Le Capitaine Aréna Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
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La sorcière de Palma.

Le même jour, à quatre heures du soir, nous sortîmes du port. Le temps était magnifique, l'air limpide, la mer à peine ridée. Nous nous retrouvions à peu près à la même hauteur de laquelle nous avions découvert en venant, six semaines auparavant, les côtes de la Sicile avec cette différence, que nous laissions Stromboli derrière nous, au lieu de l'avoir à notre gauche. De nouveau, nous apercevions à la même distance, mais sous un aspect différent, les montagnes bleues de la Calabre et les côtes capricieusement découpées de la Sicile, qui dominaient le cône de l'Etna, qui depuis notre ascension s'était couvert d'un large manteau de neige. Enfin, nous venions de visiter tout cet archipel fabuleux que Stromboli éclaire comme un phare. Cependant, habitués que nous étions déjà à tous ces magnifiques horizons, à peine jetions-nous sur eux, maintenant, un oeil distrait. Quant à nos matelots, la Sicile, comme on le sait, était leur terre natale, et ils passaient indifférents et insoucieux au milieu des plus riches aspects de ces mers que depuis leur enfance ils avaient sillonnées dans tous les sens. Jadin, assis à côté du pilote, faisait un croquis de Strombolino, fragment détaché de Stromboli par le même cataclysme peut-être qui détacha la Sicile de l'Italie, et qui achève de s'éteindre dans la mer ; tandis que, debout et appuyé sur la couverture de la cabine, je consultais une carte géographique, cherchant quelle route je pouvais prendre pour revenir à travers les montagnes de Reggio à Cosenza. Au milieu de mon examen, je levai la tête et je m'aperçus que nous étions à la hauteur du cap Blanc ; puis, reportant mes yeux de la terre sur la carte ; je vis indiqué, comme éloigné de deux lieues à peine de ce promontoire, le petit bourg de Bauso. Ce nom éveilla aussitôt un souvenir confus dans mon esprit. Je me rappelai que dans nos bavardages du soir, pendant une de ces belles nuits étoilées que nous passions quelquefois tout entières couchés sur le pont, on avait raconté quelque histoire où se trouvait mêlé le nom de ce pays. Ne voulant pas laisser échapper cette occasion de grossir ma collection de légendes, j'appelai le capitaine.
Le capitaine fit aussitôt un signe pour imposer silence à l'équipage, qui, selon son habitude, chantait en choeur ; ôta son bonnet phrygien, et s'avança vers moi avec cette expression de bonne humeur qui faisait le fond de sa physionomie.
- Votre Excellence m'a appelé ? me dit-il.
- Oui, capitaine.
- Je suis à vos ordres.
- Capitaine, ne m'avez-vous point, un jour ou une nuit, je ne sais plus quand, raconté quelque chose, comme une histoire, où il était question du village de Bauso ?
- Une histoire de bandit ?
- Oui, je crois.
- Ce n'est pas moi, Excellence ; c'est Pietro.
Et se retournant, il appela Pietro. Pietro accourut, battit un entrechat, malgré l'état déplorable où les cendres de Stromboli avaient mis ses jambes, et resta devant nous immobile et la main à son front comme un soldat qui salue et avec une gravité pleine de comique.
- Votre Excellence m'appelle ? demanda-t-il.
Au même instant tout l'équipage, pensant qu'il s'agissait d'une représentation chorégraphique, s'approcha de nous, et je me trouvai former le point central d'un demi-cercle qui embrassait toute la largeur du speronare. Quant à Jadin, comme il avait fini son croquis, il poussa son album dans une des onze poches de sa veste de panne, battit le briquet, alluma sa pipe, monta sur le bastingage, se retenant de chaque main à un cordage, afin, autant que possible, d'être sûr de ne point tomber à la mer, et commença à suivre des yeux chaque bouffée qu'il expectorait avec l'attention grave d'un homme qui tient à acquérir des notions exactes sur la direction du vent. Au même instant, Philippe, le ménétrier de la troupe, qui, pour le moment, était occupé à peler des pommes de terre dans l'entrepont, passa la tête par une écoutille et, faisant trêve pour un instant à ses travaux culinaires, se mit à siffler l'air de la tarentelle.
- Il n'est pas question de danse pour le moment, dit le capitaine à Pietro ; c'est, Sa Seigneurie qui se rappelle que tu lui as parlé de Bauso.
- Oh ! reprit Pietro, oui, oui ; à propos de Pascal Bruno, n'est-ce pas ? un brave bandit. Je me le rappelle bien. Je l'ai vu quand je n'étais pas plus grand que le gamin du capitaine.
