Le Corricolo Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
Page précédente | Imprimer

Chapitre XI
Anecdotes

Quelque temps après le retour du roi à Naples, Charles IV vint l'y rejoindre ; celui-là aussi était exilé de son royaume ; mais il n'avait pas même une Sicile où se réfugier, et il venait demander l'hospitalité à son frère.
Celui-là aussi était un grand chasseur et un grand pêcheur : aussi les deux frères, si longtemps séparés, ne se quittaient-ils plus, et chassaient-ils ou pêchaient-ils du matin jusqu'au soir. Ce n'était plus que parties de chasse dans le parc de Caserte ou dans le bois de Persano, que parties de pêche au lac Fusaro ou à Castellamare.
On se rappelle la grande tendresse de Louis XIV pour Monsieur. Assez indifférent pour sa femme, assez égoïste envers ses maîtresses, assez sévère pour ses enfants, Louis XIV n'aimait que Monsieur, et cette amitié s'augmentait, disait-on, de son indifférence profonde pour tout autre. Quelques nuages avaient bien de temps en temps passé entre eux ; mais ces nuages s'étaient promptement dissipés au soleil ardent de la fraternité. Aussi, le lendemain de la nuit où mourut Monsieur, personne n'osait risquer à aborder le grand roi, qui, enfermé dans son cabinet, s'abandonnait à la douleur.

« Enfin, dit Saint-Simon, madame de Maintenon se risqua, et trouva Louis XIV le nez au vent, le jarret tendu, et chantonnant un petit air d'opéra à sa louange. »

