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Chapitre XXIX
Route de Schoumaka à Nouka

A midi précis, comme la chose avait été arrêtée la veille, nous prenions congé de notre excellent commandant et de sa famille. Il nous avait donné une escorte de douze hommes commandée par le plus brave des essaouls, Nourmat-Mat.
Nourmat-Mat devait nous accompagner jusqu'à Nouka. Les Lesghiens étaient en campagne. On parlait de bestiaux volés, de gens de la plaine emmenés dans la montagne. Nourmat-Mat répondait de nous corps pour corps.
Notre sortie de Schoumaka avait, grâce aux deux fauconniers qui nous précédaient l'oiseau au poing, un petit air moyen âge qui eût fait plaisir à tout ce qui reste encore en France de l'école historique de 1830.
De Schoumaka à Axous, – la nouvelle Schoumaka, – il y a une apparence de chaussée : la route n'est donc pas absolument mauvaise ; en outre, aux deux côtés du chemin commencent à reparaître les derjiderevo, c'est-à-dire ces fameux buissons épineux auxquels résistent les seuls draps lesghiens.
Depuis Bakou, nous n'avions pas vu un arbre. Sur la route de Schoumaka, nous revoyions non seulement des arbres, mais encore des feuilles. La température était tiède, le ciel pur, l'horizon d'un bleu charmant. Nous fîmes en une heure et demie les vingt verstes qui nous séparaient du rendez-vous de chasse. Ce rendez-vous, nous le reconnûmes de loin. Deux Tatars nous attendaient avec deux chevaux de main et trois chiens en laisse. C'était pour suivre la chasse du faucon.
Nous mîmes pied à terre. Mais, comme, tout le long de la route, j'avais vu folâtrer des lièvres, je me jetai à pied dans les derjiderevo pour commencer ma chasse par le poil, me faisant suivre par mon Tatar et mon cheval.
Moynet en fit autant. Nous n'avions pas fait cent pas, que nous avions tué chacun notre lièvre. En outre, j'avais fait lever un vol de faisans dont j'avais suivi la remise.
Je montai à cheval et appelai nos fauconniers. Ils accoururent avec leurs chiens. Je leur montrai l'endroit où les faisans s'étaient abattus. Nous lâchâmes les chiens et nous nous acheminâmes vers la remise. Arrivés au point que j'avais indiqué, nous nous trouvâmes au beau milieu de la bande de faisans, qui partirent tout autour de nous. Nos deux fauconniers lâchèrent leurs deux faucons. Je suivis l'un, Moynet suivit l'autre. Au bout de deux cents pas, le faisan que je suivais était dans les serres de mon faucon. J'arrivai à temps pour le lui prendre tout vivant. C'était un coq magnifique, n'ayant qu'une légère blessure à la tête.
Notre fauconnier tira d'un sac de cuir un petit morceau de viande saignante, et le donna à son faucon comme indemnité. L'animal était évidemment volé par l'homme ; mais il n'en parut pas moins parfaitement satisfait et prêt à recommencer la chasse aux mêmes conditions.
Nous retournâmes vers notre escorte. Moynet avait été aussi heureux que moi, et il revenait avec un beau coq encore vivant, mais plus endommagé que le mien. On lui tordit immédiatement le cou et on le mit dans la caisse de la voiture avec les deux lièvres morts.
Puis, ayant trouvé un point culminant qui dominait tout le paysage, nous nous y établîmes comme deux statues équestres et envoyâmes nos deux fauconniers en quête. Ils partirent avec leurs faucons sur le poing et leur meute fouillant les buissons. Un faisan isolé partit : un des fauconniers lança son oiseau dessus, mais le faisan lui échappa. Un autre faisan se leva : le second faucon se lança dessus. Le faisan venait droit à nous, quand, tout à coup, le faucon, qui n'avait plus que trois ou quatre coups d'aile à donner pour l'atteindre, s'abattit au milieu des broussailles comme si une balle venait de lui casser les deux ailes. Je levai les yeux pour chercher la cause de cette faiblesse subite. Un grand aigle passait à cent mètres au-dessus de ma tête. Mon faucon l'avait aperçu, et, se regardant sans doute comme un braconnier en face d'un si puissant seigneur, il s'était laissé tomber au milieu des buissons. L'aigle continua sa route sans s'inquiéter de lui.
