Le Capitaine Aréna Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
Page précédente | Imprimer


La cage de fer

Si nous avions éprouvé des difficultés pour mettre pied à terre dans la capitale de l'archipel lipariote, ce fut bien autre chose pour descendre sur les côtes de la Calabre ; quoique notre capitaine eût pris la précaution de se rendre à la police dès l'ouverture du bureau, c'est-à-dire à six heures du matin, à huit il n'était pas encore de retour au speronare ; enfin, nous le vîmes poindre au bout d'une petite ruelle, escorté d'une escouade de douaniers, laquelle se rangea en demi-cercle sur le bord de la mer, formant un cordon sanitaire entre nous et la population : cette disposition stratégique arrêtée, on nous fit descendre avec nos papiers, qu'on prit de nos mains avec de longues pincettes, et qu'on soumit à une commission de trois membres choisis sans doute parmi les plus éclairés. L'examen ayant, à ce qu'il paraît, été favorable, les papiers nous furent rendus, et l'on procéda à l'interrogatoire ; c'est à savoir, d'où nous venions, où nous allions, et dans quel but nous voyagions. Nous répondîmes sans hésiter que nous venions de Stromboli, que nous allions à Bauso, et que nous voyagions pour notre plaisir. Ces raisons furent soumises à un examen pareil à celui qu'avaient subi nos papiers ; et sans doute elles en sortirent victorieuses comme eux, car le chef de la troupe, rassuré sur notre état sanitaire, s'approcha de nous pour nous dire qu'on allait nous délivrer notre patente, et que nous pourrions continuer notre route ; une piastre que je lui offris, et qu'il ne crut pas devoir prendre, comme les passeports, avec des pincettes, activa les dernières formalités, de sorte qu'un quart d'heure après, c'est-à-dire vers les dix heures, nous reçûmes notre autorisation de partir pour Messine.
J'en profitai seul : Jadin avait avisé une barque de pêcheurs, et dans cette barque trois ou quatre poissons de formes et de couleurs tellement séduisantes, que le désir de faire une nature morte l'emporta chez lui sur celui de visiter le théâtre des exploits de Pascal Bruno ; en outre, il comptait le lendemain et le surlendemain aller prendre un croquis de Scylla.
Nous montâmes dans une petite barque, tout l'équipage et moi : chacun était pressé de revoir sa femme. Jadin, le mousse et Milord restèrent seuls pour garder le speronare. Ne voulant pas retarder leur bonheur d'un instant, j'autorisai nos matelots à piquer droit sur le village della Pace ; cette autorisation fut reçue avec des hourras de joie : chacun empoigna un aviron, et nous volâmes littéralement sur la surface de la mer.
Dès le matin, d'un côté du détroit à l'autre on avait reconnu notre petit bâtiment à l'ancre sur les côtes de Calabre ; et comme on s'était bien douté que la journée ne se passerait pas sans une visite de son équipage, on ne l'avait pas perdu de vue : aussi, à peine avions-nous fait un mille que nous commençâmes à voir amasser toute la population sur le bord de la mer. Cette vue redoubla l'ardeur de nos mariniers : en moins de quarante minutes nous fûmes à terre.
Comme j'étais le seul qui n'était attendu par personne, je laissai tout mon monde à la joie du retour, et, leur donnant rendez-vous pour le surlendemain à huit heures du matin à l'hôtel de la Marine, je m'acheminai vers Messine, où j'arrivai vers midi.
Il était trop tard pour songer à faire ma course le même jour, il m'aurait fallu coucher dans quelque infâme auberge de village, et je ne voulais pas anticiper sur les plaisirs que sur ce point, me promettait la Calabre ; je me mis donc à courir par les rues de Messine pour voir si je n'aurais pas oublié de visiter quelque chef-d'oeuvre à mon premier voyage. Je n'avais absolument rien oublié.
En rentrant à l'hôtel, un grand jeune homme me croisa ; je crus le reconnaître, et j'allai à lui : en effet, c'était le frère de mademoiselle Schulz, avec lequel j'avais ébauché connaissance il y avait deux mois. Je ne croyais pas le retrouver à Messine, mais sa soeur avait du succès au théâtre et ils étaient restés dans la seconde capitale de la Sicile plus longtemps qu'ils ne le croyaient d'abord.
J'exposai à monsieur Schulz les causes de mon retour à Messine. Aussi curieux de pittoresque que qui que ce soit au monde, il m'offrit d'être mon compagnon de voyage.
L'offre, comme on le comprend bien, fut acceptée à l'instant même, et séance tenante nous allâmes chez l'affitatore qui lui louait sa voiture, afin de retenir chez lui un berlingot quelconque pour le lendemain à six heures du matin : moyennant deux piastres nous eûmes notre affaire.
Le lendemain, comme je descendais de ma chambre, je trouvai Pietro au bas de l'escalier ; le brave garçon avait pensé que, pendant ce petit voyage, j'aurais peut-être besoin de ses services, et il avait quitté la Pace à cinq heures du matin, de peur de me manquer au saut du lit.
J'ai parfois des tristesses profondes quand je pense que je ne reverrai probablement jamais aucun de ces braves gens. Il y a des attentions et des services qui ne se paient pas avec de l'argent ; et comme, selon toute probabilité, l'ouvrage que j'écris à cette heure ne leur tombera jamais entre les mains, ils croiront, chaque fois qu'ils penseront à moi, que moi, je les ai oubliés.
Il y eut alors entre nous un grand débat : Pietro voulait monter avec le cocher ; j'exigeai qu'il montât avec nous : il se résigna enfin, mais ce ne fut qu'à une lieue ou deux de Messine qu'il se décida à allonger ses jambes.
Comme la route de Messine à Bauso n'offre rien de bien remarquable, le temps se passa à faire des questions à Pietro ; mais Pietro nous avait dit tout ce qu'il savait à l'endroit de Pascal Bruno, et tout le fruit que nous retirâmes de nos interrogatoires fut d'apprendre qu'il y avait à Calvaruso, village situé à un mille de celui où nous nous rendions, un notaire de la connaissance de Pietro, et à qui tous les détails que nous désirions savoir étaient parfaitement connus.
Vers les onze heures, nous arrivâmes à Bauso ; Pietro fit arrêter la voiture à la porte d'une espèce d'auberge, la seule qu'il y eût dans le pays. L'hôte vint nous recevoir de l'air le plus affable du monde, son chapeau à la main et son tablier retroussé : son air de bonhomie me frappa, et j'en exprimai ma satisfaction à Pietro en lui disant que son maestro di casa avait l'air d'un brave homme.
- Oh, oui ! c'est un brave homme, répondit Pietro, et il ne mérite pas tout le chagrin qu'on lui a fait.
- Et qui lui a donc fait du chagrin ? demandai-je.
- Hum ! fit Pietro.
- Mais enfin ?
Il s'approcha de mon oreille.
- La police, dit-il.
- Comment, la police ?
- Oui, vous comprenez. On est Sicilien, on est vif ; on a une dispute. Eh bien ! on joue du couteau ou du fusil.