- Blagueur ! dit Jadin en laissant tomber l'accusation de toute sa hauteur et de tout son poids, entre deux bouffées de fumée.
- Comment ! qu'est-ce qu'il dit ? que c'est pas vrai, votre ami : demandez plutôt au capitaine Aréna.
- C'est vrai, dit le capitaine.
- Est-ce que vous ne pourriez pas nous raconter son histoire ?
- Oh ! son histoire, elle est longue.
- Tant mieux, répondis-je.
- C'est que je ne la connais pas bien, dit Pietro en se grattant l'oreille, et puis, comme je suis prévenu que tout ce que je vous dis sera imprimé un jour dans les livres, je ne voudrais pas vous conter de menteries, voyez- vous. Nunzio, Nunzio ! A l'appel de Pietro, nous nous tournâmes vers le point où nous savions que devait être celui qu'il appelait, et nous vîmes en effet sa tête apparaître de l'autre côté de la cabine.
- Nunzio, lui dis-je, vous qui savez tout, savez-vous l'histoire de Pascal Bruno ?
- Quant à ce qui est de tout savoir, dit le pilote avec le ton de gravité qui ne l'abandonnait jamais, il n'y a guère que Dieu qui, sans amour-propre, puisse se vanter d'en savoir si long, sans l'avoir appris. Mais, relativement à Pascal Bruno, je n'en sais pas grand-chose, si ce n'est qu'il est né à Calvaruso et qu'il est mort à Palerme.
- En ce cas, pilote, j'en sais encore plus que vous, dit Pietro.
- C'est possible, dit Nunzio en disparaissant graduellement derrière la cabine.
- Mais quel moyen y aurait-il donc, continuai-je en insistant, de se procurer des détails exacts sur cet homme ? en connaissez-vous quelques uns, vous, capitaine ?
- Non, ma foi ! tout ce que je sais, c'est qu'il était enchanté.
- Comment, enchanté ?
- Oui, oui ; il avait fait un pacte pour un temps avec le diable, de sorte que ni balles ni poignards ne pouvaient le tuer.
- Farceur de capitaine ! dit Jadin en crachant dans la mer.
- Comment, repris-je répondant à la chose avec le même sérieux qu'elle avait été dite, vous croyez qu'on peut faire un pacte ?
- Je n'en ai jamais fait pour mon compte, répondit le capitaine ; mais voilà Pietro qui en a fait un.
- Comment, Pietro ! vous avez vendu votre âme ?
- Oh, que non pas ! le diable en avait bonne envie, dit Pietro ; mais le fils de ma mère est aussi fin que lui. Imaginez-vous ; j'avais dix-huit ans, j'étais ambitieux comme tout. Je voulais pêcher plus de poisson que n'en pêchaient mes camarades ; j'ai été pêcheur avant d'être matelot : donc, j'allai trouver une vieille sorcière, une stryge de Taormine ; elle me dit que je n'avais qu'à lui donner la moitié du poisson que je prendrais, et qu'elle me préparerait tous les soirs mes appâts. C'était dit. Ca dura un an. Pendant cette année-là j'en ai pris, du poisson, quatre fois plein ce bâtiment-ci, voyez-vous. Au bout de l'année, je lui dis : Va toujours, hein ! la mère.
- Oui, qu'elle me dit ; mais cette année je veux t'enrichir. L'année passée tu n'as pêché que du poisson, cette année-ci je veux te faire pêcher du corail.
- Non, mère, que je lui répondis ; j'ai un de mes camarades qui a été coupé en deux par un chien de mer, et je ne me sens pas de vocation pour ça.
- Eh bien ! dit la vieille, tu me signeras un papier, et je te donnerai un onguent avec lequel tu te frotteras, et les chiens de mer ne pourront rien sur toi.
- Bon, bon, je lui ai dit ; je connais votre drogue, en voilà assez, n'en parlons plus. Je pris mon bonnet, je courus chez le curé, je lui fis chanter une messe, et tout fut dit. Le lendemain, le surlendemain, je suis retourné à la pêche ; bonsoir, pas un rouget. Alors, quand j'ai vu que ça ne mordait pas, je me suis fait marinier. Voilà quinze ans que je le suis. Et, comme vous le voyez, ça ne m'a pas mal profité puisque j'ai l'honneur d'être au service de Votre Seigneurie.
- Vil flatteur ! dit Jadin en lui donnant un coup de pied d'amitié dans le dos.
- Eh bien, capitaine ! pour en revenir à Pascal Bruno ; il paraît qu'il avait été moins scrupuleux que Pietro, lui.
