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Chapitre XXX
L'église del Carmine

Masaniello était un de ces hommes privilégiés dont non seulement l'esprit, mais encore la personne semblent grandir avec les circonstances. Le duc d'Arcos, en lui envoyant le riche costume que l'ex-pêcheur venait de revêtir, avait espéré le rendre ridicule. Masaniello le revêtit et Masaniello eut l'air d'un roi.
Aussi s'avança-t-il au milieu des cris d'admiration de la multitude, maniant son cheval avec autant d'adresse et de puissance qu'aurait pu le faire le meilleur cavalier de la cour du vice-roi : car, enfant, Masaniello avait plus d'une fois dompté, pour son plaisir, ces petits chevaux dont les Sarrasins ont laissé, en passant, la race dans la Calabre, et qui, aujourd'hui encore, errent en liberté dans la montagne.
En outre, il était suivi d'un cortège comme peu de souverains auraient pu se vanter d'en posséder un : c'était cent cinquante compagnies, tant de cavalerie que de fantassins, organisées par lui, et plus de soixante mille personnes sans armes. Toute cette escorte criait : Vive Masaniello ! de sorte qu'en approchant du palais, il semblait un triomphateur qui va rentrer chez lui.
A peine Masaniello parut-il sur la place que le capitaine des gardes du vice- roi apparut sur la porte pour le recevoir. Alors, Masaniello, se retournant vers la foule qui l'accompagnait :
- Mes amis, dit-il, je ne sais pas ce qui va se passer entre moi et monseigneur le duc ; mais quelque chose qu'il arrive, souvenez-vous bien que je ne me suis jamais proposé et ne me proposerai jamais que le bonheur public. Aussitôt ce bonheur assuré et la liberté rendue à tous, je redeviens le pauvre pêcheur que vous avez vu, et je ne demande comme expression de votre reconnaissance qu'un Ave Maria prononcé par chacun de vous à l'heure de ma mort.
Alors le peuple comprit bien que Masaniello craignait d'être attiré dans quelques piège, et que c'était à contre-coeur qu'il entrait dans ce palais. Des milliers de voix s'élevèrent pour le prier de se faire accompagner d'une garde.
- Non, dit Masaniello, non ; les affaires que nous allons discuter, monseigneur et moi, demandent à être débattues en tête-à-tête. Laissez-moi donc entrer seul. Seulement, si je tardais trop à revenir, ruez-vous sur ce palais et n'en laissez pas pierre sur pierre que vous n'ayez retrouvé mon cadavre.
Tous le lui jurèrent, les hommes armés étendant leurs armes, les hommes désarmés étendant le poing vers le vice-roi. Alors Masaniello descendit de cheval, traversa une partie de la place à pied, suivit le capitaine des gardes et disparut sous la grande porte du palais. Au moment où il disparut, une si grande rumeur s'éleva que le vice-roi demanda en tressaillant si c'était quelque révolte nouvelle qui venait d'éclater.
Masaniello trouva le duc d'Arcos qui l'attendait au haut de l'escalier. En l'apercevant, Masaniello s'inclina. Le vice-roi lui dit qu'une récompense lui était due pour avoir si bien contenu cette multitude, si promptement rendu la justice, et si merveilleusement organisé une armée ; qu'il espérait que cette armée, réunie à celle des Espagnols, se tournerait contre les ennemis communs, et qu'ainsi faisant, Masaniello aurait rendu à Philippe IV le plus grand service qu'un sujet puisse rendre à son souverain. Masaniello répondit que ni lui ni le peuple ne s'étaient jamais révoltés contre Philippe IV, ainsi que le pouvaient attester les portraits du roi exposés en grand honneur à tous les coins de rue ; qu'il avait voulu seulement alléger le trésor des appointements que l'on payait à tous ces maltôtiers chargés des gabelles, appointements Masaniello s'en était fait rendre compte qui dépassaient d'un tiers les impôts qu'ils percevaient, et que, ce point arrêté que Naples jouirait à l'avenir des immunités accordées par Charles-Quint, il promettait de faire lui-même et de faire faire au peuple de Naples tout ce qui serait utile au service du roi.