- Oui, et notre hôte a joué à ce jeu-là, à ce qu'il paraît ?
- Il était provoqué, le brave homme, car quant à lui, il est doux comme une fille.
- Et alors ?
- Eh bien alors ! dit Pietro, accouchant à grand-peine du corps du délit, eh bien ! il a tué deux hommes, un d'un coup de couteau et l'autre d'un coup de fusil : quand je dis tué, il y en a un qui n'était que blessé ; seulement il est mort au bout de huit jours.
- Ah ! ah !
- Mais voyez-vous, méchanceté pure : un autre en aurait guéri, mais lui c'était une vieille haine avec ce pauvre Guiga ; et il s'est laissé mourir pour lui faire pièce.
- Ainsi, ce brave homme s'appelle Guiga ? demandai-je.
- C'est-à-dire, c'est un surnom qu'on lui a donné ; mais son vrai nom est Santo-Coraffe.
- Et la police l'a tourmenté pour cette bagatelle ?
- Comment, tourmenté ! c'est-à-dire qu'on l'a mis en prison comme un voleur. Heureusement qu'il avait du bien, car, tel que vous le voyez, il a plus de 500 onces de revenu, le gaillard.
- Eh bien ! qu'est-ce que ces 500 onces ont pu faire là-dedans ? il était coupable ou il ne l'était pas.
- Il ne l'était pas ! Il ne l'était pas ! s'écria Pietro, il a été provoqué ! c'est la douceur même, lui, pauvre Guiga ! Eh bien ! alors, quand ils ont vu qu'il avait du bien, ils ont traité avec lui. On a fait une cote mal taillée ; il paie une petite rente, et on le laisse tranquille.
- Mais à qui paie-t-il une rente ? à la famille de ceux qu'il a tués ?
- Non, non, non ; ah bien ! pourquoi faire ?... non, non, à la police.
- C'est autre chose, alors, je comprends.
Je m'avançai vers notre hôte avec toute la considération que méritaient les renseignements que je venais de recevoir sur lui, et je lui demandai le plus poliment que je pus s'il y aurait moyen d'avoir un déjeuner pour quatre personnes ; puis, sur sa réponse affirmative, je priai Pietro de monter dans la voiture et d'aller chercher son notaire à Calvaruso.
Pendant que les côtelettes rôtissaient et que Pietro roulait, nous descendîmes jusqu'au bord de la mer. De la plage de Bauso, la vue est délicieuse. De ces côtes, le cap Blanc s'avance plat et allongé dans la mer ; de l'autre côté les monts Pelore se brisent au-dessus des flots à pic comme une falaise. Au fond, se découpent Vulcano, Lipari et Lisca-Bianca, au-delà de laquelle s'élève et fume Stromboli.
Nous vîmes de loin la voiture qui revenait sur la route : deux personnes étaient dedans ; Pietro avait donc trouvé son notaire : il eût été malhonnête de faire attendre le digne tabellion qui se dérangeait pour nous ; nous reprîmes donc notre course vers l'hôtel, où nous arrivâmes au moment même où la voiture s'arrêtait.
Pietro me présenta il signor don Cesare Alletto, notaire à Calvaruso. Non seulement le brave homme apportait toutes les traditions orales dont il était l'interprète, mais encore une partie des papiers relatifs à la procédure qui avait conduit à la potence l'illustre bandit dont je comptais me faire le biographe.
Le déjeuner était prêt : maître Guiga s'était surpassé, et je commençai à penser comme Pietro, qu'il n'était pas si coupable qu'on le faisait, et que c'était un peccato que d'avoir tourmenté un aussi brave homme.
Après le déjeuner, don Cesare Alletto nous demanda si nous désirions d'abord entendre l'histoire des prouesses de Pascal Bruno, ou visiter avant tout le théâtre de ces prouesses : nous lui répondîmes que, chronologiquement, il nous semblait, que l'histoire devait passer la première, attendu que, l'histoire racontée, chaque détail subséquent deviendrait plus intéressant et plus précieux.
Nous commençâmes donc par l'histoire.
Pascal Bruno était fils de Giuseppe Bruno ; Giuseppe Bruno avait six frères.
Pascal Bruno avait trois ans, lorsque son père, né sur les terres du prince de Montcada Paterno vint s'établir à Bauso, village dans les environs duquel demeuraient ses six frères, et qui appartenait au comte de Castel-Novo.
Malheureusement Giuseppe Bruno avait une jolie femme, et le prince de Castel-Novo était fort appréciateur des jolies femmes ; il devint amoureux de la mère de Pascal, et lui fit des offres qu'elle refusa. Le comte de Castel- Novo n'avait pas l'habitude d'essuyer de pareils refus dans ses domaines, où chacun, hommes et femmes, allaient au-devant de ses désirs. Il renouvela ses offres, les doubla, les tripla sans rien obtenir. Enfin, sa patience se lassa, et, sans songer qu'il n'avait aucun droit sur la femme de Giuseppe, puisqu'elle n'était pas même née sur ses terres, un jour que son mari était absent, il la fit enlever par quatre hommes, la fit conduire à sa petite maison, et la viola. C'était sans doute un grand honneur qu'il faisait à un pauvre diable comme Giuseppe Bruno que de descendre jusqu'à sa femme ; mais Giuseppe avait l'esprit fait autrement que les autres : il ne fit pas un reproche à la pauvre femme, mais il alla s'embusquer sur le chemin du comte de Castel-Novo, et comme il passait auprès de lui, il lui allongea, au- dessous de la sixième côte gauche, un coup de poignard dont il mourut deux heures après, ce qui lui donna peu de temps pour se réconcilier avec Dieu, mais ce qui lui en donna assez pour nommer son meurtrier.
Giuseppe Bruno prit la fuite, et se réfugia dans la montagne, où ses six frères lui portaient à manger chacun à son tour : on sut cela, et on les arrêta tous les six comme complices du meurtre du comte. Giuseppe, qui ne voulait pas que ses frères payassent pour lui, écrivit qu'il était prêt à se livrer si l'on voulait relâcher ses frères. On le lui promit, il se livra, fut pendu, et ses frères envoyés au galères. Ce n'était pas là précisément l'engagement que l'on avait pris avec Giuseppe ; mais s'il fallait que les gouvernements tinssent leurs engagements avec tout le monde, on comprend que cela les mènerait trop loin.
La pauvre mère resta donc au village de Bauso avec le petit Pascal Bruno, alors âgé de cinq ans ; mais comme, selon l'habitude, et pour guérir par l'exemple, on avait exposé la tête de Giuseppe dans une cage de fer, et que ce spectacle lui était trop pénible, un jour elle prit son enfant par la main et disparut dans la montagne. Quinze ans se passèrent sans qu'on entendit reparler ni de l'un ni de l'autre.
