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Chapitre LVII
Les scopsis

Nous passâmes la nuit à la station de Goubinskaïa, et partîmes le lendemain matin pour le vieux Maranne.
Comme la veille, je gardai un cheval de main, quoique je fusse décidé à faire, autant que possible, la route sur le traîneau.
Moynet, qui, la veille, s'était, en tombant de cheval, déchiré la main en se retenant à une branche, me demanda de monter mon cheval en attendant que je le montasse moi-même ; il avait une excellente selle à la hussarde que m'avait prêtée, comme je crois l'avoir dit, le colonel Romanof. C'était tout simple ; il enjamba la selle à la hussarde, je m'assurai de mon mieux sur le traîneau, et nous partîmes.
Il avait rigoureusement gelé pendant la nuit, ce qui rendait le chemin plus facile au traîneau, plus difficile aux chevaux. Il en résulta qu'au lieu de me trouver, comme la veille, à la queue de la caravane, je me trouvai à sa tête, et qu'au lieu d'aller plus lentement que mes compagnons ce fut moi qui allai plus vite.
Au bout d'une heure, à peu près, en tournant la tête en arrière, je vis poindre un cheval sans cavalier. Je fis à l'instant même arrêter le traîneau ; le chemin était si mauvais, que Baucher lui-même n'aurait pu répondre de rester en selle. Derrière le cheval venait un cavalier qui semblait courir après lui ; ce cavalier, c'était Grégory : c'était donc Moynet qui avait été démonté. En un instant, cheval et cavalier furent près de moi ; mes hiemchiks arrêtèrent le cheval. Le cheval s'était abattu dans un fossé et avait jeté Moynet par-dessus sa tête : juste ce que le mien m'avait fait la veille. Heureusement, cette fois, il n'avait point trouvé une branche où se retenir, de sorte qu'il ne s'était fait aucun mal.
Je continuai mon chemin, afin, s'il était possible, de précéder mes compagnons et de faire préparer les chevaux : le Géorgien devait, sur l'ordre de Grégory, me rejoindre et me servir d'interprète.
Tout alla assez bien jusqu'à dix heures du matin ; mais, à dix heures du matin, le phénomène que nous avions vu se produire dans les pays de plaine se renouvela ; c'est-à-dire que, malgré la neige qui couvrait la terre, l'atmosphère s'échauffa sous les rayons d'un soleil ardent, que peu à peu la neige fondit, et que je me trouvai dans un océan de boue.
Qui n'a pas vu les boues de la Mingrélie – si je n'étais pas encore en Mingrélie, j'étais au moins sur la frontière, – qui n'a pas vu les boues de la Mingrélie, n'a rien vu. En un instant, je me trouvai recouvert d'une couche de terre noirâtre, qui menaçait de faire un bon creux dont je serais le modèle. J'appelai le Géorgien, je le fis monter sur un des chevaux attelés au traîneau, et je pris son cheval.
La route s'était, en moins d'une heure, transformée en un marais mouvant, dans lequel mon cheval commença d'entrer jusqu'au-dessus du sabot, puis jusqu'à mi-jambe, puis jusqu'au dessus du genou, et enfin jusqu'au poitrail.
Ce marais était coupé par des cours d'eau dans lesquels chevaux et traîneau disparaissaient à moitié ; à chacun d'eux, il fallait des efforts inouïs pour atteindre l'autre bord. J'eus un instant l'imprudence de m'arrêter, pour assister à l'une de ces extractions, et ce ne fut que quand j'essayai de repartir moi-même que je m'aperçus qu'en restant au même endroit, mon cheval avait enfoncé jusqu'au poitrail.
Mes étriers portaient sur la terre, si l'on peut appeler terre la substance liquide et mouvante dans laquelle nous tracions notre sillage. Quelques efforts que je fisse pour tirer mon cheval de son étui, ce fut chose impossible, tant que je fus sur son dos ; je descendis en enfonçant moi- même jusqu'aux genoux dans cette fange qui semblait ne pas vouloir nous lâcher, et, à grands coups de fouet, je tirai mon cheval de la situation plus que fausse où il se trouvait.
