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Chapitre XV
La jettatura

Naples, comme toutes les choses humaines, subit l'influence d'une double force qui régit sa destinée : elle a son mauvais principe qui la poursuit, et son bon génie qui la garde ; elle a son Arimane qui la menace, et son Ormuz qui la défend ; elle a son démon qui veut la perdre, elle a son patron qui espère la sauver.
Son ennemi, c'est la jettatura ; son protecteur, c'est saint Janvier.
Si saint Janvier n'était pas au ciel, il y aurait longtemps que la jettatura aurait anéanti Naples ; si la jettatura n'existait pas sur la terre, il y a longtemps que saint Janvier aurait fait de Naples la reine du monde.
Car la jettatura n'est pas une invention d'hier ; ce n'est pas une croyance du Moyen Age, ce n'est pas une superstition du Bas-Empire : c'est un fléau légué par l'ancien monde au monde moderne ; c'est une peste que les chrétiens ont héritée des gentils ; c'est une chaîne qui passe à travers les âges, et à laquelle chaque siècle ajoute un anneau.
Les Grecs et les Romains connaissaient la jettatura : les Grecs l'appelaient alexiana, les Romains fascinum.
La jettatura est née dans l'Olympe ; c'est un fléau d'assez bonne maison, comme on voit. Maintenant à quelle occasion elle prit naissance, la voici :
Vénus, sortie de la mer depuis la veille, venait de prendre place parmi les dieux ; son premier soin avait été de se choisir un adorateur dans cette auguste assemblée : Bacchus avait obtenu la préférence, Bacchus était heureux.
Toute déesse qu'elle était, Vénus se trouvait soumise aux lois de la nature comme une simple femme ; en sa qualité d'immortelle, elle était destinée à les accomplir plus longtemps et plus souvent, voilà tout. Vénus s'aperçut un jour qu'elle allait être mère. Comme l'enfant qu'elle portait dans son sein était le premier de cette longue suite de rejetons dont la déesse de la beauté devait peupler les forêts d'Amathonte et les bosquets de Cythère, la découverte de son nouvel état fut accompagnée chez elle d'un sentiment de pudeur qui la détermina à le cacher aux regards de tous les dieux. Vénus annonça donc que sa santé chancelante la forçait d'habiter pendant quelque temps la campagne, et elle se retira dans les appartements les plus reculés de son palais, à Paphos.
Tous les dieux avaient été dupes de cette fausse indisposition ; il n'y avait pas jusqu'à Esculape lui-même qui n'eût déclaré que Vénus n'avait rien autre chose qu'une maladie de nerfs qui se calmerait avec des bains et du petit lait ; Junon seule avait tout deviné.
Junon était experte en pareille matière. Sa stérilité la rendait jalouse : il ne s'arrondissait pas une taille dans tout l'Olympe que la première ligne de ce changement ne lui sautât aux yeux. Elle avait suivi les progrès de celle de Vénus, et, d'avance, elle voua au malheur l'enfant qui naîtrait d'elle.
En conséquence, elle résolut de ne pas la perdre un instant de vue, afin de jeter un sort sur le malheureux fruit des entrailles de sa belle-fille. Aussi, dès que Vénus sentit les premières douleurs, Junon se présenta-t-elle aussitôt à son chevet, déguisée en sage-femme.
Vénus était fort douillette, comme toute femme à la mode doit être : elle jeta donc les hauts cris tant que dura le travail ; puis enfin elle mit au jour le petit Priape.
Junon le reçut dans ses mains, et tandis que Vénus, à moitié évanouie, fermait ses beaux yeux encore tout moites de larmes, elle s'apprêta à lancer sur l'enfant la malédiction fatale qui devait influer sur le reste de sa vie.
Mais à l'instant où Junon fixait ses yeux pleins de colère sur le nouveau-né, elle s'arrêta stupéfaite. Jamais elle n'avait vu, même chez les plus grands dieux, rien de pareil à ce qu'elle voyait à cette heure.
Si court que fût ce moment d'hésitation, il sauva Priape. Bacchus, qui, du fond de l'Inde, où il était occupé à apprendre aux Birmans la meilleure manière de coller le vin, avait entendu les cris de Vénus, était accouru en toute hâte : il se précipita dans la chambre de l'accouchée, courut à l'enfant, et, dans son ardeur toute paternelle, l'arracha des bras de Junon.
Junon se crut découverte ; elle sortit furieuse, sauta dans son char, et remonta au ciel. Bacchus ignorait cependant que ce fût elle ; mais il le devina, au cri de ses paons d'abord, puis au rayon de lumière qu'elle laissait à sa suite. Il connaissait de longue main le caractère de sa belle-mère : lui- même avait été obligé de rester six mois caché dans la cuisse de Jupiter pour échapper à sa jalousie ; il comprit que les choses se passeraient mal pour le pauvre enfant si jamais elle mettait la main sur lui : il l'emporta tout courant, et s'en alla le cacher dans l'île de Lampsaque.
Mais le bruit de ce qui s'était passé se répandit, ainsi que la circonstance à laquelle le jeune Priape avait dû la vie ; il n'en fallut pas davantage pour faire croire aux anciens qu'ils avaient trouvé un remède contre la jettatura ; de là certains bijoux déterrés à Herculanum et à Pompéi, qui faisaient partie de la toilette des femmes.
Chez les modernes, où ces bijoux ne sont pas de mise, les cornes les ont remplacés. Vous n'entrez pas dans une maison de Naples quelque peu aristocratique sans que le premier objet qui frappe vos yeux dans l'antichambre ne soit une paire de cornes ; plus ces cornes sont longues, plus elles sont efficaces. On les fait venir en général de Sicile ; c'est là qu'on trouve les plus belles. J'en ai vu qui avaient jusqu'à trois pieds de long, et qui coûtaient cinq cents francs la paire.
Outre ces cornes à domicile, qu'on ne peut, vu leur volume, transporter facilement avec soi, on a d'autres petits cornillons que l'on porte au cou, au doigt, à la chaîne de la montre : cela se trouve à tous les coins de rue, chez tous les marchands de bric-à-brac. Ce symbole préservatif est ordinairement en corail ou en jais.
Je voudrais vous dire quelles sont les causes qui ont porté les cornes à ce degré d'honneur chez les Napolitains ; mais quelque recherche que j'aie faite à ce sujet, j'avoue que je n'ai absolument rien pu découvrir sur quoi on puisse appuyer la moindre théorie ou échafauder le plus petit système. Cela est parce que cela est ; ne me demandez donc point autre chose, car je serais forcé de prononcer ce mot qui coûte tant à la bouche humaine : je ne sais pas.
Les anciens connaissaient trois moyens de jeter les sorts, car la jettatura n'est rien autre chose que la substantivation du verbe jettare, – par le toucher, par la parole, par le regard :