- Oui, répondit gravement le capitaine ; et la preuve, c'est que, quand on l'a pendu à Palerme, le diable a jeté un si grand cri en lui sortant du corps, que mon père, qui, en sa qualité de capitaine de milice, assistait à l'exécution, s'est sauvé à la tête de sa compagnie, et que dans la bousculade on lui a volé sa giberne et les boucles d'argent de ses souliers. Ca, voyez-vous, par exemple, je peux vous le certifier, car il me l'a bien raconté cent fois.
- Ecoutez, dit Pietro, qui, pendant le couplet du capitaine, paraissait avoir profondément réfléchi, voulez-vous des renseignements sûrs et certains ?
- Mais sans doute, puisqu'il y a une heure que j'en demande.
- Eh bien ! attendez. Nunzio, quand serons-nous à Messine ?
- Ce soir, deux heures après l'Ave-Maria.
- C'est cela, vers les neuf heures, voyez-vous. Eh bien ! nous serons donc ce soir à Messine sur les neuf heures. 0a c'est l'Evangile, puisque le vieux l'a dit. Vous n'irez pas coucher à terre cette nuit vu qu'il sera trop tard pour que le capitaine fasse viser sa patente ; mais demain, au point du jour, vous pourrez descendre, prendre une voiture, et comme il n'y a que huit lieues de Messine à Bauso, vous y serez en trois heures.
- Pardieu ! fis-je en l'interrompant, vous avez là une merveilleuse idée, mais je crois que j'en ai encore une meilleure.
- Et laquelle ?
- N'allons pas à Messine, et allons directement au cap Blanc ; c'est à peu près la même distance, et le vent est favorable. Hé bien ! qu'avez-vous donc ?
Cette question était motivée par l'effet que ma proposition venait de produire sur l'équipage. Pietro et ses camarades, si gais il n'y avait qu'un instant, se regardaient avec une sorte d'épouvante. Philippe était rentré dans l'entrepont comme si le diable l'eût tiré par les pieds ; le capitaine était devenu pâle comme un mort.
- Nous irons au cap Blanc si Votre Excellence l'exige, dit-il d'une voix altérée ; nous sommes ici pour obéir à ses ordres ; mais si la chose lui était égale, au lieu d'aller au cap Blanc, nous irions, comme nous en étions convenus d'abord à Messine ; nous lui en serions tous on ne peut plus reconnaissants. N'est-ce pas, les autres ?
Tous les matelots firent silencieusement un signe de tête approbatif.
- Puis-je au moins savoir le motif de votre répugnance ? demandai-je.
- Pietro vous contera cela : il y était, lui.
- Eh bien ! mes enfants, allons à Messine.
Le capitaine me prit la main et me la baisa. Pietro respira comme si on lui eût enlevé le Stromboli de dessus la poitrine, et le reste de l'équipage parut aussi joyeux que si j'avais donné dix piastres de gratification à chaque homme. On rompit aussitôt les rangs, et chacun retourna à son poste, à l'exception de Pietro, qui s'assit sur une barrique.
- En ce cas, dit Jadin en sautant du bastingage sur le pont, je ne vois plus aucun motif de ne pas faire frire des pommes de terre.
Et comme il comprenait assez médiocrement le patois sicilien, il descendit à la cuisine pendant que, pour ne pas perdre un mot de l'intéressant récit qui m'attendait, j'allai m'asseoir près de Pietro.
- Voyez-vous, me dit Pietro, il y a onze ans de cela ; nous étions en 1824. Le capitaine Aréna, pas celui-ci, son oncle, venait de se marier ; c'était un beau jeune homme de vingt-deux ans, qui avait un petit bâtiment à lui avec lequel il faisait le commerce tout le long des côtes. Il avait épousé une fille du village della Pace ; vous le connaissez bien, c'est le pays qui est entre Messine et le Phare, et dont nous sommes quasi tous. Nous avions fait une noce enragée pendant trois jours, et le quatrième, qui était un dimanche, nous étions allés au lac de Pantana. C'était le jour de la procession de Saint- Nicolas, procession à laquelle vous avez assisté cette année, et ce jour-là c'est grande fête. On descend sa chaise comme vous le savez ; on tire des feux d'artifice, des coups de fusil, et l'on danse. Antonio donnait le bras à sa femme, lorsqu'il sent qu'on le coudoie et qu'il entend prononcer son nom. Il se retourna c'était une femme couverte d'un voile de taffetas noir, comme vous avez pu voir que les Siciliennes en portent, mais pour sortir dans les rues et non pour aller aux fêtes. Il croit qu'il s'est trompé, il continue sa route. C'est bien. Cinq minutes après, même répétition ; on le coudoie de nouveau et on répète son nom. Cette fois-là il était bien sûr de son fait mais comme il était avec sa femme, il ne fait encore signe de rien. Enfin ça recommence une troisième fois. Oh ! pour le coup il perd patience. Tiens, Pietro, qu'il me dit, reste auprès de ma femme ; je vois là-bas quelqu'un à qui il faut que je parle. Je ne me le fais pas dire deux fois ; je prends la menotte de la mariée, je la passe sous mon bras, et me voilà fier comme un paon de promener la femme de mon capitaine. Quant à lui, il était filé.