Après lui, ce fut mon tour ; je m'accrochai à sa crinière, et, au bout de trois ou quatre pas, je retrouvai enfin un terrain assez solide pour m'en faire un point d'appui et remonter sur son dos. Nous fîmes quatre lieues ainsi.
J'avais acheté des bottes à Kasan, dans la prévision, je ne dirai pas de pareil chemin, ne le pouvant pas prévoir, dans un pays divisé en stations de poste, mais de mauvais chemin. Elles montaient jusqu'au haut de ma cuisse, et par des boucles se rattachaient à la même ceinture que mon kandjar. En arrivant à la station, j'avais autant de boue dans mes bottes que dehors.
Mais, enfin, j'étais arrivé ; et deux ou trois fois j'avais eu la crainte de disparaître. Ces accidents, nous dit-on à Maranne, sont assez communs. Une lieue avant d'arriver à Maranne, nous avions rencontré l'Outskeniskale, l'Hippus des anciens. Les anciens appelaient l'Outskeniskale Hippus, c'est-à- dire le fleuve cheval, à cause de la rapidité de sa course. Au reste, Outskeniskale est la simple traduction du mot Hippus, et veut dire l'eau cheval.
Nous nous arrêtâmes à la porte d'une auberge divisée en deux compartiments. Le plus petit de ces compartiments, formant un magasin d'épicerie ou à peu près, pouvait avoir dix pieds carrés, et renfermait, entassés les uns sur les autres, les objets de première nécessité : pain, fromage, lard, chandelles, vin, huile, mis en contact avec une simplicité toute primitive. Deux enfants, dont le plus âgé pouvait avoir neuf ans, étaient les desservants de ce temple à Mercure.
La seconde pièce servait de salon, de salle à manger et de cuisine. Un grand feu, dont la fumée s'en allait par une ouverture pratiquée au plafond, brûlait au milieu. Le tout était surmonté d'un grenier auquel on montait par un tronc d'arbre incliné d'une dizaine de degrés, et dans lequel on avait pratiqué des entailles pour poser les pieds. C'est là que je fis halte.
Des oeufs furent mis sur le feu ; une poule, tuée et plumée pour la circonstance, fut enfilée au bout d'un bâton et tourna sur de la braise, pendant que l'un des deux gamins me grattait des pieds à la tête avec un couteau, comme il eût fait d'un poisson ou d'une carotte.
Je me lavai la figure et les mains dans l'eau fangeuse de l'Hippus, – que l'on me permette de préférer l'ancien nom au nouveau, – et les fis sécher au soleil. Depuis notre départ de Tiflis, nous n'avions pas trouvé une serviette que nous eussions eu le courage de mettre en contact avec notre figure.
J'avais mouchoirs et serviettes dans mes malles, mais on se rappelle que les clefs de ces malles étaient restées à Tiflis, et que le courrier de la poste, qui doit faire le chemin en quarante-huit heures au plus, n'était point arrivé à Koutaïs, quoiqu'il fût parti depuis neuf jours.
C'est cruel de ne pas manger, c'est dur de ne pas boire, c'est agaçant de ne pas dormir ; mais, pour un homme habitué à avoir une toilette bien montée dans sa chambre à coucher, il y a quelque chose de pis que cela, c'est de ne pas se laver.
Lorsque Moynet et les bagages arrivèrent, les oeufs étaient durs, la poule était rôtie et les chevaux étaient prêts. Nous n'avions plus que sept verstes à faire pour arriver au nouveau Maranne. Je remontai sur mon traîneau d'après l'assurance qui me fut donnée que les chemins étaient meilleurs. Nous mîmes une heure et demie à faire ces sept verstes à travers une fange liquide que le traîneau déplaçait comme fait un navire de l'eau de la mer, et qui, comme l'eau de la mer, se refermait en clapotant sur son sillage.
