Chapitre XXIV
Saint Joseph
Nous avons vu le lazzarone dans sa vie publique et dans sa vie privée ; nous l'avons vu dans ses rapports avec l'étranger et dans ses rapports avec ses compatriotes. Or, comme l'incrédulité de Francesco pourrait fausser le jugement de nos lecteurs à l'endroit de ses confrères, montrons maintenant le lazzarone dans ses relations avec l'église.
Un moine prend un batelier au Môle.
- Où allons-nous, mon père ?
- Au Pausilippe, dit le moine.
Et le batelier se met à ramer de mauvaise humeur : le moine ne paie jamais son passage. Par hasard il offre une prise de tabac, voilà tout. Cependant il est inouï qu'un batelier ait refusé le passage à un moine.
Au bout de dix minutes, le moine sent quelque chose qui grouille dans ses jambes.
- Qu'est cela ? demande-t-il.
- Un enfant, répondit le batelier.
- A toi ?
- On le dit.
- Mais tu n'en es pas sûr ?
- Qui est sûr de cela ?
- Vous autres moins que personne.
- Pourquoi nous autres moins que personne ?
- Vous n'êtes jamais à la maison.
- C'est vrai : heureusement que nous avons un moyen de nous assurer de la vérité si l'enfant est à nous.
- Lequel ?
- Nous le gardons jusqu'à cinq ans.
- Après ?
- A cinq ans, nous lui faisons faire une promenade en mer.
- Et puis ?
- Et puis, quand nous sommes à la hauteur de Capri ou dans le golfe de Baïa, nous le jetons à l'eau.
- Eh bien ?
- Eh bien ! s'il nage tout seul, il n'y a pas de doute sur la paternité.
- Mais s'il ne nage pas ?
- Ah ! s'il ne nage pas, c'est tout le contraire. Nous sommes sûrs de la chose comme si nous l'avions vue de nos deux yeux.
- Alors que faites-vous de l'enfant ?
- Ce que nous en faisons ?
- Oui.
- Que voulez-vous, mon père ! comme au bout du compte ce n'est pas sa faute, à ce pauvre petit, et qu'il n'a pas demandé à venir au monde, nous plongeons après lui et nous le retirons de l'eau.
- Ensuite ?
- Ensuite nous le rapportons à la maison.
- Et puis ?
- Et puis nous lui donnons sa nourriture ; c'est ce que nous lui devons. Mais quant à son éducation, c'est autre chose ; cela ne nous regarde pas. De sorte que, vous comprenez, mon père, il devient un affreux garnement sans foi ni loi, ne croyant ni à Dieu ni aux saints, maugréant, jurant, blasphémant ; mais lorsqu'il a atteint sa quinzième année, quand il n'est plus bon à rien au monde, nous en faisons...
- Vous en faites quoi ? Voyons, achève.
- Nous en faisons un moine, mon père.
Il ne faut cependant pas croire que le lazzarone soit voltairien, matérialiste ou athée ; le lazzarone croit en Dieu, espère en l'immortalité de l'âme, et, tout en raillant le mauvais moine, il respecte le bon prêtre.
Il y en avait un qui faisait faire aux lazzaroni tout ce qu'il voulait. Ce prêtre, c'était le célèbre padre Rocco, dont nous avons déjà parlé à propos de la prédication sur les crabes.
Padre Rocco est plus populaire à Naples que Bossuet, Fénelon et Fléchier tout ensemble ne le sont à Paris.
Padre Rocco avait trois moyens d'arriver à son but : la persuasion, la menace, les coups. D'abord il parlait avec une onction toute particulière des récompenses du paradis ; puis, si le moyen échouait, il passait au tableau des souffrances de l'enfer ; enfin, si la menace n'avait pas plus de persuasion que de succès, il tirait un nerf de boeuf de dessous sa robe, et frappait à tour de bras sur son auditoire. Il fallait qu'un pécheur fût bien endurci pour résister à un pareil argument.
Ce fut padre Rocco qui réussit à faire éclairer Naples. Cette ville, resplendissante aujourd'hui d'huile et de gaz, de réverbères et de lanternes, de cierges et de veilleuses, était, il y a cinquante ans, plongée dans les plus profondes ténèbres. Ceux qui étaient riches se faisaient éclairer la nuit par un porteur de torches ; ceux qui étaient pauvres tâchaient de se trouver sur le chemin des riches, et s'ils suivaient la même route qu'eux ils profitaient le leur fanal.
