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Chapitre LXIII
Chasse et pêche

Pour faire prendre patience à Moynet, qui devenait un chasseur enragé, je proposai pour le lendemain une battue, et pour le surlendemain une pêche.
Grâce à l'influence qu'avait sur la population de Poti le prince Ingheradzé, nous pûmes nous procurer pour le lendemain une douzaine de rabatteurs, y compris son nouker, ses deux hommes pour accompagner et son gratteur de pieds.
Il va sans dire que, grâce aux boues de Poti, notre cher prince rose devenait de plus en plus le prince tigré. Je me demandais dans quel état serait sa tcherkesse, si le prince Bariatinsky tardait encore de cinq à six jours.
Le terrain de chasse n'était pas éloigné, il n'y avait qu'un bras du Phase à traverser, et nous étions dans ce qu'en France nous appelons une jeune vente. Il y avait trois ou quatre ans, à peu près, que la futaie avait été coupée ; c'était, pour la plume surtout, un tire magnifique.
Nous montâmes dans deux bateaux, et, au bout de dix minutes de navigation, nous débarquâmes au bord de la forêt. Je fis expliquer par Grégory à nos rabatteurs comment j'entendais la chasse. Nous nous plaçâmes, le prince, Moynet, Grégory et moi, sur une ligne ; nous donnâmes le commandement de l'aile droite au nouker du prince, le commandement de l'aile gauche à Vasili, dont je reconnaissais de plus en plus l'intelligence, et la chasse commença.
Au bout d'une heure, nous avions tué deux lièvres, deux faisans et un chevreuil. Ainsi la Colchide, où l'on avait tant de peine aujourd'hui à faire un dîner de troisième ordre, avait fourni à la gourmandise de l'Europe un de ses gibiers les plus estimés et deux de ses fruits les plus savoureux.
Jason en avait rapporté le faisan, et Lucullus la pêche et la cerise. Le faisan reste seul aujourd'hui ; nulle part, sur ma route du moins, je n'ai rencontré le pêcher et le cerisier.
Le comte Voronzof – chaque grand homme a sa manie – le comte Voronzof, qui était un jardinier de premier ordre, avait fait un magnifique jardin à Poti : les orangers, à ce qu'il paraît, y étaient surtout splendides ; mais, dans la dernière guerre, les Turcs, qui s'emparèrent d'une partie du Gouriel et de la Mingrélie, le ruinèrent de fond en comble. On n'a point songé à le rétablir depuis. Vingt-six ou vingt-huit jardins fondés par lui existent encore en Géorgie.
Nous revînmes à l'hôtel Jacob en triomphateurs, et, dès le même jour, nous eûmes à notre dîner des côtelettes de chevreuil, un lièvre en civet et un faisan rôti.
Le prince et son nouker n'en revenaient pas : ils fussent restés dix ans chez maître Jacob, que dix ans ils eussent mangé du bélier.
Au milieu de tout cela, je travaillais cinq ou six heures par jour, et j'avançais mon Voyage au Caucase, dont les trois quarts étaient déjà faits.
Le prince ne comprenait pas que j'eusse à peu près la même aptitude à manier la plume, le fusil et la cuiller à pot ; cela lui donnait une haute idée de la civilisation d'un peuple où le même homme était à la fois poète, chasseur et cuisinier.
Je n'avais pas encore vu le lac de Poti ; mais je savais qu'à la gauche de l'embouchure du Phase se trouvait un grand lac. Ce lac, dit-on, est sur l'emplacement même de l'ancienne ville grecque de Phasis ; un tremblement de terre l'engloutit et un lac surgit à sa place.
En arrivant, placé que j'étais entre la mer, un fleuve et un lac, ma première demande avait été :
« Du poisson ! »
On m'avait répondu qu'il n'y en avait pas. Cette fois, avec une certaine hésitation, je demandai s'il y avait des pêcheurs ? A mon grand étonnement, on me répondit qu'il y en avait.
S'il n'y avait pas de poisson, comment y avait-il des pêcheurs ? Cela me fut expliqué, lorsque j'y eus mis un peu d'insistance.
Il y avait beaucoup de poisson, au contraire, dans le fleuve, dans la mer et dans le lac ; mais c'était à Poti qu'il n'y avait pas de poisson, du poisson frais du moins.