Tout en marchant, nous arrivons auprès d'un ménétrier qui jouait la tarentelle sur sa guitare. Quand j'entends ce diable d'air, vous savez, je n'y peux tenir ; faut que je saute. Je propose la petite contredanse à la femme du capitaine : nous nous mettons en face l'un de l'autre, et allez. Au bout de cinq minutes, on faisait cercle autour de nous. Tout à coup, parmi ceux qui nous regardent, j'aperçois le capitaine Antonio, mais si pâle, si pâle, que je crus, ma parole d'honneur, que c'était son ombre. J'en perds la mesure, et je tombe d'aplomb les deux talons sur les pieds du pilote. Ah ! je lui dis, je vous demande excuse, Nunzio, c'est une crampe qui me prend. Dansez donc un instant à ma place. Il est très complaisant, tel que vous le voyez, le pilote, et si dur au mal, que c'est un boeuf pour la constance. Il se mit à danser sur un pied ; je lui avais écrasé l'autre. Pendant ce temps, je fais un signe au capitaine ; il vient à moi.
- Eh bien ! lui dis-je, qu'est-ce qu'il y a donc ?
- Je l'ai revue.
- Qui ?
- Giulia.
- La jolie sorcière ?
- Oui.
- Que vous a-t-elle dit ?
- Rien ; des folies.
- Est-ce qu'elle vous aime toujours ?
- Je ne sais ; mais j'ai eu tort de la suivre. Où est ma femme ?
- Ne la voyez-vous pas ? elle danse la tarentelle avec Nunzio.
- Ah ! oui, c'est vrai. Crois-tu que ce qu'on raconte d'elle soit vrai ?
- De votre femme ?
- Non, de Giulia. Crois-tu qu'elle soit sorcière ?
- Dame ! on dit qu'à Palma elles sont toutes des stryges. Le capitaine se passa la main sur le front. Il suait à grosses gouttes. Dans ce moment la tarentelle finissait. Sa femme vint reprendre son bras. Antonio lui proposa de revenir à sa maison. Elle ne demandait pas mieux : une nouvelle mariée, vous comprenez, ça ne hait pas le tête-à-tête. Le capitaine me fit un signe qui signifiait : Pas un mot ! Je répondis par un autre signe qui voulait dire : 0a suffit. Et nous nous tournâmes le dos comme si nous ne nous étions jamais vus.
- Mais qu'est-ce que c'était que Giulia ? interrompis-je.
- Ah ! voilà. Vous saurez qu'il y avait un an, à la fête de Palma, où le capitaine Aréna Antonio, toujours l'oncle du nôtre...
- Je comprends bien.
- Etait allé malgré nous ; il prit parti pour une jeune fille qu'un matelot calabrais insultait : ça commença par des mots et ça finit par un coup de couteau que reçut le capitaine, mais un mauvais coup : trois pouces de fer. Heureusement c'était du côté droit ; si ça avait été aussi bien du côté gauche le coeur était percé. On l'avait donc porté chez une vieille femme, et on avait fait venir le médecin, un brave médecin. Oh ! oh ! s'il était dans une grande ville il ferait sa fortune ; mais à Palma il n'y a pas assez de malades ; de sorte qu'il est obligé de faire un peu de tout.
Il ferre les chevaux, il donne à boire, il...
- Parfaitement, je suis fixé.
- Il vit le capitaine, il l'examina, il fourra le doigt dans la plaie. Il n'y a rien à faire, dit-il ; tous les médecins de Catanzaro et de Cosenza seraient là, qu'ils n'y feraient ni chaud ni froid ; c'est un homme perdu ; tournez-lui le nez du côté du mur, et qu'il meure tranquille. Ce sont les gens qui étaient là qui ont répété depuis ses propres paroles au capitaine. Il n'entendait rien du tout, lui ; il était sans connaissance, et pourtant il souffrait, comme un damné. Ce qui fut dit fut fait : on alluma un cierge près de son lit, et la vieille se mit à dire son rosaire dans un coin : on le croyait mort.