Mais nous étions arrivés, mais nous allions trouver le Phase, mais nous allions pouvoir aller en bateau jusqu'à Poti, c'est-à-dire jusqu'à la mer Noire. Il est vrai que nous y arrivions au temps de ses plus terribles tempêtes ; mais mieux vaut, au bout du compte, si l'on doit absolument se noyer, se noyer dans l'eau que dans la boue et la fange.
J'avais une lettre pour le prince Gheghidzé, gouverneur de la colonie de la nouvelle Maranne. Cette colonie se compose de scopsis. J'ai déjà dit, dans mes Impressions de voyage en Russie, ce que c'était que cette secte des scopsis, l'une des soixante et douze hérésies de la religion grecque.
Ceux de mes lecteurs qui voudront avoir de plus grands détails sur ces fanatiques recourront donc au chapitre qui raconte leur origine, expose leurs principes, explique leur but ; ici, pour ne nous répéter que dans ce qu'il est absolument nécessaire que l'on sache, nous nous contenterons de dire qu'après un premier enfant, ces malheureux se mutilent et stérilisent leurs femmes à l'aide d'opérations presque aussi douloureuses sur un sexe que sur l'autre.
Dans un pays comme la Russie, où l'homme fait défaut à la terre, cette hérésie devient presque un crime de haute trahison ; aussi, en Russie, où les souverains, à leur avènement au trône, proclament presque toujours des amnisties, sinon complètes, du moins fort étendues, jamais un scopsi n'est compris dans les grâces qu'accorde le tzar.
J'avais souvent, dans le cours de mon voyage, eu l'occasion de rencontrer quelques-uns de ces malheureux, mais isolés, et sans que leur agglomération me les désignât ; cette fois, j'allais voir une colonie tout entière de ces étranges hérétiques.
Quatre cents hommes, ayant cessé d'être hommes, réunis sur un seul point. A la vue de mon traîneau qui s'arrêtait, cinq ou six de ces malheureux accoururent, je me trompe, – les scopsis ne courent jamais, – vinrent pour décharger les bagages ; chez eux, l'amour du gain combat l'alanguissement du corps et les fait, sinon actifs au travail, du moins obstinés à la besogne.
Rien de plus triste que ces spectres, avec leur capote grise de condamnés, leur petite voix flûtée, leurs rides précoces, leur graisse maladive et leur absence de muscles.
Deux scopsis portaient avec peine une malle qu'un de nos hiemchiks jetait d'une main sur son épaule et allait déposer sous le vestibule. Il en fallut six pour porter un coffre rouge pesant une centaine de kilos.
Il va sans dire qu'il n'y a parmi eux aucune femme. Les femmes stérilisées sont parquées dans des colonies à part. Pourquoi réunirait-on ces deux débris de l'espèce humaine qui se sont volontairement séparés ?
Quoique d'habitude les scopsis ne se mutilent qu'après avoir été mariés et avoir eu un premier enfant, beaucoup de ceux que nous vîmes étaient trop jeunes pour avoir même accompli ce premier devoir envers leur pays. C'étaient ceux à qui leur enthousiasme n'avait pas permis d'attendre. Ceux- là, à vingt ans, avaient l'air de petites vieilles de cinquante. Ils étaient grassouillets, et cependant déjà ridés ; il va sans dire que pas un seul poil ne poussait sur leur visage stérile et jauni.
J'interrogeai le colonel sur leur caractère ; par malheur, il était peu observateur et ne se plaignait que d'une chose, c'est que sa colonie n'augmentât point ; cependant j'arrivai à en tirer quelques renseignements.
Ses pensionnaires ont tous les défauts des femmes sans avoir, bien entendu, aucune de leurs qualités. Ils sont querelleurs, sans que jamais leurs querelles amènent autre chose qu'un vain choc de paroles. Ils sont rapporteurs, et, lorsque par hasard un d'entre eux a l'énergie d'en frapper un autre, celui qui est frappé, au lieu de rendre le coup, s'éloigne, et va en pleurant dénoncer son adversaire. Ils sont avares surtout ; quelques-uns d'entre eux, malgré les maigres profits qu'ils ont l'occasion de réaliser dans ce coin boueux, possèdent jusqu'à quatre ou cinq mille roubles, dont ils peuvent disposer par testament et dont ils disposent presque toujours au profit les uns des autres.