Même chose à peu près devait se passer entre Ferdinand Ier et Charles IV. Une partie avait été liée entre les deux princes pour aller chasser au bois de Persano, lorsqu'au moment du départ du roi Charles IV se trouva légèrement indisposé ; mais comme l'auguste malade savait par sa propre expérience quelle contrariété c'est qu'une partie de chasse remise, il exigea que son frère allât à Persano sans lui ; ce à quoi Ferdinand Ier ne consentit qu'à la condition que si le roi Charles IV se sentait plus indisposé il le lui ferait dire. Le malade s'y engagea sur sa parole. Le roi embrassa son frère et partit.
Dans la journée, l'indisposition sembla prendre quelque gravité. Le soir, le malade était fort souffrant. Pendant la nuit, la situation empira tellement que, sur les deux heures du matin, on expédia un courrier porteur d'une lettre de la duchesse de San-Florida, laquelle annonçait au roi que, s'il voulait embrasser une dernière fois son frère, il fallait qu'il revint en toute hâte. Le courrier arriva comme Sa Majesté montait à cheval pour se rendre à la chasse. Le roi prit la lettre, la décacheta, et levant lamentablement les yeux au ciel :
- Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! messieurs, quel malheur ! s'écria-t-il, le roi d'Espagne est gravement malade !
Et comme chacun, prenant une figure de circonstance, allongeait son visage le plus qu'il pouvait :
- Heu ! continua le roi avec cet accent napolitain, dont rien ne peut rendre l'expression, je crois qu'il y a beaucoup d'exagération dans le rapport qu'on me fait. Chassons d'abord, messieurs ; ensuite on verra.
Les courtisans reprirent leur figure habituelle ; on arriva au rendez-vous et l'on commença de chasser.
- A peine avait-on tiré dix coups de fusils, car la chasse que préférait Sa Majesté était la chasse au tir, qu'un second courrier arriva. Celui-ci annonçait que le roi Charles IV était à toute extrémité et ne cessait de demander son frère. Il n'y avait plus de doute à conserver sur la situation désespérée du malade. Aussi le roi Ferdinand, qui était homme de résolution, prit-il aussitôt son parti ; et comme les courtisans attendaient les premières paroles du roi pour régler leur visage sur ses paroles.
- Heu ! fit-il de nouveau, mon frère est malade mortellement ou il ne l'est pas. S'il est, quel bien lui fera-t-il que je vienne ? S'il ne l'est pas, il sera désespéré de savoir que pour lui j'ai manqué une si belle chasse. Chassons donc, messieurs.
Et on se remit à la besogne de plus belle.
Le soir, en rentrant, on trouva un courrier qui annonçait que Charles IV était mort.
La douleur que ressentit le roi fut si profonde qu'il comprit qu'il devait, avant tout, la combattre par quelque puissante distraction. En conséquence, il donna ses ordres pour qu'une chasse plus belle encore que celle qu'on venait de faire eût lieu le lendemain et le surlendemain. On tua cent cinquante sangliers et deux cents daims dans ces trois chasses. Mais qu'on ne croie point pour cela que Ferdinand avait oublié le défunt. A chaque beau coup qu'il faisait ou voyait faire, il s'écriait :
- Ah ! si mon pauvre frère était là, qu'il serait heureux !
Le troisième jour, le roi revint, ordonna un convoi magnifique et prit le deuil pour trois mois, lui et toute sa cour.
Qu'on ne croie pas non plus que le roi Nasone avait un mauvais coeur. Les coeurs des dix-septième et dix-huitième siècles étaient ainsi faits. On vint un jour dire à Bassompierre, au moment où il s'habillait pour aller danser un quadrille chez la reine Marie de Médicis, que sa mère, qu'il adorait, était morte.
- Vous vous trompez, répondit tranquillement Bassompierre en continuant de nouer ses aiguillettes, elle ne sera morte que lorsque le quadrille sera dansé.
Bassompierre dansa le quadrille ; il y eut le plus grand succès, et rentra chez lui pour pleurer sa mère.
La sensibilité est une invention moderne. Espérons qu'elle durera.
A côté de cette indifférence, à l'endroit de sa passion dominante, le roi Nasone avait parfois d'excellents mouvements. Un jour, une pauvre femme, dont le mari venait d'être condamné à mort, part d'Aversa sur le conseil de l'avocat qui l'avait défendu, et vint à pied à Naples pour demander au roi la grâce de son mari. C'était chose facile que d'aborder le roi, toujours courant qu'il était, à pied ou à cheval, dans les rues et sur les places de Naples, quand il n'était pas à la chasse. Cette fois, malheureusement ou heureusement, le roi n'était ni dans les rues ni dans son palais ; il était à Capo-di-Monte : c'était la saison des becfigues.
La pauvre femme était écrasée de fatigue : elle venait de faire quatre grandes lieues tout courant ; elle demanda la permission d'attendre le roi. Le capitaine des gardes, touché de compassion pour elle, lui accorda sa demande. Elle s'assit sur la première marche de l'escalier par lequel devait monter le roi pour rentrer dans son appartement. Mais, quelles que fussent la gravité de la situation où elle se trouvait et la préoccupation qui agitait ses esprits, la fatigue fut plus forte que l'inquiétude, et, après avoir pendant quelque temps lutté en vain contre le sommeil, elle renversa sa tête contre le mur, ferma les yeux et s'endormit. Elle dormait à peine depuis un quart d'heure lorsque le roi rentra.
Le roi avait été ce jour-là plus adroit que d'habitude, et avait trouvé des becfigues plus nombreux que la veille. Il était donc dans une situation d'esprit des plus bienveillantes, lorsqu'en rentrant il aperçut la pauvre femme qui l'attendait. On voulut la réveiller, mais le roi fit signe qu'on ne la dérangeât point. Il s'approcha d'elle, la regarda avec une curiosité mêlée d'intérêt, puis, voyant l'angle de sa pétition qui sortait de sa poitrine, il la tira doucement et avec précaution, afin de ne pas troubler son sommeil, la lut, et ayant demandé une plume, il écrivit au bas Fortuna e duorme. Ce qui correspond à peu près à notre proverbe français : La fortune vient en dormant. Puis il signa : Ferdinand, roi.
Après quoi il ordonna de ne réveiller la bonne femme sous aucun prétexte, défendit qu'on la laissât parvenir jusqu'à lui, replaça la pétition dans l'ouverture où il l'avait prise, et remonta joyeusement chez lui, une bonne action sur la conscience.
Au bout de dix minutes, la solliciteuse ouvrit les yeux, s'informa si le roi était rentré, et apprit qu'il venait de passer devant elle pendant qu'elle dormait.
Sa désolation fut grande ; elle avait manqué l'occasion qu'elle était venue chercher de si loin et avec tant de fatigue ; elle supplia le capitaine des gardes de lui permettre d'arriver jusqu'au roi ; mais le capitaine des gardes refusa obstinément, en disant que Sa Majesté était renfermée chez elle, déclarant que de cette journée ni de celle du lendemain elle ne sortirait de chez elle, ni ne recevrait personne. Il fallut renoncer à l'espoir de voir le roi ; la pauvre femme repartit pour Aversa désolée.
La première visite à son retour fut pour l'avocat qui lui avait donné le conseil de venir implorer la clémence du roi ; elle lui raconta tout ce qui s'était passé et comment, par sa faute, elle avait laissé échapper une occasion désormais introuvable. L'avocat, qui avait des amis à la cour, lui dit alors de lui rendre la pétition, et qu'il aviserait à quelque moyen de la faire remettre au roi.
La femme remit à l'avocat la pétition demandée. Par un mouvement machinal, l'avocat l'ouvrit ; mais à peine y eut-t-il jeté les yeux qu'il poussa un cri de joie. Dans la situation où l'on se trouvait, le proverbe consolateur écrit et signé de la main du roi équivalait à une grâce. Effectivement, huit jours après, le prisonnier était rendu à la liberté, et cette fortune qui arrivait à la pauvre femme, ainsi que l'avait écrit le roi Nasone, lui était venue en dormant.
Près de cette action qui ferait honneur à Henri IV, citons des jugements qui feraient honneur au roi Salomon.
La marquise de C... avait été, à l'époque de la mort de son mari nommée tutrice de son fils, alors âgé de douze ans. Pendant les neuf années qui le séparaient encore de sa majorité, la marquise, femme pleine de sens et d'honneur, avait géré la fortune de son fils de telle façon que, grâce à la retraite où, quoique jeune encore, elle avait vécu, cette fortune s'était presque doublée. La majorité du jeune homme arrivée, la marquise lui rendit ses comptes ; mais celui-ci pour tout remerciement, se contenta de faire à sa mère une espèce de pension alimentaire qui la soutenait à peine au-dessus de la misère. La mère ne dit rien, reçut avec résignation l'aumône filiale, et se retira à Sorrente, où elle avait une petite maison de campagne.
Au bout d'un an, la petite pension manqua tout-à-coup ; et tandis que le fils menait à Naples le train d'un prince, la mère se trouva à Sorrente sans un morceau de pain. Il fallait se résigner à mourir de faim ou se décider à se plaindre au roi. La pauvre mère épuisa jusqu'à sa dernière ressource avant d'en venir à cette extrémité. Enfin il n'y eut plus moyen d'aller plus avant. La marquise de C... vint se jeter aux pieds de Nasone en lui demandant justice pour elle et pardon pour son fils. Le roi reçut la pétition que lui présentait la marquise de C... et dans laquelle étaient consignés les détails de la gestion maternelle ; puis il se fit rendre compte de la situation des choses, vit que tous ces détails étaient de la plus exacte vérité, prit une plume et écrivit :