Les habitants de Poti, habitués à manger du poisson salé qui coûte trois ou quatre sous la livre, n'éprouvent aucun besoin de manger du poisson frais.
C'est une délicatesse d'Européen dont n'ont aucune idée les Asiatiques, qui se repaissent de la première chose qu'ils trouvent, pourvu que cette chose ne soit pas contraire à la loi.
Les pêcheurs pêchent donc du poisson, et beaucoup ; mais, à peine pêché, ils le salent, lui font remonter le Rioni et vont le vendre à Maranne et à Koutaïs.
Je fis venir des pêcheurs, et nous conclûmes le marché suivant : le lendemain, ils pêcheraient pour moi, à un rouble par heure, du moment qu'ils auraient jeté leur filet pour la première fois. Je prendrais de leur pêche ce qui me conviendrait, je leur laisserais le reste. Il fut convenu que l'on partirait à onze heures du matin. J'avais la nuit et la matinée pour travailler.
Du bâtiment qui devait venir, il n'en avait pas été question ; on n'en attendait plus que le 1er février, style russe, 13 février chez nous.
A dix heures et demie, nous partîmes de la maison Jacob, et, après un quart d'heure de marche, marche pendant laquelle nous contournâmes le village de Poti, nous arrivâmes auprès de l'espèce de canal qui met en communication le lac avec la mer.
Là, nos pêcheurs nous attendaient ; ils montaient deux barques, et étaient au moins huit ou dix hommes dans chacune d'elles. Une troisième barque, avec deux rameurs, stationnait près du rivage ; cette barque, c'était la nôtre. Nous ramâmes vers l'est.
Au fur et à mesure que nous avancions, le canal s'élargissait, et nous finîmes par déboucher dans un lac qui pouvait avoir trois lieues de tour. Enfin, lorsque nous fûmes entrés d'une verste dans le lac, les deux barques pêcheuses s'arrêtèrent et préparèrent une immense seine.
L'une des deux barques demeura stationnaire, l'autre continua de marcher en laissant tomber son filet et en décrivant un grand cercle.
Puis, le cercle décrit, elle revint s'appuyer à celle qui était restée stationnaire. Alors, des deux barques, les pêcheurs se mirent à tirer le filet. Ils furent près d'une heure à l'amener à eux.
J'aurais pu borner là ma pêche : le filet contenait plus de cinquante livres de poisson. Mais, par plaisir, je demandai un second coup de filet. Nous recommençâmes. Cette seconde pêche donna plus du double de la première.
Il y avait deux heures que nous pêchions, je devais deux roubles à nos hommes ; je pouvais, pour mes deux roubles, leur prendre cent ou cent cinquante livres de poisson.
Je me contentai d'une carpe de trente livres, de deux magnifiques soudaks et de trois poissons plats qu'on appelle, je crois, des corassins. Quant au reste, nous le laissâmes à nos pêcheurs, enchantés de leur journée. On passa une corde dans les ouïes de nos poissons et on les traîna à la remorque de la barque, pour qu'ils arrivassent vivants.
En touchant terre, Vasili les prit sur son dos, pendus au bout de leur corde ; il en avait sa charge. Rien n'était beau comme les éclairs d'or et d'argent que ces magnifiques poissons jetaient en reflétant le soleil dans les mouvements de leur agonie. Le luxe de nos dîners allait croissant.
Notre prince rose n'avait jamais fait pareille chère ; il eût voulu que nous restassions à perpétuité et que le prince Bariatinsky n'arrivât jamais.
Ses hommes aussi étaient dans l'ébahissement : ils mangeaient à en crever ; mais, enfin, ils n'en pouvaient prendre que ce qu'ils contenaient.
Nous envoyions des plats de notre table au marchand turc, qui n'avait jamais placé un morceau de pain et une aile de poulet à pareil intérêt.
Il mangeait de tout : de la matelote, sans s'apercevoir qu'elle était au vin ; du chou, sans remarquer qu'il était au lard. Toute la maison, Vasili en tête, était en bombance de nos reliefs ; si notre séjour s'était prolongé, nous aurions fini par nourrir tout Poti.
J'avais pris Vasili en grande amitié ; un jour, je lui fis demander par Grégory s'il voulait venir avec moi en France. Il jeta un cri de joie, disant que c'était son plus grand désir, mais qu'il n'avait point osé me le demander. Il fut donc convenu qu'il viendrait avec moi. Seulement, il y avait un obstacle : il lui fallait un passeport.