Tout ce qu'ils gagnent leur est laissé par le gouvernement. Ce sont eux qui font la navigation sur le Rioni lorsque, pendant l'hiver, l'abaissement des eaux ne permet pas au petit bateau à vapeur de faire le service. Le colonel Romanof nous avait prévenus de ne pas leur donner plus de seize roubles, quelque prix qu'ils nous demandassent, ce prix, sans qu'il soit arrêté par un tarif officiel, étant celui qui raisonnablement doit leur être accordé.
Ils commencèrent par nous en demander vingt-cinq, et finirent par accepter les seize roubles offerts. Seulement, rien ne put les déterminer à partir le même jour. C'était grave ! nous étions au 20. Le colonel nous rassura en nous disant que le bateau ne partait que le 22 au soir.
Deux heures après notre arrivée, le colonel nous faisait servir son propre dîner en nous demandant la permission de le partager avec nous. Pendant le dîner, mes investigations sur les colons se renouvelèrent. Les scopsis répondaient avec répugnance, comme on le comprend facilement, aux questions qu'on leur faisait ; cependant, devant le colonel, ils n'avaient point osé garder un silence complet, et il put ajouter quelques détails à ceux qu'il m'avait déjà donnés.
Selon lui, ou selon ceux qu'il avait interrogés, la mutilation ne s'opérait plus directement ; la section d'un nerf au-dessus du cervelet – opération, soit dit en passant, que je crois impossible – arrivait au même but.
Au bout d'un mois, des résultats pareils à ceux qui eussent suivi l'ablation complète se manifestaient : la voix perdait son timbre masculin, la barbe tombait, les chairs commençaient à devenir blafardes et molles, la féminisation, enfin, s'opérait.
Il était arrivé au colonel une singulière aventure. Lorsqu'un condamné politique est envoyé en Sibérie, il perd ses droits civils, et sa femme peut se remarier comme si elle était veuve. Le colonel avait épousé une veuve qui n'était pas veuve.
L'empereur Alexandre, à son avènement, donna une amnistie générale ; les scopsis seuls furent exceptés. Le mari de la femme de notre colonel n'était point scopsi, par conséquent il fut gracié et rentra dans l'exercice de ses droits civils. Sa femme faisait partie des droits civils qu'il reconquérait. Il vint la réclamer : elle était mariée à M. Romanof et avait de celui-ci trois enfants. De sorte que le pauvre colonel vit, avec un mari, juste à l'endroit où Damoclès avait une épée.
Pendant le dîner, on appela le colonel : il sortit et rentra un instant après. Un prince imérétien, pressé d'aller à Koutaïs, me faisait demander de profiter de mon bateau, offrant de prendre à son compte la moitié de la dépense.
Je répondis que, moins ce dernier article, le bateau était à sa disposition. Il essaya d'insister, mais je tins ferme, et il fut forcé de passer par où je voulais.
La décision prise, il entra et me fit ses remerciements. C'était un beau jeune homme de vingt-huit à trente ans, vêtu d'une tcherkesse blanche comme la neige, avec des cartouchières, des armes et une ceinture damasquinées d'or ; sous sa tcherkesse, il portait une première bechemette de satin rose, et, sous cette première bechemette, une seconde de soie gris-perle. Son pantalon large, enfermé, à partir du genou, dans la grande botte, était, sauf quelques petites taches de boue encore fraîches, blanc comme la tcherkesse. Un nouker presque aussi élégant que lui le suivait. Il me remercia en géorgien. Grégory me traduisait ses paroles au fur et à mesure qu'il parlait. Il allait à Poti, et était pressé d'y arriver pour se trouver au débarquement du frère du prince Bariatinsky, lequel venait à Tiflis et descendait du même bâtiment où nous devions nous embarquer pour aller à Trébizonde, station des bateaux français : il se nommait le prince Salomon Ingheradzé.