Duri la minorità del figlio giache viva la madre. Dure la minorité du fils tant que vivra la mère.

De singuliers bruits avaient couru sur le comte de B... Son fils avait disparu, et l'on prétendait que, dans une querelle survenue entre le père et le fils pour une femme qu'ils auraient aimée tous deux, le père, dans un mouvement d'emportement, aurait tué le fils. Cependant ces bruits vagues n'existaient point à l'état de réalité ; seulement, au dire du père, le jeune homme était absent et voyageait pour son instruction. Sur ces entrefaites, Ferdinand fut relégué en Sicile, et Joseph, puis Murat, vinrent occuper le trône de Naples.
De si graves événements firent oublier les inculpations qui pesaient sur le comte de B... qui, ayant pris du service à la cour du frère et du beau-frère de Napoléon, et étant parvenu à une grande faveur, vit s'éteindre jusqu'aux allusions à la sanglante aventure dans laquelle le bruit public l'accusait d'avoir joué un si terrible rôle. Tout le monde avait oublié ou paraissait avoir oublié le jeune homme absent, lorsqu'arriva la catastrophe de 1815. Murat, forcé de fuir de Naples, se réfugia en France, et tous ceux qui l'avaient servi, sachant qu'il n'y avait point de pardon à espérer pour eux de la part de Ferdinand, n'attendirent point son arrivée et s'éparpillèrent par l'Europe. Le comte de B... fit comme les autres, et alla demander un asile à la Suisse, où il demeura six ans.
Au bout de six ans, il pensa que son erreur politique était expiée par son exil, et écrivit à Ferdinand pour lui demander la permission de rentrer à la cour. La lettre fut ouverte par le ministre de la police, qui, au premier travail la présenta au roi.
- Qu'est cela ? dit Ferdinand.
- Une lettre du comte de B..., Majesté.
- Que demande-t-il ?
- Il demande à rentrer en grâce près de vous.
- Comment donc ! mais certainement, ce cher comte de B.... je le reverrai avec le plus grand plaisir. Passez-moi une plume.
Le ministre passa la plume à Sa Majesté, qui écrivit au-dessous de la demande :

Torni ma col figlio qu'il revienne, mais avec son fils.

