dans toutes les positions, et surtout dans celle où je me trouvais en ce moment, sont une courte introduction à un voyage de trois ou quatre mois D'ailleurs, je comptais bien partir en bonne compagnie. Le voyage seul, à pied, avec le bâton à la main, convient à l'étudiant insoucieux ou au poète rêveur. J'ai malheureusement passé cet âge où l'hôte des universités mêle sur les grandes routes son chant joyeux aux grossiers jurons des rouliers ; et si je suis poète, je suis poète actif, homme de combat et de lutte d'abord rêveur après la victoire ou la défaite, voilà tout.
Il y avait, au reste, à peu près six mois que cette idée d'un voyage en Espagne avait déjà comme un rêve illuminé une de nos soirées. Nous trouvant réunis, Giraud, Boulanger, Maquet mon fils et moi, sur cet espace compris au bout de mon jardin, entre mon cabinet de travail d'été et la maison d'hiver de mes singes, nous avions laissé d'abord notre regard se perdre sur cet immense horizon qui embrasse, depuis Luciennes jusqu'à Montmorency, six lieues du plus charmant pays qui soit au monde ; et, comme il est du caractère de l'homme de désirer juste le contraire de ce qu'il a, nous nous étions mis, au lieu de cette fraîche vallée, de ce fleuve coulant à pleins bords, de ces coteaux boisés d'arbres aux feuilles vertes et ombreuses, nous nous étions mis à désirer l'Espagne avec ses sierras rocheuses, avec ses rivières sans eau et avec ses plaines sablonneuses et arides. Alors, dans un moment d'enthousiasme, nous avions, en nous emboîtant comme les Horaces de monsieur David, fait le serment d'aller en Espagne tous les six ensemble.
Puis, naturellement, les événements s'étaient écoulés, tous contraires à ceux que nous attendions, et j'avais complètement oublié le serment et presque l'Espagne, quand un beau matin, trois mois après cette soirée, Giraud et Desbarolles étaient venus, en costumes de voyageurs, frapper à ma porte pour me demander si j'étais prêt. Ils m'avaient trouvé roulant ce rocher de Sisyphe qui, tous les jours repoussé par moi, retombe tous les jours sur moi. J'avais un instant levé les yeux de mon papier, j'avais un instant reposé ma plume sur mon bureau, je leur avais donné quelques adresses, je leur avais offert quelques recommandations, je les avais embrassés en soupirant, enviant cette liberté de mes premiers jours qu'ils ont conservée, eux, que j'ai perdue, moi. Enfin, je les avais reconduits jusqu'à la porte, je les avais suivis des yeux jusqu'au détour de la rue, et j'étais remonté pensif, insensible aux caresses de mon chien, sourd aux cris de mon perroquet ; j'avais rapproché mon fauteuil de la table éternelle à laquelle je suis enchaîné ; j'avais repris ma plume, rivé de nouveau mon regard sur mon papier ; puis la tête avait repris son active pensée, la main son agile travail, et Joseph Balsamo, commencé depuis huit jours, s'était impitoyablement remis à son oeuvre de régénération ; sans compter que le théâtre, sorti de terre au grand étonnement du peuple parisien, qui avait reçu je ne sais d'où des billets de faire part de sa mort presque en même temps que ceux que j'avais envoyés de sa naissance, commençait à pousser comme un immense champignon au milieu des décombres de l'hôtel Foulon, qu'il soulevait déjà avec sa tête.
Et voyez, grâce à un de ces caprices qui ont fait, par des éléments tout opposés, du hasard un dieu presque aussi puissant que le destin, voilà qu'un événement inattendu venait m'arracher à mon roman et à mon théâtre pour me pousser vers cette Espagne désirée, mais déjà mise par moi au rang de ces pays fantastiques qu'on ne visite que lorsqu'on s'appelle Giraud ou Gulliver ; Desbarolles ou Haroun al-Rachid. Vous me connaissez, madame ; vous savez que je suis l'homme aux rapides résolutions. Les décisions les plus importantes de ma vie n'ont jamais amené chez moi une hésitation de dix minutes. En remontant la rampe de Saint-Germain, j'avais rencontré mon fils, et lui avais proposé de partir avec moi, ce qu'il avait accepté. En rentrant chez moi, j'écrivis à Maquet et à Boulanger pour leur faire la même proposition.
J'envoyai ces deux lettres par un domestique, l'une à Chatou, l'autre rue de l'Ouest. J'avouerai qu'elles avaient pris la forme d'une circulaire. Je n'avais pas le temps de varier mes phrases. D'ailleurs, elles étaient adressées à deux hommes qui tiennent une place égale dans mon esprit et dans mon coeur. Elles étaient conçues en ces termes, et n'offraient d'autre variante que celle que le lecteur remarquera naturellement sans que je prenne la peine de la lui indiquer.

          Cher ami,
Je pars demain soir pour l'Espagne et pour l'Algérie,
veux-tu
          venir avec moi ?
voulez-vous
          tu n'as à te
Si, oui,                               préoccuper que d'une malle,
          vous n'avez à vous
          choisis
seulement                     le récipient le plus petit possible.
          choisissez
Je me charge de tout le reste.
          A toi,
          A vous,

                    Al. Dumas.