Il fut convenu que nous partirions d'aussi bon matin que possible ; mais le colonel, qui connaissait ses hommes, nous prévint que nous ne devions pas compter nous mettre en route avant huit heures.
Les scopsis ont encore cela de commun avec les femmes, qu'il est on ne peut plus difficile de les arracher de leurs lits, si toutefois les planches sur lesquelles ils dorment peuvent s'appeler des lits.
Le prince prit le café avec nous, et s'en alla fort désespéré de ne pouvoir partir à cinq heures du matin ; l'idée que le prince Bariatinsky pouvait arriver et qu'il ne serait point là pour le recevoir le désespérait.
Je demandai d'où lui venait ce grand désespoir : on me répondit qu'il était gouverneur d'une partie des villages que le frère du lieutenant général devait traverser en allant de Poti à Koutaïs. On me fit un lit dans la chambre même où nous avions dîné, c'est-à-dire que l'on apporta une courtepointe piquée, avec un drap cousu à cette courtepointe.
Je cachai une des serviettes du dîner ; depuis Tiflis, je l'ai déjà dit, je n'avais pas trouvé une serviette blanche ; celle-là l'était à peu près. Il ne me manquait plus que de l'eau et une cuvette ; j'obtins l'eau ; mais, quant à la cuvette, ce fut chose impossible.
Le lendemain, à six heures, nous étions sur pied ; mais, malgré les instances du prince rose, – Moynet avait trouvé cette dénomination plus facile à prononcer que le nom du prince Ingheradzé, – mais, malgré les instances du prince rose, nous ne pûmes partir qu'à neuf heures.
Au moment du départ, je m'étais inquiété des vivres ; Grégory, dans un petit moment de paresse que je passerais à un scopsi, mais dont je lui garde rancune, avait répondu que nous trouverions, tout le long de la route, des villages où nous pourrions nous approvisionner.
Nous prîmes donc congé du gouverneur du vieux Maranne, et, poussés par le prince rose, d'autant plus pressé de partir que nous étions déjà d'une heure en retard, nous descendîmes dans la barque, non sans avoir manqué de nous casser le cou sur le talus élevé et rapide du Rioni.
Qu'on me permette de faire pour le Rioni ce que j'ai fait pour l'Outskeniskale, c'est-à-dire de l'appeler de son ancien nom, le Phase.
Le Phase, à l'endroit où nous nous embarquions, était large à peu près comme la Seine au pont d'Austerlitz, mais sans aucune profondeur : de là vient la construction longue, étroite et plate des bateaux sur lesquels s'opère sa navigation. En outre, nous reconnûmes la vérité de ce que nous avaient dit les scopsis, en se refusant de marcher la nuit : de cent pas en cent pas, son cours est obstrué par quelques troncs d'arbres déracinés.
Notre barque était montée de trois de ces condamnés ; un se tenait au gouvernail, les deux autres aux avirons.
De temps en temps, d'un bout à l'autre du bâtiment, ils échangeaient de leur voix grêle une parole languissante et retombaient dans un silence morne ; pas une seule fois pendant toute la navigation un seul d'entre eux ne modula un son qui ressemblât à un chant.
Dante a oublié ces bateliers-là dans son Enfer.
A une demi-verste de notre point de départ, l'Hippus, j'ai essayé plus haut d'écrire son nom moderne, se jetait dans le Phase en charriant des milliers de glaçons. Pas un seul jusque-là n'avait apparu à la surface du fleuve. On nous avait dit que, sur toute notre route, nous trouverions force gibier d'eau ; et, en effet, nous faisions lever devant nous, mais hors de portée, d'immenses volées de canards. Nos scopsis, interrogés par nous, se décidèrent à nous répondre que, plus loin des habitations, nous trouverions le gibier moins sauvage.
En échange, sur chaque tronc d'arbre sortant de l'eau se prélassait un cormoran prêt à plonger, qui, de temps en temps, plongeait, en effet, et reparaissait avec un poisson à son bec.
Mais, sur le Volga, nous avions appris aux dépens de nos dents que le cormoran est, une fois mort, ce qu'était Achille vivant, c'est-à-dire invulnérable ; nous laissâmes donc ceux du Phase faire tranquillement leur petit état de pêcheur, ne voulant pas tirer pour tirer, tuer pour tuer.