Mais il était de Gori ; pour avoir ce passeport, il devait retourner à Gori ; pour retourner à Gori, il fallait cinq jours au moins, cinq pour revenir de Gori, c'était dix. Dans dix jours, nous l'espérions bien du moins, nous serions partis.
Il prétendit qu'il tournerait l'obstacle en prenant le passeport d'un de ses camarades ; ce passeport n'était valable que jusqu'à Trébizonde ; mais, à Trébizonde, nous trouverions les paquebots des Messageries impériales, et, une fois à bord des paquebots français, comme mon passeport à moi portait un domestique, la chose irait toute seule.
Il ne nous manquait donc plus qu'une chose pour partir, c'était le bateau.
Enfin, le 1er février au matin, on signala un pyroscaphe, et, une demi-heure après, on vint nous annoncer que le Grand-Duc-Constantin venait de jeter l'ancre à deux verstes au large et repartirait vers trois heures de l'après-midi.
Le petit bâtiment à vapeur qui franchit la barre du fleuve et qui conduit les voyageurs au paquebot commençait à chauffer ; à midi, il partirait.
Le prince Bariatinsky n'était pas arrivé.
C'était le prince Salomon Ingheradzé qui nous annonçait tout cela ; il s'était fait magnifique pour recevoir le prince, qui n'arrivait pas : au lieu de sa tcherkesse tigrée, il avait une tcherkesse noir et or. Ses armes et sa ceinture faisaient un magnifique effet sur ce fond sombre.
Je chargeai Grégory de régler notre compte avec son compatriote Jacob. Au bout de dix minutes, il arrivait l'oreille basse, et me rapportait la carte en hésitant. L'addition se montait à quatre-vingts roubles. C'est-à-dire trois cent vingt francs ! A quoi diable avions-nous pu dépenser trois cent vingt francs, quarante francs par jour ? Sur huit jours que nous étions restés à Poti, nous nous étions nourris, pendant six, de notre chasse et de notre pêche. Il est vrai que notre logement seul montait à vingt-quatre roubles. Ma chambre – vous savez ce que c'était que ma chambre – était cotée à deux roubles par jour. Quatre francs plus cher qu'une chambre à l'hôtel du Louvre !
Comme Moynet partageait la sienne avec le prince rose, devenu le prince noir après avoir été le prince tigré, il ne la payait que quatre francs.
Tout était dans les mêmes proportions ; nous avions bu pour quarante francs de thé et cent francs de vin.
« Eh bien, fis-je à Grégory, quand je vous disais d'arrêter nos prix d'avance ! »
Nous payâmes, ou plutôt je payai mes quatre-vingts roubles. Nous avions dépensé plus de douze cents francs de Tiflis à Poti.
Le prince Ingheradzé nous déclara que, nous partis, il allait partir. Il ne se sentait pas la force d'attendre seul à Poti le prince Bariatinsky jusqu'au prochain bateau, c'est-à-dire jusqu'au 7.
Par les soins et sous l'inspection de Vasili, nos treize colis avaient été transportés de l'hôtel de maître Jacob au petit bateau à vapeur qui avait mission de les transporter au grand. Nous suivîmes nos effets, et le prince nous suivit.
J'ai rarement rencontré un homme aussi sympathique, aussi beau, aussi vigoureux, aussi alerte, aussi joyeux que ce charmant prince. Je ne sais si je le reverrai jamais, mais je me souviendrai de lui toute ma vie.
Nous réglâmes le prix du transport de nos colis avec nos portefaix, et nous respirâmes. C'était la dernière fois que nous aurions à mettre la main à la poche à Poti, et nous avions remarqué que c'était, en général, un mouvement qui coûtait très cher dans la nouvelle ville de l'empereur Alexandre.
Enfin, notre petit bateau se mit en mouvement ; c'est le même qui, l'été, c'est-à-dire quand les eaux du Rioni sont grossies par la fonte des neiges, fait la navigation de Maranne à Poti, et vice versa. Il est à quille plate et ne peut tenir la mer.
En une demi-heure, nous fûmes à bord du Grand-Duc-Constantin. Nous avions payé d'avance nos places pour Trébizonde ; la dépense, cette fois, rentrait dans des prix chrétiens : c'étaient trois roubles par personne et un rouble pour Vasili.
