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Chapitre XIV
Les Vardarelli

Le peuple est en général aux mains des rois ce qu'un couteau bien affilé est aux mains des enfants : il est rare qu'ils s'en servent sans se blesser. La reine Louise de Prusse organisa les sociétés secrètes : les sociétés secrètes produisirent Sand. La reine Caroline protégea le carbonarisme : le carbonarisme amena la révolution de 1820.
Au nombre des premiers carbonari reçus, se trouvait un Calabrais nommé Gatano Vardarelli. C'était un de ces hommes d'Homère, possédant toutes les qualités de la primitive nature, aux muscles de lion, aux jambes de chamois, à l'oeil d'aigle. Il avait d'abord servi sous Murat ; car Murat, dans le projet qu'il conçut un instant de se faire roi de toute l'Italie, avait calculé que le carbonarisme lui serait en ce cas un puissant levier ; puis, s'apercevant bientôt qu'il fallait un autre bras et surtout un autre génie que le sien pour diriger un pareil moteur, Murat, de protecteur des carbonari qu'il était, s'en fit bientôt le persécuteur. Gatano Vardarelli alors déserta et. se retira dans la Calabre, au sein de ses montagnes maternelles, où il croyait qu'aucun pouvoir humain ne serait assez hardi pour le poursuivre.
Vardarelli se trompait : Murat avait alors parmi ses généraux un homme d'une bravoure inouïe, d'une persévérance stoïque, d'une inflexibilité suprême ; un homme comme Dieu en envoie pour les choses qu'il veut détruire ou élever : cet homme, c'était le général Manhès.
Parcourez la Calabre de Reggio à Paestum : tout individu possédant un ducat et un pied de terrain vous dira que la paisible jouissance de ce pied de terrain et de ce ducat, c'est au général Manhès qu'il la doit. En échange, quiconque ne possède pas, ou désire posséder le bien des autres, a le général Manhès en exécration.
Vardarelli fut donc forcé comme les autres de se courber sous la main de fer du terrible proconsul. Traqué de vallée en vallée, de forêt en forêt, de montagne en montagne, il recula, pied à pied, mais enfin il recula ; puis un beau jour, acculé à Scylla, il fut forcé de traverser le détroit et d'aller demander du service au roi Ferdinand.
Vardarelli avait vingt-six ans ; il était grand, il était fort, il était brave. On comprit qu'il ne fallait pas mépriser un pareil homme, on le fit sergent de la garde sicilienne. C'est avec ce grade et dans cette position que Vardarelli rentra à Naples en 1815, à la suite du roi Ferdinand.
Mais c'était une position bien secondaire que celle de sergent pour un homme du caractère dont était Gatano Vardarelli. Toute son espérance, s'il continuait sa carrière militaire, était d'arriver au grade de sous-lieutenant ; et cette espérance, le jeune ambitieux n'eût pas même voulu l'accepter comme un pis-aller. Après avoir balancé quelque temps, il fit donc ce qu'il avait déjà fait ; il déserta le service du roi Ferdinand, comme il avait déserté celui du roi Joachim, et la première comme la seconde fois, il s'enfuit dans la Calabre, sentant, comme Antée, sa force s'accroître à chaque fois qu'il touchait sa mère.
Là, il fit un appel à ses anciens compagnons. Deux de ses frères, et une trentaine de bandits errants et dispersés y répondirent. La petite troupe réunie élit Gatano Vardarelli pour son chef, s'engageant à lui obéir passivement, et lui reconnaissant sur tous le droit de vie et de mort. D'esclave qu'il était à la ville, Vardarelli se retrouva donc roi dans la montagne, et roi d'autant plus à craindre que le terrible général Manhès n'était plus là pour le détrôner.
Vardarelli procéda selon la vieille rubrique, grâce à laquelle les bandits ont toujours fait de si bonnes affaires en Calabre et à l'opéra-Comique ; c'est-à- dire qu'il se proclama le grand régularisateur des choses de ce monde, et que, joignant l'effet aux paroles, il commença le nivellement social qu'il rêvait, en complétant le nécessaire aux pauvres avec le superflu dont il débarrassait les riches. Quoique ce système soit un peu bien connu, il est juste de dire qu'il ne s'use jamais. Il en résulta donc qu'il s'attacha au nom de Vardarelli une popularité et une terreur grâce auxquelles il ne tarda pas à être connu du roi Ferdinand lui-même.