Au bout de ce temps, Pascal reparut. C'était un beau jeune homme de vingt et un à vingt-deux ans, au visage sombre, à l'accent rude, à la main prompte, et dont la vie sauvage avait singulièrement accru la force et l'adresse naturelles. A part cet air de tristesse répandu sur ses traits, il paraissait avoir complètement oublié la cause qui lui avait fait quitter Bauso : seulement, quand il passait devant la cage où était exposée la tête de son père, il courbait le front pour ne pas la voir, et devenait plus pâle encore que d'habitude. Au reste, il ne recherchait aucune société, ne parlait jamais le premier à personne, se contentait de répondre si on lui adressait la parole, et vivait seul dans la maison qu'avait habitée sa mère et qui était restée fermée quinze ans.
Personne n'avait rien compris à son retour, et l'on se demandait ce qu'il revenait faire dans un pays dont tant de souvenirs douloureux devaient l'éloigner, lorsque le bruit commença de se répandre qu'il était amoureux d'une jeune fille nommée Térésa, qui était la soeur de lait de la jeune comtesse Gemma, fille du comte de Castel-Novo. Ce qui avait donné quelque créance à ce bruit, c'est qu'un jeune homme du village, revenant une nuit de faire une visite à sa maîtresse, l'avait vu descendre par-dessus le mur du jardin attenant à la maison qu'habitait Térésa. On compara alors l'époque du retour de Térésa, qui habitait ordinairement Palerme, dans le village de Bauso, avec celle de l'apparition de Pascal, et l'on s'aperçut que le retour de l'une et l'apparition de l'autre avaient eu lieu dans la même semaine ; mais surtout, ce qui ôta jusqu'au dernier doute sur l'intelligence qui existait entre les deux jeunes gens, c'est que Térésa étant retournée à Palerme, le lendemain de son départ Pascal avait disparu, et que la porte de la maison maternelle était fermée de nouveau, comme elle l'avait été pendant quinze ans.
Trois ans s'écoulèrent sans qu'on sût ce qu'il était devenu, lorsqu'un jour ce jour était celui de la fête du village de Bauso on le vit reparaître tout à coup avec le costume des riches paysans calabrais, c'est-à-dire le chapeau pointu avec un ruban pendant sur l'épaule, la veste de velours à boutons d'argent ciselés, la ceinture de soie aux mille couleurs, qui se fabrique à Messine, la culotte de velours avec ses boucles d'argent, et la guêtre de cuir ouverte au mollet. Il avait une carabine anglaise sur l'épaule, et il était suivi de quatre magnifiques chiens corses.
Parmi les divers amusements qu'avait réunis ce jour solennel, il y en avait un que l'on retrouve presque toujours en Sicile en pareille occasion : c'était un prix au fusil. Or, par une vieille habitude du pays, tous les ans cet exercice avait lieu en face des hautes murailles du château, aux deux tiers desquelles blanchissait depuis vingt ans, dans sa cage de fer, le crâne de Giuseppe Bruno.
Pascal s'avança au milieu d'un silence général. Chacun, en l'apercevant si bien armé et si bien escorté, avait compris, à part soi, qu'il allait se passer quelque chose d'étrange. Cependant rien n'indiqua de la part du jeune homme une intention hostile quelconque. Il s'approcha de la baraque où l'on vendait les balles, en acheta une qu'il mesura au calibre de sa carabine, puis il chargea son arme avec les méticuleuses précautions que les tireurs ont l'habitude d'employer en pareil cas.
On suivait un ordre alphabétique, chacun était appelé à son rang et tirait une balle. On pouvait en acheter jusqu'à six ; mais, quel que fût le nombre qu'on achetât, il fallait acheter ce nombre d'une seule fois, sinon il n'était pas permis d'en reprendre. Pascal Bruno, n'ayant acheté qu'une balle, n'avait donc qu'un seul coup à tirer ; mais, quoiqu'il ne se fût fait à lui-même qu'une bien faible chance, l'inquiétude n'en était pas moins grande parmi les autres tireurs, qui connaissaient son adresse devenue presque proverbiale dans tout le canton.
On en était à l'N quand Bruno arriva ; on épuisa donc toutes les lettres de l'alphabet avant d'arriver à lui ; puis on recommença par l'A, puis on appela B ; Bruno se présenta.
Si le silence avait été grand lorsqu'on avait purement et simplement vu Bruno paraître, on comprend qu'il fut bien plus grand encore quand on le vit s'apprêter à donner une preuve publique de cette adresse dont on avait tant parlé, mais sans que personne cependant pût dire qu'il la lui eût vue exercer. Le jeune homme s'avança donc suivi de tous les regards jusqu'à la corde qui marquait la limite, et, sans paraître remarquer qu'il fût l'objet de l'attention générale, il s'assura sur sa jambe droite, fit un mouvement pour bien dégager ses bras, appuya son fusil à son épaule, et commença de prendre son point de mire du bas en haut.
On comprend avec quelle anxiété les rivaux de Pascal Bruno suivirent, à mesure qu'il se levait, le mouvement du canon du fusil. Bientôt il arriva à la hauteur du but, et l'attention redoubla ; mais, au grand étonnement de l'assemblée, Pascal continua de lever le bout de sa carabine, et à chercher un autre point de mire ; arrivé dans la direction de la cage de fer, il s'arrêta, resta un instant immobile comme si lui et son arme étaient de bronze ; enfin, le coup si longtemps attendu se fit entendre, et le crâne enlevé de sa cage de fer tomba au pied de la muraille, Bruno enjamba aussitôt la corde, s'avança lentement, et sans faire un pas plus vite que l'autre, vers ce terrible trophée de son adresse, le ramassa respectueusement, et sans se retourner une seule fois vers ceux qu'il laissait stupéfaits de son action, il prit le chemin de la montagne.
Deux jours après, le bruit d'un autre événement, dans lequel Bruno avait joué un rôle aussi inattendu et plus tragique encore que celui qu'il venait de remplir, se répandait dans toute la Sicile. Térésa, cette jeune soeur de lait de la comtesse de Castel-Novo, dont nous avons déjà parlé, venait d'épouser un des campieri du vice-roi, lorsque le soir même du mariage, et comme les jeunes époux allaient ouvrir le bal par une tarentelle, Bruno, une paire de pistolets à la ceinture, tout à coup trouvé au milieu des danseurs. Alors il s'était avancé vers la mariée, et, sous prétexte qu'elle lui avait promis de danser avec lui avant de danser avec aucun autre, il avait voulu que le mari lui cédât sa place. Le mari, pour toute réponse, avait tiré son couteau ; mais Pascal, d'un coup de pistolet, l'avait étendu raide mort ; alors, son second pistolet à la main, il avait forcé la jeune femme, pâle et presque mourante, à danser la tarentelle près du cadavre de son mari ; enfin, au bout de quelques secondes, ne pouvant pas supporter le supplice qui lui était imposé en punition de son parjure, Térésa était tombée évanouie.
Alors Pascal avait dirigé contre elle le canon du second pistolet, et chacun avait cru qu'il allait achever la pauvre femme ; mais, songeant sans doute que dans sa situation la vie était plus cruelle que la mort, il avait laissé retomber son bras, avait désarmé son pistolet, l'avait repassé dans sa ceinture, et était disparu sans que personne essayât même de faire un mouvement pour l'arrêter.