Il résultait de cette obscurité que les vols étaient du double plus fréquents à cette époque qu'ils ne le sont aujourd'hui ; ce qui paraît impossible, mais ce qui n'en est pas moins l'exacte vérité.
Aussi la police décida-t-elle un beau matin qu'on éclairerait les trois principales rues de Naples : Chiaïa, Toledo et Forcella.
Ce n'était peut-être pas ces trois rues qu'il était urgent d'éclairer, attendu que ces trois rues étaient justement celles qui pouvaient le mieux se passer d'éclairage ; mais on n'arrive pas du premier coup à la perfection, et quelque tendance naturelle qu'ait la police a être infaillible, elle est, comme toutes les autres choses de ce monde, soumise au tâtonnement du progrès.
Une cinquantaine de réverbères furent donc éparpillés dans les trois rues sus-dites, et allumés un beau soir, sans qu'on eût demandé aux lazzaroni si cela leur convenait.
Le lendemain, il n'en restait pas un seul ; les lazzaroni les avaient cassés depuis le premier jusqu'au dernier.
On renouvela l'expérience trois fois. Trois fois elle amena les mêmes résultats.
La police en fut pour ses cent cinquante réverbères.
On fit venir padre Rocco, et on lui expliqua l'embarras dans lequel se trouvait le gouvernement.
Padre Rocco se chargea de faire entendre raison aux récalcitrants, pourvu qu'on lui permit d'opérer sur eux à sa manière.
Le gouvernement, enchanté d'être débarrassé de ce soin, donna carte blanche à padre Rocco, lequel se mit incontinent à l'oeuvre.
Padre Rocco avait compris que c'étaient les rues étroites et tortueuses qu'il fallait éclairer d'abord ; et il avait avisé comme un centre la rue Saint- Joseph, qui donne d'un côté dans la rue de Tolède, et de l'autre sur la place de Santa-Medina. Il fit donc peindre sur un beau mur blanc qui se trouvait au milieu de la rue à peu près un magnifique saint Joseph.
Les lazzaroni suivirent les progrès de la peinture sur la muraille avec un plaisir visible. Nous avons oublié de dire que le lazzarone est artiste.
Quand la fresque fut achevée, padre Rocco alluma un cierge devant la fresque ; il était dévot à saint Joseph, il brûlait un cierge en l'honneur du saint ; il n'y avait rien à dire. D'ailleurs, le cierge jetait une fort médiocre clarté. A dix pas du cierge, on pouvait voler, tuer, assassiner ; il fallait des yeux de lynx pour distinguer le voleur du volé, l'assassin de la victime, le meurtrissant du meurtri.
Le lendemain, padre Rocco alluma un second cierge ; sa dévotion s'accroissait ; il n'y avait rien à dire. Seulement deux cierges produisirent le double de la lumière que produisait un seul ; les lazzaroni commencèrent à remarquer qu'il faisait un peu bien clair dans la rue Saint-Joseph.
Le surlendemain, padre Rocco alluma un troisième cierge. Cette fois, les lazzaroni se plaignirent tout haut. Padre Rocco ne tint aucun compte de leurs plaintes ; et comme sa dévotion à saint Joseph allait toujours croissant, le quatrième jour il alluma un réverbère.
Cette fois, il n'y avait pas à se tromper aux intentions de padre Rocco ; il faisait, à minuit, clair dans la rue Saint-Joseph comme en plein jour.
Les lazzaroni cassèrent le réverbère de padre Rocco, comme ils avaient cassé les réverbères du gouvernement.
Padre Rocco annonça qu'il prêcherait le dimanche suivant sur la puissance de saint Joseph.
C'était une grande affaire qu'un sermon de padre Rocco.
Padre Rocco prêchait rarement, et toujours dans des circonstances suprêmes ; ce n'était pas un faiseur de phrases, c'était un diseur de faits.
Or, comme les faits racontés par padre Rocco étaient toujours à la hauteur de l'intelligence de son auditoire, les sermons de padre Rocco produisaient habituellement une profonde impression sur ses ouailles.
Aussi, dès que le bruit se répandit que padre Rocco prêcherait, tous les lazzaroni se répétèrent-ils les uns aux autres cette importante nouvelle, de sorte qu'à l'heure indiquée pour le sermon, non seulement l'église Saint- Joseph était pleine, mais encore il y avait une queue qui bifurquait sur les marches de l'église, et qui remontait d'un côté jusqu'au Mercatello, et descendait de l'autre jusqu'à la place du Palais-Royal.