Le roi Ferdinand, qui venait d'être réintégré sur son trône, trouvait naturellement que le monde ne pouvait pas aller mieux qu'il n'allait, et appréciait assez médiocrement tout réformateur qui essayait de tailler au globe une nouvelle facette ; il résulta de cette opinion bien arriérée chez lui, que Vardarelli lui apparut tout bonnement comme un brigand à pendre, et qu'il ordonna qu'il fût pendu.
Mais pour pendre un homme, il faut trois choses ; une corde, une potence et un pendu. Quant au bourreau, il est inutile de s'en inquiéter, cela se trouve toujours et partout.
Les agents du roi avaient la corde et la potence, ils étaient à peu près sûrs de trouver le bourreau, mais il leur manquait la chose principale : l'homme à pendre.
On se mit à courir après Vardarelli ; mais comme il savait parfaitement dans quel but philantropique on le cherchait, il n'eût garde de se laisser rejoindre. Il y a plus : comme il avait fait son éducation sous le général Manhès, c'était un gaillard qui connaissait à fond son jeu de cache-cache. Il en donna donc tant et plus à garder aux troupes napolitaines, ne se trouvant jamais où on s'attendait à le rencontrer, se montrant partout où on ne l'attendait pas, s'échappant comme une vapeur et revenant comme un orage.
Rien ne réussit comme le succès. Le succès est l'aimant moral qui attire tout à lui. La troupe de Vardarelli, qui ne montait d'abord qu'à vingt cinq ou trente personnes, fut bientôt doublée : Vardarelli devint une puissance.
Ce fut une raison de plus pour l'anéantir : on fit des plans de campagne contre lui, on doubla les troupes envoyées à sa poursuite, on mit sa tête à prix, tout fut inutile. Autant eût valu mettre au ban du royaume l'aigle et le chamois, ses compagnons d'indépendance et de liberté.
Et cependant, chaque jour on entendait raconter quelque prouesse nouvelle qui indiquait dans le fugitif un redoublement d'adresse ou un surcroît d'audace. Il venait jusqu'à deux ou trois lieues de Naples, comme pour narguer le gouvernement. Une fois, il organisa une chasse dans la forêt Persiano, comme aurait pu le faire le roi lui même, et comme il était excellent tireur, il demanda ensuite aux gardes, qu'il avait forcés de le suivre et de le seconder, s'ils avaient vu leur auguste maître faire de plus beaux coups que lui.
Une autre fois, c'était le prince de Lésorano, le colonel Calcedonio Casellia, et le major Delponte, qui chassaient eux-mêmes avec une dizaine d'officiers et une vingtaine de piqueurs dans une forêt à quelques lieues de Bari, quand tout à coup le cri : Varderelli ! Varderelli ! se fit entendre. Chacun alors de fuir le plus vite possible, et dans la direction où il se trouvait. Bien en prit aux chasseurs de fuir ainsi, car tous eussent été pris, tandis que, grâce à la vitesse de leurs chevaux habitués à courre le cerf, un seul tomba entre les mains des bandits.
C'était le major Delponte : les bandits jouaient de malheur, ils avaient fait prisonnier un des plus braves, mais aussi un des plus pauvres officiers de l'armée napolitaine. Lorsque Vardarelli demanda au major Delponte mille ducats de rançon pour l'indemniser de ses frais d'expédition, le major Delponte lui fit des cornes en lui disant qu'il le défiait bien de lui faire payer une seule obole. Vardarelli menaça Delponte de le faire fusiller si la somme n'était pas versée a une époque qu'il fixa. Mais Delponte lui répondit que c'était du temps de perdu que d'attendre, et que s'il avait un conseil à lui donner, c'était de le faire fusiller tout de suite.
