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Térence le tailleur

Le lendemain, à six heures du matin, nous vîmes arriver le guide et les deux mulets que nous avions fait demander la veille. Aucun dommage important n'était arrivé dans le village ; trois ou quatre cheminées étaient tombées, voilà tout.
Nous convînmes alors de nos faits avec le capitaine : il nous fallait trois jours pour aller par terre au Pizzo. En supposant que le vent changeât, il lui fallait, à lui, douze ou quinze heures, il fut convenu que s'il arrivait le premier au rendez-vous, il nous attendrait jusqu'à ce que nous parussions ; si nous arrivions au contraire avant lui, nous devions l'attendre deux jours ; puis, si ces deux jours écoulés, il n'avait point paru, nous lui laissions une lettre dans la principale auberge de la ville, et nous lui indiquions un nouveau rendez-vous.
Ce point essentiel convenu, sur l'invitation du capitaine d'emporter avec nous le moins d'argent possible, nous prîmes chacun six ou huit louis seulement, laissant le reste de notre trésor sous la garde de l'équipage ; et, munis cette fois de nos passeports parfaitement en règle, nous enfourchâmes nos montures et prîmes congé de nos matelots, qui nous promirent de nous recommander tous les soirs à Dieu dans leurs prières. Quant à nous, nous leur enjoignîmes de partir au premier souffle de vent ; ils s'y engagèrent sur leur parole, nous baisèrent une dernière fois les mains, et nous nous séparâmes.
Nous suivions pour aller à Scylla la route déjà parcourue, et sur laquelle par conséquent nous n'avions aucune observation à faire ; mais comme notre guide était forcé de marcher à pied, attendu qu'après nous avoir promis d'amener trois mulets, il n'en avait amené que deux, espérant que nous n'en payerions ni plus ni moins les trois piastres convenues par chaque jour, nous ne pouvions aller qu'un train très ordinaire ; encore en arrivant à Scylla nous déclara-t-il que, ses mulets n'ayant point mangé avant leur départ, il était de toute urgence qu'il les fît déjeuner avant d'aller plus loin. Cela amena un éclaircissement tout naturel : j'avais entendu que la nourriture, comme toujours, serait au compte du muletier, et lui, au contraire, prétendait avoir entendu que la nourriture des mulets serait au compte des voyageurs. La chose n'était point portée sur le papier, mais, comme heureusement il y avait sur le papier que le guide fournirait trois mulets et qu'il n'en avait fourni que deux, je le sommai de tenir ses conventions à la lettre, à défaut de quoi j'allais aller prévenir mon ami le brigadier de gendarmerie. La menace fit son effet : il fut arrêté que, tout en me contentant de deux mulets, j'en payerais un troisième, et que le prix du mulet absent serait affecté à la nourriture des deux mulets présents.
Afin de ne pas perdre une heure inutilement à Scylla, nous montâmes, Jadin et moi, sur le rocher où est bâtie la forteresse. Là, nous relevâmes une petite erreur archéologique : c'est que la citadelle, qu'on nous avait dit élevée par Murat, datait de Charles d'Anjou : il y avait cinq siècles et demi de différence entre l'un et l'autre de ces deux conquérants. Mais le renseignement nous avait été donné par nos Siciliens, et j'avais déjà remarqué qu'il ne fallait pas scrupuleusement les croire à l'endroit des dates.
Ce fut le 7 février 1808 que les compagnies de voltigeurs du 25e régiment d'infanterie légère et du 67e régiment d'infanterie de ligne entrèrent à la baïonnette dans la petite ville de Scylla et en chassèrent les bandits qui l'occupaient, et qui parvinrent à s'embarquer sous la protection du fort que défendait une garnison du 62e régiment de ligne anglais.
A peine maîtres de la ville, les Français établirent sur la montagne qui la domine une batterie de canons destinée à battre le fort en brèche. Le 9, la batterie commença son feu ; le 15, la garnison anglaise fut sommée de se rendre. Sur son refus, le feu continua ; mais dans la nuit du 16 au 17 une flottille de petits bâtiments partit des côtes de Sicile et vint aborder sans bruit au pied du roc. Le jour venu, les assiégeants s'aperçurent qu'on ne répondait pas à leur feu ; en même temps ils eurent avis que les Anglais s'embarquaient pour la Sicile. Cet embarquement leur avait paru impossible à cause de l'escarpement du roc taillé à pic ; mais il fallut bien qu'ils en crussent leurs yeux lorsqu'ils virent les chaloupes s'éloigner chargées d'habits rouges. Ils coururent aussitôt à l'assaut, s'emparèrent de la forteresse sans résistance aucune, et arrivèrent au haut du rempart juste à temps pour voir s'éloigner la dernière barque. Un escalier taillé dans le roc, et qu'il était impossible d'apercevoir de tout autre côté que de celui de la mer, donna l'explication du miracle. Les canons du fort furent aussitôt tournés vers les fugitifs, et un bateau chargé de cinquante hommes fut coulé bas ; les autres, craignant le même sort, firent force de voiles pour s'éloigner, laissant leurs compagnons se tirer de là comme ils pourraient. Les trois quarts s'en tirèrent en se noyant, l'autre quart regagna la côte à la nage et fut fait prisonnier par les vainqueurs. On trouva dans le fort dix-neuf pièces de canon, deux mortiers, deux obusiers, une caronade, beaucoup de munitions, et cent cinquante barils de biscuit.