Les derniers, comme on le comprend bien, ne pouvaient rien entendre, mais ils comptaient sur l'obligeance de ceux qui entendraient pour leur répéter ce qu'ils auraient entendu.
Padre Rocco monta en chaire : il ouvrit la bouche, on fit silence.
- Mes enfants, dit-il, il est bon de vous apprendre que c'est moi qui ai fait peindre le saint Joseph que vous avez pu admirer dans la rue qui porte le nom de ce grand saint.
- Nous le savons, nous le savons, dirent en choeur les lazzaroni.
Padre Rocco, au contraire d'une foule de prédicateurs qui posent d'avance la condition qu'on ne les interrompra point, padre Rocco, dis-je, provoquait ordinairement le dialogue.
- Mes enfants, continua-t-il, il est bon de vous apprendre que c'est moi qui ai mis un cierge devant saint Joseph.
- Nous le savons, reprirent les lazzaroni.
- Que c'est moi qui ai mis deux cierges devant saint Joseph.
- Nous le savons encore.
- Que c'est moi qui ai mis trois cierges devant saint Joseph.
- Nous le savons toujours.
- Enfin, que c'est moi qui ai mis un réverbère devant saint Joseph.
- Mais pourquoi avez-vous mis un réverbère devant saint Joseph, puisqu'on ne met pas de réverbère devant les autres saints ?
- Parce que saint Joseph, ayant plus de puissance que tout autre au ciel, doit plus que tout autre être honoré sur la terre.
- Oh ! firent les lazzaroni, un instant, padre Rocco ; nous avons d'abord le bon Dieu qui passe avant lui.
- J'en conviens, dit padre Rocco.
- La Madone !
- Pardon, la Madone est sa femme.
- Jésus-Christ ?
- Jésus-Christ est son fils.
- Ce qui veut dire ?
- Que le mari et le père passent avant la mère et l'enfant.
- Ainsi saint Joseph a plus de pouvoir que la Madone ?
- Oui.
- Il a plus de pouvoir que Jésus-Christ ?
- Oui.
- Quel pouvoir a-t-il donc ?
- Il a le pouvoir de faire entrer au ciel tous ceux qui lui furent dévots sur la terre.
- Quelque chose qu'ils aient faite ?
- Oh ! mon Dieu, oui.
- Même les voleurs ?
- Même les voleurs.
- Même les brigands ?
- Même les brigands.
- Même les assassins ?
- Même les assassins.
Il se fit un grand murmure de doute dans l'assemblée. Padre Rocco se croisa les bras et laissa le murmure monter, décroître et s'éteindre.
- Vous doutez ? dit padre Rocco.
- Hum ! firent les lazzaroni.
- Eh bien ! voulez-vous que je vous raconte ce qui est arrivé, pas plus tard qu'il y a huit jours, à Mastrilla ?
- A Mastrilla le bandit ?
- Oui.
- Qui a été jugé à Gate ?
- Oui.
- Et pendu à Terracine ?
- Oui.
- Racontez, padre Rocco, racontez, s'écrièrent tous les lazzaroni.
Padre Rocco n'attendait que cette invitation, aussi ne se fit-il point prier.
- Comme vous le savez, Mastrilla était un brigand sans foi ni loi ; mais ce que vous ne savez pas, c'est que Mastrilla était dévot à saint Joseph.
- Non, c'est vrai, nous ne le savions pas, dirent les lazzaroni.
- Eh bien ! je vous l'apprends, moi.
Les lazzaroni se répétèrent les uns aux autres :
- Mastrilla était dévot à saint Joseph.
- Tous les jours Mastrilla faisait sa prière à saint Joseph, et il lui disait : « Grand saint, je suis un si formidable pécheur que je ne compte que sur vous pour me sauver à l'heure de ma mort, car il n'y a que vous qui puissiez obtenir du bon Dieu qu'un réprouvé comme moi puisse entrer dans le paradis. Tout autre élu y perdrait son latin. Je ne compte donc que sur vous, ô grand saint Joseph ! » Voilà la prière qu'il faisait tous les jours.
- Eh bien ? demandèrent les lazzaroni.
