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Chapitre VIII
Le lazzarone

Nous avons dit qu'il y avait à Naples trois rues où l'on passait et cinq cents rues où l'on ne passait pas ; nous avons essayé, tant bien que mal, de décrire Chiaïa, Toledo et Forcella ; essayons maintenant de donner une idée des rues où l'on ne passe pas : ce sera vite fait.
Naples est bâtie en amphithéâtre ; il en résulte qu'à l'exception des quais qui bordent la mer, comme Marinella, Sainte-Lucie et Mergellina, toutes les rues vont en montant et en descendant par des pentes si rapides que le corricolo seul, avec son fantastique attelage, peut y tenir pied.
Puis ajoutons que, comme il n'y a que ceux qui habitent de pareilles rues qui peuvent y avoir affaire, un étranger ou un indigène qui s'y égare avec un habit de drap est à l'instant même l'objet de la curiosité générale.
Nous disons un habit de drap, parce que l'habit de drap a une grande influence sur le peuple napolitain. Celui qui est vestito di panno acquiert par le fait même de cette supériorité somptuaire de grands privilèges aristocratiques. Nous y reviendrons.
Aussi l'apparition de quelque Cook ou de quelque Bougainville est-elle rare dans ces régions inconnues, où il n'y a rien à découvrir que l'intérieur d'ignobles maisons, sur le seuil ou sur la croisée desquelles la grand-mère peigne sa fille, la fille son enfant, et l'enfant son chien. Le peuple napolitain est le peuple de la terre qui se peigne le plus ; peut-être est-il condamné à cet exercice par quelque jugement inconnu, et accomplit-il un supplice analogue à celui qui punissait les cinquante filles de DanaŸs, avec cette différence que, plus celles-ci versaient d'eau dans leur barrique, moins il en restait.
Nous passâmes dans cinquante de ces rues sans voir aucune différence entre elles. Une seule nous parut présenter des caractères particuliers : c'était la rue de la Porta-Capuana, une large rue poussiéreuse, ayant des cailloux pour pavés et des ruisseaux pour trottoirs. Elle est bordée à droite par des arbres, et à gauche par une longue file de maisons, dont la physionomie n'offre au premier abord rien de bizarre ; mais si le voyageur indiscret, poussant un peu plus loin ses recherches, s'approche de ces maisons ; s'il jette un regard en passant dans les ruelles borgnes et tortueuses qui se croisent en tous sens dans cet inextricable labyrinthe, il est étonné de voir que ce singulier faubourg, de même que l'île de Lesbos, n'est habité que par des femmes, lesquelles, vieilles ou jeunes, laides ou jolies, de tout âge, de tout pays, de toutes conditions, sont jetées là pêle-mêle, gardées à vue comme des criminelles, parquées comme des troupeaux, traquées comme des bêtes fauves. Eh bien, ce n'est pas, comme on pourrait s'y attendre, des cris, des blasphèmes, des gémissements qu'on entend dans cet étrange pandémonium, mais au contraire des chansons joyeuses, de folles tarentelles, des éclats de rire à faire damner un anachorète.
Tout le reste est habité par une population qu'on ne peut nommer, qu'on ne peut décrire, qui fait on ne sait quoi, qui vit on ne sait comment, qui se croit fort au-dessus du lazzarone, et qui est fort au-dessous.
Abandonnons-la donc pour passer au lazzarone.
Hélas ! le lazzarone se perd : celui qui voudra voir encore le lazzarone devra se hâter. Naples éclairée au gaz, avec des restaurants, Naples avec ses bazars, effraie l'insouciant enfant du môle. Le lazzarone, comme l'Indien rouge, se retire devant la civilisation.
C'est l'occupation française de 99 qui a porté le premier coup au lazzarone.
A cette époque, le lazzarone jouissait des prérogatives entières de son paradis terrestre ; il ne se servait pas plus de tailleur que le premier homme avant le péché : il buvait le soleil par tous les pores.
Curieux et câlin comme un enfant, le lazzarone était vite devenu l'ami du soldat français qu'il avait combattu ; mais le soldat français est avant toutes choses plein de convenance et de vergogne ; il accorda au lazzarone son amitié, il consentit à boire avec lui au cabaret, à l'avoir sous le bras à la promenade, mais à une condition sine qua non, c'est que le lazzarone passerait un vêtement. Le lazzarone, fier de l'exemple de ses pères et de dix siècles de nudité, se débattit quelque temps contre cette exigence, mais enfin consentit à faire ce sacrifice à l'amitié.
