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A neuf heures nous prîmes congé avec une profonde reconnaissance de la locanda del Riposo d'Alarico ; je ne sais si c'était par comparaison que nous en étions devenus si fanatiques, mais il semblait que, malgré les tremblements de terre, auxquels au reste, comme on l'a vu, nous n'avions pris personnellement aucune part, c'était l'endroit de la terre où nous avions trouvé le plus complet repos. Peut-être aussi, au moment de quitter la Calabre, nous rattachions-nous, malgré tout ce que nous y avions souffert, à ces hommes si curieux à étudier dans leur rudesse primitive, et à cette terre si pittoresque à voir dans ses bouleversements éternels. Quoi qu'il en soit, ce ne fut pas sans un vif regret que nous nous éloignâmes de cette bonne ville si hospitalière au milieu de son malheur ; et deux fois, après l'avoir perdue de vue, nous revînmes sur nos pas pour lui dire un dernier adieu.
A une lieue de Cosenza à peu près nous quittâmes la grande route pour nous jeter dans un sentier qui traversait la montagne. Le paysage était d'une âpreté terrible, mais en même temps d'un caractère plein de grandeur et de pittoresque. La teinte rougeâtre des roches, leur forme élancée qui leur donnait l'apparence de clochers de granit, les charmantes forêts de châtaigniers que de temps en temps nous rencontrions sur notre route, un soleil pur et riant qui succédait aux orages et aux inondations des jours précédents, tout concourait à nous faire paraître le chemin un des plus heureusement accidentés que nous eussions faits.
Joignez à cela le récit de notre guide, qui nous raconta à cet endroit même une histoire que j'ai déjà publiée sous le titre des Enfants de la Madone et qu'on retrouvera dans les Souvenirs d'Antony ; la vue de deux croix élevées à l'endroit où, l'année précédente, et trois mois auparavant, deux voyageurs avaient été assassinés, et l'on aura une idée de la rapidité avec laquelle s'écoulèrent les trois heures que dura notre course.
En arrivant sur le versant occidental des montagnes, nous nous trouvâmes de nouveau en face de cette magnifique mer Tyrrhénienne tout étincelante comme un miroir, et au milieu de laquelle nous voyions s'élever comme un phare cet éternel Stromboli que nous n'arrivions jamais à perdre de vue, et que, malgré son air tranquille et la façon toute paternelle avec laquelle il poussait sa fumée, je soupçonnai d'être pour quelque chose, avec son aïeul l'Etna et son ami le Vésuve, dans tous les tremblements que la Calabre venait d'éprouver : peut-être me trompais-je, mais il a tant fait des siennes dans ce genre, qu'il porte les fruits de sa mauvaise réputation.
A nos pieds était San-Lucido, et dans son port, pareil à un de ces petits navires que les enfants font flotter sur le bassin des Tuileries, nous voyions se balancer notre élégant et gracieux speronare qui nous attendait.
Une heure après nous étions à bord.
C'était toujours un moment de bien-être suprême quand, après une certaine absence, nous nous retrouvions sur le pont au milieu des braves gens qui composaient notre équipage, et que du pont nous passions dans notre petite cabine si propre, et par conséquent si différente des localités siciliennes et calabraises que nous venions de visiter. Il n'y avait pas jusqu'à Milord qui ne fît une fête désordonnée à son ami Pietro, et qui ne lui racontât, par les gémissements les plus variés et les plus expressifs, toutes les tribulations qu'il avait éprouvées.
Au bout de dix minutes que nous fûmes à bord nous levâmes l'ancre. Le vent, qui venait du sud-est, était excellent aussi : à peine eûmes-nous ouvert nos voiles, qu'il emporta notre speronare comme un oiseau de mer.
Alors toute la journée nous rasâmes les côtes, suivant des yeux la Calabre dans toutes les gracieuses sinuosités de ses rivages, et dans tous les âpres accidents de ses montagnes. Nous passâmes successivement en revue Cetraro, Belvedere, Diamante, Scalea et le golfe de Policastro ; enfin, vers le soir, nous nous trouvâmes à la hauteur du cap Palinure. Nous recommandâmes à Nunzio de faire meilleure garde que le pilote d'Enée, afin de ne pas tomber comme lui à la mer avec son gouvernail, et nous nous endormîmes sur la foi des étoiles.
Le lendemain, nous nous éveillâmes à la hauteur du cap Licosa, et en vue des ruines de Pestum.
Il était convenu d'avance avec le capitaine que nous prendrions terre une heure ou deux près de ces magnifiques débris ; mais au moment de débarquer, nous éprouvâmes une double difficulté : la première en ce que l'on nous prit pour des cholériques qui apportaient la peste des Grandes- Indes la seconde en ce qu'on nous soupçonna d'être des contrebandiers chargés de cigares de Corse. Ces deux difficultés furent levées par l'inspection de nos passeports visés de Cosenza, et par l'exhibition d'une piastre frappée à Naples, et nous pûmes enfin débarquer sur le rivage où Auguste, au dire de Suétone, était débarqué deux mille ans avant nous pour visiter ces fameux temples grecs qui, de son temps déjà, passaient pour des antiquités.