Grâce à son passeport pour Trébizonde, on ne fit aucune difficulté de le prendre à bord du Grand-Duc-Constantin, et, pendant que nous nous installions à l'arrière, il alla prendre sa place à l'avant.
Le capitaine du bâtiment vint à nous ; il parlait un peu français. C'était un charmant homme de vingt-huit à trente ans, ayant – suite d'une blessure reçue à Sébastopol, au bastion du Mât – un tic qui lui faisait cligner l'oeil ; mais il y a des gens qui ont de la chance : ce tic donnait à son regard une expression des plus spirituelles.
Il faut croire qu'il y avait bien quelque chose de cela auparavant, et que le miracle n'est pas dû tout entier à notre éclat d'obus.
Nous étions arrivés à midi et demie, et nous ne devions partir qu'à trois heures. Nous avions donc tout le temps d'installer nos treize colis à bord et de nous installer nous-mêmes ; d'ailleurs, notre installation ne devait pas être longue ; nous arrivions dans la nuit, ou au point du jour du surlendemain, à Trébizonde.
Il y avait déjà une heure que nous étions arrivés à bord ; j'étais au salon à causer avec le second, lorsqu'on m'annonça qu'une barque, avec douze soldats russes conduits par un officier, venait d'aborder le paquebot, et que l'officier réclamait Vasili comme sujet russe quittant la Russie sans passeport.
Le pauvre Vasili avait été dénoncé par un ami, jaloux de sa bonne fortune. Il n'y avait pas à lutter contre la loi russe, surtout à bord d'un bâtiment russe. Vasili fut rendu sans résistance. Seulement, Vasili, au moment de descendre dans la barque, me dit un mot qui me toucha :
« Dans quatre jours, j'aurai mon passeport, et, dans un mois, je vous aurai rejoint à Paris. »
Je priai l'officier de permettre que j'aidasse le brave garçon dans cette louable résolution.
Je ne le connaissais pas encore assez pour lui laisser la somme nécessaire à son voyage ; cinq ou six cents francs pouvaient le tenter et le mener à mal : l'occasion fait le larron.
D'ailleurs, j'étais assez riche encore pour le prendre avec moi, mais pas assez pour lui laisser l'argent qui devait l'amener tout seul.
Je lui donnai d'abord un petit mot pour le colonel Romanof ; ce petit mot devait lui faire délivrer un passeport. Puis ensuite une pancarte ainsi conçue :

« Je recommande le nommé Vasili, Géorgien, entré à mon service à Poti, et forcé de rester en arrière par absence de passeport, à toute personne à laquelle il s'adressera, et particulièrement à MM. les commandants des bateaux à vapeur des Messageries impériales, et à MM. les chanceliers de consulat.
« On pourra tirer sur moi, à Paris, rue d'Amsterdam, n° 77, pour les dépenses faites à son sujet.

          « Alex. Dumas.
« Poti, 1er février russe, 13 février français. »

Je remis les deux papiers entre les mains de Vasili, en lui disant :
« Va, et, si tu es aussi intelligent que je le crois, tu arriveras avec cela. »
Et, plein de confiance dans l'avenir et ses deux papiers, Vasili se remit aux mains de l'officier et des soldats russes.
Le bateau qui l'emmenait était encore en vue, que le Grand-Duc-Constantin levait l'ancre et que nous naviguions, de notre côté, vers Trébizonde.
C'est un charmant bateau que le Grand-Duc-Constantin, commandé, je l'ai déjà dit, par un charmant capitaine, et qui marche de première force : tout y est d'une propreté française, plus que française, hollandaise.
Le capitaine, qui avait deux chambres, une sur le pont, une dans le faux pont, à la poupe, m'avait donné cette dernière, comme plus commode pour moi, dans le cas où je voudrais travailler.
Elle avait un beau lit blanc avec des draps et des matelas, chose que, depuis six mois, j'avais complètement perdue de vue.
Je fus tenté de me mettre à genoux devant mon lit et d'y faire ma prière comme devant une chapelle. Travailler ! ma foi, non, ce serait pour une autre nuit ; ma nuit ! je la passerais tout entière dans ce beau lit blanc. Je m'y serais fourré tout de suite, si le dîner n'avait pas sonné.