- Eh bien ! répondit le prédicateur, lorsqu'il fut dans les mains du bourreau, qu'il fut sur l'échelle, qu'il eut la corde au cou, il demanda la permission de dire deux lignes de prières. – On la lui accorda. Il répéta alors son oraison habituelle, et, au dernier mot de son oraison, sans attendre que le bourreau le poussât, il sauta de l'échelle en l'air. Cinq minutes après il était pendu.
- Je l'ai vu pendre, dit un des assistants..
- Eh bien ! ce que je dis est-il vrai ? demanda le prédicateur.
- C'est la vérité pure, répondit le lazzarone.
- Après ? après ? crièrent les lazzaroni, qui commençaient à prendre un vif intérêt à la narration de padre Rocco.
- A peine Mastrilla fut-il mort qu'il vit deux routes ouvertes devant lui, une qui allait en montant, l'autre qui allait en descendant. Quand on vient d'être pendu, il est permis de ne pas savoir ce qu'on fait. Mastrilla prit la route qui allait en descendant. Mastrilla descendit, descendit, descendit, pendant un jour, une nuit, et encore un jour ; enfin, il trouva une porte. C'était la porte de l'enfer. Mastrilla frappa à la porte. Pluton parut.
- D'où viens-tu ? demanda Pluton.
- Je viens de la terre, répondit Mastrilla.
- Que veux-tu ?
- Je veux entrer.
- Qui es-tu ?
- Je suis Mastrilla.
- Il n'y a pas de place ici pour toi ; tu as passé ta vie à prier saint Joseph ; va-t-en trouver ton saint.
- Où est saint Joseph ?
- Il est au ciel.
- Par où va-t-on au ciel ?
- Retourne par où tu es venu, tu trouveras un chemin qui monte ; une fois que tu seras sur ce chemin, va toujours tout droit : le ciel est au bout.
- Il n'y a pas à se tromper ?
- Non.
- Bien obligé.
- Il n'y a pas de quoi.
Pluton ferma la porte, et Mastrilla prit le chemin du ciel. Il monta pendant un jour, une nuit et un jour ; puis monta encore pendant une nuit, un jour et une nuit, et il trouva une porte. C'était la porte du ciel. Mastrilla frappa à la porte. Saint Pierre parut.
- D'où viens-tu ? demanda saint Pierre.
- Je viens de l'enfer, répondit Mastrilla.
- Que veux-tu ?
- Je veux entrer.
- Qui es-tu ?
- Je suis Mastrilla.
- Comment ! s'écria saint Pierre, tu es Mastrilla le bandit, Mastrilla le voleur, Mastrilla l'assassin, et tu demandes à entrer au ciel !
- Dame ! on ne veut pas de moi en enfer, dit Mastrilla ; il faut bien que j'aille quelque part.
- Et pourquoi ne veut-on pas de toi en enfer ?
- Parce que j'ai été toute ma vie dévot à saint Joseph.
- En voilà encore un ! dit saint Pierre ; cela ne finira donc pas ! Mais tans pis, ma foi ! Je suis las d'entendre toujours la même chanson. Tu n'entreras pas !
- Comment ! je n'entrerai pas ?
- Non.
- Et où voulez-vous que j'aille ?
- Va-t'en au diable !
- J'en viens.
- Eh bien ! retournes-y.
- Ah ! non, non ! Merci ! il y a trop loin ; je suis fatigué. Me voilà ici, j'y reste.
- Comment ! tu y restes ?
- Oui.
- Et tu comptes entrer malgré moi ?
- Je l'espère bien.
- Et sur quoi comptes-tu pour cela ?
- Sur saint Joseph.
- Qui se réclame de moi ? demanda une voix.
- Moi ! moi ! cria Mastrilla, qui reconnut saint Joseph, lequel, passant par hasard, avait entendu prononcer son nom.
- Allons, bon ! dit saint Pierre, il ne manquait plus que cela !
- Qu'y a t-il donc ? demanda saint Joseph.
- Rien, dit saint Pierre ; absolument rien.
- Comment, rien ! s'écria Mastrilla ; vous appelez cela rien, vous ! Vous m'envoyez en enfer et vous ne voulez pas que je crie !
- Pourquoi envoyez-vous cet homme en enfer ? demanda saint Joseph.
- Parce que c'est un bandit, répondit saint Pierre.
- Mais peut-être s'est-il repenti à l'heure de sa mort ?
- Il est mort impénitent !
- Ce n'est pas vrai ! s'écria Mastrilla.