Ce fut le premier pas vers sa perte. Après le premier vêtement vint le gilet, après le gilet viendra la veste. Le jour où le lazzarone aura une veste, il n'y aura plus de lazzarone ; le lazzarone sera une race éteinte, le lazzarone passera du monde réel dans le monde conjectural, le lazzarone rentrera dans le domaine de la science, comme le mastodonte et l'ichtyosaurus, comme le cyclope et le troglodyte.
En attendant, comme nous avons eu le bonheur de voir et d'étudier les derniers restes de cette grande race qui tombe, hâtons-nous, pour aider les savants à venir dans leurs investigations anthropologiques, de dire ce que c'est que le lazzarone.
Le lazzarone est le fils aîné de la nature : c'est à lui le soleil qui brille ; c'est à lui la mer qui murmure ; c'est à lui la création qui sourit. Les autres hommes ont une maison, les autres hommes ont une villa, les autres hommes ont un palais ; le lazzarone, lui, a le monde.
Le lazzarone n'a pas de maître, le lazzarone n'a pas de lois, le lazzarone est en dehors de toutes les exigences sociales : il dort quand il a sommeil, il mange quand il a faim, il boit quand il a soif. Les autres peuples se reposent quand ils sont las de travailler ; lui, au contraire, quand il est las de se reposer il travaille.
Il travaille, non pas de ce travail du Nord qui plonge éternellement l'homme dans les entrailles de la terre pour en tirer de la houille ou du charbon ; qui le courbe sans cesse sur la charrue pour féconder un sol toujours tourmenté et toujours rebelle ; qui le promène sans relâche sur les toits inclinés ou sur les murs croulants d'où il se précipite et se brise ; mais de ce travail joyeux, insouciant, tout brodé de chansons et de lazzis, tout interrompu par le rire qui montre ses dents blanches, et par la paresse qui étend ses deux bras ; de ce travail qui dure une heure, une demi-heure, dix minutes, un instant, et qui dans cet instant rapporte un salaire plus que suffisant aux besoins de la journée.
Quel est ce travail ? Dieu seul le sait.
Une malle portée du bateau à vapeur à l'hôtel, un Anglais conduit du môle à Chiaïa, trois poissons échappés du filet qui les emprisonne et vendus à un cuisinier, la main tendue à tout hasard et dans laquelle le forestiere laisse tomber en riant une aumône ; voilà le travail du lazzarone.
Quant à sa nourriture, c'est plus facile à dire : quoique le lazzarone appartienne à l'espèce des omnivores, le lazzarone ne mange en général que deux choses : la pizza et le cocomero.
On croit que le lazzarone vit de macaroni : c'est une grande erreur qu'il est temps de relever ; le macaroni est né à Naples, il est vrai, aujourd'hui le macaroni est un mets européen qui a voyagé comme la civilisation, et qui, comme la civilisation, se trouve fort éloigné de son berceau. D'ailleurs, le macaroni coûte deux sous la livre, ce qui ne le rend accessible aux bourses des lazzaroni que les dimanches et les jours de fête. Tout le reste du temps le lazzarone mange, comme nous l'avons dit, des pizze et du cocomero ; du cocomero l'été, des pizze l'hiver.
La pizza est une espèce de talmouse comme on en fait à Saint-Denis ; elle est de forme ronde et se pétrit de la même pâte que le pain. Elle est de différentes largeurs, selon le prix. Une pizza de deux liards suffit à un homme ; une pizza de deux sous doit rassasier toute une famille.
Au premier abord, la pizza semble un mets simple ; après examen, c'est un mets composé. La pizza est à l'huile, la pizza est au lard, la pizza est au saindoux, la pizza est au fromage, la pizza est aux tomates, la pizza est aux petits poissons ; c'est le thermomètre gastronomique du marché : elle hausse ou baisse de prix, selon le cours des ingrédients sus-désignés, selon l'abondance ou la disette de l'année. Quand la pizza aux poissons est à un demi-grain, c'est que la pêche a été bonne ; quand la pizza à l'huile est à un grain, c'est que la récolte a été mauvaise.