Vardarelli en eut un instant la velléité ; mais il songea que plus Delponte faisait bon marché de sa vie, plus Ferdinand devait y tenir. En effet, à peine le roi eut-il appris que le brave major était entre les mains des bandits, qu'il ordonna de payer sa rançon sur ses propres deniers. En conséquence, un matin, Vardarelli annonça au major Delponte que, sa rançon ayant été exactement et intégralement payée, il était parfaitement libre de quitter la troupe et de diriger ses pas vers le point de la terre qui lui agréait le plus. Le major Delponte ne comprenait pas qu'elle était la main généreuse qui le délivrait ; mais comme, quelle qu'elle fût, il était fort disposé à profiter de sa libéralité, il demanda son cheval et son sabre, qu'on lui rendit, se mit en selle avec un flegme parfait, et s'éloigna au petit pas en sifflotant un air de chasse, ne permettant pas que sa monture fit un pas plus vite que l'autre, tant il tenait à ce qu'on ne pût pas même supposer qu'il avait peur.
Mais le roi, pour s'être montré magnifique à l'endroit du major, n'en avait pas moins juré l'extermination des bandits qui l'avaient forcé de traiter de puissance à puissance avec eux. Un colonel, je ne sais plus lequel, qui l'avait entendu jurer ainsi, fit à son tour le serment, si on voulait lui confier un bataillon, de ramener Vardarelli, ses deux frères et les soixante hommes qui composaient sa troupe, pieds et poings liés, dans les cachots de la Vicaria. L'offre était trop séduisante pour qu'on ne l'acceptât point ; le ministre de la guerre mit cinq cents hommes à la disposition du colonel, et le colonel et sa petite troupe se mirent en quête de Vardarelli et de ses compagnons.
Vardarelli avait des espions trop dévoués pour ne pas être prévenu à temps de l'expédition qui s'organisait. Il y a plus : en apprenant cette nouvelle, lui aussi, il avait fait un serment : c'était de guérir à tout jamais le colonel, qui s'était si aventureusement voué à sa poursuite, d'un second élan patriotique dans le genre du premier.
Il commença donc par faire courir le pauvre colonel par monts et par vaux, jusqu'à ce que lui et sa troupe fussent sur les dents : puis, lorsqu'il les vit tels qu'il le désirait, il leur fit, à deux heures du matin, donner une fausse indication ; le colonel prit le renseignement pour or en barre, et partit à l'instant même afin de surprendre Vardarelli, qu'on lui avait assuré être, lui et sa troupe, dans un petit village situé à l'extrémité d'une gorge si étroite qu'à peine y pouvait-on passer quatre hommes de front. Quelques âmes charitables qui connaissaient les localités firent bien au brave colonel quelques observations, mais il était tellement exaspéré qu'il ne voulut entendre à rien, et partit dix minutes après avoir reçu l'avis.
Le colonel fit une telle diligence qu'il dévora près de quatre lieues en deux heures, de sorte qu'au point du jour il se trouva sur le point d'entrer dans la gorge de l'autre côté de laquelle il devait surprendre les bandits. Quant il fut arrivé là, l'endroit lui parut si effroyablement propice à une embuscade qu'il envoya vingt hommes explorer le chemin, tandis qu'il faisait halte avec le reste de son bataillon ; mais au bout d'un quart d'heure les vingt hommes revinrent, en annonçant qu'ils n'avaient rencontré âme qui vive.
Le colonel n'hésita donc plus et s'engagea dans la gorge lui et ses cinq cents hommes ; mais au moment où cette gorge s'élargissait, pareille à une espèce d'entonnoir, entre deux défilés, le cri : Vardarelli ! Vardarelli ! se fit entendre comme s'il tombait des nuages, et le pauvre colonel, levant la tête, vit toutes les crêtes de rochers garnies de brigands qui le tenaient en joue lui et sa troupe. Cependant il ordonna de se former en peloton ; mais Vardarelli cria d'une voix terrible : « A bas les armes, ou vous êtes morts ! » A l'instant même les bandits répétèrent le cri de leur chef, puis l'écho répéta le cri des bandits ; de sorte que les soldats, qui n'avaient pas fait le même serment que leur colonel et qui se croyaient entourés d'une troupe trois fois plus nombreuse que la leur, crièrent à qui mieux mieux qu'ils se rendaient, malgré les exhortations, les prières et les menaces de leur malheureux chef.