Cette nouvelle, à laquelle on hésitait d'abord à croire, fut bientôt confirmée par le vice-roi lui-même qui, furieux de la mort d'un de ses plus braves serviteurs, donna les ordres les plus sévères pour que Pascal Bruno fût arrêté. Mais c'était chose plus facile à ordonner qu'à faire ; Pascal Bruno s'était fait bandit, mais bandit à la manière de Karl Moor, c'est-à-dire bandit pour les riches et pour les puissants, envers lesquels il était sans pitié, tandis qu'au contraire les faibles et les pauvres étaient sûrs de trouver en lui un protecteur ou un ami. On disait que toutes les bandes disséminées jusque-là dans la chaîne de montagnes qui commence à Messine et s'en va mourir à Trapani, s'étaient réunies à lui et l'avaient nommé leur chef, ce qui le mettait presque à la tête d'une armée ; et cependant, toutes les fois qu'on le voyait, il était toujours seul, armé de sa carabine et de ses pistolets, et accompagné de ses quatre chiens corses.
Depuis que Pascal Bruno, en se livrant au nouveau genre de vie qu'il exerçait à cette heure, s'était rapproché de Bauso, l'intendant, qui habitait le petit château de Castel-Novo, dont il régissait les biens au compte de la jeune comtesse Gemma, s'était retiré à Cefalu, de peur qu'enveloppé dans quelque vengeance du jeune homme irrité il ne lui arrivât malheur. Le château était donc resté fermé comme la maison de Giuseppe Bruno, lorsqu'un jour un paysan, en passant devant ses murailles, vit toutes les portes ouvertes et Bruno accoudé à l'une de ses fenêtres.
Quelques jours après, un autre paysan rencontra Bruno : le pauvre diable, quoique sa récolte eût complètement manqué, portait sa redevance à son seigneur ; cette redevance était de cinquante onces, et, pour arriver à amasser cette somme, il laissait sa femme et ses enfants presque sans pain. Bruno alors lui dit d'aller s'acquitter avant tout avec son seigneur, et de revenir le retrouver, lui, Bruno, le surlendemain, à la même place. Le paysan continua sa route à moitié consolé, car il y avait dans la voix du bandit, un accent de promesse auquel il ne s'était pas trompé.
En effet, le surlendemain, lorsqu'il se trouva au rendez-vous, Bruno s'approcha de lui et lui remit une bourse ; cette bourse contenait vingt-cinq onces, c'est-à-dire la moitié de la redevance. C'était une remise qu'à la prière de Bruno, et l'on savait que les prières de Bruno étaient des ordres, le propriétaire avait consenti à faire.
Quelque temps après, Bruno entendit raconter que le mariage d'un jeune homme du village ne pouvait se faire avec une jeune fille que le jeune homme aimait, parce que la jeune fille avait quelque fortune et que son père exigeait que son futur époux apportât à peu près autant qu'elle dans la communauté, c'est-à-dire cent onces. Le jeune homme se désespérait. Il voulait s'engager dans les troupes anglaises, il voulait se faire pêcheur de corail, il avait encore mille autres projets aussi insensés que ceux-là, mais ces projets, au lieu de le rapprocher de sa maîtresse, ne tendaient tous qu'à l'en éloigner. Un jour on vit Bruno descendre de sa petite forteresse, traverser le village et entrer chez le pauvre amoureux ; il resta enfermé une demi-heure à peu près avec lui, et le lendemain le jeune homme se présenta chez le père de sa maîtresse avec les cent onces que celui-ci exigeait. Huit jours après, le mariage eut lieu.
Enfin, un incendie dévora une partie du village et réduisit à la mendicité tous les malheureux qui avaient été sa victime. Huit jours après, un convoi d'argent, qui allait de Palerme à Messine, fut enlevé, entre Mistretta et Tortorico, et deux des gendarmes qui l'accompagnaient tués sur la place. Le lendemain de cet événement, chaque incendié reçut cinquante onces de la part de Pascal Bruno.
On comprend que, par de pareils moyens, répétés presque tous les jours, Pascal Bruno amassait une somme de reconnaissance qui lui rapportait ses intérêts en sécurité : en effet, il ne se formait pas une entreprise contre Pascal Bruno, que, par le moyen des paysans, il n'en fût averti à l'instant même, et cela sans que les paysans eussent besoin d'aller au château, ou que Bruno eût besoin de descendre au village. Il suffisait d'un air chanté, d'un petit drapeau arboré au haut d'une maison, d'un signal quelconque enfin, auquel la police ne pouvait rien distinguer, pour que Bruno, averti à temps, se trouvât, grâce à son petit cheval du val de Noto, moitié sicilien, moitié arabe, à vingt-cinq lieues de l'endroit où on l'avait vu la veille et où on croyait le trouver le lendemain. Tantôt encore, comme me l'avait dit Pietro, il courait jusqu'au rivage, descendait dans la première barque venue, et passait ainsi deux ou trois jours avec les pêcheurs qui, largement récompensés par lui, n'avaient garde de le trahir ; alors il abordait sur quelque point du rivage où l'on était loin de l'attendre, gagnait la montagne : faisait vingt lieues dans sa nuit, et se retrouvait le lendemain, après avoir laissé un souvenir quelconque de son passage à l'endroit le plus éloigné de sa course nocturne, dans sa petite forteresse de Castel-Novo. Cette rapidité de locomotion faisait alors circuler de singuliers bruits : on racontait que Pascal Bruno, pendant une nuit d'orage, avait passé un pacte avec une sorcière, et que, moyennant son âme que le bandit lui avait donnée en retour, elle lui avait donné la pierre qui rend invisible et le balai ailé qui transporte en un instant d'un endroit à un autre. Pascal, comme on le comprend bien, encourageait ces bruits qui concouraient à sa sûreté ; mais comme cette faculté de locomotion et d'invisibilité ne lui paraissait pas encore assez rassurante, il saisit l'occasion qui se présenta de faire croire encore à celle d'invulnérabilité.
Si bien renseigné que fût Pascal, il arriva une fois qu'il tomba dans une embuscade ; mais, comme ils n'étaient qu'une vingtaine d'hommes, ils n'osèrent point l'attaquer corps à corps, et se contentèrent de faire feu à trente pas contre lui. Par un véritable miracle, aucune balle ne l'atteignit, tandis que son cheval en reçut sept, et, tué sur le coup, s'abattit sur son maître ; mais, leste et vigoureux comme il l'était, Pascal tira sa jambe de dessous le cadavre, en y laissant toutefois son soulier, et gagnant la cime d'un rocher presqu'à pic, il se laissa couler du haut en bas et disparut dans la vallée. Deux heures après il était à sa forteresse, sur le chemin de laquelle il avait laissé sa veste de velours percée de treize balles.