Alors tous deux entrèrent dans une chambre où les attendait le cardinal Filomarino, et là commença entre ces trois hommes, si différents d'état, de caractère et de position, une discussion approfondie des droits de la royauté et des intérêts du peuple. Puis, comme cette discussion se prolongeait et que le peuple, ne voyant point reparaître son chef, criait à haute voix : Masaniello ! Masaniello ! et que ces cris commençaient à inquiéter le duc et le cardinal tant ils allaient croissant, Masaniello sourit de leur crainte et leur dit :
- Je vais vous faire voir messeigneurs, combien le peuple de Naples est obéissant.
Il ouvrit la fenêtre et s'avança sur le balcon. A sa vue, toutes les voix éclatèrent en un seul cri : « Vive Masaniello ! » Mais Masaniello n'eut qu'à mettre le doigt sur sa bouche, et toute cette foule fit un tel silence qu'il sembla un instant que la cité des éternelles clameurs fût morte comme Herculanum ou Pompéi. Alors de sa voix ordinaire, qui fut entendue de tous, tant le silence était grand :
- C'est bien, dit-il ; je n'ai plus besoin de vous ; que chacun se retire donc sous peine de rébellion.
Aussitôt chacun se retira sans faire une observation, sans prononcer une parole, et cinq minutes après, cette place, encombrée par plus de cent vingt mille âmes, se trouva entièrement déserte, à l'exception de la sentinelle et du lazzarone qui tenait par la bride le cheval de Masaniello.
Le duc et le cardinal se regardèrent avec effroi, car de cette heure seulement ils comprenaient la terrible puissance de cet homme.
Mais cette puissance prouva aux deux politiques auxquels Masaniello avait affaire, que, pour le moment du moins, il ne lui fallait rien refuser de ce qu'il demandait ; aussi fut-il convenu avant que le triumvirat qui décidait les intérêts de Naples se séparât, que la suppression des impôts serait lue, signée et confirmée publiquement, en présence de tout le peuple, qui ne s'était révolté, Masaniello le répétait, que pour obtenir leur abolition.
Ce point bien arrêté, comme c'était le seul pour lequel Masaniello était venu au palais, il demanda au duc d'Arcos la permission de se retirer. Le duc lui dit qu'il était le maître de faire ce qui lui conviendrait, qu'il était vice-roi comme lui, que ce palais lui appartenait donc par moitié, et qu'il pouvait à sa volonté entrer ou sortir. Masaniello s'inclina de nouveau, reconduisit le cardinal jusqu'à son palais, chevauchant côte à côte avec lui, mais de manière cependant que le cheval du cardinal dépassât toujours le sien de toute la tête ; puis, le cardinal rentré chez lui, Masaniello regagna la place du Marché, où il trouva réunie toute cette multitude qu'il avait renvoyée de la place du palais, et au milieu de laquelle il passa la nuit à expédier les affaires publiques et à répondre aux requêtes qu'on lui présentait.
Cet homme semblait être au-dessus des besoins humains : depuis cinq jours que son pouvoir durait, on ne l'avait vu ni manger ni dormir ; de temps en temps seulement il se faisait apporter un verre d'eau dans lequel on avait exprimé quelque gouttes de limon.
Le lendemain était le jour fixé pour la ratification du traité et la ratification de la paix dans l'église cathédrale de Sainte-Claire. Aussi, dès le matin, Masaniello vit-il arriver deux chevaux magnifiquement caparaçonnés, l'un lui, l'autre pour son frère. C'était une nouvelle attention de la part du vice roi. Les deux jeunes gens montèrent dessus et se rendirent au palais.
Là ils trouvèrent le duc d'Arcos et toute la cour qui les attendaient. Une nombreuse cavalcade se réunit à eux. Le duc d'Arcos prit Masaniello à sa droite, plaça son frère à sa gauche, et, suivi de tout le peuple, s'avança vers la cathédrale, où le cardinal Filomarino, qui était archevêque de Naples, les reçut à la tête de tout son clergé.
Aussitôt chacun se plaça selon le rang qu'il avait reçu de Dieu ou qu'il s'était fait lui-même : le cardinal au milieu du choeur, le duc d'Arcos sur une tribune, et Masaniello, l'épée nue à la main, près du secrétaire qui lisait les articles, et qui, chaque article lu, faisait silence. Masaniello répétait l'article, en expliquant la portée au peuple et le commentant comme le plus habile légiste eût pu le faire ; après quoi, sur un signe qu'il n'avait plus rien à dire, le secrétaire passait à l'article suivant.