Aussitôt Vardarelli, sans abandonner sa position, ordonna aux soldats de mettre les fusils en faisceaux, ordre qu'ils exécutèrent à l'instant même ; puis il leur signifia de se séparer en deux bandes, et de se rendre chacun à un endroit indiqué, nouvel ordre auquel ils obéirent avec la même ponctualité qu'ils avaient fait pour la première manoeuvre. Enfin, laissant une vingtaine de bandits en embuscade, il descendit avec le reste de ses hommes, et, leur ordonnant de se ranger en cercle autour des faisceaux, il les invita à mettre les armes de leurs ennemis hors d'état de leur nuire momentanément par le même moyen qu'avait employé Gulliver pour éteindre l'incendie du palais de Lilliput.
C'est le récit de cet événement qui avait mis le roi de si mauvaise humeur, qu'il ne fallait rien moins que l'anecdote nouvelle dont monsignor Perelli était le héros pour le lui faire oublier.
On comprend que cette nouvelle frasque ne remit pas don Gatano dans les bonnes grâces du gouvernement. Les ordres les plus sévères furent donnés à son égard ; seulement, dès le lendemain, le roi, qui était homme de trop joyeux esprit pour garder rancune à Vardarelli d'un si bon tour, racontait en riant à gorge déployée l'aventure à qui voulait l'entendre, de sorte que, comme il y a toujours foule pour entendre les aventures que veulent bien raconter les rois, le pauvre colonel n'osa de trois ans remettre le pied dans la capitale.
Mais le général qui commandait en Calabre prit la chose d'une façon bien autrement sérieuse que ne l'avait fait le roi. Il jura que, quel que fût le moyen qu'il dût employer, il exterminerait les Vardarelli depuis le premier jusqu'au dernier. Il commença par les poursuivre à outrance ; mais, comme on s'en doute bien, cette poursuite ne fut qu'un jeu de barres pour les bandits. Ce que voyant, le général commandant proposa à leur chef un traité par lequel lui et les siens entreraient au service du gouvernement. Soit que les conditions fussent trop avantageuses pour être refusées, soit que Gatano se lassât de cette vie de dangers sans fin et d'éternel vagabondage, il accepta les propositions qui lui étaient faites, et le traité fut rédigé en ces termes :

« Au nom de la très sainte Trinité.

Art 1er. Il sera octroyé pardon et oubli aux méfaits des Vardarelli et de leurs partisans.

Art. 2. La bande des Vardarelli sera transformée en compagnie de gendarmes.

Art. 3. La solde du chef Gatano Vardarelli sera de 90 ducats par mois ; celle de chacun de ses trois lieutenants, de 45 ducats, et celle de chaque homme de la compagnie, de 50. Elle sera payée au commencement de chaque mois et par anticipation.

Art. 4. La susdite compagnie jurera fidélité au roi entre les mains du commissaire royal ; ensuite elle obéira aux généraux qui commandent dans les provinces, et sera destinée à poursuivre les malfaiteurs dans toutes les parties du royaume.

Naples, 6 juillet 1817. »

Les conditions ci-dessus rapportées furent immédiatement mises à exécution de part et d'autre ; les Vardarelli changèrent de nom et d'uniforme, touchèrent d'avance, comme ils en étaient convenus, le premier mois de leur appointements, en échange de quoi ils se mirent à la poursuite des bandits qui désolaient la Capitanate, ne leur laissant ni paix ni relâche, tant ils connaissaient toutes les ruses du métier ; si bien qu'au bout de quelques temps on pouvait s'en aller de Naples à Reggio sa bourse à la main.
