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Chapitre XVIII
La bénédiction paternelle

Pendant cinq ans, on ignora complètement ce que le prince de *** était devenu. Son banquier seulement lui faisait régulièrement passer des sommes considérables, tantôt en France, tantôt en Angleterre, tantôt en Allemagne. Enfin, un beau jour, on le vit reparaître à Naples, mari d'une jeune Anglaise qu'il avait épousée, et père de deux jolis enfants que le ciel, dans son éternel sourire pour lui, avait faits l'un garçon et l'autre fille.
Nous ne dirons qu'un mot du garçon ; puis nous le quitterons pour revenir à la fille, dont les malheurs vont faire à peu près à eux seuls les frais de cet intéressant chapitre.
Le garçon était le portrait vivant de son père. Aussi, à la première vue, n'y eut-il pas de doute à Naples que le don fatal de la jettatura ne dût se continuer dans la ligne masculine du prince.
Quant à la fille, c'était une délicieuse personne, qui réunissait en elle seule les deux types des beautés italienne et anglaise : elle avait de longs cheveux noirs, de beaux yeux bleus, le teint blanc et mat comme un lis, des dents petites et brillantes comme des perles, les lèvres rouges comme une cerise.
La mère seule se chargea de l'éducation de cette ravissante enfant ; elle grandit à son ombre, gracieuse et fraîche comme une fleur de printemps.
A quinze ans, c'était le miracle de Naples ; la première chose qu'on demandait aux étrangers était s'ils avaient vu la charmante princesse de ***.
Il va sans dire que pendant ces quinze ans l'étoile funeste du prince était constamment restée la même ; seulement à ses bésicles il avait joint une énorme tabatière, ce qui doublait encore, s'il faut en croire les traditions, la maligne influence à laquelle étaient constamment soumis ceux qui se trouvaient en contact avec lui.
Au milieu de tous les jeunes seigneurs qui bourdonnaient autour d'elle, la belle Elena c'était ainsi que se nommait la fille du prince de *** avait remarqué le comte de F***, second fils d'un des plus riches et des plus aristocratiques patriciens de la ville de Naples. Or, comme le droit d'aînesse était aboli dans le royaume des Deux-Siciles, le comte de F*** ne se trouvait pas moins, tout puîné qu'il était, un parti fort sortable pour notre héroïne, puisqu'il apportait en mariage quelque chose comme cent cinquante mille livres de rente, un noble nom, vingt-cinq ans, et une belle figure.
Chose difficile à croire, c'était cette belle figure qui se trouvait le principal obstacle au mariage, non de la part de la jeune princesse, Dieu merci ! elle, au contraire, appréciait ce don de la nature à sa valeur, et même au-delà ; mais cette belle figure avait tant fait des siennes, elle avait tourné tant de têtes et elle avait causé tant de scandales par la ville, que toutes les fois qu'il était question du comte de F*** devant le prince de ***, il s'empressait de manifester son opinion sur les jeunes dissipés, et particulièrement sur celui ci, lequel, au dire du prince, avait autant de bonnes fortunes que Salomon.
Malheureusement, il arriva ce qui arrive toujours ; ce fut du seul homme que n'aurait pas dû aimer Elena que la belle Elena devint amoureuse. Etait-ce par sympathie ou par esprit de contrariété ? Je l'ignore. Etait-ce parce qu'elle en pensait beaucoup de bien ou parce qu'on lui en avait dit beaucoup de mal ? Je ne sais. Mais tant il y a qu'elle en devint amoureuse, non pas de cet amour éphémère qu'un léger caprice fait naître et que la moindre opposition fait mourir, mais de cet amour ardent, profond et éternel, qui s'augmente des difficultés qu'on lui oppose, qui se nourrit des larmes qu'il répand, et qui, comme celui de Juliette et de Roméo, ne voit d'autre dénouement à sa durée que l'autel ou la tombe.