Cette veste, retrouvée par un paysan, passa de main en main et fit grand bruit, comme on le pense : comment la veste avait-elle été percée ainsi sans que le corps fût atteint ? c'était un véritable prodige dont la magie seule pouvait donner l'explication. Ce fut donc à la magie qu'on eut recours, et bientôt Pascal passa, non seulement pour posséder le pouvoir de se transporter d'un bout à l'autre de l'île en un instant, pour avoir le don de l'invisibilité, mais encore, et c'était la plus incontestée de ses facultés, attendu que de celle-ci la veste qu'on avait entre les mains faisait foi, pour être invulnérable.
Toutes les tentatives infructueuses faites contre Pascal, et dont on attribua la mauvaise réussite à des ressources surhumaines employées par le bandit, inspirèrent une telle terreur aux autorités napolitaines, qu'elles commencèrent à laisser Pascal Bruno à peu près tranquille. De son côté, le bandit, se sentant à l'aise, en devint plus audacieux encore ; il allait prier dans les églises, non pas solitairement et à des heures où il ne pouvait être vu que de Dieu, mais en plein jour et pendant la messe ; il descendait aux fêtes des villages, dansait avec les plus jolies paysannes, et enlevait tous les prix du fusil aux plus adroits ; enfin, chose incroyable, il s'en allait au spectacle, tantôt à Messine, tantôt à Palerme, sous un déguisement il est vrai ; mais chaque fois qu'il avait fait une escapade de ce genre, il avait le soin de la faire savoir d'une façon quelconque au chef de la police ou au commandant de la place. Bref, on s'était peu à peu habitué à tolérer Pascal Bruno comme une autorité de fait, sinon de droit.
Sur ces entrefaites, les événements politiques forcèrent le roi Ferdinand d'abandonner sa capitale et de se réfugier en Sicile : on comprend que l'arrivée du maître, et surtout la présence des Anglais, devaient rendre l'autorité un peu plus sévère ; cependant, comme on voulait éviter, autant que possible, une collision avec Pascal Bruno, auquel on supposait toujours des forces considérables cachées dans la montagne, on lui offrit de prendre du service dans les troupes de Sa Majesté avec le grade de capitaine, ou bien encore d'organiser sa bande en corps francs, et de faire avec eux une guerre de partisans aux Français. Mais Pascal répondit qu'il n'avait d'autre bande que ses quatre chiens corses, et que, quant à ce qui était de faire la guerre aux Français, il leur porterait bien plutôt secours, attendu qu'ils venaient pour rendre la liberté à la Sicile comme ils l'avaient rendue à Naples, et que, par conséquent, Sa Majesté, à laquelle il souhaitait toute sorte de bonheur, n'avait que faire de compter sur lui.
L'affaire devenait plus grave par cet exposé de principes ; Bruno grandissait de toute la hauteur de son refus : c'était encore un chef de bande, mais il pouvait changer ce nom contre celui de chef de parti. On résolut de ne pas lui en laisser le temps.
Le gouverneur de Messine fit enlever les juges de Bauso, de Saponara, de Calvaruso, de Rometa et de Spadafora, et les fit conduire à la citadelle. Là, après les avoir fait enfermer tous les cinq dans le même cachot, il prit la peine de leur faire une visite en personne pour leur annoncer qu'ils demeureraient ses prisonniers tant qu'ils ne se rachèteraient pas en livrant Pascal Bruno. Les juges jetèrent les hauts cris, et demandèrent au gouverneur comment il voulait que du fond de leur prison ils accomplissent ce qu'ils n'avaient pu faire lorsqu'ils étaient en liberté. Mais le gouverneur leur répondit que cela ne le regardait point, que c'était à eux de maintenir la tranquillité dans leurs villages comme il la maintenait, lui, à Messine ; qu'il n'allait pas leur demander conseil, à eux, quand il avait quelque sédition à réprimer, et que par conséquent il n'avait pas de conseil à leur offrir quand ils avaient un bandit à prendre.
Les juges virent bien qu'il n'y avait pas moyen de plaisanter avec un homme doué d'une pareille logique ; chacun d'eux écrivit à sa famille, ils parvinrent à réunir une somme de 250 onces 4 000 francs à peu près ; puis, cette somme réunie, ils prièrent le gouverneur de leur accorder l'honneur d'une seconde visite.
Le gouverneur ne se fit pas attendre. Les juges lui dirent alors qu'ils croyaient avoir trouvé un moyen de prendre Bruno, mais qu'il fallait pour cela qu'on leur permit de communiquer avec un certain Placido Tommaselli, intime ami de Pascal Bruno. Le gouverneur répondit que c'était la chose la plus facile, et que le lendemain l'individu demandé serait à Messine.
Ce qu'avaient prévu les juges arriva : moyennant la somme de 250 onces, qui fut remise à l'instant même à Tommaselli, et somme pareille qui lui fut promise pour le lendemain de l'arrestation, il s'engagea à livrer Pascal Bruno.
L'approche des Français avait fait prendre des mesures extrêmement sévères dans l'intérieur de l'île : toute la Sicile était sous les armes comme au temps de Jean de Procida ; des milices avaient été organisées dans tous les villages, et les milices, armées et approvisionnées de munitions, se tenaient prêtes à marcher d'un jour à l'autre.
Un soir, les milices de Calvaruso, de Saponara et de Rometta reçurent l'ordre de se rendre vers minuit entre le cap Blanc et la plage de San- Giacomo. Comme le rendez-vous indiqué était au bord de la mer, chacun crut que c'était pour s'opposer au débarquement des Français. Or, comme peu de Siciliens partageaient les bons sentiments de Pascal Bruno à notre égard, toute la milice accourut pleine d'ardeur au rendez-vous. Là, les chefs félicitèrent leurs hommes sur l'exactitude qu'ils avaient montrée, et leur faisant tourner le dos à la mer, ils les séparèrent en trois troupes, leur recommandèrent le silence, et commencèrent à s'avancer vers la montagne, une troupe passant à travers le village de Bauso, et les deux autres troupes le longeant de chaque côté. Par cette manoeuvre toute simple, la petite forteresse de Castel-Novo se trouvait entièrement enveloppée. Alors les milices comprirent seulement dans quel but on les avait rassemblées : prévenus du motif, la plupart de ceux qui composaient la troupe ne seraient pas venus ; mais une fois qu'ils y étaient, la honte de faire autrement que les autres les retint : chacun fit donc assez bonne contenance.
On voyait les fenêtres du château de Castel-Novo ardemment illuminées, et il était évident que ceux qui l'habitaient étaient en fête ; en effet, Pascal Bruno avait invité trois ou quatre de ses amis, au nombre desquels était Tommaselli, et leur donnait un souper.
Tout à coup, au milieu de ce souper, la chienne favorite de Pascal, qui était couchée à ses pieds, se leva avec inquiétude, alla vers une fenêtre, se dressa sur ses pattes de derrière, et hurla tristement. Presque aussitôt les trois chiens qui étaient attachés dans la cour répondirent par des aboiements furieux. Il n'y avait point à s'y tromper, un péril quelconque menaçait.
Pascal jeta un regard scrutateur sur ses convives : quatre d'entre eux paraissaient fort inquiets ; le cinquième seul, qui était Placido Tommaselli, affectait une grande tranquillité. Un sourire imperceptible passa sur les lèvres de Pascal.