Tous les articles lus et commentés ainsi, on commença le service divin, qui se termina par un Te Deum.
Un grand repas attendait les principaux acteurs de cette scène dans les jardins du palais. On avait invité Masaniello, sa femme et son frère. D'abord, comme toujours, Masaniello, pour qui tous ces honneurs n'étaient point faits, avait voulu les refuser ; mais le cardinal Filomarino était intervenu, et, à force d'instances, avait obtenu du jeune lazzarone qu'il ne ferait pas au vice-roi cet affront de refuser de dîner à sa table. Masaniello avait donc accepté.
Cependant on pouvait voir sur son front, ordinairement si franc et si ouvert, quelque chose comme un nuage sombre, que ne purent éclaircir ces cris d'amour du peuple qui avaient ordinairement tant d'influence sur lui. On remarqua qu'en revenant de la cathédrale au palais il avait la tête inclinée sur la poitrine, et l'on pouvait d'autant mieux lire la tristesse empreinte sur son front, que, par respect pour le vice-roi et contrairement à son invitation plusieurs fois réitérée de se couvrir, Masaniello, malgré le soleil de feu qui dardait sur lui, tint constamment son chapeau à la main. Aussi, en arrivant au palais et avant de se mettre à table, demanda-t-il un verre d'eau mêlée de jus de limon. On le lui apporta, et comme il avait très chaud il l'avala d'un trait ; mais à peine l'eut-il avalé qu'il devint si pâle que la duchesse lui demanda ce qu'il avait. Masaniello lui répondit que c'était sans doute cette eau glacée qui lui avait fait mal. Alors la duchesse en souriant lui donna un bouquet à respirer. Masaniello y porta les lèvres pour le baiser en signe de respect ; mais presque aussitôt qu'il l'eut touché, par un mouvement rapide et involontaire, il le jeta loin de lui. La duchesse vit ce mouvement, mais elle ne parut pas y faire attention ; et, s'étant assise à table, elle fit asseoir Masaniello à sa droite et le frère de Masaniello à sa gauche. Quant à la femme de Masaniello, sa place lui était réservée entre le duc et le cardinal Filomarino.
Masaniello fut sombre et muet pendant tout ce repas ; il paraissait souffrir d'un mal intérieur dont il ne voulait pas se plaindre. Son esprit semblait absent, et lorsque le duc l'invita à boire à la santé du roi, il fallut lui répéter l'invitation deux fois avant qu'il eût l'air de l'entendre. Enfin il se leva, prit son verre d'une main tremblante ; mais au moment où il allait le porter à sa bouche, les forces lui manquèrent et il tomba évanoui.
Cet accident fit grande sensation. Le frère de Masaniello se leva en regardant le vice-roi d'un air terrible ; sa femme fondit en larmes, mais le vice-roi, avec le plus grand calme, fit observer qu'une pareille faiblesse n'était point étonnante dans un homme qui depuis six jours et six nuits n'avait presque ni mangé ni dormi, et avait passé toutes ses heures tantôt à des exercices violents, sous un soleil de feu, tantôt à des travaux assidus qui devaient d'autant plus lui briser l'esprit que son esprit y était moins accoutumé. Au reste, il ordonna qu'on eût pour Masaniello tous les soins imaginables, le fit transporter au palais, l'y accompagna lui-même, et ordonna qu'on allât chercher son propre médecin.
Le médecin arriva comme Masaniello revenait à lui, et déclara qu'effectivement son indisposition ne provenait que d'une trop longue fatigue, et n'aurait aucune suite s'il consentait à interrompre pour un jour ou deux les travaux de corps et d'esprit auxquels il se livrait depuis quelque temps.
Masaniello sourit amèrement ; puis du geste dont Hercule arracha de dessus ses épaules la tunique empoisonnée de Nessus, il déchira les habits de drap d'argent dont l'avait revêtu le vice-roi, et demandant à grands cris ses vêtements de pêcheur, qui étaient restés dans sa petite maison de la place du Marché, il courut aux écuries à demi nu, sauta sur le premier cheval venu et s'élança hors du palais.