Mais quoique le prince adorât sa fille, et justement même parce qu'il l'adorait, il se montrait de plus en plus opposé à une union, qui, selon lui, devait faire son malheur. Chaque jour il venait raconter à la pauvre Elena quelque tour nouveau à la manière de Faublas ou de Richelieu, dont le comte de F*** était le héros ; mais, à son grand étonnement, cette nomenclature de méfaits, au lieu de diminuer l'amour de la jeune fille, ne faisait que l'augmenter.
Cet amour arriva bientôt à un point que ses belles joues pâlirent, que ses yeux, conservant le jour la trace des larmes de la nuit, commencèrent à perdre de leur éclat ; enfin qu'une mélancolie profonde s'emparant d'elle, ses lèvres ne laissèrent plus passer que de ces rares sourires pareils aux pâles rayons d'un soleil d'hiver. Une maladie de langueur se déclara.
Le prince, horriblement inquiet du changement survenu chez Elena, attendit le médecin au moment où il sortait de la chambre de sa fille, et le supplia de lui dire ce qu'il pensait de son état ; le médecin répondit qu'en cette circonstance moins qu'en toute autre la médecine pouvait se permettre de prédire l'avenir, attendu que la maladie de la jeune fille lui paraissait amenée par des causes purement morales, causes sur lesquelles la malade avait obstinément refusé de s'expliquer ; mais que, malgré ce refus, il n'en était pas moins sûr qu'il y avait au fond de cette langueur, qui pouvait devenir mortelle, quelque secret dans lequel était sa guérison.
Ce secret n'en était pas un pour le prince. Aussi suivit-il les progrès du mal avec anxiété. Il tint bon encore deux ou trois mois ; mais, au bout de ce temps, le médecin l'ayant prévenu que l'état de la malade empirait de telle façon qu'il ne répondait plus d'elle, le prince, tout en demandant pardon à Dieu et à la morale de confier le bonheur de sa fille à un pareil homme, finit par dire un beau jour à Elena que, comme sa vie lui était plus chère que tout au monde, il consentait enfin à ce qu'elle épousât le comte de F***.
La pauvre Elena, qui ne s'attendait pas à cette bonne nouvelle, bondit de joie : ses joues pâlies s'animèrent à l'instant du plus ravissant incarnat ; ses yeux ternis lancèrent des éclairs : enfin sa belle bouche attristée retrouva un de ces doux sourires qu'elle semblait à tout jamais avoir oubliés. Elle jeta ses bras amaigris autour du cou de son père, et, en échange de son consentement, elle lui promit non seulement de vivre, mais encore d'être heureuse.
Le prince secoua la tête tristement, la fatale réputation de son futur gendre lui revenant sans cesse à l'esprit.
Cependant, comme sa parole était donnée, il n'en consentit pas moins à ce qu'Elena fit connaître à l'instant même à son prétendu, qui avait été sinon aussi malade du moins aussi malheureux qu'elle, le changement inattendu qui s'opérait dans leur position.
Le comte de F*** accourut. En apprenant cette nouvelle inespérée, il avait failli devenir fou de joie.
Les deux amants se revoyant ne purent échanger une seule parole, ils fondirent en larmes.
Le prince se retira tout en grommelant : cinq secondes de plus d'un pareil spectacle, il allait pleurer comme eux et avec eux.
Les refus du prince avaient fait tant de bruit qu'il comprit lui-même que, du moment où il cessait de s'opposer à l'union des deux amants, mieux valait que le mariage eût lieu plus tôt que plus tard. Le jour de la cérémonie fut donc fixé à trois semaines ; c'était juste le temps nécessaire à l'accomplissement des formalités d'usage.
Pendant ces trois semaines, le prince de *** reçut peut-être dix lettres anonymes, toutes remplies des plus graves accusations contre son futur gendre ; c'étaient des Arianes délaissées qui le représentaient comme un amant sans foi ; c'étaient des mères éplorées qui l'accusaient d'être un père sans entrailles ; c'étaient enfin des deux parts des plaintes amères qui venaient corroborer de plus en plus la première opinion que le prince avait conçue à l'endroit du comte de F***. Mais le prince avait donné sa parole ; il voyait son heureuse enfant se reprendre chaque jour à la vie en se reprenant au bonheur. Il referma toutes ses craintes au fond de son âme, comprenant qu'après avoir cédé aux désirs d'Elena, ce serait la tuer maintenant que de lui retirer sa parole donnée.