- A quel saint t'es-tu voué en mourant ? demanda saint Joseph.
- Mais à vous, grand saint, à vous en personne, à vous, et pas à un autre. Mais c'est par jalousie ce que saint Pierre en fait.
- Qui es-tu ? demanda saint Joseph.
- Je suis Mastrilla.
- Comment ! tu es Mastrilla, mon bon Mastrilla, qui tous les jours me faisait sa prière ?
- C'est moi-même en personne.
- Et qui au moment de ta mort t'es adressé à moi, directement à moi ?
- A vous seul.
- Et il veut t'empêcher d'entrer ?
- Si vous n'étiez pas passé là, c'était fini.
- Mon cher saint Pierre, dit Joseph prenant un air digne, j'espère que vous allez laisser passer cet homme ?
- Ma foi, non, dit saint Pierre ; je suis concierge ou je ne le suis pas. Si l'on n'est pas content de moi qu'on me destitue ; mais je veux être maître à ma porte, et ne tirer le cordon que quand il me plaît.
- Eh bien ! alors, dit saint Joseph, vous trouverez bon que nous référions de la chose au bon Dieu. Vous ne lui contesterez pas le droit d'ouvrir le paradis à qui bon lui semble.
- Soit ! allons au bon Dieu.
- Mais laissez entrer cet homme, au moins.
- Qu'il attende à la porte.
- Que dois-je faire, grand saint ? demanda Mastrilla. Faut-il que je force la consigne ou faut-il que j'obéisse ?
- Attends, mon ami, dit saint Joseph, et si tu n'entres pas, c'est moi qui sortirai ; entends-tu ?
- J'attendrai, dit Mastrilla.
Saint Pierre referma la porte, et Mastrilla s'assit sur le seuil.
Les deux saints se mirent à la recherche du bon Dieu. Au bout d'un instant ils le trouvèrent occupé à dire l'office de la Vierge.
- Encore ! dit le bon Dieu en entendant le bruit que faisaient les deux saints en entrant ; mais on ne peut donc pas être tranquille dix minutes ! Que me veut-on ? leur dit-il.
- Seigneur, dit saint Pierre, c'est saint Joseph...
- Seigneur, dit saint Joseph, c'est saint Pierre...
- Mais vous vous querellerez donc toujours ! Mais je serai donc éternellement occupé à mettre la paix entre vous !
- Seigneur, dit saint Joseph, c'est saint Pierre qui ne veut pas laisser entrer mes dévots.
- Seigneur, dit saint Pierre, c'est saint Joseph qui veut faire entrer tout le monde.
- Et moi je vous dis que vous êtes un égoïste, reprit saint Joseph.
- Et vous un ambitieux ! reprit saint Pierre.
- Silence ! dit le bon Dieu. Voyons, de quoi s'agit-il ?
- Seigneur, demanda saint Pierre, suis-je concierge du paradis ou non ?
- Vous l'êtes. On pourrait en trouver un meilleur, mais enfin vous l'êtes.
- Ai-je le droit d'ouvrir ou de fermer la porte à ceux qui se présentent ?
- Vous l'avez ; mais, vous comprenez, il faut être juste. Qui est-ce qui se présente ?
- Un bandit, un voleur, un assassin.
- Oh ! fit le bon Dieu.
- Qui vient d'être pendu.
- Oh ! oh ! Est-ce vrai, saint Joseph ?
- Seigneur... répondit saint Joseph un peu embarrassé.
- Est-ce vrai ? oui ou non ? répondez.
- Il y a du vrai, dit saint Joseph.
- Ah ! fit saint Pierre triomphant.
- Mais cet homme m'a toujours été particulièrement dévot, et je ne puis pas abandonner mes amis dans le malheur.
- Comment s'appelait-il ? demanda le bon Dieu.
- Mastrilla, répondit saint Joseph avec une certaine hésitation.
- Attendez donc ! attendez donc ! fit le bon Dieu cherchant dans sa mémoire ; Mastrilla, Mastrilla ; mais je connais cela, moi.
- Un voleur, dit saint Pierre.
- Oui.
- Un brigand, un assassin.
- Oui, oui.
- Qui se tenait sur la route de Rome à Naples, entre Terracine et Gate.
- Oui, oui, oui.
- Et qui pillait toutes les églises.
- Comment ! et c'est cet homme-là que tu veux faire entrer ici ? demanda le bon Dieu à saint Joseph.
