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Chapitre XVII
Le Karanay

Effectivement, il courait après nous.
Je connaissais le prince de nom comme un des plus braves officiers de l'armée russe. Il faut que ce soit vrai, puisqu'il commande le régiment des montagnards indigènes.
Un Géorgien, c'est-à-dire un homme de la plaine, commandant à des montagnards, doit être plus brave que le plus brave de ses soldats.
Comme noblesse, Bagration descend des anciens rois de Géorgie qui régnèrent de 882 à 1079. Quant à sa famille, on en trouve trace dans la chronologie du Caucase, sept cents ans avant le Christ.
Cela, comme vous voyez, rejette bien loin la noblesse du duc de Lévis.
Je disais donc que le prince de Bagration courait après nous.
Il avait, disait-il, des reproches à me faire.
J'étais passé à Choura et ne l'avais pas prévenu de mon passage. Il y avait une bonne raison pour que je ne le prévinsse pas de mon passage : j'ignorais complètement qu'il fût à Choura.
Puis je lui racontai ce qui nous était arrivé : le chasse-neige, la ville changée en lac, et enfin la maladie de Moynet et la hâte qu'il avait eue de quitter un endroit où son pouls avait battu cent vingt fois à la minute.
« C'est fâcheux, dit le prince, mais vous allez y revenir.
- Où cela ? à Choura ? demandai-je.
- Non, non, non, fit Moynet, merci ! je sors d'en prendre.
- Mais ce que vous n'avez pas pris, monsieur Moynet, dit le prince, c'est une vue du Karanay.
- Qu'est-ce que le Karanay ? demandai-je au prince.
- Tout simplement la plus belle chose que vous rencontrerez sur votre chemin.
- Diable ! Moynet, écoutez cela.
- Figurez-vous une montagne... Mais non, ne vous figurez rien. Je vous emmènerai, et vous verrez. »
Moynet secouait la tête.
« Monsieur Moynet, venez, et vous me remercierez de vous avoir fait violence.
- Est-ce bien loin d'ici, prince ? demandai-je.
- A quarante verstes, c'est-à-dire à dix lieues. Vous laissez ici votre tarantasse et votre télègue ; mon domestique reste pour les garder. Nous prenons ma voiture ; en deux heures et demie, nous sommes arrivés. Nous soupons : le souper est commandé ; vous vous couchez immédiatement après souper ; on vous réveille à cinq heures. Nous montons deux mille mètres : avec de bons chevaux, c'est une bagatelle ; et alors... alors, vous verrez ce que vous verrez.
- Nous n'arriverons jamais à Tiflis ! dit Moynet avec un soupir.
- Mon ami, c'est vingt-quatre heures de retard, pour voir la plus belle chose que nous ayons jamais vue. Et le prince nous conduit jusqu'à Derbend.
- Oui, ma foi, c'est dit. Si vous revenez avec moi à Choura, et si vous me donnez la journée de demain, je m'engage même à vous faire coucher demain soir à Karabadakent.
- Mais vous savez qu'on nous refuse des chevaux passé six heures du soir, prince.
- Avec moi, on vous en donnera jusqu'à minuit.
- Coucherons-nous demain à Karabadakent ? demanda Moynet.
- Vous coucherez demain à Karabadakent, dit le prince.
- Allons, Moynet, allons !
- Allons ; mais je vous avertis que je déteste les panoramas.
- Vous aimerez celui-là, monsieur Moynet.
- Eh bien, alors, prince, il n'y a pas de temps à perdre. Vous avez parlé de souper, nous avons faim.
- En ce cas, ne perdons pas de temps. Cinq chevaux à ma tarantasse, et en route ! »
Pendant qu'on mettait les chevaux à la voiture, je m'amusai à regarder les armes du prince : « Vous avez là un magnifique kandjar, prince. »
Ne dites jamais pareille chose à un Géorgien, car il fera à l'instant même ce que fit Bagration. Il le tira de sa ceinture.
« Ah ! pardieu ! dit-il, je suis enchanté qu'il vous plaise ; prenez-le ! c'est de Mourtazale, le premier armurier du Caucase ; il l'a fait exprès pour moi. Voyez, voici l'inscription tatare :
Mourtazale a fait ce poignard pour le prince Bagration.
- Mais, mon prince...
- Prenez, prenez donc ; il m'en refera un autre. »
Je regardai mon poignard. C'était, lui aussi, une fort belle arme du Daghestan ; mais la poignée en ivoire vert damasquinée d'or n'était point d'uniforme pour le prince.