Je courus à la place où s'était abattu le faucon, et j'eus quelque peine à le retrouver ; il s'était glissé sous une touffe d'herbe, où il tremblait de tous ses membres. Je le pris, le tirai de sa cachette bien malgré lui ; mais il avait les pattes tellement crispées, qu'il ne put se tenir ni sur mon poing, ni sur mon épaule. Je fus obligé de le coucher sur mon bras replié. Il regardait de tous côtés avec terreur. Mais l'aigle était déjà loin et le ciel vide.
Le fauconnier arriva ; il prit l'oiseau de mes mains et le rassura ; mais ce ne fut qu'une demi-heure après que le faucon se décida à reprendre son vol sur un faisan, qu'il manqua.
Malgré cet incident inattendu, mais qui, à cause de l'observation morale qu'il me permettait de faire, m'était plutôt agréable que déplaisant, au bout de deux heures nous eûmes nos trois faisans.
La journée s'avançait ; nous avions encore une trentaine de verstes à faire pour arriver à Tormenchaïa, où nous devions coucher ; de plus, une énorme montagne à grimper, à redescendre, et qu'il était important de redescendre de jour ; nous mîmes donc fin à la chasse. Nous donnâmes quelques roubles à nos fauconniers, et prîmes congé d'eux en emportant le produit de la journée qui nous assurait des vivres pour le reste de notre route.
Notre escorte s'était renouvelée, mais Nourmat-Mat nous restait. Il prit le commandement de nos douze Cosaques, en envoya deux en avant, en laissa deux en arrière, et avec les huit autres, galopa autour de notre tarantasse. C'était la précaution que l'on prenait, en général, lorsque la route n'était pas tout à fait sûre.
Nous visitâmes donc notre arsenal, diminué de la carabine à balle explosible donnée à Bagration, et du revolver donné au prince Khazar-Outzmief. Nous changeâmes les charges de plomb en balles, et nous partîmes. Arrivée au bas de la montée, la tarantasse fut forcée d'aller au pas. Nous en profitâmes pour rechanger nos balles en plomb, et, accompagnés de deux Cosaques, nous nous lançâmes aux deux côtés du chemin.
Un faisan et un touraccio abattus furent le résultat de cette excursion. Un coup de feu tiré d'un endroit inaccessible et une balle qui vint frétiller entre nos jambes furent une invitation de regagner notre tarantasse et de nous tenir sur nos gardes. Cependant rien ne parut, et, au bout d'une heure, à peu près, nous atteignîmes le sommet de la montagne.
Cette montagne semblait coupée à pic ; seulement, comme il arrive à certains endroits du mont Cenis, la route, comme un immense serpent, commença de se tordre sur le versant rapide, et nous descendîmes en côtoyant. Le chemin était effrayant, quoique large partout à donner passage à deux voitures, mais l'horizon était magnifique. Il en résultait que l'horizon distrayait du chemin. Nous descendions entre deux chaînes du Caucase : celle de droite à la base boisée, au centre nu et aride, au sommet neigeux ; celle de gauche plus basse, azurée à sa base, dorée à son sommet. Une immense vallée, ou plutôt une plaine entre les deux. C'était splendide.
Mais, en regardant verticalement au-dessous de nous et en mesurant la distance qui nous séparait de cette plaine, je ne pouvais m'empêcher de sentir, à chaque tournant du chemin, un frisson passer par mes veines. Quant à notre hiemchik, on eût véritablement dit qu'il avait le diable au corps ; du moment qu'il avait commencé à descendre, il avait, avec la louable habitude de ses pareils, stimulé encore par le coup de feu qu'il avait entendu, mis son attelage au galop, si bien que les Cosaques qui faisaient notre arrière-garde avaient été distancés, que ceux qui nous accompagnaient étaient restés en arrière, et que ceux de notre avant-garde avaient été rejoints et dépassés.