Mais ce n'était pas là précisément le but que s'était proposé le général ; il avait contre les Vardarelli, à cause de l'histoire du colonel, une vieille dent que vint encore corroborer la promptitude avec laquelle les nouveaux gendarmes venaient d'exécuter, au nombre de cinquante ou soixante seulement, des choses qu'avant eux des compagnies, des bataillons, des régiments et jusqu'à des corps d'armée avaient entreprises en vain. Il fut donc résolu que, maintenant que les Vardarelli avaient débarrassé la Capitanate et les Calabres des brigands qui les infestaient, on débarrasserait le royaume des Vardarelli.
Mais c'était chose plus facile à entreprendre qu'à exécuter, et probablement toutes les troupes que le général avait sous ses ordres, réunies ensemble, n'eussent pas pu y parvenir, si les bandits gendarmisés eussent eu le moindre soupçon de ce qui se tramait contre eux. Mais, à défaut de soupçons positifs, ils étaient doués d'un instinct de défiance qui ne leur permettait pas de donner la moindre prise à leurs ennemis, et près d'une année se passa sans que le général trouvât moyen de mettre à exécution son projet exterminateur.
Mais le général trouva des alliés dans les anciens amis des ex-brigands. Un homme de Porto-Canone, dont Gatano Vardarelli avait enlevé la soeur, vint le trouver, et, lui racontant les causes de haine qu'il avait contre les Vardarelli, lui offrit de le débarrasser au moins de Gatano Vardarelli et de ses deux frères. L'offre était trop selon les désirs du général pour qu'il hésitât un instant à l'accepter. Il offrit à l'homme qui venait de lui faire cette proposition une somme d'argent considérable ; mais celui-ci, tout en acceptant pour ses compagnons, refusa pour lui-même, disant que c'était du sang et non de l'or qu'il lui fallait ; que, quant aux compagnons qu'il comptait s'adjoindre dans cette expédition, il s'informerait de ce qu'ils demandaient pour le seconder, et qu'il rendrait compte de leurs exigences au général, qui traiterait directement avec eux.
Quelles furent ces exigences ? Nul historien ne l'a dit. Ce qui fut donné, ce qui fut reçu, on l'ignore. Ce qu'on sait seulement, ce furent les faits qui s'accomplirent à la suite de cet entretien.
Un jour les Vardarelli, se croyant au milieu d'amis sûrs, stationnaient pleins de confiance et d'abandon sur la place d'un petit village de la Pouille, nommé Uriri. Tout à coup, et sans que rien au monde eût pu faire présager une pareille agression, une douzaine de coups de feu partirent d'une des maisons situées sur la place, et de cette seule décharge, Gatano Vardarelli, ses deux frères et six bandits tombèrent morts. Aussitôt, les autres, ne sachant pas à quel nombre d'ennemis ils avaient affaire, et soupçonnant qu'ils étaient enveloppés d'une vaste trahison, sautèrent sur leurs chevaux, dont ils ne s'éloignaient jamais, et disparurent en un clin d'oeil comme une volée d'oiseaux effarouchés.
Aussitôt que la place fut vide et qu'il n'y eut plus de morts, l'homme qui était allé trouver le général sortit le premier de la maison d'où était parti le feu, s'avança vers Gatano Vardarelli, et tandis que ses compagnons dépouillaient les autres cadavres, s'emparant de leurs armes et de leur ceinture, lui se contenta de tremper ses deux mains dans le sang de son ennemi, et après s'en être barbouillé le visage :
- Voici la tache lavée, dit-il. Et il se retira sans rien prendre du pillage commun, sans rien accepter de la récompense promise.
Cependant ce n'était point assez : Gatano Vardarelli, ses deux frères et six de ses compagnons étaient morts, c'est vrai ; mais quarante autres étaient encore vivants et pouvaient, en reprenant leur ancien métier et en élisant de nouveaux chefs, donner infiniment de fil à retordre à Son Excellence le général commandant. Il résolut donc de continuer à jouer le rôle d'amis, et donna l'ordre que les meurtriers d'Uriri fussent arrêtés. Comme ceux-ci ne s'attendaient à rien de pareil, la chose ne fut pas difficile ; on s'empara d'eux à l'improviste et sans qu'ils essayassent de tenter la moindre résistance ; on les jeta en prison, et l'on cria bien haut qu'on allait leur faire leur procès, et que prompte et sévère vengeance serait tirée du crime qu'ils avaient commis.