Au reste, la prédiction de nos scopsis se réalisait ; à mesure que nous nous éloignions de la colonie, les canards devenaient moins sauvages ; les premières atteintes de la faim nous en firent d'abord tirer quelques-uns hors de portée, – ce qui arrive sur l'eau au chasseur le plus expérimenté, qui ne doit tirer, règle générale, que lorsqu'il peut distinguer l'oeil du gibier qu'il tire ; – mais, enfin, nous mesurâmes mieux nos distances et commençâmes à en abattre quelques-uns, au grand désespoir de notre pauvre prince, qui voyait un retard dans chaque canard tué.
Sur ces entrefaites, il tira de la poche de sa tcherkesse un morceau d'esturgeon fumé, son nouker tira d'un paquet un morceau de pain, et, après nous avoir offert de partager leur repas plus que frugal, ce que nous refusâmes dans la conviction d'un déjeuner plus copieux, ils se mirent à jouer des dents avec une ardeur qui rendait d'autant plus méritoire la rigidité de leur carême.
Nous étions au vendredi, et tout chrétien du rite grec observe ce jour-là, en général, non pas un jeûne complet, mais un carême rigoureux. C'était pitié que de voir ces figures roses et ces dents blanches s'escrimer sur ce pain noir et sur ces carrés de poisson, durs comme des tranches de biscuit.
Nous les plaignions, en pensant au déjeuner que nous allions faire avec nos canards rôtis, flanqués d'une bonne omelette ; nous étions loin de nous douter que nous dussions faire un carême bien autrement rude que le leur.
En effet, lorsque, la faim commençant à se faire sentir, nous demandâmes à nos rameurs si nous étions encore loin du village :
« Quel village ? nous demandèrent-ils.
- Celui où nous devons déjeuner, parbleu. »
Ils se regardèrent, je ne dirai pas en riant, – pendant les deux jours que nous passâmes avec eux, nous ne vîmes pas sourire un seul scopsi, – mais en faisant une grimace qui, chez eux, équivalait à un sourire.
« Il n'y a pas de village, répondit celui du gouvernail.
- Comment ! Il n'y a pas de village ?
- Non. »
Nous nous regardâmes à notre tour, Moynet et moi ; puis nous regardâmes Grégory.
La rougeur accusait le criminel.
« Que disiez-vous donc, mon cher, demandai-je, que nous trouverions des villages tout le long de la route ?
- Je le croyais, répondit-il.
- Comment, vous le croyiez sans vous être informé ? »
Grégory ne répondit pas. Je ne poussai pas plus loin les reproches ; son estomac de dix-huit ans lui parlait plus haut, d'ailleurs, que je n'eusse pu le faire.
« Demandez, au moins, à ces damnés rameurs, lui dis-je, s'ils ont quelques provisions. »
Grégory leur transmit ma question.
« Ils ont du pain, me répondit-il.
- Voilà tout ?
- Voilà tout.
- Qu'ils nous cèdent du pain, on ne meurt pas de faim avec du pain. Que le diable vous emporte avec vos villages le long de la route, vous !
- Ils disent qu'ils n'ont que du pain noir, répondit Grégory.
- Ce n'est pas bon, du pain noir, dis-je en tirant mon couteau : mais, enfin, à défaut de pain blanc... Kléba », continuai-je en m'adressant aux scopsis.
Ils me répondirent quelques mots que je n'entendis pas.
« Ils disent ?... demandai-je à Grégory.
- Ils disent qu'ils n'en ont que pour eux.
- Les canailles ! »
Je fis un mouvement pour lever mon fouet.
« Bon ! dit Moynet, vous n'allez pas battre des femmes, j'espère ?
- Demandez-leur, au moins, à quelle heure nous arriverons au village où l'on dîne. »
Ma question fut transmise dans les mêmes termes où je l'avais faite.
« A six ou sept heures », répondirent-ils tranquillement.
Il était onze heures !

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