- Pourquoi pas ? dit saint Joseph ; le bon larron y est bien.
- Ah ! tu le prends sur ce ton-là ! dit le bon Dieu, à qui ce reproche était d'autant plus sensible que c'était toujours celui que lui faisaient les saints lorsqu'on leur refusait de laisser entrer quelqu'un de leurs protégés.
- C'est celui qui me convient, dit saint Joseph.
- Bon ! nous allons voir ! Saint Pierre ?
- Seigneur.
- Je vous défends de laisser entrer Mastrilla.
- Faites bien attention à ce que vous ordonnez là, Seigneur, reprit saint Joseph.
- Saint Pierre, je vous défends de laisser entrer Mastrilla, dit le bon Dieu. Vous entendez ?
- Parfaitement, Seigneur. Il n'entrera pas, soyez tranquille.
- Ah ! il n'entrera pas ? dit saint Joseph.
- Non, dit le bon Dieu.
- C'est votre dernier mot ?
- Oui.
- Vous y tenez ?
- J'y tiens.
- Il est encore temps de revenir là-dessus.
- J'ai dit.
- En ce cas-là, adieu, Seigneur.
- Comment ! adieu ?
- Oui, je m'en vais.
- Où ?
- Je retourne à Nazareth.
- Vous retournez à Nazareth, vous ?
- Certainement. Je n'ai pas envie de rester dans un endroit où l'on me traite comme vous le faites.
- Mon cher, dit le bon Dieu, voilà déjà la dixième fois que vous me faites la même menace.
- Eh bien ! je ne vous la ferai pas une onzième.
- Tant mieux !
- Ah ! tant mieux ! Alors vous me laissez partir ?
- De grand coeur.
- Vous ne me retenez pas ?
- Je m'en garde.
- Vous vous en repentirez.
- Je ne crois pas.
- C'est ce que nous allons voir.
- Eh bien ! voyons.
- Réfléchissez-y.
- C'est réfléchi.
- Adieu, Seigneur.
- Adieu, saint Joseph.
- Il est encore temps, dit saint Joseph en revenant.
- Vous n'êtes pas encore parti ? dit le bon Dieu.
- Non, mais cette fois je pars.
- Bon voyage !
- Merci.
Le bon Dieu se remit à ses affaires, saint Pierre retourna à sa porte, saint Joseph rentra chez lui, ceignit ses reins, prit son bâton de voyage et passa chez la Madone.
La Madone chantait le Stabat Mater de Pergolèse, qui venait d'arriver au ciel. Les onze mille vierges lui servaient de choeur ; les séraphins, les chérubins, les dominations, les anges et les archanges lui servaient d'instrumentistes ; l'ange Gabriel conduisait l'orchestre.
- Psitt ! fit saint Joseph.
- Qu'y a-t-il ? demanda la Madone.
- Il y a qu'il faut me suivre.
- Où cela ?
- Que vous importe.
- Mais, enfin ?
- Etes-vous ma femme, oui ou non ?
- Oui.
- Eh bien, la femme doit obéissance à son époux.
- Je suis votre servante, monseigneur, et j'irai où vous voudrez, dit la Madone.
- C'est bien, dit saint Joseph. Venez.
La Madone suivit saint Joseph les yeux baissés et avec sa résignation habituelle, toujours prête qu'elle était à donner l'exemple du devoir et de la vertu au ciel comme sur la terre.
- Eh bien ! demanda saint Joseph, que faites-vous ?
- Je vous obéis, monseigneur.
- Vous me suivez seule ?
- Je m'en vais comme je suis venue.
- Ce n'est pas de cela qu'il s'agit : emmenez votre cour, emmenez !
La Madone fit un signe, et les onze mille vierges marchèrent derrière elle en chantant ; elle fit un autre signe, et les séraphins, les chérubins, les dominations, les anges et les archanges, l'accompagnèrent en jouant de la viole, de la harpe et du luth.
- C'est bien, dit saint Joseph, et il entra chez Jésus-Christ.
Jésus-Christ revoyait l'évangile de saint Mathieu, dans lequel s'étaient glissées quelques erreurs de typographie.
- Psitt ! fit saint Joseph.
- Qu'y a-t-il ? demanda Jésus-Christ.
- Il y a qu'il faut me suivre.
- Où cela ?
- Que vous importe !
- Mais, enfin ?
- Etes-vous mon fils, oui ou non ?
- Oui, dit Jésus-Christ.