Puis une chose influe encore sur le cours de la pizza, c'est son plus ou moins de fraîcheur ; on comprend qu'on ne peut plus vendre la pizza de la veille le même prix qu'on vend celle du jour ; il y a pour les petites bourses des pizze d'une semaine ; celles-là peuvent, sinon agréablement, du moins avantageusement, remplacer le biscuit de mer.
Comme nous l'avons dit, la pizza est la nourriture d'hiver. Au 1er mai, la pizza fait place au cocomero ; mais la marchandise disparaît seule, le marchand reste le même. Le marchand c'est le Janus antique, avec sa face qui pleure au passé, et sa face qui sourit à l'avenir. Au jour dit, le pizzaïole se fait mellonaro.
Le changement ne s'étend pas jusqu'à la boutique : la boutique reste la même. On apporte un panier de cocomeri au lieu d'une corbeille de pizze ; on passe une éponge sur les différentes couches d'huile, de lard, de saindoux, de fromage, de tomates ou de poissons, qu'a laissées le comestible d'hiver, et tout est dit, on passe au comestible d'été.
Les beaux cocomeri viennent de Castellamare ; ils ont un aspect à la fois joyeux et appétissant : sous leur enveloppe verte, ils offrent une chair dont les pépins font encore ressortir le rose vif ; mais un bon cocomero coûte cher ; un cocomero de la grosseur d'un boulet de quatre-vingts coûte de cinq à six sous. Il est vrai qu'un cocomero de cette grosseur, sous les mains d'un détailleur adroit, peut se diviser en mille ou douze cents morceaux.
Chaque ouverture d'un nouveau cocomero est une représentation nouvelle ; les concurrents sont en face l'un de l'autre : c'est à qui donnera le coup de couteau le plus adroitement et le plus impartialement. Les spectateurs jugent.
Le mellonaro prend le cocomero dans le panier plat où il est posé pyramidalement avec une vingtaine d'autres, comme sont posés les boulets dans un arsenal. Il le flaire ; il l'élève au-dessus de sa tête, comme un empereur romain le globe du monde. Il crie : « C'est du feu ! » ce qui annonce d'avance que la chair sera du plus beau rouge. Il l'ouvre d'un seul coup, et présente les deux hémisphères au public, un de chaque main. Si, au lieu d'être rouge, la chair du cocomero est jaune ou verdâtre, ce qui annonce une qualité inférieure, la pièce fait fiasco ; le mellonaro est hué, conspué, honni : trois chutes, et un mellonaro est déshonoré à tout jamais !
Si le marchand s'aperçoit, au poids ou au flair, que le cocomero n'est point bon, il se garde de l'avouer. Au contraire, il se présente plus hardiment au peuple ; il énumère ses qualités, il vante sa chair savoureuse, il exalte son eau glacée :
- Vous voudriez bien manger cette chair ! vous voudriez bien boire cette eau ! s'écrie-t-il ; mais celui-ci n'est pas pour vous ; celui-ci vous passe devant le nez ; celui-ci est destiné à des convives autrement nobles que vous. Le roi me l'a fait retenir pour la reine.
Et il le fait passer de sa droite à sa gauche, au grand ébahissement de la multitude, qui envie le bonheur de la reine et qui admire la galanterie du roi.
Mais si, au contraire, le cocomero ouvert est d'une qualité satisfaisante, la foule se précipite, et le détail commence.
Quoiqu'il n'y ait pour le cocomero qu'un acheteur, il y a généralement trois consommateurs : d'abord son seul et véritable propriétaire, celui qui paie sa tranche un demi-denier, un denier ou un liard, selon sa grosseur ; qui en mange aristocratiquement la même portion à peu près que mange d'un cantalou un homme bien élevé, et qui le passe à un ami moins fortuné que lui ; ensuite l'ami qui le tient de seconde main, qui en tire ce qu'il peut et le passe à son tour au gamin qui attend cette libéralité inférieure ; enfin le gamin, qui en grignote l'écorce, et derrière lequel il est parfaitement inutile de chercher à glaner.
Avec le cocomero on mange, on boit et on se lave, à ce qu'assure le marchand ; le cocomero contient donc à la fois le nécessaire et le superflu.