D'ailleurs, poignard pour poignard, c'était ridicule.
Je pensai à ma carabine à balle explosible.
C'était une carabine que Devisme, notre grand artiste en armes, m'avait apportée, la veille de mon départ, avec un revolver.
« Vous allez au Caucase ? » m'avait-il dit.
J'avais répondu affirmativement.
« C'est un pays où l'on ne va pas sans faire le coup de fusil. Vous aimez les bonnes armes ; prenez-moi cela. »
Et il m'avait fait cadeau, comme je l'ai dit, d'une carabine à balle explosible et d'un revolver. Je pris ma carabine, et je la donnai au prince, en lui en expliquant le mécanisme. Il avait fort entendu parler de cette nouvelle invention, mais il ne la connaissait pas.
« Bon ! dit-il en examinant l'arme, nous sommes kounacks maintenant, comme on dit au Caucase. Vous n'avez plus le droit de rien me refuser, et comme je suis évidemment votre débiteur, vous me laisserez apurer mes comptes. »
On annonça que les chevaux étaient attelés. L'hiemchik du prince restait, comme la chose était convenue, pour garder nos effets. Nous montâmes dans la tarantasse, dont l'attelage partit au grand galop.
« Diable ! il paraît que vous êtes connu, prince !
- Je crois bien ! je suis toujours sur la route de Choura à Derbend. »
En effet, le prince était connu de tout le monde, même des petits enfants. A Karboudaken, pendant qu'on relayait, il interpella deux ou trois de ces derniers en tatar, et, en partant, il leur jeta une poignée d'abasas.
En route, je lui racontai ce qui nous était arrivé le matin, et comment, une heure plus tôt, nous nous trouvions au milieu de la bagarre. Je lui montrai le kandjar que j'avais acheté à Iman-Gasalief et lui dis le regret que j'avais de ne pas lui avoir demandé si le fusil du chef était à vendre.
« Il est acheté, me dit-il.
- Par qui, prince ?
- Par moi donc ! C'est l'appoint de mon kandjar ; comptez dessus.
- Mais il est peut-être déjà loin.
- C'est possible ; mais on courra après. Je vous dis que c'est comme si vous l'aviez. Que diable ! un prince Bagration ne donne pas sa parole en l'air. Vous voyez, ajouta-t-il en riant, que nous allons assez vite pour rattraper un fusil.
- Je crois bien, nous rattraperions la balle ! »
A huit heures du soir, nous rentrions à Choura, que nous avions quittée la veille à dix heures du matin. Nous avions refait en trois heures et demie ou quatre heures, le chemin que nous avions mis un jour et demi à faire.
Dix minutes après notre arrivée, le souper était servi.
Un souper à la française ! Cela nous conduisit tout droit à parler de Paris. Le prince l'avait quitté depuis deux ans seulement. Il y avait connu tout le monde.
Si l'on avait dit aux demoiselles dont nous nous entretenions qu'il était question d'elles, à cette heure, sur les bords de la mer Caspienne, au pied du Karanay, entre Derbend et Kislar, elles eussent été bien étonnées.
Nous couchâmes dans de vrais lits ; c'était la seconde fois depuis Ielpativo.
La première fois, c'était chez le prince Dondukof-Korsakof, à Tchiriourth.
A cinq heures du matin, on nous réveilla.
Il faisait nuit encore ; mais le ciel étincelait d'étoiles. On entendait piétiner et hennir les chevaux à la porte.
Le prince entre dans notre chambre.
« Allons, nous dit-il, une tasse de thé ou de café, à votre choix. Nous voyons se lever le soleil sur la mer Caspienne ; nous déjeunons à la forteresse d'Ischkarti, où nous arrivons avec un appétit féroce, et puis... et puis vous verrez ; je ne veux pas vous ôter le plaisir de la surprise. »
Nous avalâmes chacun une tasse de café, et nous sortîmes. Cent hommes du régiment du prince Bagration nous attendaient à la porte.
Nous avons dit que ce régiment se composait de montagnards indigènes. Vous pourriez croire que ces montagnards indigènes sont des Lesghiens, des Tchetchens ou des Tcherkesses qui ont fait leur soumission.
Vous seriez dans l'erreur.
Les montagnards indigènes sont, comme on dit en Corse, de pauvres diables qui ont fait une peau.
Lisez : qui ont troué une peau.
Lorsqu'un montagnard est sous le coup d'une vendetta, il quitte le pays et s'engage dans le régiment de Bagration. Vous comprenez comme ces gaillards-là doivent se battre : ils n'ont jamais la chance d'être faits prisonniers.