La prise de Scylla mit fin à la campagne ; c'était le seul point où le roi Ferdinand posât encore le pied en Calabre ; et Joseph Napoléon, passé roi depuis dix-huit mois, se trouva ainsi maître de la moitié du royaume de son prédécesseur.
J'avoue que ce fut avec un certain plaisir qu'à l'extrémité de la Péninsule italique je retrouvai la trace des boulets français sur une citadelle de la Grande-Grèce.
L'heure était écoulée : nous avions donné rendez-vous à notre muletier de l'autre côté de la ville. Nous revînmes donc sur la grande route, où, après un instant d'attente, nous fûmes rejoints par notre homme et par ses deux bêtes. En remontant sur mon mulet je m'aperçus qu'on avait touché à mes fontes ; ma première idée fut qu'on m'avait volé mes pistolets, mais en levant la couverture je les vis à leur place. Notre guide nous dit alors que c'était seulement le garçon d'écurie qui les avait regardés, pour s'assurer s'ils étaient chargés, sans doute, et donner sur ce point important des renseignements à qui de droit. Au reste, nous voyagions depuis trop longtemps au milieu d'une société équivoque pour être pris au dépourvu : nous étions armés jusqu'aux dents et ne quittions pas nos armes, ce qui, joint à la terreur qu'inspirait Milord, nous sauva sans doute des mauvaises rencontres dont nous entendions faire journellement le récit. Au reste, comme je ne me fiais pas beaucoup à mon guide, ce petit événement me fut une occasion de lui dire que, si nous étions arrêtés, la première chose que je ferais serait de lui casser la tête. Cette menace, donnée en manière d'avis, et de l'air le plus tranquille et le plus résolu du monde, parut faire sur lui une très sérieuse impression.
Vers les trois heures de l'après-midi, nous arrivâmes à Bagnaria. Là, notre guide nous proposa de faire une halte, qui serait consacrée à son dîner et au nôtre. La proposition était trop juste pour ne pas trouver en nous un double écho : nous entrâmes dans une espèce d'auberge, et nous demandâmes qu'on nous servît immédiatement.
Comme, au bout d'une demi-heure, nous ne voyions faire aucuns préparatifs dans la chambre où nous attendions notre nourriture, je descendis à la cuisine afin de presser le cuisinier. Là il me fut répondu qu'on aurait déjà servi le dîner à Nos Excellences, mais que notre guide ayant dit que Nos Excellences coucheraient à l'hôtel, on n'avait pas cru devoir se presser. Comme nous avions fait à peine sept lieues dans la journée, je trouvai la plaisanterie médiocre, et je priai le maître de la locanda de nous faire dîner à l'instant même, et de prévenir notre muletier de se tenir prêt, lui et ses bêtes, à repartir aussitôt après le repas.
La première partie de cet ordre fut scrupuleusement exécutée ; deux minutes après l'injonction faite, nous étions à table. Mais il n'en fut pas de même de la seconde : lorsque nous descendîmes, on nous annonça que, notre guide n'étant point rentré, on n'avait pas pu lui faire part de nos intentions, et que, par conséquent, elles n'étaient pas exécutées. Notre résolution fut prise à l'instant même : nous fîmes faire notre compte et celui de nos mulets, nous payâmes total et bonne main ; nous allâmes droit à l'écurie, nous sellâmes nos montures, nous montâmes dessus, et nous dîmes à l'hôte que lorsque le muletier reviendrait il n'avait qu'à lui dire qu'en courant après nous il nous rejoindrait sur le chemin de Palma. Il n'y avait point à se tromper, ce chemin étant la grande route.