Aussi le mellonaro fait-il le plus grand tort aux aquaïoli. Les aquaïoli sont les marchands de coco de Naples, à l'exception qu'au lieu d'une exécrable décoction de réglisse ils vendent une excellente eau glacée, acidulée par une tranche de citron ou parfumée par trois gouttes de sambuco.
Contre toute croyance, c'est l'hiver que les aquaïoli font les meilleures affaires. Le cocomero désaltère, tandis que la pizza étouffe ; plus on mange de cocomero, moins on a soif ; on ne peut pas avaler une pizza sans risquer la suffocation.
C'est donc l'aristocratie qui défraie l'été les aquaïoli. Les princes, les ducs, les grands seigneurs ne dédaignent pas de faire arrêter leurs équipages aux boutiques des aquaïoli et de boire un ou deux verres de cette délicieuse boisson, dont chaque verre ne coûte pas un liard.
C'est que rien n'est tentant au monde, sous ce climat brûlant, comme la boutique de l'aquaïolo, avec sa couverture de feuillage, ses franges de citrons et ses deux tonneaux à bascule pleins d'eau glacée. Je sais que pour mon compte je ne m'en lassais pas, et que je trouvais adorable cette façon de se rafraîchir sans presque avoir besoin de s'arrêter. Il y a des aquaïoli de cinquante pas en cinquante pas ; on n'a qu'à étendre la main en passant, le verre vient vous trouver, et la bouche court d'elle-même au verre.
Quant au lazzarone, il fait la nique aux buveurs en mangeant son cocomero.
Maintenant ce n'est point assez que le lazzarone mange, boive et dorme ; il faut encore que le lazzarone s'amuse. Je connais une femme d'esprit qui prétend qu'il n'y a de nécessaire que le superflu et de positif que l'idéal. Le paradoxe semble violent au premier abord, et cependant, en y songeant, on reconnaît qu'il y a, surtout pour les gens comme faut, quelque chose de vrai dans cet axiome.
Or, le lazzarone a beaucoup de vices de l'homme comme il faut. Un de ses vices est d'aimer les plaisirs. Les plaisirs ne lui manquent pas. Enumérons les plaisirs du lazzarone.
Il a l'improvisateur du môle. Malheureusement, nous avons dit qu'à Naples il y avait beaucoup de choses qui s'en allaient, et l'improvisateur est une des choses qui s'en vont.
Pourquoi l'improvisateur s'en va-t-il ? quelle est la cause de sa décadence ? Voilà ce que tout le monde s'est demandé et ce que personne n'a pu résoudre.
On a dit que le prédicateur lui avait ouvert une concurrence : c'est vrai ; mais examinez sur la même place le prédicateur et l'improvisateur, vous verrez que le prédicateur prêche dans le désert, et que l'improvisateur chante pour la foule. Ce ne peut donc être le prédicateur qui ait tué l'improvisateur.
On a dit que l'Arioste avait vieilli ; que la folie de Roland était un peu bien connue ; que les amours de Médor et d'Angélique, éternellement répétées, étaient au bout de leur intérêt ; enfin que, depuis la découverte des bateaux à vapeur et des allumettes chimiques, les sorcelleries de Merlin avaient paru bien pâles.
Rien de tout cela n'est vrai, et la preuve c'est que, l'improvisateur, coupant les séances comme le poète coupe ses chants, et s'arrêtant chaque soir à l'endroit le plus intéressant, il n'y a pas de nuit que quelque lazzarone impatient n'aille réveiller l'improvisateur pour avoir la suite de son récit.
D'ailleurs, ce n'est pas l'auditoire qui manque à l'improvisateur, c'est l'improvisateur qui manque à l'auditoire.
Eh bien ! cette cause de la décadence de l'improvisation, je crois l'avoir trouvée : la voici. L'improvisateur est aveugle comme Homère, il tend son chapeau à la foule pour en obtenir une faible rétribution : c'est cette rétribution, si modique qu'elle soit, qui perpétue l'improvisateur.
Or, qu'arrive-t-il à Naples ? c'est que lorsque l'improvisateur fait le tour du cercle, tendant son chapeau, il y a des spectateurs poétiques et consciencieux qui y plongent la main pour y laisser un sou ; mais il y en a aussi qui, abusant du même geste, au lieu d'y mettre un sou, en retirent deux.