          Cujus ab attractu variarum monstra ferarum
          In juvenes veniunt ; nulli sua mansit imago,

dit Ovide ;

          
Quae nec pernumerare curiosi
          Possint, nec mala fascinare lingua,

dit Catulle ;

          
Nescio quis teneros oculis mihi fascinat agnos,

dit Virgile.

Maintenant voulez-vous voir passer cette croyance du monde païen dans le monde chrétien ? écoutez saint Paul s'adressant aux Galates :

Quis vos fascinavit non obedire veritati ?

Saint Paul croyait donc à la jettatura.

Maintenant passons au Moyen Age, et ouvrons Erchempert, moine du mont Cassin, qui florissait vers l'an 842 :

« J'ai connu, dit le vénérable cénobite, messire Landolfo, évêque de Capoue, homme d'une singulière prudence, lequel avait l'habitude de dire : « Toutes les fois que je rencontre un moine, il m'arrive quelque chose de malheureux dans la journée.» Quoties monachum visu cerno, semper mihi futura dies auspicia tristia subministrat.

Or, cette croyance est encore en pleine vigueur aujourd'hui à Naples. Lorsque nous partîmes pour la Sicile, je crois avoir raconté qu'au moment de nous embarquer nous rencontrâmes un abbé, et qu'à sa vue le capitaine nous avait proposé de remettre le départ au lendemain. Nous n'en tînmes compte, et nous fûmes assaillis par une tempête qui nous tint vingt-quatre heures entre la vie et la mort.
Des trois jettatures connues de l'antiquité, deux se sont perdues en route, et une seule est restée : la jettatura du regard. Il est vrai que c'est la plus terrible : « Nihil oculo nequius creatum, » dit l'Ecclésiaste, chap. 21.
Cependant, comme Dieu a voulu que le serpent à sonnettes se dénonçât lui- même par le bruit que font ses anneaux, il a imprimé au front du jettatore certains signes auxquels, avec un peu d'habitude, on peut le reconnaître. Le jettatore est ordinairement maigre et pâle, il a le nez en bec de corbin, de gros yeux qui ont quelque chose de ceux du crapaud et qu'il recouvre ordinairement, pour les dissimuler, d'une paire de lunettes : le crapaud, comme on le sait, a reçu du ciel le don fatal de la jettature : il tue le rossignol en le regardant.
Donc, quand vous rencontrez dans les rues de Naples un homme fait ainsi que j'ai dit, prenez garde à vous, il y a cent à parier contre un que c'est un jettatore. Si c'est un jettatore et qu'il vous ait aperçu le premier, le mal est fait, il n'y a pas de remède, courbez la tête et attendez. Si, au contraire, vous l'avez prévenu du regard, hâtez-vous de lui présenter le doigt du milieu étendu et les deux autres fermés : le maléfice sera conjuré : Et digitum porrigito medium, dit Martial.
Il va sans dire que, si vous portez sur vous quelque corne de jais ou de corail, vous n'avez point besoin de prendre toutes ces précautions. Le talisman est infaillible, du moins à ce que disent les marchands de cornes.
La jettatura est une maladie incurable ; on naît jettatore, on meurt jettatore. On peut à la rigueur le devenir ; mais une fois qu'on l'est, on ne peut plus cesser de l'être.
En général, les jettatori ignorent leur fatale influence : comme c'est un fort mauvais compliment à faire à un homme que de lui dire qu'il est jettatore, et qu'il y en a d'ailleurs qui prendraient fort mal la chose, on se contente de les éviter comme on peut, et, si l'on ne peut pas, de conjurer leur influence en tenant sa main dans la position sus-indiquée. Toutes les fois que vous voyez à Naples deux hommes causant dans la rue, et que l'un des deux garde sa main pliée contre son dos, regardez bien celui avec lequel il cause : c'est un jettatore, ou du moins un homme qui a le malheur de passer pour tel.