Comme nous atteignions l'extrémité de la ville, nous entendîmes derrière nous des cris perçants ; c'était notre Calabrais qui s'était mis à notre poursuite, et qui n'aurait pas été fâché d'ameuter quelque peu ses compatriotes contre nous. Mal heureusement, notre droit était clair : nous n'avions fait que six lieues dans la journée, ce n'était point notre étape. Il nous restait encore trois heures de jour à épuiser et sept milles seulement à faire pour arriver à Palma. Nous avions donc le droit d'aller jusqu'à Palma. Notre guide alors essaya de nous arrêter par la crainte, et nous jura que nous ne pouvions pas manquer d'être arrêtés deux ou trois fois en voyageant à une pareille heure ; et, à l'appui de son assertion, il nous montra de loin quatre gendarmes qui sortaient de la ville et conduisaient avec eux cinq ou six prisonniers. Or ces prisonniers n'étaient autres, assurait notre homme, que des voleurs qui avaient été pris la veille sur la route même que nous voulions suivre. A ceci nous répondîmes que, puisqu'ils avaient été pris, ils n'y étaient plus ; et que d'ailleurs, s'il avait besoin effectivement d'être rassuré, nous demanderions aux gendarmes, qui suivaient la même route, la permission de voyager dans leur honorable société. A une pareille proposition, il n'y avait rien à répondre ; force fut donc à notre malheureux guide d'en prendre son parti : nous mîmes nos mules au petit trot, et il nous suivit en gémissant.
Je donne tous ces détails pour que le voyageur qui nous succédera dans ce bienheureux pays sache à quoi s'en tenir, une fois pour toutes ; faire ses conditions, par écrit d'abord, et avant tout ; puis ces conditions faites, ne céder jamais sur aucune d'elles. Ce sera une lutte d'un jour ou deux ; mais ces quarante-huit heures passées, votre guide, votre muletier ou votre vetturino aura pris son pli, et, devenu souple comme un gant, il ira de lui- même au-devant de vos désirs. Sinon, on est perdu : on rencontrera à chaque heure une opposition, à chaque pas une difficulté ; un voyage de trois jours en durera huit, et là où l'on aura cru dépenser cent écus on dépensera mille francs.
Au bout de dix minutes nous avions rejoint nos gendarmes. A peine eus-je jeté les yeux sur le chef, que je reconnus mon brigadier de Scylla : c'était jour de bonheur.
La reconnaissance fut touchante ; mes deux piastres avaient porté leurs fruits. Je n'aurais eu qu'un mot à dire pour faire accoupler mon muletier à un voleur impair qui marchait tout seul. Je ne le dis pas, seulement je fis comprendre d'un signe à ce drôle-là dans quels rapports j'étais avec les autorités du pays.
J'essayai d'interroger plusieurs des prisonniers ; mais par malheur j'étais tombé sur les plus honnêtes gens de la terre, ils ne savaient absolument rien de ce que la justice leur voulait. Ils allaient à Cosenza, parce que cela paraissait faire plaisir à ceux qui les y menaient, mais ils étaient bien convaincus qu'ils seraient à peine arrivés dans la capitale de la Calabre citérieure, qu'on leur ferait des excuses sur l'erreur qu'on avait commise à leur endroit, et qu'on les renverrait chacun chez soi avec un certificat de bonne vie et moeurs.
Voyant que c'était un parti pris, je revins à mon brigadier ; malheureusement lui-même était fort peu au courant des faits et gestes de ses prisonniers ; il savait seulement que tous étaient arrêtés sous prévention de vol à main armée, et que parmi eux trois ou quatre étaient accusés d'assassinat.
Malgré la promesse faite à mon guide, je trouvai la société trop choisie pour rester plus longtemps avec elle, et, faisant un signe à Jadin, qui y répondit par un autre, nous mîmes nos mules au trot. Notre guide voulut recommencer ses observations ; mais je priai mon brave brigadier de lui faire à l'oreille une petite morale ; ce qui eut lieu à l'instant même, et ce qui produisit le meilleur effet.
Moyennant quoi nous arrivâmes vers sept heures du soir à Palma sans mauvaise rencontre et sans nouvelles observations.