- Je crois que nous sommes trahis, dit-il.
- Et par qui trahis ? s'écria Placido.
- Je n'en sais rien, reprit Bruno, mais je crois que nous le sommes.
Et à ces mots il se leva, marcha droit à la fenêtre et l'ouvrit.
Au même instant un feu de peloton se fit entendre, sept ou huit balles entrèrent dans la chambre, et deux ou trois carreaux de la fenêtre brisés aux côtés et au-dessus de la tête de Pascal tombèrent en morceaux autour de lui. Quant à lui, comme si le hasard eût pris à tâche d'accréditer les bruits étranges qui s'étaient répandus sur son compte, pas une seule balle ne le toucha.
- Je vous l'avais bien dit, reprit tranquillement Bruno en se retournant vers ses convives, qu'il y avait quelque Judas parmi nous.
- Aux armes ! aux armes ! crièrent les quatre convives, qui avaient d'abord paru inquiets, et qui étaient des affiliés de Pascal ; aux armes !
- Aux armes ! et pour quoi faire ? s'écria Placido ; pour nous faire tuer tous ? Mieux vaut nous rendre.
- Voilà le traître, dit Pascal en dirigeant le bout de son pistolet sur Tommaselli.
- A mort ! à mort, Placido ! crièrent les convives en s'élançant sur lui pour le poignarder avec les couteaux qui se trouvaient sur la table.
- Arrêtez, dit Bruno.
Et prenant Placido, pâle et tremblant, par le bras, il descendit avec lui dans une cave située juste au-dessous de la chambre où la table était dressée, et lui montrant, à la lueur de la lampe qu'il tenait de l'autre main, trois tonneaux de poudre, communiquant les uns aux autres par une mèche commune, laquelle, grimpant le long du mur communiquait à travers le plafond avec la chambre du souper :
- Maintenant, dit Bruno, va trouver le chef de la troupe, et dis-lui que s'il essaie de me prendre d'assaut, je me fais sauter, moi et tous ses hommes. Tu me connais, tu sais que je ne menace pas inutilement ; va, et dis ce que tu as vu.
Et il ramena Tommaselli dans la cour.
- Mais par où vais-je sortir ? demanda celui-ci, qui voyait toutes les portes barricadées.
- Voici une échelle, dit Bruno.
- Mais ils croiront que je veux me sauver, et ils tireront sur moi, s'écria Tommaselli.
- Dame ; ceci, c'est ton affaire, dit Bruno ; que diable ! quand on fait le commerce, on ne spécule pas toujours à coup sûr.
- Mais j'aime mieux rester ici, dit Tommaselli.
Pascal, sans répondre une seule parole, tira un pistolet de sa ceinture, d'une main le dirigea sur Tommaselli, et de l'autre lui montra l'échelle.
Tommaselli comprit qu'il n'y avait rien à répliquer, et commença son ascension, tandis que Bruno détachait ses trois chiens corses.
Le traître ne s'était pas trompé ; à peine eut-il passé la muraille de la moitié du corps, que quinze ou vingt coups de fusil partirent, et qu'une balle lui traversa le bras.
Tommaselli voulut se rejeter dans la cour, mais Bruno était derrière lui le pistolet à la main.
- Parlementaire ! cria Tommaselli, parlementaire ! je suis Tommaselli ; ne tirez pas, ne tirez pas.
- Ne tirez pas, c'est un ami, dit une voix qu'à son accent de commandement on n'eut pas de peine à reconnaître pour celle d'un chef.
Il prit alors à Pascal Bruno une terrible envie de lâcher dans les reins du traître le coup de pistolet dont il l'avait déjà trois fois menacé, mais il réfléchit que mieux valait lui laisser accomplir la commission dont il l'avait chargé que d'en tirer une vengeance inutile. Au reste, Tommaselli, qui avait jugé qu'il n'y avait pas pour lui de temps à perdre, sans se donner la peine de tirer l'échelle de l'autre côté du mur, venait de sauter du haut en bas.
Pascal Bruno entendit le bruit de ses pas qui s'éloignaient, et remontant aussitôt vers ses compagnons :
- Maintenant, dit-il, nous pouvons combattre tranquillement, il n'y a plus de traîtres parmi nous.
En effet, dix minutes après, le combat commença. Grâce à l'avis donné par Tommaselli, les miliciens n'osaient risquer un assaut, dans la crainte qu'ainsi que l'avait dit Bruno, il ne les fît tous sauter avec lui ; on se borna donc à une guerre de fusillade : c'était ce que désirait le bandit, qui ainsi gagnait du temps, et qui, grâce à son adresse et à celle de ses compagnons, espérait obtenir une capitulation honorable.
Tous les avantages de la position étaient pour Bruno. Abrités par les murailles, lui et ses compagnons tiraient à coup sûr, tandis que les miliciens essuyaient le feu à découvert : aussi chaque balle portait-elle ; et quoiqu'ils répondissent par des feux de peloton à des coups isolés, une vingtaine d'hommes des leurs étaient déjà couchés sur le carreau, que pas un des quatre assiégés n'avait encore reçu une seule égratignure.
Vers les onze heures du matin, un des miliciens attacha son mouchoir à la baguette de son fusil, et fit signe qu'il avait des propositions à faire. Pascal se mit aussitôt à une fenêtre et lui cria d'approcher.
Le milicien approcha : il venait proposer, au nom des chefs assiégeants, à la garnison de se rendre. Pascal demanda quelles étaient les conditions imposées : c'étaient la potence pour lui et les galères pour ses quatre compagnons : il y avait déjà amélioration dans la situation des choses, puisque, s'ils avaient été pris sans capitulation, ils ne pouvaient manquer d'être pendus tous les cinq. Cependant la proposition ne parut pas assez avantageuse à Pascal Bruno pour être reçue avec enthousiasme, et il renvoya le parlementaire avec un refus.
Le combat recommença et dura jusqu'à cinq heures du soir. A cinq heures du soir, les miliciens comptaient plus de soixante des leurs hors de service, tandis que Pascal Bruno et un de ses compagnons étaient encore sains et saufs, et que les deux autres n'avaient encore reçu que de légères blessures.
Cependant les munitions diminuaient : non pas en poudre, il y en avait pour soutenir un siège de trois mois ; mais les balles commençaient à s'épuiser. Un des assiégés ramassa toutes celles qui avaient pénétré par les fenêtres dans l'intérieur de l'appartement, et, tandis que les trois autres continuaient de répondre au feu de la milice, il les refondit au calibre des carabines de ses compagnons.
Le même parlementaire se représenta : il venait proposer les galères à temps au lieu des galères à vie, et proposait, séance tenante, de débattre le chiffre. Quant à Pascal Bruno, son sort était fixé, et aucune transaction, comme on le comprend bien, ne pouvait l'adoucir.
Pascal Bruno répondit que c'était déjà mieux que la première fois, et que si l'on voulait promettre liberté à ses compagnons, il y aurait peut-être moyen de s'entendre.
Le parlementaire regagna les rangs des miliciens et la fusillade recommença.