Il pouvait y avoir du vrai dans tout cela ; aussi les fugitifs se laissèrent-ils prendre au piège. Comme il était notoire qu'à la tête des meurtriers se trouvait le frère de la jeune fille outragée par Gatano Vardarelli, on crut généralement dans la troupe que cet assassinat était le résultat d'une vengeance particulière ; de sorte que, lorsque les malheureux qui s'étaient sauvés virent leurs assassins arrêtés et entendirent répéter de tous côtés que leur procès se poursuivait avec ardeur, ils n'eurent aucune idée que le gouvernement fût pour quelque chose dans cette trahison. D'ailleurs, eussent-ils conçu quelque doute, qu'une lettre qu'ils reçurent de lui les eût fait évanouir : il leur écrivait que le traité du 6 juillet restait toujours sacré, et les invitait à se choisir d'autres chefs en remplacement de ceux qu'ils avaient eu le malheur de perdre.
Comme ce remplacement était urgent, les Vardarelli procédèrent immédiatement à la nomination de leurs nouveaux officiers, et, à peine l'élection achevée, ils prévinrent le général que ses instructions étaient suivies. Alors ils reçurent une seconde lettre qui les convoquait à une revue dans la ville de Foggia. Cette lettre leur recommandait, entre autres choses importantes, de venir tous tant qu'ils étaient, afin qu'on ne pût douter que les élections faites ne fussent le résultat positif d'un scrutin unanime et incontestable.
A la lecture de cette lettre, une longue discussion s'éleva entre les Vardarelli ; la majorité était d'avis qu'on se rendit à la revue ; mais une faible minorité s'opposait à cette proposition : selon elle, c'était un nouveau guet-apens dressé pour exterminer le reste de la troupe. Les Vardarelli avaient le droit de nomination entre eux ; c'était chose incontestée et qui par conséquent n'avait besoin d'aucune sanction gouvernementale ; on ne pouvait donc les convoquer que dans quelque sinistre dessein. C'était du moins l'avis de huit d'entre eux, et malgré les sollicitations de leurs camarades, ces huit clairvoyants refusèrent de se rendre à Foggia ; le reste de la troupe, qui se composait de trente et un hommes et d'une femme qui avait voulu accompagner son mari, se trouva sur la place de la ville au jour et à l'heure dits.
C'était un dimanche ; la revue était solennellement annoncée, de sorte que la place publique était encombrée de curieux. Les Vardarelli entrèrent dans la ville avec un ordre parfait, armés jusqu'aux dents, mais sans donner aucun signe d'hostilité. Au contraire, en arrivant sur la place, ils levèrent leurs sabres, et d'une voix unanime firent entendre le cri de Vive le roi ! A ce cri, le général parut sur son balcon pour saluer les arrivants, tandis que l'aide de camp de service descendait pour les recevoir.
Après force compliments sur la beauté de leurs chevaux et le bon état de leurs armes, l'aide de camp invita les Vardarelli à défiler sous le balcon du général, manoeuvre qu'ils exécutèrent avec une précision qui eût fait honneur à des troupes réglées. Puis, cette évolution exécutée, ils vinrent se ranger sur la place, où l'aide de camp les invita à mettre pied à terre et à se reposer un instant, tandis qu'il porterait au général la liste des trois nouveaux officiers.
L'aide de camp venait de rentrer dans la maison d'où il était sorti ; les Vardarelli, la bride passée au bras, se tenaient près de leurs chevaux, lorsqu'une grande rumeur commença à circuler dans la foule ; puis à cette rumeur succédèrent des cris d'effroi, et toute cette masse de curieux commença d'aller et de venir comme une marée. Par toutes les rues aboutissantes à la place, des soldats napolitains s'avançaient en colonnes serrées. De tous côtés les Vardarelli étaient cernés.