Nous avions beau lui crier, par l'organe de Kalino, de calmer ses bêtes, il ne nous répondait même pas, et au contraire, redoublait de coups pour les maintenir à la même allure, et les presser même, s'il était possible. Avec tout cela conduisant comme Néron, conservant son milieu de route avec une régularité mathématique, et, chose plus rassurante encore, devant nécessairement, perché qu'il était sur le siège, se tuer dix fois s'il nous tuait une.
Cette descente enragée, et que nous eussions dû accomplir en deux heures, fut accomplie en cinquante minutes ; nous nous rapprochions de la plaine avec une vélocité qui n'avait d'égale que notre satisfaction. Enfin, nous nous trouvâmes à peu près de plain-pied avec le fond de la vallée, ayant devant nous, au lieu du serpent dont nous venions de suivre tous les détours, une longue ligne droite qui aboutissait aux premières maisons d'Axous.
Tout à coup, au moment où nous nous croyions complètement tirés d'affaire, notre hiemchik se mit à crier à Kalino, assis près de lui sur le siège :
« Prenez les rênes et conduisez ; je perds la tête, je perds la tête ! »
Nous ne comprenions rien à ce que disait notre hiemchik ; seulement, nous voyions s'accomplir une pantomime des plus inquiétantes. Nos chevaux, au lieu d'enfiler par un angle obtus la ligne droite qui se présentait devant eux, continuaient leur course en diagonale, ce qui le conduisait droit à un fossé dans lequel on descendait par une pente inclinée comme un toit. Kalino saisit les rênes des mains de l'hiemchik, mais il était trop tard. Puis, de son côté, il avait quelque peu perdu la tête. Ce qui se passa fut rapide comme l'éclair. L'hiemchik disparut le premier ; il glissa ou plutôt s'abîma et disparut entre les chevaux. Kalino, au contraire, fut lancé en l'air. La tarantasse avait rencontré un rocher.
Ce rocher jeta Moynet hors de la voiture, mais douillettement, coquettement, sur une jolie couche d'herbe détrempée par un petit ruisseau.
Quant à moi, j'eus la chance de m'accrocher des deux mains à une branche d'arbre, de sorte que je fus tiré de la tarantasse comme une lame est tirée de son fourreau. La branche plia sous mon poids ; je me trouvai à un pied de terre. Je me laissai tomber, et tout fut dit. Moynet était déjà debout. Mais il n'en était pas ainsi des deux autres. L'hiemchik était resté sous les pieds des chevaux. Il avait la tête et la main ensanglantées. Kalino était allé tomber dans la terre labourée et ne s'était, pas fait grand mal. Seulement, il était préoccupé d'une chose : c'était lui qui était porteur de ma montre, bijou assez précieux confectionné par Rudolfi. Il était, à toute réquisition, chargé de nous dire l'heure. Par coquetterie, il avait, au lieu de l'assurer au bouton de son gilet, accroché le bout de chaîne de ma montre à sa redingote. Or, dans le saut auriolique qu'il venait d'accomplir, une branche vigoureuse et flexible en même temps avait, de son côté, accroché la chaîne, avait tiré la montre du gousset et l'avait fait sauter, le diable sait où. Il restait au bouton la chaîne brisée, mais de la montre il n'en était plus question. Kalino m'exposa son embarras.
« Portons secours à notre postillon d'abord, lui dis-je ; nous nous occuperons de la montre après. »
Kalino ne comprenait pas qu'un hiemchik pût passer avant une montre ; pour lui, tout au contraire : la montre d'abord, l'homme après. Mais j'insistai. D'ailleurs, Moynet était déjà aux rênes des chevaux, qu'il dételait.
Mais les chevaux, au Caucase, sont attelés d'une façon toute particulière ; ce qui est une courroie chez nous est une corde là-bas ; ce qui est une boucle est un noeud. Je tirai mon kandjar et coupai les traits.