Tout resta dans le statu quo, et, le grand jour arrivé, l'auguste cérémonie eut lieu à la grande joie des jeunes époux et à l'admiration de tous les assistants, qui déclaraient, à l'unanimité, qu'on ferait inutilement tout le royaume des Deux-Siciles pour trouver deux jeunes gens qui se convinssent davantage sous tous les rapports.
Le soir, il y eut un grand bal pendant lequel le jeune époux fut fort empressé, et la belle épouse fort rougissante ; puis enfin vint l'heure de se retirer. Les invités disparurent les uns après les autres : il ne resta plus dans le palais que les nouveaux mariés, le prince et la princesse. En voyant se rapprocher ainsi l'instant d'appartenir à un autre, Elena se jeta dans les bras de sa mère, tandis que le jeune comte secouait en souriant la main du prince.
En ce moment, celui-ci, oubliant tous ses préjugés contre son gendre, le prit dans un bras, prit sa fille dans l'autre, les embrassa tous les deux sur le front en s'écriant :
- Venez, chers enfants, venez recevoir la bénédiction paternelle.
A ces mots, tous deux, se laissant glisser de ses bras, tombèrent à ses genoux, et le prince, pour ne pas rester au-dessous de la situation, abaissa sur leurs têtes ses mains qu'il avait levées vers le ciel ; alors, ne trouvant rien de mieux à dire que les paroles que le Seigneur lui-même dit aux premiers époux :
- Croissez et multipliez ! s'écria-t-il.
Puis, craignant de se laisser aller à une émotion qu'il regardait comme indigne d'un homme, il se retira dans son appartement où au bout d'un quart d'heure, la princesse vint le joindre, en lui annonçant que, selon toute probabilité, les deux jeunes époux étaient occupés à accomplir en ce moment les paroles de la Genèse.
Le lendemain, Elena, en revoyant son père, rougit prodigieusement ; de son côté, le comte de F*** n'était pas exempt d'un certain embarras en abordant le prince ; mais comme cet embarras et cette rougeur étaient assez naturels dans la position des parties, la princesse se contenta de répondre à cette rougeur par un baiser, et le prince à cet embarras par un sourire.
La journée se passa sans que le prince et la princesse essayassent d'entrer dans aucun détail sur ce qui s'était passé entre les jeunes époux hors de leur présence ; seulement, comme ils comprenaient leur situation, ils les laissèrent le plus qu'ils purent en tête à tête, et ne furent aucunement étonnés qu'ils passassent une partie de la journée renfermés dans leurs appartements. Néanmoins, on dîna en famille ; mais comme les époux paraissaient de plus en plus contraints et embarrassés, le prince et la princesse échangèrent un sourire d'intelligence ; et aussitôt le dessert achevé, ils annoncèrent à leurs enfants qu'ils avaient décidé d'aller passer quelques jours à la campagne, et que, pendant ces quelques jours, ils laissaient le palais de Naples à leur entière disposition.
Ce qui fut dit fut fait, et le même soir le prince et la princesse partirent pour Caserte, assez préoccupés tous deux des observations qu'ils avaient faites séparément, mais dont cependant ils n'ouvrirent pas la bouche pendant tout le voyage.
Trois jours après, au moment où le prince et la princesse déjeunaient en tête à tête on entendit le roulement d'une voiture dans la cour du château. Cinq minutes après, un domestique arriva tout courant annoncer que la jeune comtesse venait d'arriver.
Derrière lui Elena parut ; mais, au contraire de ce qu'on aurait pu attendre d'une mariée de la semaine, sa figure était toute bouleversée, et elle se jeta en pleurant dans les bras de sa mère.