Sur la mi-nuit, voilà que le capitaine, qui avait toujours les yeux fermés, sent quelque chose comme du mieux. Il respirait quoi ! il lui semblait, il m'a raconté ça vingt fois, pauvre capitaine ! il lui semblait qu'on lui ôtait la cathédrale de Messine de dessus la poitrine. Ca lui faisait du bien et puis du bien, tant qu'il ouvrit les yeux et qu'il crut qu'il rêvait. La vieille s'était endormie dans un coin en marmottant ses prières ; et à la lueur du cierge qui veillait, il vit une jeune fille penchée sur lui ; elle avait la bouche appuyée contre sa poitrine et elle suçait sa plaie. Comme la fenêtre était ouverte et qu'il voyait un beau ciel étoilé, il crut que c'était un ange qui était descendu d'en haut. Alors il ne dit rien et la laissa faire, car il avait peur, s'il parlait, que la jeune fille ne disparût. Au bout d'un instant, elle détacha sa bouche de la plaie, prit dans un petit mortier une poignée d'herbes pilées et en pressa le suc sur la blessure, après quoi elle plia son mouchoir en quatre et le lui posa sur la plaie en guise d'appareil ; enfin, voyant qu'il ne bougeait pas, elle approcha sa figure de la sienne, comme pour sentir s'il respirait. C'est alors seulement que le capitaine reconnut la jeune fille pour laquelle il s'était battu ; il voulut parler, mais elle lui mit la main sur la bouche et, portant le doigt à ses lèvres, elle lui indiqua qu'il fallait qu'il gardât le silence puis, se retirant sans bruit, comme si elle glissait sur la terre au lieu de marcher, elle ouvrit la porte et disparut. Le capitaine, oh ! il me l'a dit, et ce n'était pas un menteur, crut que c'était un rêve, il mit la main sur sa blessure pour voir si elle était véritable, il sentit le mouchoir mouillé ; il lui sembla alors qu'en le pressant contre sa poitrine il éprouvait du soulagement, et c'était vrai, à ce qu'il paraît, puisqu'il s'endormit d'un sommeil si tranquille qu'il se réveilla le lendemain dans la même position et la main toujours au même endroit.
A peine avait-il ouvert les yeux, que le médecin entra.
- Eh bien ! la mère, dit-il, notre malade est-il mort ?
- Ma foi ! je ne sais pas, dit la vieille ; seulement je sais qu'il n'a pas souffert.
Le capitaine fit un mouvement dans son lit.
- Ah ! le voilà qui remue, dit le médecin ; eh bien ! je vous en réponds, le gaillard a la vie dure ! A ces mots, il s'approcha du lit, le blessé se retourna de son côté.
- Diable ! dit le médecin, nous avons bon oeil, ce me semble ?
- Oui, docteur, dit le capitaine, ça ne va pas mal, et, si ce n'était que je ne sais ce que j'ai fait de mes jambes, je pourrais marcher.
- Ah ! fit le docteur, c'est la fièvre qui se soutient... Voyons un peu cela.
Le capitaine lui tendit le bras, le docteur lui tâta le pouls.
- Pas de fièvre, dit-il ; qu'est-ce que cela veut dire ? voyons la blessure.
Le capitaine retira sa main qu'il avait constamment tenue sur sa poitrine, le médecin souleva le linge, la blessure était ouverte encore, mais dans le meilleur état possible. Alors il vit qu'il s'était trompé et que le malade en reviendrait. Il envoya aussitôt chercher des drogues, prépara un emplâtre et le lui appliqua sur le cou, en lui disant de se tenir tranquille et que tout irait bien. Deux heures après, le capitaine avait une fièvre de cheval ; il souffrait tant qu'un autre en aurait jeté des cris ; mais, comme il était né courageux, il se mordait les poings en disant : C'est pour ton bien, Antonio, il faut souffrir pour guérir, mon bon ami ; ça t'apprendra à te mêler des choses qui ne te regardent pas ; puis il disait ses prières pour ne pas jurer. 0a alla comme ça toujours en augmentant jusqu'à la nuit ; enfin écrasé de fatigue, il s'endormit.