Un hémistiche de Virgile a illustré Pestum, comme un vers de Properce a flétri Baïa. Il n'est point de voyageur qui, à l'aspect de cette grande plaine si chaudement exposée aux rayons du soleil ; qui, à la vue de ces beaux temples à la teinte dorée, ne réclame ces champs de roses qui fleurissaient deux fois l'année, et qui n'ouvre les lèvres pour respirer cet air si tiède qui déflorait les jeunes filles avant l'âge de leur puberté. Le voyageur est trompé dans sa double attente : le Biferique rosaria Poesti n'est plus qu'un marais infect et fiévreux, couvert de grandes herbes, dans lequel, au lieu d'une double moisson de roses, on fait une double récolte de poires et de cerises. Quant à l'air antivirginal qu'on y respirait, il n'y a plus de jeunes filles à déflorer : car je n'admets pas que les trois ou quatre bipèdes qui habitent la métairie attenante aux temples, aient un sexe quelconque et appartiennent même à l'espèce humaine.
Et cependant, ce petit espace, embrassant huit ou dix milles de circonférence au plus, était autrefois le paradis des poètes, car ce n'est pas Virgile seul qui en parle ; c'est Properce qui, au lever de l'aurore a visité ces beaux champs de roses ; c'est Ovide qui y conduit Myscèle fils d'Alémon, et qui lui fait voir Leucosie, et les plaines tièdes et embaumées de Pestum ; c'est Martial qui compare les lèvres de sa maîtresse à la fleur qu'ont déjà illustrée ses prédécesseurs ; enfin c'est, quinze cents ans plus tard, Le Tasse, qui conduit au siège de la ville sainte le peuple adroit qui est né sur le sol où abondent les roses vermeilles, et où les ondes merveilleuses du Silaro pétrifient les branches et les feuilles qui tombent dans son lit.
Voici ce que nous raconte Hérodote, l'historien poète :
« C'était sous le règne d'Atys. Il y avait une grande famine en Lydie, royaume puissant de l'Asie Mineure. Les Lydiens résolurent de se diviser en deux partis, et chaque parti prit pour chef un des deux fils du roi. Ces deux fils s'appelaient, l'aîné Lydus, et le cadet Tyrrhénus.
Cette division opérée, les deux chefs tirèrent au sort à qui resterait dans les champs paternels, à qui irait chercher d'autres foyers. Le sort de l'exil tomba sur Tyrrhénus, qui partit avec la portion du peuple qui s'était attachée à son sort, et qui aborda avec elle sur les côtes de l'Ombrie, qui devinrent alors les côtes tyrrhéniennes. »

Ce furent les fondateurs de Possidonia, l'aïeule de Pestum.
Aussi les temples de l'ancienne ville de Neptune font-ils le désespoir des archéologues, qui ne savent à quel ordre connu rattacher leur architecture : quelques-uns y voient une des antiques constructions chaldéennes dont parle la Bible, et les font contemporains des murs cyclopéens de la ville. Ces murs composés de pierres larges, lisses, oblongues, placées les unes au-dessus des autres, et jointes sans ciment, forment un parallélogramme de deux milles et demi de tour. Un débris de ces murs est encore debout ; et des quatre portes de Pestum, placées en angle droit, reste la porte de l'Est, à laquelle un bas- relief, représentant une sirène cueillant une rose, a fait donner le nom de porte de la Sirène ; c'est un arc de quarante-six pieds de haut construit en pierres massives.
Quant aux temples, qui sont au nombre de quatre, mais dont l'un est tellement détruit qu'il est inutile d'en parler, ils étaient consacrés l'un à Neptune et l'autre à Cérès ; quant au troisième, ne sachant à quel dieu en faire les honneurs, on l'a appelé la Basilique.
Le temple de Neptune est le plus grand ; on y montait par trois marches qui règnent tout à l'entour. Il est long de cent quatre-vingt-douze pieds : c'est non seulement le plus grand, comme nous l'avons dit, mais encore, selon toute probabilité, le plus ancien de tous. Comme il est construit de pierres provenant en grande partie du sédiment du Silaro, et que ce sédiment se compose de morceaux de bois et d'autres substances pétrifiés, il a l'air d'être bâti en liège, quoique la date à laquelle il remonte puisse faire honte au plus dur granit.
Le temple de Cérès est le plus petit des trois, mais aussi c'est le plus élégant. Sa forme est un carré long de cent pieds sur quarante ; il offre deux façades dont les six colonnes doriques soutiennent un entablement et un fronton. Chaque partie latérale, qui se compose de douze colonnes cannelées, supporte aussi un entablement, et repose sans base sur le pavé.
La Basilique, dont, comme je l'ai dit, on ignore la destination primitive, a cent soixante-cinq pieds de longueur sur soixante-onze de large ; elle offre deux façades dont chacune est ornée de neuf colonnes cannelées d'ordre dorique sans base, ses deux côtés présentent chacun seize colonnes de dix neuf pieds de hauteur, y compris le chapiteau.
Il existe bien encore aux environs quelque chose comme un théâtre et comme un amphithéâtre, mais le tout si ruiné, si inappréciable, et je dirai presque si invisible, que ce n'est pas la peine d'en parler.