Aussitôt, reconnaissant la trahison dont ils étaient victimes, les Vardarelli sautèrent sur leurs chevaux et tirèrent leurs sabres ; mais au même instant le général ayant ôté son chapeau, ce qui était le signal convenu, le cri : Ventre à terre ! retentit ; et tous les curieux ayant obéi à cette injonction dont ils comprenaient l'importance, les feux des soldats se croisèrent au dessus de leurs têtes, et neuf Vardarelli tombèrent de leurs chevaux, tués ou blessés à mort. Ceux qui étaient restés debout, comprenant alors qu'il n'y avait pas de quartier à attendre, se réunirent, sautèrent à bas de leurs chevaux, et, armés de leurs carabines, s'ouvrirent en combattant un passage jusqu'aux ruines d'un vieux château dans lesquelles ils se retranchèrent. Deux seulement, se confiant à la vitesse de leur monture, fondirent tête baissée sur le groupe de soldats qui leur parut le moins nombreux, et, faisant feu à bout portant, profitèrent de la confusion que causait dans les rangs leur décharge, qui avait tué deux hommes, pour passer à travers les baïonnettes et s'échapper à fond de train. La femme, aussi heureuse qu'eux, dut la vie à la même manoeuvre, opérée sur un autre point, et s'éloigna au grand galop, après avoir déchargé ses deux pistolets.
Tous les efforts se réunirent aussitôt sur les vingt Vardarelli restants, lesquels, comme nous l'avons dit, s'étaient réfugiés dans les ruines d'un vieux château. Les soldats, s'encourageant les uns les autres, s'avancèrent, croyant que ceux qu'ils poursuivaient allaient leur disputer les approches de leur retraite ; mais, au grand étonnement de tout le monde, ils parvinrent jusqu'à la porte sans qu'il y eût un seul coup de fusil tiré. Cette impunité les enhardit ; on attaqua la porte à coups de hache et de levier, la porte céda ; les soldats se précipitèrent alors dans la cour du château, se répandirent dans les corridors, parcourant les appartements ; mais, à leur grand étonnement, tout était désert : les Vardarelli avaient disparu.
Les assaillants furetèrent une heure dans tous les coins et recoins de la vieille masure ; enfin ils allaient se retirer, convaincus que les Vardarelli avaient trouvé quelque moyen, connus d'eux seuls, de regagner la montagne, lorsqu'un soldat, qui s'était approché du soupirail d'un cellier, et qui se penchait pour regarder dans l'intérieur, tomba percé d'un coup de feu.
Les Vardarelli étaient découverts ; mais les poursuivre dans leur retraite n'était pas chose facile. Aussi résolut-on, au lieu de chercher à les y forcer, d'employer un autre moyen, plus lent, mais plus sûr : on commença par rouler une grosse pierre contre le soupirail. Sur cette pierre on amassa toutes celles que l'on put trouver ; on laissa un piquet d'hommes avec leurs armes chargées pour garder cette issue ; puis, faisant un détour, on commença par jeter des fagots enflammés contre la porte du cellier, que les Vardarelli avaient fermée en dedans, et sur ces fagots enflammés tout le bois et toutes les matières combustibles que l'on put trouver ; de sorte que l'escalier ne fut bientôt qu'une immense fournaise, et que, la porte ayant cédé à l'action du feu, l'incendie se répandit comme un torrent dans ce souterrain où les Vardarelli s'étaient réfugiés. Cependant un profond silence régnait encore dans le cellier. Bientôt deux coups de fusil partirent : c'étaient deux frères qui, ne voulant pas tomber vivants aux mains de leurs ennemis, s'étaient embrassés et avaient à bout portant déchargés leurs fusils l'un sur l'autre. Un instant après, une troisième explosion se fit entendre : c'était un bandit qui se jetait volontairement au milieu des flammes et dont la giberne sautait. Enfin, les dix-sept bandits restants voyant qu'il n'y avait plus pour eux aucune chance de salut, et se voyant près d'être asphyxiés, demandèrent à se rendre. Alors on déblaya le soupirail, on les en tira les uns après les autres, et à mesure qu'ils en sortaient on leur liait les pieds et les mains. Une charrette que l'on amena ensuite les transporta tous dans les prisons de la ville.