Le prince adorait sa fille ; il voulut savoir quelle était la cause de son chagrin ; mais plus il l'interrogeait, plus Elena, tout en gardant le silence, versait d'abondantes larmes. Enfin une idée terrible traversa l'esprit du prince.
- Oh ! le malheureux ! s'écria-t-il, il t'aura fait quelque infidélité ?
- Hélas ! plût au ciel ! répondit la jeune fille.
- Comment, plût au ciel ? Mais qu'est-il donc arrivé ? continua le prince.
- Une chose que je ne puis dire qu'à ma mère, répondit Elena.
- Viens donc, mon enfant, viens donc avec moi, s'écria la princesse, et conte-moi tes chagrins.
- Ma mère ! ma mère ! dit le jeune femme, je ne sais si j'oserai.
- Mais c'est donc bien terrible ? demanda le prince.
- Oh ! mon père. C'est affreux.
- Je l'avais bien dit, murmura le prince, que cet homme ferait ton malheur !
- Hélas ! que ne vous ai-je cru ! répondit Elena.
- Viens, mon enfant, viens, dit la princesse, et nous verrons à arranger tout cela.
- Ah ! ma mère, ma mère, répondit la jeune mariée en se laissant entraîner presque malgré elle, ah ! je crains bien qu'il n'y ait pas de remède.
Et les deux femmes disparurent dans la chambre à coucher de la princesse.
Là fut révélé un secret inattendu, miraculeux, inouï : le comte de F***, le Lovelace de Naples, ce héros aux mille et une aventures, cet homme dont les précoces paternités avaient causé de si grandes et de si longues terreurs au prince de ***, le comte de F*** n'était pas plus avancé près de sa femme au bout de six jours de mariage que Monsieur de Lignolle, de charadique mémoire, ne l'était près de sa femme au bout d'un an.
Et ce qu'il y avait de plus extraordinaire, c'est que la réputation antérieure du comte de F***, loin d'être usurpée, était encore restée au-dessous de la réalité.
Mais la bénédiction paternelle portait ses fruits. Aussi, comme l'avait laissé craindre l'exclamation d'Elena, il n'y avait pas de remède.
Trois ans s'écoulèrent sans que rien au monde pût conjurer le maléfice dont le pauvre comte de F*** était victime ; puis, au bout de trois ans, un bruit singulier se répandit : c'est que madame la comtesse de F***, aux termes d'un des articles du concile de Trente, demandait le divorce pour cause d'impuissance de son mari.
Une pareille nouvelle, comme on le comprend bien, ne pouvait avoir grand crédit dans la ville de Naples ; les femmes surtout l'accueillaient en haussant les épaules, en assurant que de pareils bruits n'avaient pas le sens commun. Cependant un jour il fallut bien y croire : la comtesse de F*** venait de faire assigner son mari devant le tribunal de la Rota à Rome.
Alors chacun voulut entrer dans les moindres détails des événements qui avaient suivi le bal de noces ; mais nul ne pensa à révéler la fatale bénédiction du prince de *** et les termes bibliques dans lesquels il l'avait formulée, de sorte que toutes choses restèrent dans le doute, tous les hommes prenant parti pour la comtesse, toutes les femmes se rangeant du côté du comte.
Pendant trois mois, Naples fut aussi pleine de division qu'elle l'avait été aux époques des plus grandes discordes civiles. C'étaient, à propos du comte et de la comtesse de F***, d'éternelles discussions entre les maris et les femmes ; les maris soutenaient à leurs femmes que non seulement le comte de F*** était impuissant, mais encore qu'il l'avait toujours été ; les femmes répondaient à leurs maris qu'ils étaient des imbéciles, et qu'ils ne savaient ce qu'ils disaient.
Enfin la comtesse comparut devant un tribunal de docteurs et de sages- femmes. Les sages-femmes et les docteurs déclarèrent à l'unanimité qu'il était fort malheureux que Elena, comme Jeanne d'Arc, ne fût pas née dans les marches de Lorraine, attendu que, comme l'héroïne de Vaucouleurs, elle avait en cas d'invasion, tout ce qu'il fallait pour chasser les Anglais de France.