Quelques jours avant notre arrivée, la foudre, jalouse sans doute de son indestructibilité, était tombée sur le temple de Cérès ; mais elle y avait à peu près perdu son temps : tout ce qu'elle avait pu faire était de marquer son passage sur son front de granit en emportant quelques pierres de l'angle le plus aigu du fronton ; encore l'homme s'était-il mis à l'instant même à l'oeuvre pour faire disparaître toute trace de la colère de Dieu, et l'éternelle Babel n'avait-elle plus, à l'époque où nous la visitâmes, qu'une cicatrice qu'on reconnaissait à l'interruption de cette belle couleur feuille-morte qui dorait le reste du bâtiment.
Des paysans nous vendirent des pétrifications de fleurs et de nids d'oiseaux dont ils font un grand commerce, et que le fleuve, qui a conservé son ancienne vertu leur fournit sans autre mise de fonds que celle de l'objet même qu'ils veulent convertir en pierre. Ce fleuve, qui contient une grande quantité de sel calcaire, s'appelait Silarus du temps des Romains, Silaro à l'époque du Tasse, et est appelé Sele aujourd'hui.
Il était décidé que partout où nous mettrions le pied, nous nous heurterions à quelque histoire de voleurs, sans jamais rencontrer les acteurs de ces formidables drames qui faisaient frémir ceux qui nous les racontaient. Un Anglais, nommé Hunt, se rendant avec sa femme de Salerne à Pestum, quelque temps avant la visite que nous y fîmes nous-mêmes, fut arrêté sur la route par des brigands qui lui demandèrent sa bourse. L'Anglais, voyant l'inutilité de faire aucune résistance, la leur donna ; et toutes choses, sauf cet emprunt forcé, allaient se passer amiablement, lorsque l'un des bandits aperçut une chaîne d'or au cou de l'Anglaise : il étendit la main pour la prendre ; l'Anglais prit ce geste de convoitise pour un geste de luxure, et repoussa violemment le bandit, lequel riposta à cette bourrade par un coup de pistolet qui blessa mortellement monsieur Hunt.
Satisfaits de cette vengeance, et craignant surtout sans doute que l'on ne vînt au bruit de l'arme à feu, les bandits se retirèrent sans faire aucun mal à mistress Hunt, que l'on retrouva évanouie sur le corps de son mari.
Il était trois heures à peu près lorsque nous primes congé des ruines de Pestum. Comme pour débarquer, nos marins furent obligés de nous prendre sur leurs épaules pour nous porter à la barque. Nous y étions arrivés Jadin et moi, à bon port, et il n'y avait plus que le capitaine à transporter, lorsque dans le transport le pied manqua à Pietro, qui tomba entraînant avec lui son camarade Giovanni et le capitaine par-dessus tout. Pour leur prouver qu'il avait été jusqu'au fond, le capitaine revint sur l'eau ayant dans chaque main une poignée de gravier qu'il leur jeta à la figure. Au reste, il était si bon garçon qu'il fut le premier à rire de cet accident, et à donner ainsi toute liberté à l'équipage, qui avait grande envie d'en faire autant.
Nous gouvernâmes sur Salerne, où nous devions coucher. J'avais jugé plus prudent de revenir de Salerne à Naples en prenant un calessino, que de rentrer sur notre speronare, qui devait naturellement attirer bien autrement les yeux que la petite voiture populaire à laquelle je comptais confier mon incognito. On n'oubliera pas que je voyageais sous le nom de Guichard, et qu'il était défendu à monsieur Alexandre Dumas, sous les peines les plus sévères, d'entrer dans le royaume de Naples, où il voyageait, au reste, fort tranquillement depuis trois mois.
Or, après avoir vu dans un si grand détail la Sicile et la Calabre, il eût été fort triste de n'arriver à Naples que pour recevoir l'ordre d'en sortir. C'est ce que je voulais éviter par l'humilité de mon entrée, humilité qu'il m'était impossible de conserver à bord de mon speronare, qui avait une petite tournure des plus coquettes et des plus aristocratiques. Je fis donc, comme on dit en termes de marine, mettre le cap sur Salerne, où nous arrivâmes vers les cinq heures. La patente et la visite des passeports nous prirent jusqu'à six heures et demie ; de sorte que, la nuit étant presque tombée il nous fut impossible de rien visiter le même soir. Comme nous voulions visiter à toute force Amalfi et l'église de la Cava, nous remîmes notre départ au surlendemain, en donnant pour le jour suivant rendez-vous à notre capitaine, qui devait nous retrouver à l'hôtel de la Vittoria, où nous étions descendus trois mois auparavant.
Salerne, comme la plupart des villes italiennes, vit sur son ancienne réputation. Son université, si florissante au douzième siècle, grâce à la science arabe qui s'y était réfugiée, n'est plus aujourd'hui qu'une espèce d'école destinée à l'étude des sciences exactes, et où quelques élèves en médecine apprennent tant bien que mal à tuer leur prochain. Quant à son port, bâti par Jean de Procida, ainsi que l'atteste une inscription que l'on retrouve dans la cathédrale, il pouvait être de quelque importance au temps de Robert Guiscard ou de Roger ; mais aujourd'hui celui de Naples l'absorbe tout entier, et à peine est-il cinq ou six fois l'an visité par quelques artistes qui, comme nous, viennent faire un pèlerinage à la tombe de Grégoire le Grand, ou par quelques patrons de barques génoises qui viennent acheter du macaroni.