Je gagnai la salle à manger, située sur le pont. Nous étions, en tout, cinq ou six passagers : il y avait à dîner pour vingt personnes. Ce n'était pas l'abondance du dîner qui était réjouissante, c'était la propreté du service. Nous avions pu faire, pour l'inauguration de Poti au rang de ville, un dîner copieux ; nous n'avions pas pu faire un dîner propre.
Depuis Gori, où nous avions dîné chez le gouverneur de la ville, beau-frère de Grégory, nous n'avions pas trouvé une serviette où nous osassions nous essuyer les doigts.
O Propreté ! dont les Italiens n'ont fait qu'une demi-vertu, permets que je fasse de toi une sainte.
Je ne sais si ce fut la blancheur des nappes et des serviettes qui nous fit trouver le dîner excellent ; mais ce que je sais, c'est que ce dîner à bord du Grand-Duc-Constantin fut un des meilleurs repas que j'aie faits de ma vie.
Après le dîner, nous montâmes sur le pont ; le temps était beau, magnifique même pour l'époque ; le navire avait une marche tellement douce, qu'une pièce de cinq francs posée sur son épaisseur restait debout.
L'aspect de la côte était splendide : le Caucase ouvrait ses deux bras immenses comme pour attirer à lui la mer Noire ; un de ces bras s'étendait jusqu'à Taman, l'autre jusqu'au Bosphore. C'était entre ces deux bras qu'avaient passé, d'Asie en Europe, toutes les invasions de l'Orient.
Le terrain situé entre ces deux grandes chaînes nous apparaissait bas, peu mouvementé, tout couvert de forêts. Sur tout le rivage, on n'apercevait pas une maison.
Nous longions la côte du Gouriel et du Lazistan, réunis à la Russie par les derniers traités, qui ont porté les limites de l'empire d'Alexandre II à la pointe du fort Saint-Nicolas, c'est-à-dire plus près de la Turquie qu'elles n'ont jamais été.
Le premier port russe commence à Batoum. Nous devions nous arrêter douze heures à Batoum pour y prendre des passagers et des colis ; voilà pourquoi nous mettions trente-six heures à aller à Trébizonde, où l'on pourrait aller en quinze ou dix-huit heures, si l'on faisait route directe.
La nuit vint et confondit tous les points inférieurs dans un horizon grisâtre ; mais, longtemps après que l'on ne voyait plus rien dans la plaine, les sommets argentés de la double chaîne caucasique brillaient encore dans le ciel comme des nuages pétrifiés.
Je pensai qu'il était temps de faire connaissance avec ces beaux draps blancs qui avaient, rien qu'à la vue, fait passer une impression de bien-être dans toute ma personne.
Quand je me réveillai, le bateau était immobile ; nous étions dans le port de Batoum.
A part un ou deux regards jetés sur la ville, ou plutôt sur le village de Batoum, dont Moynet, au reste, fit un dessin, je passai toute la journée à travailler dans la cabine du capitaine.
A huit heures du soir, le bâtiment se remit en route. Au point du jour, nous avait affirmé le capitaine, nous serions en vue de Trébizonde.
Au point du jour, j'étais sur le pont ; une crainte m'avait tenu éveillé, malgré les beaux draps blancs et les bons matelas moelleux.
C'est que, d'habitude, les bateaux français partent le samedi de Trébizonde, et que le bateau russe retardé d'un jour par le mauvais temps qu'il avait rencontré sur les côtes de Crimée, n'arrivait que le dimanche.
Mais à peine m'eut-il aperçu, que le capitaine me rassura. Avec son oeil de marin, il avait reconnu dans le port de Trébizonde la coupe d'un bâtiment à vapeur français. Il pouvait même presque affirmer que ce bateau à vapeur s'appelait le Sully.
Il ne se trompait pas : une heure après, nous passions bord à bord du Sully, et, à cette question lancée du pont du Grand-Duc-Constantin :
« A quelle heure partez-vous ? »
Une voix française, la voix du contremaître, répondit :
« Ce soir, à quatre heures. »
Le soir, à quatre heures, en effet, après avoir pris congé de notre capitaine, après avoir, vu le gros temps, embarqué avec grande difficulté notre immense bagage à bord du Sully, nous levions l'ancre pour Constantinople, en faisant escale à Samsoun, à Sinope et à Ineboli.

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