- Le fils doit obéissance à son père.
- Je suis votre serviteur, mon père, dit le Christ, et j'irai où vous voudrez.
- C'est bien, dit saint Joseph : venez.
Le Christ suivit saint Joseph avec cette douceur qui l'a fait si fort, et cette humilité qui l'a fait si grand.
- Eh bien ! demanda saint Joseph, que faites-vous ?
- Je vous obéis, mon père.
- Vous me suivez seul ?
- Je m'en vais comme je suis venu.
- Ce n'est pas de cela qu'il s'agit ; emmenez votre cour, emmenez !
Jésus fit un signe : les apôtres se rangèrent autour de lui ; Jésus éleva la voix, et les saints, les saintes et les martyrs accoururent.
- Suivez-moi, dit le Christ.
Et les apôtres, les saints, les saintes et les martyrs marchèrent à sa suite.
Il prit la tête du cortège et s'achemina vers la porte. Derrière lui venaient la Madone et toute la population du ciel. Ils rencontrèrent le Saint-Esprit qui causait avec la colombe de l'arche.
- Où donc allez-vous comme cela ? demanda le Saint-Esprit.
- Nous allons faire un autre paradis, dit saint Joseph.
- Et pourquoi cela ?
- Parce que nous ne sommes pas contents de celui-ci.
- Mais le bon Dieu ?
- Le bon Dieu, nous le laissons.
- Oh ! il y a quelque erreur là-dessous, dit le Saint-Esprit. Voulez-vous permettre que j'aille en conférer avec le Seigneur ?
- Allez, dit saint Joseph, mais dépêchez-vous, nous sommes pressés.
- J'y vole et je reviens, dit le Saint-Esprit.
Le Saint-Esprit entra dans l'oratoire du bon Dieu et alla s'abattre sur son épaule.
- Ah ! c'est vous ? dit le bon Dieu. Quelle nouvelle ?
- Mais une nouvelle terrible !
- Laquelle !
- Vous ne savez donc pas ?
- Non.
- Saint Joseph s'en va.
- C'est moi qui l'ai mis à la porte.
- Vous, Seigneur ?
- Oui, moi. Il n'y avait plus moyen de vivre avec lui ; c'étaient tous les jours de nouvelles prétentions, de nouvelles exigences. On aurait dit qu'il était le maître ici.
- Eh bien ! vous avez fait là une belle chose !
- Comment ?
- Il emmène la Madone.
- Bah !
- Il emmène Jésus-Christ.
- Impossible.
- La Madone emmène les onze mille vierges, les séraphins, les chérubins, les dominations, les anges, les archanges.
- Que me dites-vous là !
- Le Christ emmène les apôtres, les saints, les saintes et les martyrs.
- Mais c'est donc une défection !
- Générale.
- Que va-t-il donc me rester, à moi ?
- Les prophètes Isaïe, Ezéchiel, Jérémie.
- Mais je vais m'ennuyer à mourir, moi !
- C'est comme cela.
- Vous vous serez trompé.
- Regardez.
Le bon Dieu regarda par cette même fenêtre où notre grand poète Béranger le vit, et il aperçut une foule immense qui se pressait du côté de la porte du paradis ; tout le reste du ciel était vide, à l'exception d'un petit coin où causaient les trois prophètes.
Le bon Dieu comprit d'un seul coup d'oeil la situation critique dans laquelle il se trouvait.
- Que faut-il faire ? demanda le bon Dieu au Saint-Esprit.
- Dame ! dit celui-ci, je ne connais pas l'état de la question.
Le bon Dieu lui raconta tout ce qui s'était passé entre lui et saint Joseph à propos de Mastrilla, et comme quoi il avait donné raison à saint Pierre.
- C'est une faute, dit le Saint-Esprit.
- Comment, c'est une faute ! s'écria le bon Dieu.
- Eh ! mon Dieu, oui. Il ne s'agit point ici du plus ou moins de mérite du protégé ; il s'agit du plus ou moins de puissance du protecteur.
- Un malheureux charpentier !
- Voilà ce que c'est de lui avoir fait une position ! il en abuse.
- Mais que faire ?
- Il n'y a pas deux moyens : il faut en passer par ce qu'il voudra.
- Mais il est capable de m'imposer des conditions nouvelles ?
- Il faut les accepter de suite. Plus vous attendrez, plus il deviendra exigeant.
- Allez donc me le chercher, dit le bon Dieu.