Le duc le regarda s'éloigner, puis lorsqu'il l'eut perdu de vue :
- Cet homme a perdu la tête, dit-il ; en se voyant si grand, il est devenu fou.
Et les courtisans répétèrent en choeur que Masaniello était fou.
Pendant ce temps, Masaniello courait effectivement les rues de Naples comme un insensé, au grand galop de son cheval, renversant tous ceux qu'il rencontrait sur sa route et ne s'arrêtant que pour demander de l'eau. Sa poitrine brûlait.
Le soir, il revint place du Marché, ses yeux étaient ardents de fièvre ; il avait le délire, et dans son délire il donnait les ordres les plus étranges et les plus contradictoires. On avait obéi aux premiers, mais bientôt on s'était aperçu qu'il était fou, et l'on avait cesser de les exécuter.
Toute la nuit, son frère et sa femme veillèrent près de lui.
Le lendemain il parut plus calme ; ses deux gardiens le quittèrent pour aller prendre à leur tour un peu de repos ; mais à peine furent-ils sortis, que Masaniello se revêtit des débris de son brillant costume de la veille, et demanda son cheval d'une voix si impérieuse qu'on le lui amena. Il sauta aussitôt dessus, sans chapeau, sans veste, n'ayant qu'une chemise déchirée et une trousse en lambeaux, il s'élança au galop vers le palais. La sentinelle ne le reconnaissant pas voulut l'arrêter, mais il passa sur le ventre de la sentinelle, sauta à bas de son cheval, pénétra jusqu'au vice-roi, lui dit qu'il mourait de faim et lui demanda à manger ; puis, un instant après il annonça au vice-roi qu'il venait de faire dresser une collation hors de la ville, et l'invita à en venir prendre sa part ; mais le vice-roi, qui ignorait ce qu'il y avait de vrai ou de faux dans tout cela, et qui voyait seulement devant lui un homme dont l'esprit était égaré, prétexta une indisposition et refusa de suivre Masaniello. Alors Masaniello, sans insister davantage, descendit l'escalier, remonta à cheval, et sortant de la ville en fit presque le tour au galop sous un soleil ardent, de sorte qu'il rentra chez lui trempé de sueur. Tout le long de la route, comme la veille, il avait demandé à boire, et l'on calcula qu'il avait dû avaler jusqu'à seize carafes d'eau. Ecrasé de fatigue, il se coucha.
Pendant ces deux jours de folie, Ardizzone, Renna et Cataneo, qui s'étaient éclipsés pendant la dictature de Masaniello, reprirent leur influence et se partagèrent la garde de la ville.
Masaniello s'était jeté sur son lit et était bientôt tombé dans un profond assoupissement ; mais vers minuit il se réveilla, et quoique ses membres musculeux fussent agités d'un dernier frissonnement, quoique son oeil brûlât d'un reste de fièvre, il se sentit mieux. En ce moment sa porte s'ouvrit, et, au lieu de sa femme ou de son frère qu'il s'attendait à voir paraître, un homme entra enveloppé d'un large manteau noir, le visage entièrement caché sous un feutre de même couleur, et s'avançant en silence jusqu'au grabat sur lequel était couché cet homme tout-puissant qui d'un signe disposait de la vie de quatre cent mille de ses semblables :
- Masaniello, dit-il, pauvre Masaniello ! Et en même temps il écarta son manteau et laissa voir son visage.
- Salvator Rosa ! s'écria Masaniello en reconnaissant son ami, que depuis quatre jours il avait perdu de vue, occupé qu'avait été Salvator, avec la compagnie de la Mort, à repousser les Espagnols qui avaient voulu entrer à Naples du côté de Salerne.
Et les deux amis se jetèrent dans les bras l'un de l'autre.
- Oui, oui, pauvre Masaniello ! dit le pécheur-roi en retombant sur son lit. N'est-ce pas, et ils m'ont bien arrangé, et j'ai eu raison de me confier à eux ! Mais j'ai tort de dire que je m'y suis fié ! jamais je n'ai cru en leurs belles paroles, jamais je n'ai eu foi dans leurs grandes promesses. C'est cet infâme cardinal Filomarino qui a tout fait et qui m'a trompé au saint nom de Dieu.