Autant d'hommes pris, autant de têtes coupées.
Je n'ai vu que les chasseurs de la Kabardah qui puissent être comparés à ces échappés de l'enfer.
Nous marchâmes, une demi-heure à peu près, au milieu de collines boisées. Le jour se levait peu à peu. Seulement un contrefort de la montagne nous empêchait de voir la mer Caspienne qu'à trois verstes de Temirkhan-Choura nous avions entrevue comme un grand miroir bleu ; de l'autre côté d'un pli de terrain que nous dominions, on voyait blanchir, aux premières clartés du jour, les casernes badigeonnées d'Ischkarti, que l'on pouvait prendre pour des palais de marbre blanc.
Nous franchîmes la petite vallée en faisant partir sous les pieds de nos chevaux des vols de perdreaux et de faisans.
Quand nous arrivâmes à Ischkarti, il était sept heures et demie du matin ; nous avions fait quinze verstes.
Le colonel commandant la forteresse, prévenu la veille par Bagration, nous attendait ; le déjeuner était prêt. Cinq cents hommes qui devaient nous accompagner étaient sous les armes. On déjeuna lestement, ce qui n'empêcha point de bien déjeuner ; puis on partit. – Il était neuf heures.
Jusqu'à midi, nous montâmes. – Trois fois les fantassins firent halte dix minutes, pour se reposer ; chaque fois, le prince leur fit distribuer un petit verre de vodka. Un baril suivait l'expédition, porté par un cheval.
Depuis huit ou dix verstes, les bois avaient disparu pour faire place à des collines gazonneuses qui se succédaient les unes aux autres sans interruption et sans fin. En arrivant au sommet de chacune d'elles on croyait arriver au dernier sommet : on se trompait ; une côte nouvelle se présentait, qu'il fallait escalader comme les autres.
Cependant, jusqu'aux ruines d'un immense village détruit en 1842 par les Russes, nous avions suivi un sentier à peu près frayé. – A peine s'il restait un ou deux pans de mur par maison ; un minaret à moitié ruiné s'offrait sous un aspect des plus pittoresques. A partir de là, plus de sentier, mais cette même succession de collines.
Enfin, nous arrivâmes à la dernière. Là, par un mouvement machinal, chacun tira son cheval en arrière. La terre semblait manquer sous les pieds ; le roc était coupé à pic, à sept mille pieds de hauteur.
Je sautai à bas de mon cheval. – Accessible au vertige comme je le suis, j'avais besoin de sentir la terre sous mes pieds.
Ce ne fut pas assez ; je me couchai à plat ventre et mis mes mains sur mes yeux. Il faut avoir éprouvé cette inexplicable folie du vertige, pour avoir une idée de ce que l'on souffre quand on en est pris. Le frissonnement nerveux qui m'agitait semblait se communiquer à la terre. Je la sentais vivre, remuer, palpiter sous moi : c'était mon coeur qui battait.
Enfin, je relevai la tête ; il me fallut un violent effort sur moi-même pour regarder dans le gouffre.
D'abord, les détails m'échappèrent ; je ne vis qu'une vallée s'étendant à perte de vue et au fond de laquelle deux filets d'argent serpentaient.
Cette vallée, c'était l'Avarie tout entière ; ces deux filets d'argent, c'étaient le Koa-Sou d'Andi et le Koa-Sou d'Avarie, dont la réunion forme le Sou-Lak.
Sous nos pieds, sur la rive droite du Koa-Sou d'Avarie, on apercevait, comme un point, Guimry, lieu de naissance de Schamyl, avec ses magnifiques vergers dont une seule fois les Russes ont mangé les fruits. Ce fut, on se le rappelle, en défendant ce village que Kasi-Moullah fut tué, et que, pour la première fois, Schamyl apparut.
De l'autre côté du Koa-Sou d'Avarie, sur un plateau assez élevé, vient pour ainsi dire au-devant de vous le village d'Ounzoukan, dont chaque maison est fortifiée et qui est entouré d'une muraille de pierre.
A l'horizon, les ruines d'Akoulgo sont visibles encore, quoique le village soit complètement abandonné. C'est dans ce village que fut pris le jeune Djemil-Edden, dont nous raconterons l'histoire, laquelle entraînera celle de l'enlèvement des princesses géorgiennes.
A gauche, à peine visible, s'élève le village de Kuntsack.