Rien n'est plus promptement visité qu'une ville de Calabre ; excepté les éternels temples de Pestum qui restent obstinément debout à l'entrée de cette province, il n'y a pas un seul monument à voir de la pointe de Palinure au cap de Spartinento ; les hommes ont bien essayé, comme partout ailleurs, d'y enraciner la pierre, mais Dieu ne l'a jamais souffert. De temps en temps il prend la Calabre à deux mains, et comme un vanneur fait avec du blé, il secoue rochers, villes et villages. Cela dure plus ou moins longtemps ; puis, lorsqu'il s'arrête, tout est changé d'aspect sur une surface de soixante-dix lieues de long et de trente ou quarante de large. Où il y avait des montagnes il y a des lacs, où il y avait des lacs il y a des montagnes, et où il y avait des villes il n'y a généralement plus rien du tout. Alors, ce qui reste de la population, pareil à une fourmilière dont un voyageur en passant a détruit l'édifice, se remet à l'oeuvre ; chacun charrie son moellon, chacun traîne sa poutre ; puis, tant bien que mal et autant que possible, à la place où était l'ancienne ville, on bâtit une ville nouvelle qui, comme chacune des villes qui l'ont précédée, durera ce qu'elle pourra. On comprend qu'avec cette éternelle éventualité de destruction, on s'occupe peu de bâtir selon les règles de l'un des six ordres reconnus par les architectes. Vous pouvez donc, à moins que vous n'ayez quelque recherche historique, géologique ou botanique à faire, arriver le soir dans une ville quelconque de la Calabre, et en partir le lendemain matin : vous n'aurez rien laissé derrière vous qui mérite la peine d'être vu. Mais, ce qui est digne d'attention dans un pareil voyage, c'est l'aspect sauvage du pays, les costumes pittoresques de ses habitants, la vigueur de ses forêts, l'âpreté de ses rochers, et les mille accidents de ses chemins. Or, tout cela se voit dans le jour, tout cela se rencontre sur les routes ; et un voyageur qui, avec une tente et des mulets, irait de Pestum à Reggio sans entrer dans une seule ville, aurait mieux vu la Calabre que celui qui, en suivant la grande route par étapes de trois lieues, aurait séjourné dans chaque ville et dans chaque village.
Nous ne cherchâmes donc aucunement à voir les curiosités de Palma, mais bien à nous assurer la meilleure chambre et les draps les plus blancs de l'auberge de l'Aigle d'Or où, pour se venger de nous sans doute, nous conduisit notre guide ; puis, les premières précautions prises, nous fîmes une espèce de toilette pour aller porter à son adresse une lettre que nous avait prié de remettre en passant et en mains propres notre brave capitaine. Cette lettre était destinée à monsieur Piglia, l'un des plus riches négociants en huile de la Calabre.
Nous trouvâmes dans monsieur Piglia non seulement le négociant pas fier dont nous avait parlé Pietro, mais encore un homme fort distingué. Il nous reçut comme eût pu le faire un de ses aïeux de la Grande-Grèce, c'est-à-dire en mettant à notre disposition sa maison et sa table. A cette proposition courtoise, ma tentation d'accepter l'une et l'autre fut grande, je l'avoue : j'avais presque oublié les auberges de la Sicile, et je n'étais pas encore familiarisé avec celles de Calabre, de sorte que la vue de la nôtre m'avait un peu terrifié ; nous n'en refusâmes pas moins le gîte, retenus par une fausse honte ; mais heureusement il n'y eut pas moyen d'en faire autant du déjeuner offert pour le lendemain. Nous objectâmes bien à la vérité la difficulté d'arriver le lendemain soir à Monteleone si nous partions trop tard à Palma, mais monsieur Piglia détruisit à l'instant même l'objection en nous disant de faire partir le lendemain, dès le matin, le muletier et les mules pour Gioja, et en se chargeant de nous conduire jusqu'à cette ville en voiture, de manière à ce que, trouvant les hommes et les bêtes bien reposés, nous puissions repartir à l'instant même. La grâce avec laquelle nous était faite l'invitation, plus encore que la logique du raisonnement, nous décida à accepter, et il fut convenu que le lendemain, à neuf heures du matin, nous nous mettrions à table, et qu'à dix heures nous monterions en voiture.
Une nouvelle surprise nous attendait en rentrant à l'hôtel : outre toutes les chances que nos chambres par elles-mêmes nous offraient de ne pas dormir, il y avait un bal de noces dans l'établissement. Cela me rappela notre fête de la veille si singulièrement interrompue, notre chorégraphe Agnolo, et la danse du Tailleur. L'idée me vint alors, puisque j'étais forcé de veiller, vu le bruit infernal qui se faisait dans la maison, d'utiliser au moins ma veille. Je fis monter le maître de l'hôtel, et je lui demandai si lui ou quelqu'un de sa connaissance savait, dans tous ses détails, l'histoire du maître de Térence le tailleur. Mon hôte me répondit qu'il la savait à merveille, mais qu'il avait quelque chose à m'offrir de mieux qu'un récit verbal : c'était la complainte imprimée qui racontait cette lamentable aventure. La complainte était une trouvaille : aussi déclarai-je que j'en donnerais la somme exorbitante d'un carlin si l'on pouvait me la procurer à l'instant même ; cinq minutes après j'étais possesseur du précieux imprimé. Il est orné d'une gravure coloriée représentant le diable jouant du violon, et maître Térence dansant sur son établi.