Salvator Rosa écoutait son ami avec étonnement.
- Comment ! dit-il, ce que l'on m'a dit ne serait-il pas vrai ?
- Et que t'a-t-on dit, mon Salvator ? reprit tristement Masaniello.
Salvator se tut.
- On t'a dit que j'étais fou, n'est-ce pas ? continua Masaniello.
Salvator fit un signe de la tête.
- Oui, oui, les misérables ! oh ! je les reconnais bien là ! Non, Salvator, non, je ne suis pas fou, je suis empoisonné, voilà tout.
Salvator jeta un cri de surprise.
- C'est ma faute, dit Masaniello. Pourquoi ai-je mis le pied dans leurs palais ! Est-ce la place d'un pauvre pêcheur comme moi ? Pourquoi ai-je accepté leur repas ? L'orgueil, Salvator, le démon de l'orgueil m'a tenté, et j'ai été puni.
- Comment ! s'écria Salvator, tu crois qu'ils auraient eu l'infamie...
- Ils m'ont empoisonné, reprit Masaniello d'une voix plus forte encore ; ils m'ont empoisonné deux fois : lui et elle ; lui dans un verre d'eau, elle dans un bouquet. C'est bien la peine de se dire noble, de s'appeler duc et duchesse pour empoisonner un pauvre pêcheur plein de confiance qui croit que ce qui est juré est juré, et qui se livre sans défiance !
- Non, non, dit Salvator, tu te trompes, Masaniello : c'est ce soleil ardent, ce sont ces travaux assidus, c'est cette vie intellectuelle qui dévorent ceux-là mêmes qui y sont habitués, qui auront momentanément fatigué ton esprit et égaré ta raison.
- C'est ce qu'ils disent, je le sais bien, s'écria Masaniello ; c'est ce qu'ils disent, et c'est ce que les générations à venir diront sans doute aussi, puisque toi, mon ami, toi, mon Salvator, toi qui est là, toi qui est en face de moi, tu répètes la même chose, quoique je t'affirme le contraire. Ils m'ont empoisonné dans un verre d'eau et dans un bouquet : à peine ai-je eu respiré ce bouquet, à peine ai-je eu avalé ce verre d'eau, que j'ai senti que c'en était fait de ma raison. Une sueur froide passa sur mon front, la terre sembla manquer sous mes pieds ; la ville, la mer, le Vésuve, tout tourbillonna devant moi comme dans un rêve. Oh ! les misérables ! les misérables !
Et une larme ardente roula sur les joues du jeune Napolitain.
- Oui, oui, dit Salvator, oui, je vois bien maintenant que c'est vrai. Mais, grâce à Dieu, leur complot a échoué ; grâce à Dieu, tu n'es plus fou ; grâce à Dieu, le poison a sans doute cédé aux remèdes, et tu es sauvé.
- Oui, répondit Masaniello, mais Naples est perdue.
- Perdue, et pourquoi ? demanda Salvator.
- Ne vois-tu donc pas, répondit Masaniello, que je ne suis plus aujourd'hui ce que j'étais avant-hier ? Quand j'ordonne, le peuple hésite. On a douté de moi, Salvator, car on m'a vu agir en insensé. Puis n'ont-ils pas dit tout bas à cette multitude que je voulais me faire roi ?
- C'est vrai, dit Salvator d'une voix sombre, car c'est ce bruit qui m'a amené ici.
- Et qu'y venais-tu faire ? Voyons, parle franchement.
- Ce que j'y venais faire ? dit Salvator. Je venais m'assurer si la chose était vraie ; et si la chose était vraie, je venais te poignarder !
- Bien, Salvator, bien ! dit Masaniello. Il nous faudrait six hommes comme toi seulement et tout ne serait pas perdu.
- Mais pourquoi désespères-tu ainsi ? demanda Salvator.
- Parce que, dans l'état actuel des choses, moi seul pourrais diriger ce peuple vers le but qu'il atteindra probablement un jour, et que demain, cette nuit, dans une heure peut-être, je ne serai plus là pour le diriger.
- Et où seras-tu donc ?