Au-delà, au fond d'une vallée, à la source du Koa-Sou d'Avarie, apparaît un point presque imperceptible : c'est le village de Kabada, où se retirera, selon toute probabilité, Schamyl, s'il est forcé dans Veden.
A droite de Kabada et suivant le Koa-Sou d'Andi, on voit, à travers une étroite ouverture, une gorge bleuâtre où tous les objets se confondent dans la vapeur : c'est le pays des Touschines, peuplade chrétienne alliée à la Russie et en guerre éternelle avec Schamyl.
Quelques fumées qui montent çà et là indiquent des villages invisibles et dont je demandai inutilement les noms.
Nulle part, comme du sommet du Karanay, on ne peut voir ce prodigieux bouleversement, cette dévastation inouïe que présente la chaîne du Caucase. Aucun pays du monde n'a été plus tourmenté par des soulèvements volcaniques que le Daghestan ; les montagnes semblent, comme les hommes, déchirées par une lutte incessante et acharnée.
Une vieille légende raconte que le diable venait éternellement tourmenter un brave homme d'ermite fort aimé de Dieu et qui demeurait sur la plus haute montagne du Caucase, à une époque où le Caucase présentait une suite de montagnes fertiles, gazonneuses, accessibles. L'ermite demanda à Dieu la permission de faire, une fois pour toutes, repentir Satan de ses obsessions.
Dieu la lui accorda, sans lui demander de quelle façon il comptait s'y prendre pour arriver à son but.
L'ermite fit rougir à blanc ses pincettes, et, quand le diable, comme il avait l'habitude de le faire, passa sa tête à travers la porte, le saint homme invoqua le nom du Seigneur et saisit le nez de Satan avec les tenailles brûlantes. Satan éprouva une telle douleur, qu'il se mit à danser tout éperdu sur la montagne, en fouettant le Caucase de sa queue depuis Anapa jusqu'à Bakou.
Chaque fouettement de la queue de Satan creusa ces vallées, ces gorges, ces ravins, qui se croisent d'une façon tellement multiple et insensée, que ce qu'il y a de plus raisonnable encore, c'est de se ranger au parti de la légende et de leur attribuer cette cause.
Nous restâmes une heure à peu près, au sommet du Karanay. J'avais fini par m'habituer peu à peu à cette splendide horreur, et j'avouai avec Bagration que, ni du haut du Faulhorn, ni du haut du Righi, ni du haut de l'Etna, ni du haut du pic de Gavarnie, je n'avais rien vu de pareil.
Et cependant, je l'avoue, j'éprouvai un indicible sentiment de bien-être quand je tournai le dos à ce magnifique précipice.
Mais, auparavant, on nous ménageait une dernière surprise. Nos cinq cents fantassins, avec la précision russe, firent une décharge de leurs cinq cents fusils. Jamais orage, jamais tonnerre, jamais volcan, ne roula des abîmes du ciel aux profondeurs de la terre du plus effroyable fracas.
On m'amena, bien malgré moi, plus près que je n'avais encore été de l'abîme, et je pus voir, à sept mille pieds au-dessous de moi, les habitants de Guimry, c'est-à-dire des fourmis que l'on m'assura être des créatures humaines, sortir de leurs maisons tout effarés.
Ils avaient dû croire que le Karanay s'abîmait sur eux.
Ce fut le signal de notre départ.
La descente commença ; par bonheur, elle était assez facile pour n'être qu'une jouissance du commencement à la fin.
Cette jouissance, c'était la conscience que chaque pas de mon cheval mettait un mètre de plus de distance entre moi et le sommet du Karanay. Quand je dis chaque pas de mon cheval, je me trompe, car nous descendîmes jusqu'au village ruiné en tenant nos chevaux par la bride, et ce n'est qu'au-delà et sur une pente plus douce que nous nous hasardâmes à nous remettre en selle.
Nous dînâmes à la forteresse d'Ischkarti, et nous eussions pu à la rigueur aller coucher à Bouinaky ; mais nous étions assez fatigués pour faire de nous-mêmes au prince Bagration la proposition de ne partir que le lendemain matin.
Pendant que nous prenions le thé, je reçus l'invitation de passer dans ma chambre, où, me disait-on, se trouvait quelqu'un qui avait affaire à moi.
Ce quelqu'un était le tailleur du régiment, qui venait me prendre mesure d'un costume complet d'officier.
J'étais élu à l'unanimité par les soldats, et, sur la proposition du colonel, reçu membre honoraire du régiment des montagnards indigènes.
La musique joua toute la soirée pour célébrer ma réception dans le régiment.

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