Lorsqu'un étranger arrive à Naples, il commence par rire de la jettatura, puis peu à peu il s'en préoccupe ; enfin, au bout de trois mois de séjour, vous le voyez couvert de cornes des pieds à la tête, et la main droite éternellement crispée.
Rien ne garantit de la jettatura que les moyens que j'ai indiqués. Il n'y a pas de rang, il n'y a pas de fortune, il n'y a pas de position sociale qui vous mette au-dessus de ses coups. Tous les hommes sont égaux devant elle.
D'un autre côté, il n'y a pas d'âge, il n'y a pas de sexe, il n'y a pas d'état pour le jettatore : il peut être également enfant ou vieillard, homme ou femme, avocat ou médecin, juge, prêtre, industriel ou gentilhomme, lazzarone ou grand seigneur ; le tout est seulement de savoir si l'un ou l'autre de ces âges, l'un ou l'autre de ces sexes, l'une ou l'autre de ces conditions, ajoute ou ôte de la gravité au maléfice.
Il y a là-dessus, à Naples, un travail extrêmement développé del gentile signor Niccolo Valletta ; il y discute dans un volume toutes les questions qui divisent sur ce point les savants anciens et modernes depuis vingt-cinq siècles.
Il y est examiné :

l° Si l'homme jette le sort plus terrible que ne le fait la femme ;

2° Si celui qui porte perruque est plus à craindre que celui qui n'en porte pas ;

3° Si celui qui porte des lunettes n'est pas plus à craindre que celui qui porte perruque ;

4° Si celui qui prend du tabac n'est pas plus à craindre encore que celui qui porte des lunettes ; et si les lunettes, la perruque et la tabatière en se combinant, triplent les forces de la jettatura ;

5° Si la femme jettatrice est plus à craindre quand elle est enceinte ;

6° S'il y a plus à craindre encore d'elle quand il y a certitude qu'elle ne l'est pas ;

7° Si les moines sont plus généralement jettatori que les autres hommes, et parmi les moines quel est l'ordre le plus à craindre sur ce point ;

8° A quelle distance se peut jeter le sort ;

9° S'il se peut jeter de côté, de face ou par derrière ;

10° S'il y a réellement des gestes, des sons de voix et des regards particuliers auxquels on puisse reconnaître les jettatori ;

11° S'il est des prières qui puissent garantir de la jettatura, et, dans ce cas, s'il est des prières spéciales pour garantir de la jettatura qui vient des moines ;

12° Enfin, si le pouvoir des talismans modernes est égal au pouvoir du talisman ancien, et laquelle est plus efficace de la corne unique ou de la corne double.

Toutes ces recherches sont consignées dans un volume qui est du plus haut intérêt et que je voudrais bien faire connaître à mes lecteurs. Malheureusement mon libraire refuse de l'imprimer dans mes notes justificatives, sous prétexte que c'est un in-folio de 600 pages. Mais j'invite tout voyageur à se le procurer, en arrivant à Naples, moyennant la modique somme de six carlins.
Maintenant que nous avons examiné la jettatura dans ses effets et ses causes, racontons l'histoire d'un jettatore.

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1998-2010
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