Masaniello laissa errer sur ses lèvres un sourire profondément triste, leva un instant ses regards au ciel, et ramenant les yeux sur Salvator :
- Ils me tueront, mon ami, lui dit-il. Il y a quatre jours, ils ont essayé de m'assassiner, et ils m'ont manqué parce que mon heure n'était pas venue. Avant-hier ils m'ont empoisonné, et, s'ils n'ont pas réussi à me faire mourir, ils sont parvenus à me rendre fou. C'est un avertissement de Dieu, Salvator. La prochaine tentative qu'ils feront sur moi sera la dernière.
- Mais pourquoi, averti comme tu l'es, ne te garantirais-tu pas de leurs complots en demeurant chez toi ?
- Ils diraient que j'ai peur.
- En t'entourant de gardes chaque fois que tu sortiras par la ville ?
- Ils diraient que je veux me faire roi.
- Mais on ne le croirait pas.
- Tu l'as bien cru, toi !
Salvator courba son front, rougissant, car il y avait tant de douceur dans la réponse de Masaniello que sa réponse n'était pas une accusation, mais un reproche.
- Eh bien ! soit, répondit-il, que la volonté de Dieu s'accomplisse.
Salvator Rosa s'assit près du lit de son ami.
- Quelle est ton intention ? demanda Masaniello.
- De rester près de toi, et, bonne ou mauvaise, de partager ta fortune.
- Tu es fou, Salvator, répondit Masaniello. Que moi, que le Seigneur a choisi pour son élu, j'attende tranquillement le calice qu'il me reste à épuiser, c'est bien, car je ne puis pas, car je ne dois pas faire autrement ; mais toi, Salvator, qu'aucune fatalité ne pousse, qu'aucun serment ne lie, que tu restes dans cette infâme Babylone, c'est une folie, c'est un aveuglement, c'est un crime.
- J'y resterai pourtant, dit Salvator.
- Tu te perdrais sans me sauver, et tout dévouement inutile est une sottise.
- Advienne que pourra ! reprit le peintre. C'est ma volonté.
- C'est ta volonté ? Et tes soeurs ? et ta mère ? C'est ta volonté ! Le jour où tu m'as reconnu pour chef, tu as fait abnégation de ta volonté pour la subordonner à la mienne. Eh bien ! moi, ma volonté est, Salvator, que tu sortes à l'instant même de Naples, que tu te rendes à Rome, que tu te jettes aux genoux du Saint-Père, et que tu lui demandes ses indulgences pour moi, car je mourrai probablement sans que mes meurtriers m'accordent le temps de mettre en état de grâce. Entends-tu ? Ceci est ma volonté, à moi. Je te l'ordonne comme ton chef, je t'en conjure comme ton ami.
- C'est bien, dit Salvator, je t'obéirai.
Et alors il déroula une toile, tira d'une trousse qu'il portait à sa ceinture ses pinceaux qui, non plus que son épée, ne le quittaient jamais, et, à la lueur de la lampe qui brûlait sur la table, d'une main ferme et rapide, il improvisa ce beau portrait que l'on voit encore aujourd'hui près de la porte dans la première chambre du musée des Studi, à Naples, et où Masaniello est représenté avec un béret de couleur sombre, le cou nu et revêtu d'une chemise seulement.
Les deux amis se séparèrent pour ne se revoir jamais. La même nuit Salvator prit le chemin de Rome. Quant à Masaniello, fatigué de cette scène, il reposa la tête sur son oreiller et se rendormit.
Le lendemain, il se réveilla au son de la cloche qui appelait les fidèles à l'église ; il se leva, fit sa prière, revêtit ses simples habits de pêcheur, descendit, traversa la place et entra dans l'église del Carmine. C'était le jour de la fête de la Vierge du Mont-Carmel. Le cardinal Filomarino disait la messe ; l'église regorgeait de monde.
A la vue de Masaniello, la foule s'ouvrit et lui fit place. La messe finie, Masaniello monta dans la chaire et fit signe qu'il voulait parler. Aussitôt chacun s'arrêta, et il se fit un profond silence pour écouter ce qu'il allait dire.