Le comte de B... mourut en exil.

Comme ses amis les lazzaroni, le roi Nasone n'avait pas un grand attachement pour les moines. En échange, et comme eux encore, il avait un profond respect pour padre Rocco, dont il avait, plus d'une fois, écouté les sermons en plein air. Aussi padre Rocco, dont nous aurons à parler longuement dans la suite de ce récit, avait-il au palais du roi des entrées aussi faciles que dans les plus pauvres maisons de Naples. De plus, il va sans dire que padre Rocco, aux yeux duquel tous les hommes étaient égaux, avait conservé la même liberté de paroles vis-à-vis du roi qu'à l'égard du dernier lazzarone.
Un jour que toute la famille royale était à Capo-di-Monte, on vit arriver padre Rocco. Aussitôt de grands cris de joie retentirent dans le palais, et chacun accourut au devant du bon prêtre, que personne n'avait vu depuis plus de dix-huit mois ; c'était au premier retour de Sicile, et après la terrible réaction dont nous avons dit quelques mots.
Padre Rocco venait de quêter pour les pauvres prisonniers. Quand le roi, la reine, le prince François, le duc de Salerne, et les dix ou douze courtisans qui avaient suivi la famille royale à Capo-di-Monte eurent donné leur aumône, padre Rocco voulut se retirer, mais Ferdinand l'arrêta.
- Un instant, un instant, padre Rocco, dit le roi ; on ne s'en va pas comme cela.
- Et comment s'en va-t-on, sire ?
- Chacun son impôt. Nous vous devions une aumône, nous vous l'avons donnée. Vous nous devez un sermon : donnez-nous-le.
- Oh ! oui, oui, un sermon ! crièrent la reine, le prince François et le duc de Salerne.
- Oh ! oui, oui, un sermon ! répétèrent en choeur tous les courtisans.
- J'ai l'habitude de prêcher devant les lazzaroni, sire, et non devant des têtes couronnées, répondit padre Rocco : excusez-moi donc, si je crois devoir récuser l'honneur que vous me faites.
- Oh ! non pas, non pas ; vous ne vous en tirerez point ainsi : nous vous avons donné votre aumône, il nous faut notre sermon ; je ne sors pas de là.
- Mais quel genre de sermon ? demanda le prêtre.
- Faites-nous un sermon pour amuser les enfants.
Le prêtre se mordit les lèvres ; puis, s'adressant au roi :
- Vous le voulez donc absolument, sire ?
- Oui, certes, je le veux.
- Ce sermon étant fait pour les enfants, ne vous étonnez point qu'il commence comme un conte de fées.
- Qu'il commence comme il voudra, mais que nous l'ayons.
- A vos ordres, sire.
Et padre Rocco monta sur une chaise pour mieux dominer son auguste auditoire.
- Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit ! commença padre Rocco.
- Amen, interrompit le roi.
- Il y avait une fois, continua le prêtre en saluant le roi, comme pour le remercier de ce qu'il avait bien voulu lui servir de sacristain, il y avait une fois un crabe et une crabe...
- Comment dites-vous cela ? s'écria Ferdinand, qui croyait avoir mal entendu.