Il en résulte que lorsque l'improvisateur a fini sa tournée il retrouve son chapeau aussi parfaitement vide qu'avant de l'avoir commencée, moins la coiffe.
Cet état de choses, comme on le comprend, ne peut durer : il faut à l'art une subvention ; à défaut de subvention, l'art disparaît. Or, comme je doute que le gouvernement de Naples subventionne jamais l'improvisateur, l'art de l'improvisation est sur le point de disparaître.
C'est donc un plaisir qui va échapper au lazzarone ; mais, Dieu merci ! à défaut de celui-ci il en a d'autres.
Il a la revue que le roi, tous les huit jours, passe de son armée.
Le roi de Naples est un des rois les plus guerriers de la terre : tout jeune, il faisait déjà changer les uniformes des troupes. C'est à propos d'un de ces changements qui ne s'opéraient pas sans porter quelque atteinte au trésor, que son aïeul Ferdinand, roi plein de sens, lui disait les paroles mémorables qui prouvaient le cas que le roi faisait, non pas sans doute du courage, mais de la composition de son armée :
- Mon cher enfant, habille-les de blanc, habille-les de rouge, ils s'enfuiront toujours.
Cela n'arrêta pas le moins du monde le jeune prince dans ses dispositions belliqueuses ; il continua d'étudier le demi-tour à droite et le demi-tour à gauche ; il amena des perfectionnements dans la coupe de l'habit et la forme du schako ; enfin, il parvint à élargir les cadres de son armée jusqu'à ce qu'il pût y faire entrer cinquante mille hommes à peu près.
C'est, comme on le voit, un fort joli joujou royal que cinquante mille soldats qui marchent, qui s'arrêtent, qui tournent, qui virent à la parole, ni plus ni moins que si chacune de ces cinquante mille individualités était une mécanique.
Maintenant, examinons comment cette mécanique est montée, et cela sans faire tort, le moins du monde, au génie organisateur du roi et au courage individuel de chaque soldat.
Le premier corps, le corps privilégié, le corps par excellence de toutes les royautés qui tremblent, celui auquel est confiée la garde du palais, est composé de Suisses ; leurs avantages sont une paie plus élevée : leurs privilèges, le droit de porter le sabre dans la ville.
La garde ne vient qu'en second, ce qui fait que, quoique jouissant à peu près des mêmes avantages et des mêmes privilèges que les Suisses, elle exècre ces dignes descendants de Guillaume Tell, qui, à ses yeux, ont commis un crime irrémissible, celui de lui avoir pris le premier rang.
Après la garde vient la légion sicilienne, qui exècre les Suisses parce qu'ils sont Suisses, et les Napolitains parce qu'ils sont Napolitains.
Après les Siciliens vient la ligne, qui exècre les Suisses et la garde parce que ces deux corps ont des avantages qu'elle n'a pas et des privilèges qu'on lui refuse, et les Siciliens par la seule raison qu'ils sont Siciliens.
Enfin, vient la gendarmerie, qui en sa qualité de gendarmerie est naturellement exécrée par les autres corps.
Voilà les cinq éléments dont se compose l'armée de Ferdinand II, cette formidable armée que le gouvernement napolitain offrait au prince impérial de Russie comme l'avant-garde de la future coalition qui devait marcher sur la France.
Mettez dans une plaine les Suisses et la garde, les Siciliens et la ligne ; faites-leur donner le signal du combat par la gendarmerie, et Suisses, Napolitains, Siciliens et gendarmes s'entr'égorgeront depuis le premier jusqu'au dernier, sans rompre d'une semelle. Echelonnez ces cinq corps contre l'ennemi, aucun d'eux ne tiendra peut-être, car chaque échelon sera convaincu qu'il a moins à craindre de l'ennemi que de ses alliés, et que, si mal attaqué qu'il sera par lui, il sera encore plus mal soutenu par les autres.
Cela n'empêche pas que lorsque cette mécanique militaire fonctionne, elle ne soit fort agréable à voir. Aussi, quand le lazzarone la regarde opérer, il bat des mains ; lorsqu'il entend sa musique, il fait la roue. Seulement, lorsqu'elle fait l'exercice à feu, il se sauve : il peut rester une baguette dans les fusils ; cela s'est vu.