Voici l'anecdote :
C'était par un beau soir d'automne ; maître Térence, tailleur à Catanzaro, s'était pris de dispute avec la signora Judith sa femme, à propos d'un macaroni que, depuis quinze ans que les deux conjoints étaient unis, elle tenait à faire d'une certaine façon, tandis que maître Térence préférait le voir faire d'une autre. Or, depuis quinze ans, tous les soirs à la même heure la même dispute se renouvelait à propos de la même cause.
Mais cette fois la dispute avait été si loin, qu'au moment où maître Térence s'accroupissait sur son établi pour travailler encore deux petites heures, tandis que sa femme au contraire employait ces deux heures à prendre un acompte sur sa nuit, qu'elle dormait d'habitude fort grassement : or, dis-je, la dispute avait été si loin, qu'en se retirant dans sa chambre, Judith avait, par manière d'adieu, lancé à son mari une pelote toute garnie d'épingles, et que le projectile, dirigé par une main aussi sûre que celle d'Hippolyte, avaient atteint le pauvre tailleur entre les deux sourcils. Il en était résulté une douleur subite, accompagnée d'un rapide dégorgement de la glande lacrymale ; ce qui avait porté l'exaspération du pauvre homme au point de s'écrier :
- Oh ! que je donnerais de choses au diable pour qu'il me débarrassât de toi !
- Eh ! que lui donnerais-tu bien, ivrogne ? s'écria en rouvrant la porte la signora Judith, qui avait entendu l'apostrophe.
- Je lui donnerais, s'écria le pauvre tailleur, je lui donnerais cette paire de culottes que je fais pour don Girolamo, curé de Simmari !
- Malheureux ! répondit Judith en faisant un nouveau geste de menace qui fit que, autant par sentiment de la douleur passée que par crainte de la douleur à venir, le pauvre diable ferma les yeux et porta les deux mains à son visage ; malheureux ! tu ferais bien mieux de glorifier le nom du Seigneur, qui t'a donné une femme qui est la patience même, que d'invoquer le nom de Satan.
Et, soit qu'elle fût intimidée du souhait de son mari, soit que, généreuse dans sa victoire, elle ne voulût point battre un homme à terre, elle referma la porte de sa chambre assez brusquement pour que maître Térence ne doutât point qu'il y eût maintenant un pouce de bois entre lui et son ennemie.
Cela n'empêcha point que maître Térence, qui, à défaut du courage du lion, avait la prudence du serpent, ne restât un instant immobile et la figure couverte des deux mains que Dieu lui avait données comme armes offensives, et que par une disposition naturelle de la douceur de son caractère, il avait converties en armes défensives. Cependant, au bout de quelques secondes, n'entendant aucun bruit et n'éprouvant aucun choc, il se hasarda à regarder entre ses doigts d'abord, et puis à ôter une main, puis l'autre, puis enfin à porter la vue sur les différentes parties de l'appartement. Judith était bien entrée dans sa chambre, et le pauvre tailleur respira en pensant que, jusqu'au lendemain matin, il était au moins débarrassé.
Mais son étonnement fut grand lorsqu'en ramenant ses yeux sur les culottes de don Girolamo, qui reposaient sur ses genoux, déjà à moitié exécutées, il aperçut en face de lui, assis au pied de son établi, un petit vieillard de bonne mine, habillé tout de noir, et qui le regardait d'un air goguenard, les deux coudes appuyés sur l'établi et le menton dans ses deux mains.
Le petit vieillard et maître Térence se regardèrent un instant face à face ; puis maître Térence rompant le premier le silence :
- Pardon, Votre Excellence, lui dit-il, mais puis-je savoir ce que vous attendez là ?
- Ce que j'attends ! demanda le petit vieillard ; tu dois bien t'en douter.
- Non, le diable m'emporte ! répondit Térence.
A ce mot : le diable m'emporte, il eût fallu voir la joie du petit vieillard ; ses yeux brillèrent comme braise, sa bouche se fendit jusqu'aux oreilles, et l'on entendit derrière lui quelque chose qui allait et venait en balayant le plancher.
- Ce que j'attends, dit-il, ce que j'attends.
- Oui, reprit Térence.
- Eh bien ! j'attends mes culottes.
- Comment, vos culottes ?
- Sans doute.
- Mais vous ne m'avez pas commandé de culottes, vous.
- Non ; mais tu m'en as offert, et je les accepte.
- Moi ! s'écria Térence stupéfait ; moi, je vous ai offert des culottes ? lesquelles ?