C'est à l'église de San-Maetto qu'il faut chercher la tombe du seul pape qui ait à la fois mérité le double titre de grand et de saint. Après sa longue lutte avec les empereurs, l'apôtre du peuple vint se réfugier à Salerne, où il mourut en disant ces étranges paroles, qui, à douze cents ans de distance, font le pendant de celles de Brutus. J'ai aimé la justice, j'ai haï l'iniquité ; voilà pourquoi je meurs en exil : Dilexi justitiam, et odivi iniquitatem ; propterea mortor in exilio.
Une chapelle est consacrée à ce grand homme, dont la mémoire, à peu de chose près, est parvenue à détrôner saint Mathieu, et s'est emparée de toute l'église comme elle a fait du reste du monde. Il est représenté debout sur son tombeau, dernière allusion de l'artiste à l'inébranlable constance de ce Napoléon du pontificat.
A quelques pas de ce tombeau s'élève celui du cardinal Caraffa, qui, par un dernier trait d'indépendance religieuse, a voulu être enterré, mort, près de celui dont, vivant, il avait été le constant admirateur.
Au reste, l'église de Saint-Mathieu est plutôt un musée qu'une cathédrale. C'est là qu'on retrouve les colonnes et les bas-reliefs qui manquent aux temples de Pestum, et que Robert Guiscard arracha de sa main à l'antiquité pour en parer le moyen âge ; dépouilles de Jupiter, de Neptune et de Cérès, dont le vainqueur normand fit un trophée à l'historien et à l'apôtre du Christ.
Outre son dôme et son collège, Salerne possède six autres églises, une maison des orphelins, un théâtre, et deux foires ; ce qui en mars et en septembre, rend pendant quelques jours à la Salerne moderne l'existence galvanique de la Salerne d'autrefois.
Nous n'avions pas le temps d'aller jusqu'au monastère de la Trinité : mais nous voulions visiter au moins la petite église qui se trouve sur la route, et à laquelle se rattache une de ces poétiques traditions comme les souverains normands en écrivaient avec la pointe de leur épée. Un jour que Roger, premier fils de Tancrède et père de Roger II, qui fut roi de Sicile, montait au monastère de la Trinité avec le pape Grégoire VII, le pape, fatigué de la route, descendit de la mule qu'il montait, et s'assit sur un rocher. Alors Roger descendit à son tour de son cheval, et, tirant son épée, il traça une ligne circulaire autour de la pierre où se reposait le souverain pontife, puis, cette ligne tracée il dit : – Ici il y aura une église. L'église s'éleva à la parole du grand comte, comme on l'appelait et aujourd'hui, au-devant de l'autel du milieu du choeur, on voit encore sortir la pointe du rocher où s'assit Grégoire le Grand.
Voilà ce que faisait Roger le grand comte pour un pape exilé et fugitif : c'était alors l'ère puissante de l'Eglise. Cent ans plus tard Colonna souffletait Boniface VIII sur le trône pontifical.
En descendant de l'église nous retrouvâmes heureusement notre speronare dans le port de Salerne. Nous nous étions informés des moyens de nous rendre à Amalfi, et nous avions appris qu'une voiture, fût-ce même un calessino, ne pouvait nous conduire que jusqu'à la Cara, et qu'arrivés là il nous faudrait faire cinq à six milles à pied pour atteindre Amalfi, qui, communiquant habituellement par mer avec Salerne sa voisine de gauche, et Sorrente sa voisine de droite, a jugé de toute inutilité de s'occuper de la confection d'un chemin carrossable pour se rendre à l'une et à l'autre de ces deux villes, nous remontâmes donc à bord, et à la nuit tombante nous sortîmes du port de Salerne pour nous réveiller dans celui d'Amalfi.
Amalfi avec ses deux ou trois cents maisons éparses sur la rive, ses roches qui la dominent, et son château en ruines qui domine ses roches, est d'un charmant aspect pour le voyageur qui y arrive par mer ; elle se dessine alors en amphithéâtre et présente d'un seul coup d'oeil toutes ses beautés qui lui ont mérité d'être citée par Boccace comme une des plus délicieuses villes de l'Italie : c'est que du temps de Boccace Amalfi était presque une reine, tandis qu'aujourd'hui Amalfi est à peine une esclave. Il est vrai qu'elle a toujours ses bosquets de myrtes et ses massifs d'orangers ; il est vrai qu'après chaque pluie d'été elle retrouve ses belles cascades, mais ce sont là les dons de Dieu que les hommes n'ont pu lui ôter : tout le reste, grandeur, puissance, commerce, liberté, tout ce reste, elle l'a perdu, et il ne lui reste que le souvenir de ce qu'elle a été, c'est-à-dire ce que le ver du cercueil serait au cadavre, si le cadavre pouvait sentir que le ver le ronge.
En effet, peu de villes ont un passé comme celui d'Amalfi.
En 1135 on y trouve les Pandectes de Justinien.
En 1302 Flavio Gioja y invente la boussole.
Enfin, en 1622, Masaniello y voit le jour.
Ainsi, le principe de toute loi, la base de toute navigation, le germe de toute souveraineté populaire, prennent naissance dans ce petit coin du monde qui n'a plus aujourd'hui pour le consoler de toutes ses grandeurs passées que la réputation de faire le meilleur macaroni qui se pétrisse de Chambéry à Reggio, du mont Cenis au mont Etna.
Entre ses cascades est une fonderie où l'on fabrique le fer qui se tire de l'île d'Elbe, cet autre royaume déchu, qui ne subsistera dans l'histoire que pour avoir servi dix mois de piédestal à un géant.