- Amis, dit Masaniello d'une voix triste, mais calme, vous étiez esclaves, je vous ai fait libres. Si vous êtes dignes de cette liberté, défendez-là, car maintenant c'est vous seuls que cela regarde. On vous a dit que je voulais me faire roi : ce n'est pas vrai, et j'en jure par ce Christ qui a voulu mourir sur la croix pour acheter au prix de son sang la liberté des hommes. Maintenant tout est fini entre le monde et moi. Quelque chose me dit que je n'ai plus que peu d'heures à vivre. Amis, rappelez-vous la seule chose que je vous aie jamais demandée et que vous m'avez promise : au moment où vous apprendrez ma mort, dites un Ave Maria pour mon âme.
Tous les assistants le lui promirent de nouveau. Alors Masaniello fit signe à la foule de s'écouler, et la foule s'écoula ; puis, quand il fut seul, il descendit, alla s'agenouiller devant l'autel de la Vierge et fit sa prière.
Comme il relevait la tête, un homme vint lui dire que le cardinal Filomarino l'attendait au couvent pour s'entretenir avec lui des affaires d'Etat. Masaniello fit signe qu'il allait se rendre à l'invitation du cardinal. Le messager disparut.
Masaniello dit encore un Pater et un Ave, baisa trois fois l'amulette qu'il portait au cou et dont il avait toujours scellé les ordonnances ; puis il s'avança vers la sacristie. Arrivé là, il entendit plusieurs voix qui l'appelaient dans le cloître : il alla du côté d'où venaient ces voix ; mais au moment où il mettait le pied sur le seuil de la porte, trois coups de fusil partirent et trois balles lui traversèrent la poitrine. Cette fois son heure était venue ; tous les coups avaient porté. Il tomba en prononçant ces seules paroles : « Ah ! les traîtres ! ah ! les ingrats ! »
Il avait reconnu dans les trois assassins ses trois amis, Cataneo, Renna et Ardizzone.
Ardizzone s'approcha du cadavre, lui coupa la tête, et, traversant la ville tout entière cette tête sanglante à la main, il alla la déposer aux pieds du vice-roi.
Le vice-roi la regarda un instant pour bien s'assurer que c'était la tête de Masaniello ; puis, après avoir fait compter à Ardizzone la récompense convenue, il fit jeter cette tête dans les fossés de la ville.
Quant à Renna et Cataneo, ils prirent le cadavre mutilé et le traînèrent par les rues de la ville sans que le peuple, qui, trois jours auparavant, mettait en pièces ceux qui avaient essayé d'assassiner son chef, parût s'émouvoir aucunement à ce terrible spectacle.
Lorsqu'ils furent las de traîner et d'insulter ce cadavre, comme en passant près des fossés ils aperçurent sa tête, ils jetèrent à son tour le corps dans le fossé, où ils restèrent jusqu'au lendemain.
Le lendemain le peuple se reprit d'amour pour Masaniello. Ce n'était que pleurs et gémissements par la ville. On se mit à la recherche de cette tête et de ce corps tant insultés la veille : on les retrouva, on les rajusta l'un à l'autre, on mit le cadavre sur un brancard, on le couvrit d'un manteau royal, on lui ceignit le front d'une couronne de laurier, on lui mit à la main droite le bâton de commandement, à la main gauche son épée nue ; puis on le promena solennellement dans tous les quartiers de la ville.
Ce que voyant, le vice-roi envoya huit pages avec un flambeau de cire blanche à la main pour suivre le convoi, et ordonna à tous les hommes de guerre de le saluer lorsqu'il passerait en inclinant leurs armes. On le porta ainsi à la cathédrale Sainte-Claire, où le cardinal Filomarino dit pour lui la messe des morts.
Le soir, il fut inhumé avec les mêmes cérémonies qu'on avait l'habitude de pratiquer pour les gouverneurs de Naples ou pour les princes des familles royales.
Ainsi finit Thomas Aniello, roi pendant huit jours, fou pendant quatre, assassiné comme un tyran, abandonné comme un chien, recueilli comme un martyr, et depuis lors vénéré comme un saint.
La terreur qu'inspira son nom fut si grande, que l'ordonnance des vice-rois qui défendit de donner aux enfants le nom de Masaniello existe encore aujourd'hui et est en pleine vigueur par tout le royaume de Naples.
Ainsi ce nom a été gardé de toute tache et conservé pur à la vénération des peuples.

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