Mais le lazzarone a encore d'autres plaisirs.
Il a les cloches, qui partout sonnent, et qui à Naples chantent. L'instrument du lazzarone, c'est la cloche. Plus heureux que Guildenstern qui refuse à Hamlet de jouer de la flûte sous prétexte qu'il ne sait pas en jouer, le lazzarone sait jouer de la cloche sans l'avoir appris. Veut-il après un long repos un exercice agréable et sain, il entre dans une église et prie le sacristain de lui laisser sonner la cloche ; le sacristain, enchanté de se reposer, se fait prier un instant pour donner de la valeur à sa concession ; puis il lui passe la corde : le lazzarone s'y pend aussitôt, et, tandis que le sacristain se croise les bras, le lazzarone fait de la voltige.
Il a la voiture qui passe, et qui le promène gratis. A Naples, il n'y a pas de domestique qui consente à se tenir debout derrière une voiture, ni de maître qui permette que le domestique se tienne assis à côté de lui. Il en résulte que le domestique monte près du cocher et que le lazzarone monte derrière. On a essayé tous les moyens de chasser le lazzarone de ce poste, et tous les moyens ont échoué. La chose est passée en coutume, et, comme toute chose passée en coutume, a aujourd'hui force de loi.
Il a la parade des Puppi. Le lazzarone n'entre pas dans l'intérieur où se joue la pièce, c'est vrai. Aux Puppi, les premières coûtent cinq sous, l'orchestre trois sous, et le parterre six liards. Ces prix exorbitants dépassent de beaucoup les moyens des lazzaroni. Mais pour attirer les chalands, on apporte sur des tréteaux dressés devant l'entrée du théâtre les principales marionnettes revêtues de leur grand costume. C'est le roi Latinus avec son manteau royal, son sceptre à la main, sa couronne sur la tête ; c'est la reine Amata, vêtue de sa robe de grand gala et le front serré avec le bandeau qui lui serrera la gorge ; c'est le pieux Eneas, tenant à la main la grande épée qui occira Turnus ; c'est la jeune Lavinie, les cheveux ombragés de la fleur d'oranger virginale ; c'est enfin Polichinelle. Personnage indispensable, diplomate universel, Talleyrand contemporain de Moïse et de Sésostris, Polichinelle est chargé de maintenir la paix entre les Troyens et les Latins ; et, lorsqu'il perdra tout espoir d'arranger les choses, il montera sur un arbre pour regarder la bataille, et n'en descendra que. pour en enterrer les morts. Voilà ce qu'on lui montre, à lui, cet heureux lazzarone ; c'est tout ce qu'il désire. Il connaît les personnages, son imagination fera le reste.
Il a l'Anglais. Peste ! nous avions oublié l'Anglais.
L'Anglais qui est plus pour lui que l'improvisateur, plus que la revue, plus que les cloches, plus que les Puppi ; l'Anglais, qui lui procure non seulement du plaisir, mais de l'argent ; l'Anglais, sa chose, son bien, sa propriété ; l'Anglais, qu'il précède pour lui montrer son chemin, ou qu'il suit pour lui voler son mouchoir ; l'Anglais, auquel il vend des curiosités ; l'Anglais, auquel il procure des médailles antiques ; l'Anglais, auquel il apprend son idiome ; l'Anglais, qui lui jette dans la mer des sous qu'il rattrape en plongeant ; l'Anglais enfin, qu'il accompagne dans ses excursions à Pouzzoles, à Castellamare, à Capri et à Pompera. Car l'Anglais est original par système : l'Anglais refuse parfois le guide patenté et le cicerone à numéro : l'Anglais prend le premier lazzarone venu, sans doute parce que l'Anglais a une attraction instinctive pour le lazzarone, comme le lazzarone a une sympathie calculée pour l'Anglais.
Et, il faut le dire, le lazzarone est non seulement bon guide, mais encore bon conseiller. Pendant mon séjour à Naples, un lazzarone avait donné à un Anglais trois conseils dont il s'était trouvé fort bien. Aussi les trois conseils avaient rapporté cinq piastres au lazzarone, ce qui lui avait fait une existence assurée et tranquille pour six mois.
Voici le fait.

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