A minuit à peu près, car vous pensez bien qu'il n'avait pas songé à remonter sa montre, il sentit une douleur si vive qu'il se réveilla : c'était la jeune fille de l'autre nuit qui était revenue et qui arrachait l'appareil du docteur. Elle lui fit signe, comme la veille, de se taire ; elle tira de sa poitrine un petit flacon, et laissa tomber sur sa plaie quelques gouttes d'une liqueur verdâtre. 0a lui éteignit le feu qu'il avait dans la poitrine, puis, comme la veille, elle prit des herbes pilées, mais cette fois elle les lui mit sur la blessure, les y assujettit avec une bande, et, comme il étendait les bras vers elle, elle lui fit encore signe de ne pas s'agiter, et disparut ainsi que la première fois. Le capitaine se sentait rafraîchi comme si on l'avait mis dans un bain de lait. Plus de douleur, plus de fièvre, rien que la maudite faiblesse. Enfin il se rendormit.
Il n'était pas encore réveillé le lendemain, quand le docteur lui fit sa visite. Au bruit de ses pas, il ouvrit les yeux.
- De mieux en mieux, dit le médecin ; bon oeil ; tirez la langue, bonne langue ; donnez la main, bon pouls ; voyons la blessure.
- Ah ! dit le capitaine en levant la compresse d'herbes et la bande qui la retenait, l'appareil s'est dérangé pendant la nuit.
- N'importe, voyons toujours.
La blessure allait à merveille, elle était presque fermée.
Le docteur proposa un second emplâtre pareil à l'autre, et chargea la vieille de l'appliquer sur le côté du malade. Mais à peine eut-il le dos tourné, que le capitaine, qui se rappelait ce qu'il avait souffert la veille, jeta le diable d'emplâtre par la fenêtre, remit sur sa blessure les herbes, toutes sèches qu'elles étaient, et, comme il se sentait bien, il demanda à prendre un bouillon ; mais la vieille lui dit que c'était chose défendue. Il n'y avait pas à dire, il fallait s'en priver ; il passa par tout ce qu'on voulut, et, comme ça allait de mieux en mieux, le soir il dit à la vieille qu'elle pouvait se coucher, qu'il n'avait plus à faire de personne, qu'elle laissât seulement la lampe allumée, et que s'il avait besoin d'elle il l'appellerait. La vieille ne demandait pas mieux, elle fit ce que désirait le capitaine, et elle le laissa seul.
Cette fois, au lieu de s'endormir, il demeura les yeux ouverts et fixés sur la porte. A minuit elle s'ouvrit comme d'habitude, et la jeune fille s'avança vers lui.
- Vous ne dormez pas ? dit-elle au capitaine.
- Non, je vous attends.
- Et comment vous trouvez-vous ?
- Oh ! bien, toute la journée et encore mieux maintenant.
- Votre blessure ?
- Voyez, elle est fermée.
- Oui.
- Grâce à vous, car c'est vous qui m'avez sauvé.
- C'était bien le moins que je vous soignasse ; c'était pour moi que vous aviez été blessé : grâce à Dieu, vous êtes guéri.
- Si bien guéri, répondit le capitaine, qui ne perdait pas de vue son bouillon, que je meurs de faim, je vous l'avouerai.
La jeune fille sourit, tira le flacon de la veille, seulement cette fois la liqueur qu'il contenait était rouge comme du vin ; elle le vida dans une petite tasse qu'elle prit sur la cheminée, et la présenta au capitaine.
Quoique ce ne fût pas cela qu'il demandait, il la prit tout de même, y goûta d'abord du bout des lèvres, mais, sentant que c'était doux comme du miel, il l'avala d'une seule gorgée. Si peu de chose que ce fût, ça lui endormit l'estomac ; c'est unique : à peine la valeur d'un petit verre de rosolio ! Ce n'était pas tout, bientôt il sentit une bonne chaleur qui lui courait par tout le corps, il se croyait dans le paradis. Pauvre capitaine ! il regardait la jeune fille, il lui parlait sans savoir ce qu'il disait ; enfin, sentant que ses yeux se fermaient, il lui prit la main et s'endormit.
- N'était ce point la même liqueur, demandai-je, que, dans une occasion semblable, l'aubergiste Matteo donna à Gatano Sferra ?
- Juste la même. Il a habité ces pays-là, le vieux, et il a connu la pauvre fille, qui lui a donné sa recette ; il faut croire, au reste, que c'est une boisson enchantée, car le capitaine fit des rêves d'or : il croyait être à la pêche du corail du côté de Panthellerie, et il en pêchait des branches magnifiques ; il en avait plein son bâtiment, il ne savait plus où en mettre : enfin il fallait bien se décider à aller le vendre. Il partait pour Naples, et il avait un petit vent de demoiselle qui le poussait par derrière comme avec la main. En arrivant dans le port, ses cordages étaient en soie, ses voiles en taffetas rose, et son bâtiment en bois d'acajou. Le roi et la reine, qui étaient prévenus de son arrivée, l'attendaient et lui faisaient signe de la main. Enfin, il descendait à terre, on l'amenait au palais, et là on lui faisait boire du lacrymachristi dans des verres taillés, et manger du macaroni dans des soupières d'argent ; c'était un rêve enfin : on lui achetait son corail plus cher qu'il ne voulait le vendre, et il revenait riche, richissime, et toute la nuit, il n'y a pas à dire, toute la nuit comme ça.