Mon domestique trouva Maquet dans l'île de Chatou, assis sur l'herbe de monsieur d'Aligre, et pêchant le poisson du gouvernement. Seulement, tout en pêchant, il écrivait, et comme en ce moment sans doute il alignait une de ces belles et bonnes pages que vous connaissez, il avait complètement oublié les trois ou quatre engins de destruction dont il était entouré, et au lieu que ce fussent ses lignes qui amenaient les carpes sur le rivage, c'étaient les carpes qui emmenaient ses lignes dans l'eau.
Paul arriva à temps – je vous ferai plus tard la biographie de Paul, madame –, Paul arriva à temps pour arrêter une superbe canne de roseaux arundo donax, laquelle descendait le fil de l'eau avec la rapidité d'une flèche, emportée par une carpe qui avait des affaires très pressantes au Havre.
Maquet rajusta son roseau à moitié démanché, ferma son petit portefeuille de pêche, décacheta ma lettre, ouvrit de grands yeux, lut et relut les six lignes qui la composaient, récolta ses quatre engins, et reprit le chemin de Chatou pour s'occuper activement de trouver une malle de la dimension demandée. Il acceptait.
Il va sans dire qu'avant que Maquet ne fût au bout de l'île, la carpe était déjà à Meulan ; elle allait d'autant plus vite qu'elle n'avait besoin de rien prendre ; elle avait déjeuné en passant avec le blé que Maquet lui avait offert, et l'hameçon qu'elle s'était approprié sans doute à titre de digestif.
Paul reprit le chemin de fer, abandonné un instant pour son excursion pédestre à l'intérieur, et arriva rue de l'Ouest, n° 16. Là, il trouva Boulanger rêvant en face d'une grande toile blanche ; c'était son tableau d'exposition pour l'an de grâce 1847. Il devait représenter une adoration des rois mages. Tout à coup, Boulanger vit une forme noire se dessiner sur cette toile blanche, il crut que c'était le roi éthiopien Melchior qui avait l'obligeance de venir poser en personne. Ce n'était que Paul. Mais Paul apportait une lettre de moi, et il fut aussi gracieusement reçu que si sa tête d'ébène eût porté la couronne de Saba la Noire.
Boulanger déposa sa palette sur laquelle il venait d'assortir les couleurs, mit en travers de sa bouche son pinceau, vierge encore du futur chef-d'oeuvre, prit ma lettre des mains de Paul, la décacheta, se pinça pour savoir s'il était bien éveillé, interrogea Melchior, s'assura que la proposition était sérieuse, et se laissa tomber, pour réfléchir, sur le fauteuil où il avait déposé sa palette. Au bout de cinq minutes, ses réflexions étaient faites, et il explorait son atelier pour tâcher de découvrir derrière quelque toile oubliée une malle convenable à la situation.
Le lendemain, à six heures précises, tout le monde était dans la cour des diligences Laffitte et Caillard. Vous savez le tableau que présente la cour des diligences en général à six heures du soir, n'est-ce pas ? Désaugiers a fait un fort charmant couplet là-dessus, que vous ne connaissez pas, car vous étiez née à peine que ce pauvre Désaugiers était mort.
Chacun de nous avait ses adieux à faire ; on entendait, comme dans ce premier cercle de l'enfer dont parle Dante, des paroles sans suite qui frissonnaient dans l'air ; on voyait des bras sortir des voitures ; on entendait des cris de rappel, chaque fois qu'à la voix du conducteur toujours impatient l'un de nous s'avançait vers la diligence. Chacun faisait ses recommandations, auxquelles on répondait par des protestations et des promesses. Au milieu de ces agitations, six heures sonnèrent ; les bras les plus obstinés furent obligés de se détendre ; il y eut un redoublement de larmes, une augmentation de sanglots, une recrudescence de soupirs. Je donnai l'exemple en m'élançant dans l'intérieur, Boulanger me suivit, Alexandre vint après, enfin Maquet monta le dernier, en recommandant qu'on lui écrivît à Burgos, à Madrid, à Grenade, à Cordoue, à Séville et à Cadix ; pour le reste du voyage, il devait donner des instructions ultérieures. Quant à Paul, comme il n'avait d'adieux à faire à personne, il était depuis longtemps installé près du conducteur.
Un quart d'heure après, une mécanique fort habilement organisée nous soulevait de notre train et nous déposait mollement sur notre truc. Aussitôt, la locomotive fit entendre son âcre respiration ; l'immense machine s'ébranla ; on entendit la grinçante trépidation du fer ; les lanternes passèrent à notre gauche et à notre droite, rapides comme les torches qu'emportent les lutins pendant une nuit de sabbat, et tout en laissant une longue traînée de feu sur notre route, nous roulâmes vers Orléans.

| Chapitre suivant

© Société des Amis d'Alexandre Dumas
1998-2010
Haut de page
Page précédente