Les maris triomphèrent, mais les femmes ne se rendirent point pour si peu : elles prétendirent que les sages-femmes ne savaient pas leur métier, et que les médecins ne s'y connaissaient pas.
Les querelles conjugales s'envenimèrent ainsi, et une partie de ces dames, n'ayant pas le bonheur de pouvoir demander le divorce pour cause d'impuissance, demandèrent la séparation de corps pour incompatibilité d'humeur.
Le comte de F*** demanda le congrès : c'était son droit. Le congrès fut donc ordonné : c'était sa dernière espérance.
Nous sommes trop chastes pour entrer dans les détails de cette singulière coutume, fort usitée au Moyen Age, mais fort tombée en désuétude au dix- neuvième siècle. Au reste, si nos lecteurs avaient quelque curiosité à ce sujet, nous les renverrions à Tallemant des Réaux, Historiette de monsieur de Langeais. Contentons-nous de dire que, contre toute croyance, le résultat tourna à la plus grande honte du pauvre comte de F***.
Les maris napolitains se prirent par la main et dansèrent en rond, ni plus ni moins qu'on assure que le firent depuis, au foyer du Théâtre-Français, Messieurs les romantiques autour du buste de Racine ; ce qui ne me parut jamais bien prouvé, attendu que le buste de Racine était appuyé contre le mur.
On crut les femmes anéanties ; mais, comme on le sait, lorsque les femmes ont une chose dans la tête, il est assez difficile de la leur ôter. Ces dames répondirent qu'elles demeureraient dans leur première opinion sur l'excellent caractère du comte jusqu'à preuve directe du contraire.
Mais, comme le tribunal de la Rota n'est pas composé de femmes, le tribunal décida que le mariage, n'ayant point été consommé, était comme nul et non avenu.
Moyennant lequel jugement les deux époux rentrèrent dans la liberté de se tourner le dos et de contracter, si bon leur semble, chacun de son côté, un nouvel hyménée.
Elena ne tarda point à profiter de la permission qui lui était donnée. Pendant ces trois ans d'étrange veuvage, le chevalier de T*** lui avait fait une cour des plus assidues ; mais, moitié par vertu, moitié dans la crainte de fournir au comte de F*** de légitimes griefs, Elena n'avait jamais avoué au chevalier qu'elle partageait son amour. Il était résulté de cette réserve une grande admiration de la part du monde, et un profond amour de la part du chevalier de T***.
Aussi, le prononcé du jugement à peine connu, le chevalier de T***, qui n'attendait que ce moment pour se substituer aux lieu et place du premier mari, accourut-il offrir son coeur et sa main à la belle Elena : l'un et l'autre furent acceptés, et la nouvelle des noces à venir se répandit en même temps que la rupture du mariage passé.
Cette fois le prince ne mit aucune opposition aux voeux de sa fille, qui, au reste, étant devenue majeure, avait le droit de se gouverner elle-même. Le chevalier de T*** n'avait jamais fait parler de lui que de la façon la plus avantageuse : il était d'une des premières familles de Naples, assez riche pour qu'on ne pût pas supposer que son amour pour Elena fût le résultat d'un calcul, et en outre attaché comme aide de camp à l'un des princes de la famille régnante : le parti était donc sortable en tout point.
On décida qu'on laisserait trois mois s'écouler pour les convenances ; que pendant ces trois mois le chevalier de T*** accepterait une mission que le prince lui avait offerte pour Vienne ; enfin que, ces trois mois expirés, il reviendrait à Naples, où les noces seraient célébrées.
Tout se passa selon les conventions faites : au jour dit, le chevalier de T*** fut de retour, plus amoureux qu'il n'était parti : de son côté, Elena lui avait gardé dans toute sa force le second amour aussi profond et aussi pur que le premier. Toutes les formalités d'usage avaient été remplies pendant cet intervalle, rien ne pouvait donc retarder le bonheur des deux amants. Le mariage fut célébré huit jours après le retour du chevalier.