La nuit fut fatale aux assiégeants. Pascal, qui voyait ses munitions s'épuiser, ne tirait qu'à coup sûr et recommandait à ses compagnons d'en faire autant. Les miliciens perdirent encore une vingtaine d'hommes. Plusieurs fois les chefs avaient voulu les faire monter à l'assaut ; mais la perspective qui les attendait dans ce cas, et que leur avait énergiquement dépeinte Tommaselli, les maintint toujours à distance, et ni promesses ni menaces ne parvinrent à les décider à cet acte de courage, qu'ils appelaient, eux, un acte de folie.
Enfin, le matin, vers six heures, le parlementaire reparut une troisième fois : il offrait grâce entière, complète, irrévocable, aux quatre compagnons de Pascal Bruno ; quant à lui, il n'y avait rien de changé à son avenir : c'était toujours la potence.
Les compagnons de Pascal voulaient tirer sur le parlementaire, mais Pascal les arrêta d'un geste impérieux.
- J'accepte, dit-il.
- Que fais-tu ? s'écrièrent les autres.
- Je vous sauve la vie, dit Bruno.
- Mais toi ? reprirent les autres.
- Moi, dit Bruno en riant, ne savez-vous point que je me transporte où je veux, que je me fais invisible à ma volonté, et que je suis toujours invulnérable ? Moi, je sortirai de prison, et dans quinze jours je vous aurai rejoints dans la montagne.
- Parole d'honneur ? demandèrent les compagnons de Bruno.
- Parole d'honneur ! répondit celui-ci.
- Alors c'est autre chose, dirent-ils, fais comme tu voudras.
Bruno reparut à la fenêtre.
- Ainsi, tu acceptes ? lui demanda le parlementaire.
- Oui, mais à une condition.
- Laquelle ?
- C'est qu'un de vos chefs me servira d'otage ici même, et que je ne le relâcherai que lorsque je verrai mes quatre amis parfaitement libres dans la campagne.
- Puisque tu as la parole des chefs, dit le parlementaire.
- C'est sur une parole semblable que mes six oncles ont été envoyés aux galères ; ne vous étonnez pas de ce que je prends mes précautions.
- Mais... dit le parlementaire.
- Mais, interrompit Bruno, c'est à prendre ou à laisser.
Le parlementaire retourna vers les assiégeants.
Aussitôt les chefs se formèrent en conseil : une délibération eut lieu ; cette délibération eut pour résultat que les trois capitaines de milice tireraient au sort, et que celui que le sort désignerait se constituerait l'otage de Bruno.
Les trois billets furent mis dans un chapeau ; deux de ces billets étaient blancs, le troisième était noirci intérieurement avec de la poudre. Le billet noir était le billet perdant.
Les Siciliens sont braves, j'ai déjà eu occasion de le dire, et je le répète : le capitaine auquel tomba le billet noir donna une poignée de main à ses camarades, déposa à terre son fusil et sa giberne, et, prenant à son tour la baguette de fusil ornée du mouchoir blanc pour ne laisser aucune doute sur sa mission pacifique, il s'achemina vers la porte du château qui s'ouvrit devant lui. Derrière la porte il trouva Bruno et ses quatre compagnons.
- Eh bien ! dit l'otage, acceptes-tu les conditions proposées ? Tu vois que nous les acceptons, et que nous comptons les tenir, puisque me voilà.
- Et moi aussi je les accepte, et je les tiendrai, dit Bruno.
- Et vos quatre compagnons libres, vous vous rendrez à moi ?
- A vous, et pas à un autre.
- Sans conditions nouvelles ?
- A une seule.
- Laquelle ?
- C'est que j'irai à pied à Messine ou à Palerme, soit qu'on veuille me prendre dans l'une ou dans l'autre de ces deux villes ; et qu'on ne me liera ni les jambes, ni les bras.
- Accordé.
- A merveille.
Pascal Bruno se retourna vers ses quatre amis, les embrassa les uns après les autres, et, en les embrassant, leur donna à chacun rendez-vous à quinze jours, de là, dans la montagne ; car, sans cette promesse peut-être, ces braves gens n'eussent-ils pas voulu le quitter. Puis, saisissant l'otage par le poignet pour qu'il n'essayât point de s'échapper, il le fit monter avec lui dans la chambre dont les fenêtres donnaient sur la montagne.
Bientôt les quatre compagnons de Bruno parurent : selon la promesse faite, ils sortaient armés et parfaitement libres. Les rangs des miliciens s'ouvrirent devant eux, et ils franchirent sans empêchement le cordon vivant qui enfermait la petite forteresse ; puis ils continuèrent à s'avancer vers la montagne. Bientôt ils s'enfoncèrent dans un petit bois d'oliviers qui s'étendait entre le château et la première colline de la chaîne des monts Pelore ; puis ils reparurent gravissant cette colline, puis enfin ils arrivèrent à son sommet.Là, tous quatre, les bras enlacés, se retournèrent vers Pascal, qui les avait suivis d'un long regard, et lui firent un signe avec leurs chapeaux. Pascal répondit à ce signe avec son mouchoir. Ce dernier adieu échangé, tous quatre prirent leur course et disparurent de l'autre côté de la colline.
Alors Pascal lâcha le bras de son otage, qu'il avait fortement serré jusque-là, et se retournant vers lui :
- Tenez, lui dit-il, vous êtes un brave ; j'aime mieux que ce soit vous qui héritiez de moi que la justice. Voici ma bourse, prenez-la ; il y a dedans trois cent quinze onces. Maintenant je suis à vos ordres.
Le capitaine ne se fit pas prier ; il mit la bourse dans sa poche, et demanda à Pascal s'il n'avait pas quelque dernière recommandation à lui faire.
- Non, dit Pascal, sinon que je voudrais que mes quatre pauvres chiens fussent bien placés. Ce sont de bonnes et nobles bêtes, qui rendront en services à leur maître bien au-delà du pain qu'elles lui mangeront.
- Je m'en charge, dit le capitaine.
- Eh bien ! voilà tout, répondit Pascal. Ah, quant à ma chienne Lionna, je désire qu'elle reste avec moi jusqu'au moment de ma mort ; c'est ma favorite.
- C'est convenu, répondit le capitaine.
- Voilà. Il n'y a plus rien, que je sache, continua Pascal Bruno avec la plus grande tranquillité. – Maintenant, marchons.
Et montrant le chemin au capitaine, qui ne pouvait s'empêcher d'admirer ce froid et tranquille courage, il descendit le premier ; le capitaine le suivit, et tous deux arrivèrent, au milieu du plus profond silence, au premier rang des miliciens.
- Me voilà, dit Pascal. Maintenant, où allons-nous ?
- A Messine, dirent les trois capitaines.
- A Messine, soit, reprit Bruno. Marchons donc.
Et il prit la route de Messine entre deux haies de miliciens, tenant le milieu de la route avec ses quatre chiens corses qui suivaient la tête basse, et comme s'ils eussent deviné que leur maître était prisonnier.