- Celles-là, dit le vieillard en montrant du doigt celles auxquelles le tailleur travaillait.
- Celles-là ? reprit maître Térence de plus en plus étonné ; mais celles-là appartiennent à don Girolamo, curé de Simmari.
- C'est-à-dire qu'elles appartenaient à don Girolamo il y a un quart d'heure, mais maintenant elles sont à moi.
- A vous ? reprit maître Térence de plus en plus ébahi.
- Sans doute ; n'as-tu pas dit, il y a dix minutes, que tu donnerais bien ces culottes pour être débarrassé de ta femme ?
- Je l'ai dit, je l'ai dit, et je le répète.
- Eh bien ! j'accepte le marché ; moyennant ces culottes, je te débarrasse de ta femme.
- Vraiment ?
- Parole d'honneur !
- Et quand cela ?
- Aussitôt que je les aurai entre les jambes.
- Oh ! mon gentilhomme, s'écria Térence en pressant le vieillard sur son coeur, permettez-moi de vous embrasser.
- Volontiers, dit le vieillard en serrant à son tour si fortement le tailleur dans ses bras, que celui-ci faillit tomber à la renverse étouffé, et fut un instant à se remettre.
- Eh bien ! qu'as-tu donc ? demanda le vieillard.
- Que Votre Excellence m'excuse, dit le tailleur qui n'osait se plaindre, mais je crois que c'est la joie. J'ai failli me trouver mal.
- Un petit verre de cette liqueur, cela te remettra, dit le vieillard en tirant de sa poche une bouteille et deux verres.
- Qu'est-ce que c'est que cela ? demanda Térence la bouche ouverte et les yeux étincelant de joie.
- Goûtez toujours, dit le vieillard.
- C'est de confiance, reprit Térence. Et il porta le verre à sa bouche, avala la liqueur d'un trait, et fit claquer sa langue en amateur satisfait.
- Diable ! dit-il.
Soit satisfaction de voir sa liqueur appréciée, soit que l'exclamation par laquelle le tailleur lui avait rendu justice plût au petit vieillard, ses yeux brillèrent de nouveau, sa bouche se fendit derechef, et l'on entendit, comme la première fois, ce petit frôlement qui était évidemment chez lui une marque de satisfaction. Quant à maître Térence, il semblait qu'il venait de boire un verre de l'élixir de longue vie, tant il se sentait gai, alerte, dispos et valeureux.
- Ainsi vous êtes venu pour cela, ô digne gentilhomme que vous êtes ! et vous vous contenterez d'une paire de culottes ! C'est pour rien ; et aussitôt qu'elles seront faites vous emmènerez ma femme, vraiment ?
- Eh bien ! que fais-tu ? dit le vieillard ; tu te reposes ?
- Eh non ! vous le voyez bien, j'enfile mon aiguille. Tenez, c'est ce qui retardera la livraison de vos culottes ; rien qu'à enfiler son aiguille un tailleur perd deux heures par jour. Ah ! la voilà enfin.
Et maître Térence se mit à coudre avec une telle ardeur qu'on ne voyait pas aller la main, si bien que l'ouvrage avançait avec une rapidité miraculeuse ; mais ce qu'il y avait de plus étonnant dans tout cela, ce qui de temps en temps faisait pousser une exclamation de surprise à maître Térence, c'est que, quoique les points se succédassent avec une rapidité à laquelle lui- même ne comprenait rien, le fil restait toujours de la même longueur ; si bien qu'avec ce fil, il pouvait, sans avoir besoin de renfiler son aiguille, achever, non seulement les culottes du vieillard, mais encore coudre toutes les culottes du royaume des Deux-Siciles. Ce phénomène lui donna à penser, et pour la première fois il lui vint à l'idée que le petit vieillard qui était devant lui pourrait bien ne pas être ce qu'il paraissait.
- Diable ! diable ! fit-il tout en tirant son aiguille plus rapidement qu'il n'avait fait encore.
Mais cette fois, probablement, le vieillard saisit la nuance de doute qui se trouvait dans la voix de maître Térence, et aussitôt, empoignant la bouteille au collet :
- Encore une goutte de cet élixir, mon maître, dit-il en remplissant le verre de Térence.
- Volontiers, répondit le tailleur, qui avait trouvé la liqueur trop superfine pour ne pas y revenir avec plaisir ; et il avala le second verre avec la même sensualité que le premier.
- Voilà de fameux rosolio, dit-il ; où diable se fait-il ?
Comme ces paroles avaient été dites avec un tout autre accent que celles qui avaient inquiété le vieillard, ses yeux se remirent à briller, sa bouche se refendit, et l'on entendit de nouveau ce singulier frôlement qu'avait déjà remarqué le tailleur.