- J'y vais, dit le Saint-Esprit.
En un coup d'aile le Saint-Esprit fut à la porte du paradis : rien n'était changé ; saint Joseph avait la main sur la clé, et tout le monde attendait qu'il ouvrit la porte pour sortir avec lui. Quant à saint Pierre, en sa qualité d'apôtre, il avait été forcé de se mettre à la suite du Christ.
- Le bon Dieu vous demande, dit le Saint-Esprit à saint Joseph.
- Ah ! c'est bien heureux ! dit celui-ci.
- Il est disposé à faire tout ce que vous voulez.
- Je savais bien qu'il en viendrait là.
- Vous pouvez renvoyer chacun à son poste.
- Non pas, non pas ; je prie au contraire tout le monde de m'attendre ici. Si nous ne nous entendions pas, ce serait à recommencer.
- Nous attendrons, dirent la Madone et le Christ.
- C'est bien, dit saint Joseph.
Et, précédé du Saint-Esprit, il alla retrouver le bon Dieu.
- Seigneur, dit le Saint-Esprit entrant le premier, voici saint Joseph.
- Ah ! c'est bien heureux, dit le bon Dieu.
- Je vous avais prévenu, répondit saint Joseph.
- Mauvaise tête !
- Ecoutez, on est saint ou on ne l'est pas ; si on est saint, il faut avoir le droit de faire entrer dans le paradis ceux qui se réclament de vous ; si on ne l'est pas, il faut s'en aller autre part.
- C'est bien, c'est bien : n'en parlons plus.
- Mais, au contraire, parlons-en ; c'est fini pour aujourd'hui, mais cela recommencera demain.
- Que veux-tu ? voyons.
- Je veux que tous ceux qui auront eu confiance en moi pendant leur vie puissent compter sur moi après leur mort.
- Diable ! Sais-tu ce que tu demandes là ?
- Parfaitement.
- Si je donnais un pareil privilège à tout le monde...
- D'abord, je ne suis pas tout le monde, moi.
- Voyons, transigeons.
- C'est à prendre ou à laisser.
- Le quart ?
- Je m'en vais.
Et saint Joseph fit un pas.
- La moitié ?
- Adieu.
Et saint Joseph gagna la porte.
- Les trois quarts ?
- Bonsoir !
Et saint Joseph sortit.
- Est-ce qu'il s'en va tout de bon ? demanda le bon Dieu.
- Tout de bon ! répondit le Saint-Esprit.
- Il ne se retourne point ?
- Pas le moins du monde.
- Il ne ralentit pas sa marche ?
- Il se met à courir.
- Volez après lui, et dites lui qu'il revienne.
Le Saint-Esprit vola après saint Joseph, et le ramena à grand-peine.
- Eh bien ! dit le bon Dieu, puisque le maître ici c'est vous et non pas moi, il sera fait comme vous le voulez.
- Envoyez chercher le notaire, dit saint Joseph.
- Comment, le notaire ! s'écria le bon Dieu ; vous ne vous en rapportez pas à ma parole.
- Verba volant, dit saint Joseph.
- Appelez un notaire, dit le bon Dieu.
Le notaire fut appelé, et saint Joseph est possesseur aujourd'hui d'un acte parfaitement en règle qui l'autorise à faire entrer dans le paradis quiconque lui est dévot.
Or, je vous le demande maintenant, un saint comme saint Joseph peut-il se contenter d'un mauvais cierge comme un saint de troisième ou de quatrième ordre, et ne mérite-t-il pas un réverbère ?
- Il en mérite dix, il en mérite vingt, il en mérite cent ! crièrent les lazzaroni. Vive saint Joseph ! vite le père du Christ ! vive le mari de la Madone ! à bas saint Pierre !
- Le même soir, padre Rocco fit allumer dix réverbères dans la rue Saint- Joseph. Le lendemain, il en fit allumer vingt dans les rues adjacentes ; le surlendemain, il en fit allumer cent dans les environs ; le tout à la plus grande gloire du saint auquel l'histoire qu'il venait de raconter avait improvisé une si grande popularité.
Ce fut ainsi que les réverbères de la rue Saint-Joseph, débordant d'un côté dans la rue de Tolède et de l'autre sur la place de Santa-Medina, finirent peu à peu par se glisser, grâce au pieux stratagème de padre Rocco, dans les rues les plus sombres et les plus désertes de Naples.
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