Comme on le comprend bien, son procès ne fut pas long. Lui-même alla au- devant de l'interrogatoire en racontant toute sa vie. Il fut condamné à être pendu.
La veille de l'exécution, un ordre arriva de transporter le condamné à Palerme. Gemma, la fille du comte de Castel-Novo qui avait été tué par le père de Bruno, était fort bien en cour ; et, comme elle désirait assister à l'exécution, elle avait obtenu que Pascal fût pendu à Palerme.
Comme il était indifférent à Pascal d'être pendu à un endroit ou à un autre, il ne fit aucune réclamation.
Le condamné fut conduit en poste, escorté d'une escouade de gendarmerie, et en deux jours il fut arrivé à sa destination. L'exécution fut fixée au lendemain, qui était un mardi, et l'on donna congé aux collèges et aux tribunaux, afin que chacun pût assister à cette solennité.
Le soir, le prêtre entra dans la prison et trouva Bruno très pâle et très faible. Il ne s'en confessa pas moins d'une voix calme et ferme : seulement, à la fin de la confession, il avoua qu'il venait de s'empoisonner, et qu'il commençait à sentir les atteintes du poison. C'est ce qui causait cette pâleur et cette faiblesse dont le prêtre s'était étonné dans un homme comme lui.
Le prêtre dit à Bruno qu'il était prêt à lui donner l'absolution de tous ses crimes, mais non de son suicide. Pour que ses crimes lui fussent remis, il fallait l'expiation de la honte. Il avait voulu échapper par orgueil à cette expiation. C'était un tort aux yeux du Seigneur.
Bruno frémit à l'idée de mourir sans absolution. Cet homme, auquel aucune puissance humaine n'eût pu faire baisser les yeux, tremblait comme un enfant devant la damnation éternelle.
Il demanda au prêtre ce qu'il fallait faire, et dit qu'il le ferait. Le prêtre appela aussitôt le geôlier, et lui ordonna d'aller chercher un médecin, et de le prévenir qu'il eût à prendre avec lui les contrepoisons les plus efficaces.
Le médecin accourut. Les contrepoisons, administrés à temps, eurent leur effet. A minuit, Pascal Bruno était hors de danger ; à minuit et demi, il recevait l'absolution.
Le lendemain, à huit heures du matin, il sortit de l'église de Saint-François- de-Sales, où il avait passé la nuit en chapelle ardente, pour se rendre à la place de la Marine, où l'exécution devait avoir lieu. La marche était accompagnée de tous les accessoires terribles des exécutions italiennes : Pascal Bruno était lié sur un âne marchant à reculons, précédé du bourreau et de son aide, suivi de la confrérie de pénitents qui portaient la bière où il devait reposer dans l'éternité, et accompagné d'hommes revêtus de longues robes trouées aux yeux seulement ; tenant à la main une tirelire qu'ils agitaient comme une sonnette, et qu'ils présentaient pour recevoir l'aumône des fidèles, destinée à faire dire des messes pour le condamné.
L'encombrement était tel dans la rue del Cassero, que le condamné devait longer dans toute son étendue, que plus d'une fois le cortège fut forcé de s'arrêter. A chaque fois, Pascal étendait son regard calme sur toute cette foule qui, sentant que ce n'était pas un homme ordinaire qui allait mourir, le suivait avec une curiosité croissante, mais pieuse, et sans qu'aucune insulte fût proférée contre le condamné ; au contraire, beaucoup de récits circulaient dans la foule, traits de courage ou de bonté attribués à Pascal, et dont les uns exaltaient les hommes, tandis que les autres attendrissaient les femmes.
A la place des Quatre-Cantons, comme le cortège subissait une de ces haltes nombreuses que lui imposait l'encombrement des rues, quatre nouveaux moines vinrent se joindre au cortège de pénitents qui suivaient immédiatement Pascal. Un de ces moines leva son capuchon, et Pascal reconnut un des braves qui avaient soutenu le siège avec lui ; il comprit aussitôt que les trois autres moines étaient ses trois autres compagnons, et qu'ils étaient venus là dans l'intention de le sauver.
Alors Pascal demanda à parler à celui des moines avec lequel il avait échangé un signe de reconnaissance, et le moine s'approcha de lui.
- Nous venons pour te sauver, dit le moine.
- Non, dit Pascal, vous venez pour me perdre.
- Comment cela ?
- Je me suis rendu sans restriction aucune, je me suis rendu sur la promesse qu'on vous laisserait la vie, et on vous l'a laissée. Je suis aussi honnête homme qu'eux : ils ont tenu leur parole, je tiendrai la mienne.
- Mais..., reprit le moine, essayant de convaincre le condamné.
- Silence, dit Pascal, ou je vous fais arrêter.
Le moine reprit son rang sans mot dire ; puis, lorsque le cortège se fut remis en marche, il échangea quelques paroles avec ses compagnons, et à la première rue transversale qui se présenta, ils quittèrent la file et disparurent.
On arriva sur la place de la Marine : les balcons étaient chargés des plus belles femmes et des plus riches seigneurs de Palerme. L'un d'eux surtout, placé juste en face du gibet, était, comme aux jours de fêtes, tendu d'une draperie de brocart ; c'était celui qui était réservé à la comtesse Gemma de Castel-Novo.
Arrivé au pied de la potence, le bourreau descendit de cheval et planta sur la poutre transversale le drapeau rouge, signal de l'exécution : aussitôt on délia Pascal, qui sauta à terre, monta de lui-même et à reculons l'échelle fatale, présenta son cou pour qu'on y passât le lacet, et, sans attendre que le bourreau le poussât, s'élança lui-même de l'échelle.
Toute la foule jeta un cri simultané ; mais si puissant que fût ce cri, celui que poussa le condamné le domina de telle sorte, que chacun en conçut cette idée, que ce cri était celui que jetait le diable en lui sortant du corps ; si bien qu'il y eut dans la foule une terreur telle, que les assistants se ruèrent les uns sur les autres, et que dans la bagarre l'oncle de notre capitaine, qui était chef de milice, perdit, comme nous le raconta celui-ci, ses boucles d'argent et sa cartouchière.
Le corps de Bruno fut remis aux pénitents blancs, qui se chargèrent de l'ensevelir ; mais comme ils l'avaient rapporté au couvent où ils s'occupaient de ce pieux office, le bourreau se présenta et vint réclamer la tête. Les pénitents voulurent d'abord défendre l'intégralité du cadavre, mais le bourreau tira de sa poche un ordre du ministre de la justice qui décrétait que la tête de Pascal Bruno serait, pour servir d'exemple, exposée dans une cage de fer, le long des murailles du château baronial de Bauso.
Ceux qui désireront de plus amples renseignements sur cet illustre bandit, pourront recourir au roman que j'ai publié sur lui en 1837 ou 1838, je crois ; ceci étant son histoire pure et simple, telle que me l'a racontée, et telle que je l'ai encore signée de sa main dans mon album, Son Excellence don Cesare Alletto, notaire à Calvaruso.

Chapitre précédent | Chapitre suivant

© Société des Amis d'Alexandre Dumas
1998-2010
Haut de page
Page précédente