- Il y avait une fois un crabe et une crabe, reprit gravement padre Rocco, lesquels avaient eu en légitime mariage trois fils et deux filles qui donnaient les plus belles espérances. Aussi le père et la mère avaient-ils placé près de leurs enfants les professeurs les plus distingués et les gouvernantes les plus instruites qu'ils avaient pu trouver à trois lieues à la ronde : ils avaient surtout recommandé aux instituteurs et aux institutrices d'apprendre à leurs enfants à marcher droit.
Quand l'éducation des trois enfants mâles fut finie, le père les convoqua devant lui, et ayant laissé le professeur à la porte, afin que les élèves n'étant pas soutenus par sa présence, il pût mieux juger de l'éducation qu'ils avaient reçue.
- Mon cher fils, dit-il à l'aîné, j'ai recommandé, entre autres choses que l'on vous apprît à marcher droit. Marchez un peu, que je voie comment mes instructions ont été suivies.
- Volontiers, mon père, dit le fils aîné. Regardez, et vous allez voir.
Et aussitôt il se mit en mouvement.
- Mais, dit le père, que diable fais-tu donc là ?
- Ce que je fais ? je vous obéis : je marche.
- Oui, tu marches, mais tu marches de travers. Est-ce que cela s'appelle marcher ? voyons, recommençons.
- Recommençons, mon père.
Et le fils aîné se remit en mouvement. Le père jeta un cri de douleur. La première fois son enfant avait marché de droite à gauche ; la seconde fois il marchait de gauche à droite.
- Mais ne peux-tu donc pas aller droit ? s'écria le père.
- Est-ce que je ne vais pas droit ? demanda le fils.
- Il ne voit pas son infirmité ! s'écria le malheureux crabe en joignant ses deux grosses pinces, et en les élevant avec douleur vers le ciel.
Puis se retournant vers son fils cadet :
- Viens ici, toi, lui dit-il, et montre à ton frère aîné comment on marche.
- Volontiers, mon père, dit le second.
Et il recommença exactement la même manoeuvre qu'avait fait son frère aîné, si ce n'est qu'au lieu d'aller la première fois de droite à gauche et la seconde de gauche à droite, il alla la première fois de gauche à droite et la seconde fois de droite à gauche.
- Toujours de travers ! toujours de travers, s'écria le père au désespoir. Puis se retournant les larmes aux yeux vers le plus jeune de ses fils :
- Voyons, toi, lui dit-il, à ton tour, et donne l'exemple à tes frères.
- Mon père, reprit le troisième, qui était un jeune crabe plein de sens, il me semble que l'exemple serait bien autrement profitable pour nous si vous nous le donniez vous-même. Marchez donc, et montrez-nous comment il faut faire. Ce que vous ferez, nous le ferons !
Alors, continua le padre Rocco, alors le père...

- Bien, bien, dit Ferdinand, bien padre Rocco ! nous avons notre affaire, la reine et moi ; vous pouvez nous revenir demander l'aumône tant que vous voudrez, nous ne vous demanderons plus de sermons. Adieu, padre Rocco.
- Adieu, sire.
Et padre Rocco se retira laissant son sermon inachevé, mais emportant son aumône tout entière.
Voilà le roi Nasone, non pas tel que l'histoire l'a fait ou le fera. L'histoire est trop grande dame pour entrer dans la chambre des rois à toute heure du jour et de la nuit, et pour les surprendre dans la position où Sa Majesté napolitaine surprit le président Cardillo. Ce n'est pourtant que lorsqu'on a fait avec un flambeau le tour de leur trône, et avec un bougeoir le tour de leur chambre, qu'on peut porter un jugement impartial sur ceux-là que Dieu, dans son amour ou dans sa colère, a choisis dans le sein maternel pour en faire des pasteurs d'hommes ; et encore peut-on se tromper. Après avoir vu le roi Nasone vendre son poisson, détailler son gibier, écouter au coin d'un carrefour le sermon de padre Rocco, s'humaniser avec les vassales dans son sérail de San-Lucio ; rire de son gros rire avec le premier lazzarone venu, peut-être ira-t-on croire qu'il était prêt à tendre la main à tout le monde : point ; il y avait entre l'aristocratie et le peuple une classe de la société que le roi Nasone exécrait particulièrement, c'était la bourgeoisie.
Racontons l'histoire d'un bourgeois sicilien qui voulut absolument devenir gentilhomme. Ceux qui voudront savoir le nom de cet autre monsieur Jourdain pourront recourir aux Moeurs siciliennes de mon spirituel ami Palmieri de Micche, qui voyage depuis une vingtaine d'années dans tous les pays, excepté dans le sien, pour expier l'habitude qu'il a prise d'appeler les choses et les hommes par leur nom. Ce qui fait qu'instruit par son exemple, je tâcherai d'éviter le même inconvénient.

Chapitre précédent | Chapitre suivant

© Société des Amis d'Alexandre Dumas
1998-2010
Haut de page
Page précédente