Mais cette fois maître Térence était loin de s'en inquiéter ; l'effet de la liqueur avait été plus souverain encore que la première fois, et l'étranger qu'il avait sous les yeux lui paraissait, quel qu'il fût, venu dans l'intention de lui rendre un trop grand service pour qu'il le chicanât sur l'endroit d'où il venait.
- Où l'on fait cette liqueur ? dit l'étranger.
- Où ? demanda Térence.
- Eh bien ! dans l'endroit même où je compte emmener ta femme.
Térence cligna de l'oeil et regarda le vieillard d'un air qui voulait dire : Bon ! je comprends. Et il se remit à l'ouvrage ; mais au bout d'un instant le vieillard étendit la main.
- Eh bien ! eh bien ! lui dit-il, que fais-tu ?
- Ce que je fais ?
- Oui, tu fermes le fond de mes culottes.
- Sans doute, je le ferme.
- Alors, par où passerai-je ma queue ?
- Comment, votre queue ?
- Certainement, ma queue.
- Ah ! c'est donc votre queue qui fait sous la table ce petit frôlement ?
- Juste : c'est une mauvaise habitude qu'elle a prise de s'agiter ainsi d'elle même quand je suis content.
- En ce cas, dit le tailleur en riant de toute son âme, au lieu de s'effrayer comme il l'aurait dû d'une si singulière réponse ; en ce cas, je sais qui vous êtes ; et, du moment que vous avez une queue, je ne serais pas étonné que vous eussiez aussi le pied fourchu, hein ?
- Sans doute, dit le petit vieillard, regarde plutôt. Et levant la jambe, il la passa à travers l'établi comme s'il n'eût eu à percer qu'un simple papier, et montra un pied aussi fourchu que celui d'un bouc.
- Bon ! dit le tailleur, bon ! Judith n'a qu'à bien se tenir.
Et il continua de travailler avec une telle promptitude, qu'au bout d'un instant les culottes se trouvèrent faites.
- Où vas-tu ? demanda le vieillard.
- Je vais rallumer le feu afin de chauffer mon fer à presser, et de donner un dernier coup aux coutures de vos culottes.
- Oh ! Si c'est pour cela ce n'est pas la peine de te déranger.
Et il tira de la même poche dont il avait déjà tiré les verres et la bouteille un éclair qui s'en alla en serpentant allumer un fagot posé sur les chenets, et qui, s'enlevant par la cheminée, illumina pendant quelques secondes tous les environs. Le feu se mit à pétiller, et en une seconde le fer rougit.
- Eh ! eh ! s'écria le tailleur, que faites-vous donc ? vous allez faire brûler vos culottes.
- Il n'y a pas de danger, dit le vieillard ; comme je savais d'avance qu'elles me reviendraient, j'ai fait faire l'étoffe en laine d'amiante.
- Alors c'est autre chose, dit Térence en laissant glisser ses jambes le long de l'établi.
- Où vas-tu ? demanda le vieillard.
- Chercher mon fer.
- Attends.
- Comment, que j'attende ?
- Sans doute ; est-ce qu'un homme de ton mérite est fait pour se déranger pour un fer !
- Mais il faut bien que j'aille à lui, puisqu'il ne peut venir à moi.
- Bah ! dit le vieillard ; parce que tu ne sais pas le faire venir.
Alors il tira de sa poche un violon et un archet, et fit entendre quelques accords.
A la première note, le fer s'agita en cadence et vint en dansant jusqu'au pied de l'établi ; arrivé là, le vieillard tira de l'instrument un accord plus aigu, et le fer sauta sur l'établi.
- Diable ! fit Térence, voilà un instrument au son duquel on doit bien danser.
- Achève mes culottes, dit le vieillard, et je t'en jouerai un air après.
Le tailleur saisit le fer avec une poignée, retourna les culottes, étendit les coutures sur un rouleau de bois, et les aplatit avec tant d'ardeur qu'elles avaient disparu, et que les culottes semblaient d'une seule pièce. Puis lorsqu'il eut fini :
- Tenez, dit-il au vieillard, vous pouvez vous vanter d'avoir là une paire de culottes comme aucun tailleur de la Calabre n'est capable de vous en faire. Il est vrai aussi, ajouta-t-il à demi-voix, que, si vous êtes homme de parole, vous allez me rendre un service que vous seul pouvez me rendre.