C'est à Atrani, petit village situé à quelques centaines de pas d'Amalfi, que naquit Thomas Aniello, dont, par une abréviation familière au patois napolitain, on a fait Masaniello. Outre ce souvenir, auquel nous reviendrons, Atrani offre comme art un des monuments les plus curieux que présente l'Italie : ce sont les bas-reliefs en bronze des portes de l'église de San- Salvatore, et qui datent de 1087, époque où la république d'Amalfi était arrivée à son apogée. Ces portes, consacrées à saint Sébastien, furent commandées par Pantaleone Viaretta, Pour le rachat de son âme : pro mercede animae suae. Je m'informai, mais inutilement, du crime qui avait mis l'âme du seigneur Pantaleone en état de péché mortel, on l'avait oublié, en songeant sans doute que, quel qu'il fût, il était dignement racheté.
Si populaire que soit en France le nom de Masaniello, grâce au poème de Scribe, à la musique d'Auber et à la révolution de Belgique, on nous permettra, quand nous en serons là, de nous arrêter sur la place du Marché- Neuf à Naples, pour donner quelques détails, inconnus peut-être, sur ce héros des lazzaroni, roi pendant huit jours, insensé pendant quatre, massacré comme un chien, traîné aux gémonies comme un tyran, apothéosé comme un grand homme et révéré comme un saint.
Le château qui domine la ville, et dont nous avons déjà parlé, est un ancien fort romain des ruines duquel on embrasse un panorama admirable. Nous y étions vers les trois heures de l'après-midi, lorsque, au-dessous de nous, nous vîmes notre speronare qui appareillait, et qui bientôt s'éloigna du rivage pour aller nous attendre à Naples. Nous échangeâmes des signaux avec le capitaine, qui, voyant flotter des mouchoirs au haut de la vieille tour que nous avions gravie à grand-peine, pensa qu'il n'y avait que nous qui fussions assez niais pour risquer notre cou dans une pareille ascension, et qui nous répondit de confiance. Nous fûmes aussi remarqués par Pietro, qui se mit aussitôt à danser une tarentelle à notre honneur. C'était la première fois que nous le voyions se livrer à cet exercice depuis l'échec qu'il avait éprouvé à San-Giovanni, le soir du fameux tremblement de terre.
Au reste, par une de ces singularités inexplicables qui se représentent si souvent dans des cas pareils, quoique les sources de ce cataclysme fussent, selon toute probabilité, dans les foyers souterrains du Vésuve et de l'Etna, Reggio, voisine de l'une de ces montagnes, et Salerne, voisine de l'autre, n'avaient éprouvé qu'une légère secousse, tandis que, comme on l'a vu, Cosenza, située à moitié chemin de ces deux volcans, était à peu près ruinée.
Nous n'eûmes pas besoin de redescendre jusqu'à Amalfi pour trouver un guide : deux jeunes pâtres gardaient quelques chèvres au pied d'une église voisine du fort romain, l'un d'eux mit son petit troupeau sous la garde de l'autre, et, sans vouloir faire de prix, s'en rapportant à la générosité de Nos Excellences, se mit à trotter devant nous sur le chemin présumé de la Cava ; je dis présumé, car aucune trace n'existait d'abord d'une communication quelconque entre les deux pays ; enfin nous arrivâmes à un endroit où une espèce de sentier commençait à se dessiner imperceptiblement ; cette apparence de route était le chemin ; deux heures après nous étions dans la ville bien-aimée de Filangieri, qui y composa en grande partie son célèbre traité de la Science de la législation.
En récompense de sa peine, notre guide reçut la somme de cinq carlins ; à sa joie nous nous aperçûmes que notre générosité dépassait de beaucoup ses espérances : il nous avoua même que, de sa vie, il ne s'était vu possesseur d'une pareille somme ; et peu s'en fallut que la tête ne lui tournât comme à son compatriote Masaniello.
Le même soir nous fîmes prix avec le propriétaire d'un calessino, qui, moyennant une piastre, devait nous conduire le lendemain à Naples. Comme il y a une douzaine de lieues de la Cava à la capitale du royaume des Deux- Siciles, une des conditions du traité fut qu'à moitié chemin, c'est-à-dire à Torre dell'Annunziata, nous trouverions un cheval frais pour achever la route. Notre cocher nous jura ses grands dieux qu'il possédait justement à cet endroit une écurie où nous trouverions dix chevaux pour un, et, moyennant cette assurance, nous reçûmes ses arrhes.
Je ne sais pas si j'ai dit qu'en Italie, tout au contraire de la France, ce ne sont point les voyageurs mais les voituriers qui donnent des arrhes ; sans cela, soit caprice, soit paresse, soit marché meilleur qu'ils pourraient rencontrer, on ne serait jamais sûr qu'ils partîssent.
C'est ici peut-être l'occasion de dire quelques paroles de cette miraculeuse locomotive qu'on désigne, de Salerne à Gate, sous le nom de calessino, et que je ne crois pas que l'on retrouve dans aucun lieu du monde.