- Il avait pris de l'opium ? interrompis-je.
- C'est possible. Si bien que le lendemain, lorsqu'on le réveilla, il se croyait le grand Turc. Mais quand la vieille entra, il vit bien qu'il se trompait ; il se rappela qu'il était tout bonnement le capitaine Antonio Aréna, qu'il avait été blessé, et que ce qu'il prenait pour du vin du Vésuve et du macaroni, était tout bonnement quatre gouttes d'une liqueur rouge qu'une jeune fille lui avait versée dans la tasse qui était encore sur la chaise auprès de son lit : mais il ne dit pas un mot de la chose, il demanda seulement à se lever, on lui mit un fauteuil à côté de sa croisée, il prit un bâton, et, ma foi ! tant bien que mal il marcha : c'était crâne, tout de même, trois jours après avoir reçu un coup de couteau pareil ; enfin il avait l'air d'un président quand le docteur entra : il n'en revenait pas, pauvre cher homme ! c'était la plus belle cure qu'il eût faite de sa vie. Il s'assit auprès de son malade.
- Eh bien ! capitaine, lui dit-il, il paraît que ça va de mieux en mieux ?
- Vous voyez, docteur, parfaitement.
- Oh ! il n'y a pas besoin de vous tâter le pouls, ni de vous regarder la langue : il n'y a plus que patience à avoir, et les forces reviendront. Mais quand elles seront revenues, si j'ai un conseil à vous donner, c'est de ne plus vous battre pour toutes les sorcières que vous rencontrerez, parce qu'il y en a quelques-unes en Calabre, voyez-vous.
- Qu'est-ce que vous dites ?
- Je dis que celle pour laquelle vous avez reçu le coup de couteau dont ma science vient de vous guérir, ne valait pas la vie qu'elle a failli vous coûter.
- Comment ?
- Vous ne la connaissez pas ?
- Non.
- Eh bien, c'est Giulia.
- Giulia ! c'est son nom ? après ?
- Eh bien après... c'est le nom d'une sorcière, voilà tout.
- Elle ! elle est sorcière ! – Le capitaine pâlit. – Puis, comme il n'était pas convaincu encore :
- Sorcière, reprit-il : docteur, en êtes-vous bien sûr ?
- Sûr comme de mon existence ; c'est une fille sans père ni mère d'abord. Puis, voyez-vous, elle a été élevée par un vieux berger, un jeteur de sorts, un empoisonneur enfin.
- Mais ce n'est pas une raison pour que cette pauvre fille...
- Cette pauvre fille est un stryge, vous dis-je ; moi, je l'ai rencontrée dans les champs, la nuit, en temps de pleine lune, cherchant les herbes et les plantes avec lesquelles elle fait les maléfices. Quand il arrive un malheur sur la montagne ou sur la plage, qu'un marinier se noie ou qu'un homme reçoit un coup de couteau, elle va les trouver la nuit ; elle les fait revenir avec des paroles magiques ; elle leur donne des breuvages composés avec des plantes inconnues, et quand les malades sont près de guérir, elle leur fait signer un pacte.
- Eh bien ! qu'avez-vous donc, capitaine, vous devenez blanc comme un linge.
- Une sueur ! oh ! oh ! c'est de la faiblesse. Voyez-vous, vous vous êtes levé trop tôt. C'est égal, cela ira bien demain, je viendrai vous voir.
- Docteur, dit le capitaine, je voudrais régler mon compte avec vous.
- Bah ! ce n'est pas pressé, répondit le docteur.
- Si fait, si fait.
- Eh bien ! mais vous savez d'où je vous ai tiré : vous me donnerez ce que vous voudrez, ce que vous croyez que ça mérite ; je ne fais jamais de prix, moi.
- Un ducat par visite, est-ce bien, docteur ?
- Va pour un ducat par visite.
Le capitaine lui donna trois ducats, et le docteur sortit.