Au même moment, les Cosaques arrivèrent. Ils nous avaient vus de loin exécuter nos cabrioles, et, ne sachant pas à quels exercices nous nous livrions, ils accouraient à notre secours, ils furent les bienvenus ; nous avions grand besoin d'eux.
Enfin, on parvint, ne pouvant pas tirer l'homme de dessous les chevaux, à tirer les chevaux de dessus l'homme. Celui-ci était blessé à la tête et à la main. L'eau d'une source et nos mouchoirs de poche confectionnèrent un appareil suffisant, les blessures n'étant pas autrement dangereuses. Pendant que je pansais l'hiemchik, Kalino cherchait la montre.
Quand l'hiemchik fut pansé, il me prit l'envie de savoir de quelle mouche il avait été piqué. Je l'interrogeai, en faisant remonter l'interrogatoire au moment où il avait mis ses chevaux au galop et avait cessé de nous répondre. Alors, il nous avoua qu'à partir de ce moment-là la tête lui avait tourné ; instinctivement il avait maintenu ses chevaux au milieu de la route, ou mieux encore, ses chevaux s'y étaient maintenus eux-mêmes. Le bon Dieu avait voulu que tout allât bien jusqu'au bas de la montagne, mais, arrivé là, il avait senti que la force et la volonté lui échappaient tout à la fois ; c'est alors qu'il avait crié à Kalino : « Prenez les rênes, je perds la tête ! »
L'explication était nette, il ne nous restait plus qu'à remercier Dieu du miracle qu'il avait fait en notre faveur. Dieu se contenta d'un seul, ce qui, du reste, était bien assez, et ne nous fit pas, au grand désespoir de Kalino, retrouver notre montre.
Une fois nos douze Cosaques réunis autour de la tarantasse, elle ne fut pas longtemps à être remise sur pied ; elle avait admirablement supporté le choc, et était prête à faire un second saut du double de hauteur. On y rattela les chevaux ; ils la traînèrent sur le milieu de la route. Nous remontâmes à l'intérieur ; l'hiemchik et Kalino reprirent leur place sur le siège, mais en changeant de place l'un avec l'autre, de manière que Kalino pût conduire. On abandonna la montre où la branche l'avait envoyée, et l'on se remit en route. Un quart d'heure après, nous étions à Axous, la nouvelle Schoumaka.
Axous, qui a eu autrefois trente-cinq ou quarante mille âmes, en a aujourd'hui trois ou quatre mille à peine, et ne vaut pas la peine que l'on s'y arrête ; aussi ne fîmes-nous que relayer et continuâmes-nous notre chemin.
A huit heures du soir, nous arrivions à la station de Tormenchaïa, où ce que nous vîmes de plus remarquable, dans la chambre de l'officier du poste, fut une tapisserie faisant le fond de son lit, et représentant la Rébecca de Coignet enlevée par le templier Bois-Guilbert.
A sept heures du matin, nous étions en route. A mesure que nous avancions, la végétation reparaissait. Un soleil doux et charmant nous enveloppait de ses caresses ; nous faisions enfin une route des plus pittoresques par une belle journée d'été. Et cela, au mois de novembre.
A onze heures, nous arrivions à la station de poste. Maintenant, qu'allions- nous faire ? Allions-nous coucher là et traverser le lendemain Nouka sans nous arrêter ? Allions-nous coucher à Nouka et stationner un jour chez le prince Tarkanof ? J'obtins que l'on coucherait à Nouka, quitte à en partir le lendemain sans voir le prince Tarkanof, ou après l'avoir vu. Je donnai donc l'ordre aux hiemchiks de continuer leur chemin, malgré l'heure avancée, et de nous conduire à la maison de la couronne de Nouka.
La tarantasse repartit au galop, et, au bout d'un quart d'heure, après avoir traversé des rivières, coupé des ruisseaux, vu fuir à notre droite et à notre gauche des arbres, des maisons, des moulins, des fabriques, nous nous engageâmes entre une double haie et nous arrêtâmes en face d'une bâtisse aux fenêtres mornes et éteintes, à la porte fermée.
Cela ne nous promettait pas une bien succulente hospitalité.

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