Le calessino a, selon toute probabilité, été destiné, par son inventeur, au transport d'une seule personne. C'est une espèce de tilbury peint de couleurs vives, et dont le siège a la forme d'une grande palette de soufflet à laquelle on ajouterait les deux bras d'un fauteuil. Quand le calessino touchait à son enfance, le propriétaire primitif s'asseyait entre ces deux bras, s'adossait à cette palette, et conduisait lui-même : voila du moins, ce que semblent m'indiquer les recherches profondes que j'ai faites sur les premiers temps du calessino.
Dans notre époque de civilisation perfectionnée, le calessino charrie d'ordinaire, toujours attelé d'un seul cheval, et sans avoir rien changé à sa forme, de dix personnes au moins à quinze au plus. Voici comment la chose s'opère. Ordinairement, un gros moine, au ventre arrondi et à la face rubiconde, occupe le centre de l'agglomération d'êtres humains que le calessino emporte avec lui au milieu du tourbillon de poussière qu'il soulève sur la route. Derrière le moine, auquel tout se rattache et correspond, est le cocher conduisant debout, tenant la bride d'une main et son long fouet de l'autre ; sur un des genoux du moine est, presque toujours, une fraîche nourrice avec son enfant ; sur l'autre genou, une belle paysanne de Sorrente de Castellamare ou de Resina. Sur chacun des bras du soufflet où est assis le moine se casent deux hommes, maris, amants, frères ou cousins de la nourrice et de la paysanne. Derrière le cocher se hissent, à la manière des laquais de grande maison, deux ou trois lazzaroni, aux jambes et aux bras nus, couverts d'une chemise, d'un caleçon et d'un gilet ; leur bonnet rouge sur la tête, leur amulette au cou. Sur les deux brancards se cramponnent deux gamins, guides aspirants, cicerone surnuméraires qui connaissent leur Herculanum à la lettre et leur Pompéia sur le bout du doigt. Enfin, dans un filet suspendu au-dessous de la voiture, grouille entre les deux roues, quelque chose d'informe, qui rit, qui pleure, qui chante, qui se plaint, qui tousse, qui hurle ; c'est un nid d'enfants de cinq à huit ans qui appartiennent on ne sait à qui, qui vivent on ne sait de quoi, qui vont on ne sait où. Tout cela, moine, cocher, nourrice, paysanne, paysans, lazzaroni, gamins et enfants, font un total de quinze : calculez et vous aurez votre compte.
Ce qui n'empêche pas le malheureux cheval d'aller toujours au grand galop.
Mais si cette allure a ses avantages, elle a aussi ses désagréments : parfois il arrive que le calessino passe sur une pierre et envoie tout son chargement sur un des bas-côtés de la route.
Alors chacun ne s'occupe que du moine. On le ramasse, on le relève, on le tâte, on s'informe s'il n'a rien de cassé ; et lorsqu'on est rassuré sur son compte, la nourrice s'occupe de son nourrisson, le cocher de son cheval, les parents de leurs parents, les lazzaroni et les gamins d'eux-mêmes. Quant aux enfants du filet, personne ne s'en inquiète ; s'il en manque, tant pis : la population est si riche dans cette bonne ville de Naples, qu'on en retrouvera toujours d'autres.
C'était dans une machine de ce genre que nous devions opérer notre voyage de la Cava à Naples ; en nous pressant un peu nous pouvions tenir, Jadin et moi, sur le siège ; le cocher devait, comme d'habitude, se tenir derrière nous, et Milord se coucher à nos pieds.
De plus, et pour surcroît de précaution, nous devions, comme nous l'avons dit, changer de cheval à Torre dell'Annunziata ; c'étaient les conventions faites, du moins, et pour répondre de l'exécution desquelles le cocher nous avait donné des arrhes.
A sept heures, heure indiquée, le calessino était à la porte de l'hôtel. Il n'y avait rien à dire pour l'exactitude : d'un autre côté, le siège était vide et les brancards solitaires ; le malheureux cheval, qui ne pouvait croire à une pareille bonne fortune, secouait ses grelots d'un air de joie mêlé de doute. Nous montâmes, Jadin, moi et Milord ; nous prîmes nos places, le cocher prit la sienne, puis il fit entendre un petit roulement de lèvres pareil à celui dont le chasseur se sert pour faire envoler les perdreaux, et nous partîmes comme le vent.
Au bout d'un instant, Milord manifesta de l'inquiétude : il se passait immédiatement au-dessous de lui quelque chose qui ne lui semblait pas naturel. Bientôt il fit entendre un grognement sourd, suivi d'un froncement de lèvres qui découvrait ses deux mâchoires depuis les premières canines jusqu'aux dernières molaires : c'était un signe auquel il n'y avait pas à se tromper ; aussi, presque aussitôt, Milord fit une volte. Mais, à notre grand étonnement, il tourna sur lui-même comme sur un pivot : sa queue était passée à travers la natte qui formait le plancher du calessino, et une force supérieure l'empêchait de rentrer en possession de cette partie de sa personne, de laquelle, d'ordinaire, il était fort jaloux.
Des éclats de rire qui suivirent immédiatement le mouvement infructueux de Milord, nous apprirent à qui il avait affaire. Nous avions négligé de visiter le filet qui pendait au-dessous de la voiture, et, pendant qu'elle attendait à la porte, il s'était rempli de son chargement ordinaire.