Quant aux huit qui n'avaient pas voulu venir à Foggia et aux deux qui s'étaient échappés, ils furent chassés comme des bêtes fauves, traqués de caverne en caverne. Les uns furent tués ou débusqués comme des chevreuils, les autres furent livrés par leurs hôtes, les autres enfin se rendirent eux-mêmes ; si bien qu'au bout d'un an tous les Vardarelli étaient morts ou prisonniers.
Il n'y eut que la femme qui s'était sauvée un pistolet de chaque main qui disparut, sans qu'on la revit jamais ni morte ni vivante.
Lorsque le roi apprit cet événement, il entra dans une grande colère ; c'était la seconde fois qu'on violait sans l'en prévenir un traité, non pas signé par lui, mais fait en son nom. Or, il savait que l'inexorable histoire enregistre presque toujours les faits sans se donner la peine d'en rechercher les causes, et que, tout au contraire de ce qui se passe dans notre monde, où ce sont les ministres qui sont responsables des fautes du roi, c'est le roi qui, dans l'autre, est responsable des fautes de ses ministres.
Mais on lui répéta tant, et de tant de côtés, que c'était une action louable que d'avoir exterminé cette méchante race des Vardarelli, qu'il finit par pardonner à ceux qui avaient ainsi abusé de son nom.
Il est vrai que quelque temps après arriva la révolution de 1820, qui amena avec elle bien d'autres préoccupations que celle de savoir si on avait plus ou moins exactement tenu un traité fait avec des bandits. Pour la troisième fois il rentra au bout de deux ans d'absence, au milieu des cris de joie de son peuple, qui le chassait sans cesse et qui ne pouvait vivre sans lui.
Malheureusement pour les Napolitains cette troisième restauration fut de courte durée. Le soir du 3 janvier 1825, le roi se coucha après avoir fait sa partie de jeu et avoir dit ses prières accoutumées. Le lendemain, comme à dix heures du matin il n'avait pas encore sonné, on entra dans sa chambre, et on le trouva mort.
A l'ouverture de son testament, dans lequel il recommandait à son fils François de continuer les aumônes qu'il avait l'habitude de faire, on trouva que ces aumônes montaient par an à 24 000 ducats.
Il avait vécu soixante-seize ans, il en avait régné soixante-cinq ; il avait vu passer sous son long règne trois générations d'hommes, et malgré trois révolutions et trois restaurations, il mourait le roi le plus populaire que Naples ait jamais eu.
Aussi le peuple chercha-t-il à la mort imprévue de son roi bien aimé une cause surnaturelle. Or, pour des hommes d'imagination comme sont les Napolitains, rien n'est difficile à trouver. Voilà ce que l'on découvrit :
Le roi Ferdinand, comme on a pu le voir, n'était pas exempt de certains préjugés. Depuis quinze ans il était persécuté par le chanoine Ojori, qui le tourmentait pour obtenir une audience de lui et lui présenter je ne sais quel livre dont il était l'auteur. Ferdinand avait toujours refusé, et, malgré les instances du postulant, avait constamment tenu bon. Enfin le 2 janvier 1825, vaincu par les prières de tous ceux qui l'entouraient, il accorda pour le lendemain cette audience si longtemps reculée. Le matin, le roi eut quelque velléité de partir pour Caserte et de rejeter sur une chasse, excuse qui lui paraissait toujours valable, l'impolitesse qu'il avait si grande envie de faire au bon chanoine ; mais on l'en dissuada : il resta donc à Naples, reçut dom Ojori, lequel demeura deux heures avec lui et le quitta en lui laissant son livre.
Le lendemain, comme nous l'avons dit, le roi Ferdinand était mort.
Les médecins déclarèrent d'une voix unanime que c'était d'une attaque d'apoplexie foudroyante ; mais le peuple n'en crut pas un mot. Ce qui fut la véritable cause de sa mort, selon le peuple, ce fut cette audience qu'il donna si à contre-coeur au chanoine Ojori.
Le chanoine Ojori était, avec le prince de ***, le plus terrible jettatore de Naples. Nous dirons dans un prochain chapitre ce que c'est que la jettatura.

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