Cette fois, il n'y eut ni dîner ni bal ; on se maria à la campagne et dans la chapelle du château : quinze témoins, le prince et la prince, assistèrent seuls au bonheur des nouveaux époux. Comme la première fois, après la célébration du mariage, le prince les arrêta pour leur faire une petite exhortation que Elena et le chevalier écoutèrent avec tout le recueillement et le respect possibles. Puis, l'allocution terminée, il voulut les bénir. Mais Elena, qui savait ce qu'avait coûté à son bonheur la première bénédiction paternelle, fit un bond en arrière, et, étendant les mains vers son père :
- Au nom du ciel ! mon père, dit-elle, pas un mot de plus ! C'est une superstition peut-être, mais, superstition ou non, ne nous bénissez pas.
Le prince, qui ne connaissait pas la véritable cause du refus de sa fille, insista pour accomplir ce qu'il regardait comme un devoir ; mais, la peur l'emportant sur le respect, Elena, au grand étonnement du prince, entraîna son mari dans son appartement pour le soustraire à la redoutable bénédiction, et, d'un mouvement rapide comme la pensée, en faisant des cornes de ses deux mains, afin, s'il était besoin, de conjurer doublement l'influence perturbatrice de son père, elle referma la porte entre elle et lui et la barricada en dedans à deux verrous.
Le souvenir des orages qui avaient éclaté dès le premier jour dans le jeune ménage inspira d'abord de vives inquiétudes à la princesse, qui craignit que le maléfice de son époux troublât également ce second ménage. Ses appréhensions ne se calmèrent que lorsque le troisième jour sa fille vint rendre visite comme la première fois à ses parents, qui s'étaient retirés à la campagne. La jeune femme avait la figure si radieuse que les craintes de la mère s'évanouirent.
En effet, Elena dit à sa mère que son nouvel époux n'avait pas cessé un seul instant de l'aimer, qu'il était bon, d'un charmant caractère, prévenant, docile même, et plein d'attentions délicates pour elle ; en un mot, qu'elle était parfaitement heureuse.
Le bonheur si chèrement acheté de la jeune fille s'augmenta bientôt du titre de mère. Elle donna le jour à un gros garçon. On choisit pour allaiter le nouveau-né une belle nourrice de Procida, aux boucles d'oreilles à rosette de perles, au justaucorps écarlate galonné d'or, à l'ample jupon plissé à franges d'argent, qu'on installa dans la maison et à qui tous les domestiques reçurent l'ordre d'obéir comme à une seconde maîtresse. Le bambino était l'idole de toute la maison, la princesse l'adorait, le prince en était fou ; nous ne parlons pas du père et de la mère, tous les deux semblaient avoir concentré leur existence dans celle de cette pauvre petite créature.
Quinze mois s'écoulèrent : l'enfant était on ne peut plus avancé pour son âge, connaissant et aimant tout le monde, et surtout le bon papa, auquel il rendait force gentils sourires en échange de ses agaceries. De son côté, bon papa ne pouvait se passer de lui. Il se le faisait apporter à toute heure du jour, si bien que, pour ne pas quitter l'enfant, le prince fut sur le point de refuser une mission de la plus haute importance que le roi de Naples lui avait confiée pour le roi de France. Il s'agissait d'aller complimenter Charles X sur la prise d'Alger.
Cependant tous les amis du prince lui remontrèrent si bien le tort qu'il se ferait dans l'esprit du roi par un pareil refus, sa famille le supplia tellement de considérer que l'avenir de son gendre pourrait éternellement souffrir de son obstination, que le prince consentit enfin à remplir une mission que tant d'autres lui eussent enviée. Il partit de Naples, dans les premiers jours de juillet 1830, arriva à Paris le 24, se rendit aussitôt au ministère des affaires étrangères pour demander son audience, et fut reçu solennellement deux jours après par le roi Charles X.
Le lendemain de cette réception la révolution de juillet éclata.