Jadin était furieux de l'humiliation que venait d'éprouver Milord ; mais je le calmai avec les paroles du Christ : Laissez venir les enfants jusqu'à moi. Seulement, on s'arrêta et on fit des conditions avec les usurpateurs ; il fut convenu qu'on les laisserait dans leur filet et qu'ils y demeureraient parfaitement inoffensifs à l'endroit de Milord. Le traité conclu, nous repartîmes au galop.
Nous n'avions pas fait cent pas, qu'il nous sembla entendre notre cocher dialoguer avec un autre qu'avec son cheval ; nous nous retournâmes, et nous vîmes une seconde tête au-dessus de son épaule : c'était celle d'un marinier de Pouzzoles, qui avait saisi le moment où nous nous étions arrêtés pour profiter de l'occasion qui se présentait de revenir jusqu'à Naples avec nous. Notre premier mouvement fut de trouver le moyen un peu sans gêne, et de le prier de descendre ; mais avant que nous eussions ouvert la bouche, il avait, d'un ton si câlin, souhaité le bonjour à Nos Excellences, que nous ne pouvions pas répondre à cette politesse par un affront ; nous le laissâmes donc au poste qu'il avait conquis par son urbanité, mais en recommandant au cocher de borner là sa libéralité.
Un peu au delà de Nocera, un gamin sauta sur notre brancard, en nous demandant si nous ne nous arrêtions pas à Pompéia, et en nous offrant de nous en faire les honneurs. Nous le remerciâmes de sa proposition obligeante ; mais comme il entrait dans nos projets de nous rendre directement à Naples, nous l'invitâmes à aller offrir ses services à d'autres qu'à nous ; il nous demanda alors de permettre qu'il restât où il était jusqu'à Pompéia. La demande était trop peu ambitieuse pour que nous la lui refusassions : le gamin demeura sur son brancard. Seulement arrivé à Pompéia, il nous dit, qu'en y réfléchissant bien, c'était à Torre dell'Annunziata qu'il avait affaire, et qu'avec notre permission il ne nous quitterait que là. Nous eussions perdu tout le mérite de notre bonne action en ne la poursuivant pas jusqu'au bout. La permission fut étendue jusqu'à Torre dell'Annunziata.
A Torre dell'Annunziata nous nous arrêtâmes, comme la chose était convenue, pour déjeuner et pour changer de cheval. Nous déjeunâmes d'abord tant bien que mal, le lacrima-christi ayant fait compensation à l'huile épouvantable avec laquelle tout ce qu'on nous servit était assaisonné ; puis nous appelâmes notre cocher, qui se rendit à notre invitation de l'air le plus dégagé du monde. Nous ne doutions donc pas que nous ne pussions nous remettre immédiatement en route, lorsqu'il nous annonça, toujours avec son même air riant, qu'il ne savait pas comment cela se faisait, mais qu'il n'avait pas trouvé à Torre dell'Annunziata le relais sur lequel il avait cru pouvoir compter.
Il est vrai, s'il fallait l'en croire, que cela n'importait en rien, et que le cheval ne se serait pas plutôt reposé une heure, que nous repartirions plus vite que nous n'étions venus. Au reste, l'accident, nous assurait-il, était des plus heureux, puisqu'il nous offrait une occasion de visiter Torre dell'Annunziata, une des villes, à son avis, les plus curieuses du royaume de Naples.
Nous nous serions fâchés que cela n'aurait avancé à rien. D'ailleurs, il faut le dire, il n'y a pas de peuple à l'endroit duquel la colère soit plus difficile qu'à l'endroit du peuple de Naples ; il est si grimacier, si gesticulateur, si grotesque, qu'autant vaut chercher dispute à Polichinelle. Au lieu de gronder notre cocher, nous lui abandonnâmes donc le reste de notre fiasco de lacryma-christi ; puis nous passâmes à l'écurie, où nous fîmes donner devant nous double ration d'avoine au cheval ; enfin, pour suivre le conseil que nous venions de recevoir, nous nous mimes en quête des curiosités de Torre dell'Annunziata.
Une des choses les plus curieuses du village est le village lui-même. Ainsi nommé d'une chapelle érigée en 1319, et d'une tour que fit élever Alphonse Ier, il fut brûlé je ne sais combien de fois par la lave du Vésuve et, comme sa voisine, Torre del Greco, rebâti toujours à la même place. De plus, et pour compliquer sans doute encore ses chances de destruction, le roi Charles III y établit une fabrique de poudre ; si bien qu'à la dernière éruption les pauvres diables qui l'habitaient, placés entre le volcan de Dieu et celui des hommes, manquèrent à la fois de brûler et de sauter, ce qui, grâce à la prévoyance de leur souverain, offrait du moins à leur mort une variante que les autres n'avaient point.
Le seul mouvement de Torre dell'Annunziata, à part celui qui lui a fait donner son nom et dont il ne reste d'ailleurs que des ruines, est sa coquette église de Saint-Martin, véritable bonbonnière à la manière de Notre-Dame- de-Lorette. Les fresques qui la couvrent et les tableaux qui l'enrichissent sont de Lanfranc, de l'Espagnolet, de Stanzioni, du chevalier d'Arpino et du Guide ; ce dernier, arrêté par la mort, n'eut pas le temps de terminer la toile de la Nativité qu'il peignait pour le maître-autel.