Un quart d'heure après nous arrivâmes, à trois mariniers de l'équipage du capitaine. Nunzio, mon pauvre frère et moi, nous avions appris l'accident le jour même, et nous avions sauté dans notre barque. Oh ! une petite barque soignée, allez, qui filait comme une hirondelle, et nous avions fait la traversée della Pace à Palma, il y a neuf grandes lieues, il faut vous dire, en trois heures et demie, pas une minute avec ; c'est bien aller, cela, hein !
- Très bien ; mais il me semble que vous vous écartez de votre récit, mon cher Pietro.
- C'est juste. Ah ! dit le capitaine en nous apercevant, soyez les bienvenus. Pauvre capitaine ! nous lui baisions les mains comme du pain. Voyez-vous, on nous avait dit qu'il était mort, et nous le retrouvions non seulement vivant, mais encore levé et avec une bonne mine ; c'est-à-dire que nous ne nous tenions pas de joie.
- Ce n'est pas tout cela, mes enfants, qu'il nous dit ; vous êtes venus avec la barque.
- Oui.
- Eh bien ! il faut la tenir prête pour repartir tous ensemble cette nuit.
- Cette nuit ?
- Chut !
- Capitaine, vous n'y pensez pas, blessé comme vous êtes.
- Il le faut, je vous dis ; pas de raisons, pas de propos, pas d'observations ; quand je vous dis qu'il faut partir c'est qu'il faut partir.
- Mais si le vent est mauvais ?
- Nous irons à la rame, et ça quand je devrais m'y mettre moi-même.
- Vous, capitaine, allons donc ; c'est bon pour vous amuser, quand vous vous portez bien et qu'il y a bonace ; mais quand vous êtes blessé, ça serait beau.
- Ainsi, c'est convenu.
- Convenu.
- Faites venir du vin, et du meilleur ; c'est moi qui paie.
Nous fîmes venir du petit vin de Calabre et des marrons ; voyez-vous, quand vous y passez, en Calabre, n'oubliez pas cela ; car il n'y a que cela de bon dans le pays, le muscat, et les châtaignes. Quant aux hommes, de véritables brigands, qui ont trahi Joachim, et qui l'ont fusillé après.
- Mais il me semble, repris-je, que vous en voulez beaucoup aux Calabrais.
- Oh ! entre eux et nous c'est une guerre à mort ; je vous en raconterai sur eux, soyez tranquille ; mais pour le moment revenons au capitaine ; il prit plein un dé à coudre de vin ; ça lui fit un bien infini. Il sentait ses forces revenir, que c'était une bénédiction ; enfin, à huit heures, nous le quittâmes pour aller tout préparer. A onze heures nous étions revenus : il s'impatientait beaucoup, le capitaine : il était levé et prêt à partir.
- Ah ! dit-il, j'avais peur que vous ne tardassiez jusqu'à minuit, – filons.
- Sans rien dire à personne ?
- J'ai payé le médecin, et voilà deux piastres pour la vieille.
- Vous faites les choses grandement, capitaine.
- Pourvu qu'il me reste en arrivant à la Pace deux carlins pour faire dire une messe, c'est tout ce qu'il me faut. En route.
- Oh ! avec votre permission, capitaine, vous ne marcherez pas, nous vous porterons.
- Comme vous voudrez ; mais partons.
Nunzio le prit sur son dos comme on prend un enfant, et, attendu que nous n'étions pas à plus de cent pas de l'endroit où nous avions amarré le canot, en dix minutes nous fûmes arrivés. Au moment où nous posions le capitaine dans la barque, nous vîmes une figure blanche se lever lentement sur un des rochers du rivage ; elle nous regarda un instant, puis elle nous sembla glisser le long de la grande pierre, et elle vint vers nous. Pendant ce temps nous poussions la péniche à la mer, ce qui lui donna le temps de s'approcher ; elle n'était plus qu'à quinze pas à peine, lorsque le capitaine l'aperçut.
- La barque est-elle à flot ? s'écria-t-il en se soulevant, et d'une voix aussi forte que s'il était plein de santé.
- Oui, capitaine, répondîmes-nous tous ensemble.
- Eh bien ! à la rame, mes amis, et au large, vivement au large !
La femme poussa un cri : nous nous retournâmes.
- Qu'est-ce que cette femme ? demanda Nunzio.
- Une sorcière, répondit le capitaine en faisant le signe de la croix.
Le canot bondit sur la mer, emporté comme s'il avait des ailes ; quant à la pauvre créature que nous laissions en arrière, nous la vîmes s'affaisser sur le sable, et elle y resta étendue comme si elle était morte.
Quant au capitaine, il était retombé évanoui au fond de la barque.

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