Trois jours suffirent, comme on sait, pour renverser un trône, huit pour en élever un autre. Mais le prince n'était point accrédité près du nouveau monarque. Aussi ne jugea-t-il pas propos de rester près de la nouvelle cour ; il quitta la France, sans même mettre le pied aux Tuileries, circonstance à laquelle le roi Louis-Philippe dut, selon toute probabilité, les heureux et faciles commencements de son règne.
Le prince était guéri des voyages par mer : les combats n'étaient plus à craindre, mais les tempêtes étaient toujours à redouter. Aussi prit-il par les Alpes, et traversa-t-il la Toscane pour se rendre à Naples par Rome.
En passant par la capitale du monde, il s'arrêta pour présenter ses hommages au pape Pie VIII, qui, sachant de quelle mission de confiance le prince avait été chargé par son souverain, le reçut avec tous les honneurs dus à son rang, c'est-à-dire qu'au lieu de lui donner sa mule à baiser, comme Sa Sainteté fait pour le commun des martyrs, le pape lui donna sa main.
Trois jours après, le pape était mort.
Le prince était parti de Rome aussitôt son audience obtenue, tant il avait hâte de revenir à Naples ; il voyagea jour et nuit, et arriva en vue de son palais le lendemain à onze heures du matin, précédé de dix minutes seulement par le courrier qui lui faisait préparer des chevaux sur la route ; mais ces dix minutes suffirent à toute la famille pour accourir sur le balcon du premier étage, élevé, comme tous les premiers étages des palais napolitains, de plus de vingt-cinq pieds de hauteur.
La nourrice y accourut comme les autres, tenant l'enfant dans ses bras.
Malgré sa vue basse, grâce à d'excellentes lunettes qu'il avait achetées à Paris, le prince aperçut son petit-fils et lui fit de sa voiture un signe de la main. De son côté, le bambino le reconnut ; et comme, ainsi que nous l'avons dit, il adorait son bon papa, dans la joie de le revoir, le pauvre petit fit un mouvement si brusque, en tendant ses deux petits bras vers lui et en cherchant à s'élancer à sa rencontre, que le malheureux enfant s'échappa des bras de sa nourrice, et, se précipitant du balcon, se brisa la tête sur le pavé.
Le père et la mère faillirent mourir de douleur ; le prince fut près de six mois comme un fou ; ses cheveux blanchirent, puis tombèrent, de sorte qu'il fut forcé de prendre perruque, ce qui compléta ainsi en lui la triple et terrible réunion de la perruque, de la tabatière et des lunettes.
C'est ainsi que je le vis en passant à Naples ; mais j'étais heureusement prévenu. Du plus loin que je l'aperçus, je lui fis des cornes, si bien que, quoiqu'il me fit l'honneur de causer avec moi près de vingt minutes, il ne m'arriva d'autre malheur, grâce à la précaution que j'avais prise, que d'être arrêté le lendemain.
Je raconterai cette arrestation en son lieu et place, attendu qu'elle fut accompagnée de circonstances assez curieuses pour que je ne craigne pas, le moment venu, de m'étendre quelque peu sur ses détails.
Le jour même de mon départ, le prince avait été nommé président du conseil sanitaire des Deux-Siciles.
Huit jours après, j'appris à Rome que le lendemain de cette nomination le choléra avait éclaté à Naples.
Depuis, j'ai su que le comte de F***, le premier époux de la belle Elena, ayant suivi l'exemple qu'elle lui avait donné, s'était remarié comme elle, avait été parfaitement heureux de son côté avec sa nouvelle épouse, et comme mari, et comme père, car il avait eu de ce second mariage cinq enfants : trois garçons et deux filles.
Au mois de mars dernier, le prince de *** est entré dans sa soixante-dix- huitième année ; mais, loin que l'âge lui ait rien fait perdre de sa terrible influence, on prétend, au contraire, qu'elle devient plus formidable au fur et à mesure qu'il vieillit.
Et maintenant que nous avons fini avec Arimane, passons à Oromaze.

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