Au-dessus de la porte est la fameuse Déposition de la croix par Stanzioni, laquelle doit sa réputation plus encore à la jalousie qu'elle inspira à l'Espagnolet, qu'à son mérite réel. Cette jalousie était telle, que ce dernier, ayant donné aux moines à qui elle appartenait le conseil de la nettoyer mêla à l'eau dont ils se servirent une substance corrosive, qui la brûla en plusieurs endroits. Stanzioni aurait pu réparer cet accident, les moines désolés l'en supplièrent, mais il s'y refusa toujours afin de laisser cette tâche à la vie de son rival.
Au reste, c'était une chose curieuse que ces haines de peintre à peintre, et qu'on ne retrouve que parmi eux. Masaccio, le Dominiquin et Barroccio meurent empoisonnés ; deux élèves de Geni, élève du Guide, attirés sur une galère, disparaissent sans que jamais on ait pu apprendre ce qu'ils étaient devenus ; le Guide et le chevalier d'Arpino, menacés d'une mort violente, sont obligés de s'enfuir de Naples en laissant leurs travaux interrompus ; enfin le Giorgione dut la vie à la cuirasse qu'il portait sur sa poitrine, et le Titien au couteau de chasse qu'il portait au côté.
Il est vrai aussi que c'était le temps des chefs-d'oeuvre.
En revenant à l'hôtel, nous retrouvâmes notre calessino attelé. Le pauvre cheval avait eu un repos de deux heures et double ration d'avoine, mais sa charge s'était augmentée de deux lazzaroni et d'un second gamin.
Nous vîmes qu'il était inutile de protester contre l'envahissement, et nous résolûmes au contraire de le laisser aller sans aucunement nous y opposer. En arrivant à Resina nous étions au complet, et rien ne nous manquait pour soutenir la concurrence avec les nationaux, pas même la nourrice et la paysanne ; au reste, soit habitude, soit l'effet de la double ration d'avoine, la charge toujours croissante n'avait point empêché notre cheval d'aller toujours au galop.
A mesure que nous approchions, nous entendions s'augmenter la rumeur de la ville. Le Napolitain est sans contredit le peuple qui fait le plus de bruit sur la surface de la terre : ses églises sont pleines de cloches, ses chevaux et ses mules tout festonnés de grelots, ses lazzaroni, ses femmes et ses enfants ont des gosiers de cuivre ; tout cela sonne, tinte, crie éternellement. La nuit même, aux heures où toutes les autres villes dorment, il y a toujours quelque chose qui remue, s'agite et frémit à Naples. De temps en temps une voix puissante fait le second dessus de toutes ces rumeurs, c'est le Vésuve qui gronde et qui prend part au concert éternel ; mais quelques efforts qu'il tente, il ne le fait pas taire, et n'est qu'un bruit plus terrible et plus menaçant mêlé à tous ces bruits.
Notre suite, au reste, nous quittait comme elle s'était jointe à nous, oubliant de nous dire adieu comme elle avait oublié de nous dire bonjour, comprenant pas sans doute que chacun n'eût point sa part au calessino comme chacun a sa part au soleil. Au pont de la Maddalena, les deux gamins sautèrent à bas des brancards ; à la fontaine des Carmes, nous nous arrêtâmes pour laisser descendre la nourrice et la paysanne ; au Môle, nos deux lazzaroni se laissèrent couler à terre ; à Mergellina, notre pécheur disparut. En arrivant à l'hôtel, nous croyions n'être plus possesseurs que des enfants du filet, lorsqu'en regardant sous la voiture nous vîmes que le filet était vide. Grâce à nous, chacun était arrivé à sa destination.
Grâce à notre équipage et à notre suite, on n'avait pas fait attention à nous, et nous étions rentrés à Naples sans qu'on nous eût même demandé nos passeports.
Comme à notre première arrivée, nous descendîmes à l'hôtel de la Vittoria, le meilleur et le plus élégant de Naples, situé à la fois sur Chiaja et sur la mer ; et le même soir, au clair de la lune, nous crûmes reconnaître notre speronare, qui se balançait à l'ancre à cent pas de nos fenêtres.
Nous ne nous étions pas trompés. Le lendemain, à peine étions-nous levés, qu'on nous annonça que le capitaine nous attendait, accompagné de tout son équipage. Le moment était venu de nous séparer de nos braves matelots.
Il faut avoir vécu pendant trois mois isolés sur la mer, et d'une vie qui n'est pas sans danger, pour comprendre le lien qui attache le capitaine au navire, le passager à l'équipage. Quoique nos sympathies se fussent principalement fixées sur le capitaine, sur Nunzio, sur Giovanni, sur Philippe et sur Pietro, tous au moment du départ étaient devenus nos amis ; en touchant son argent, le capitaine pleurait ; en recevant leur bonne main les matelots pleuraient, et nous, Dieu me pardonne ! quelque effort que nous fissions pour garder notre dignité, je crois que nous pleurions aussi.
Depuis ce temps nous ne les avons pas revus, et peut-être ne les reverrons- nous jamais. Mais qu'on leur parle de nous, qu'on s'informe auprès d'eux des deux voyageurs français qui ont fait le tour de la Sicile pendant l'année 1835, et je suis sûr que notre souvenir sera aussi présent à leur coeur que leur mémoire est présente à notre esprit.
Dieu garde donc de tout malheur le joli petit speronare qui navigue de Naples à Messine sous l'invocation de la Madone du Pied de la Grotte.

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