Le diable prit les culottes, les examina d'un air de satisfaction qui ne laissait rien à désirer à l'amour-propre de maître Térence. Puis, après avoir eu la précaution de passer sa queue par le trou ménagé à cet effet, il les fit glisser du bout de ses pieds à leur place naturelle, sans avoir eu la peine d'ôter les anciennes, attendu que, comptant sans doute sur celles-là, il s'était contenté de passer simplement un habit et un gilet ; puis il serra la boucle de la ceinture, boutonna les jarretières, et se regarda avec satisfaction dans le miroir cassé que maître Térence mettait à la disposition de ses pratiques pour qu'elles jugeassent incontinent du talent de leur honorable habilleur. Les culottes allaient comme si, au lieu de prendre mesure sur don Girolamo, on l'avait prise sur le vieillard lui-même.
- Maintenant, dit le vieillard après avoir fait trois ou quatre pliés à la manière des maîtres de danse, pour assouplir le vêtement au moule qu'il recouvrait ; maintenant tu as tenu ta parole, à mon tour de tenir la mienne : et, prenant son violon et son archet, il se mit à jouer un cotillon si vif et si dansant, qu'au premier accord maître Térence se trouva debout sur son établi, comme si la main de l'ange qui portait Habacuc l'avait soulevé par les cheveux, et qu'aussitôt il se mit à sauter avec une frénésie dont, même à l'époque où il passait pour un beau danseur, il n'avait jamais eu l'idée. Mais ce ne fut pas tout, ce délire chorégraphique fut aussitôt partagé par tous les objets qui se trouvaient dans la chambre, la pelle donna la main aux pincettes et les tabourets aux chaises ; les ciseaux ouvrirent leurs jambes, les épingles et les aiguilles se dressèrent sur leurs pointes, et un ballet général commença, dont maître Térence était le principal acteur, et dont tous les objets environnants étaient les accessoires. Pendant ce temps, le vieillard se tenait au milieu de la chambre, battant la mesure de son pied fourchu, et indiquant d'une voix grêle les figures les plus fantastiques, qui étaient à l'instant même exécutées par le tailleur et ses acolytes, et pressant toujours la mesure de façon que non seulement maître Térence paraissait hors de lui- même, mais encore que la pelle et les pincettes étaient rouges comme si elles sortaient du feu, que les chaises et les tabourets s'échevelaient, et que l'eau coulait le long des ciseaux, des épingles et des aiguilles, comme s'ils étaient en nage ; enfin, à un dernier accord plus violent que les autres, la tête de maître Térence alla frapper le plafond avec une telle violence, que toute la maison en fut ébranlée, et que la porte de la chambre à coucher s'ouvrant, la signora Judith parut sur le seuil.
Soit que le terme du ballet fût arrivé, soit que cette apparition stupéfiât le vieillard lui-même, à la vue de la digne femme la musique cessa. Aussitôt maître Térence retomba assis sur son établi, la pelle et les pincettes se couchèrent à côté l'une de l'autre, les tabourets et les chaises se raffermirent sur leurs quatre pieds, les ciseaux rapprochèrent leurs jambes, les épingles se renfoncèrent dans leur pelote, et les aiguilles rentrèrent dans leur étui.
Un silence de mort succéda à l'horrible brouhaha qui depuis un quart d'heure se faisait entendre.
Quant à Judith, la pauvre femme, comme on le comprend bien, était stupéfaite de colère en voyant que son mari profitait de son sommeil pour donner bal chez lui. Mais elle n'était pas femme à contenir sa rage et à rester figée en face d'un pareil outrage : elle sauta sur les pincettes afin d'étriller vigoureusement son mari ; mais, comme de son côté maître Térence était familiarisé avec son caractère, en même temps qu'elle saisissait l'arme avec laquelle elle comptait corriger le délinquant, il sautait, lui, à bas de son établi, et, saisissant le diable par sa longue queue, il se fit un rempart de son allié. Malheureusement Judith n'était pas femme à compter ses ennemis, et, comme dans certains moments il fallait qu'elle frappât n'importe sur qui, elle alla droit au vieillard qui la regardait faire de son air goguenard, et, levant sur lui la pincette, elle lui en donna de toute sa force un coup sur le front ; mais ce coup, au grand étonnement de Judith, n'eut d'autre résultat que de faire jaillir de l'endroit frappé une longue corne noire. Judith redoubla et frappa de l'autre côté, ce qui fit à l'instant même jaillir une seconde corne de la même dimension et de la même couleur. A cette double apparition, Judith commença de comprendre à qui elle avait affaire, voulut faire retraite dans sa chambre ; mais, au moment où elle allait en franchir le seuil, le vieillard porta son violon à son épaule, posa l'archet sur les cordes et commença un air de valse, mais si jovial, si entraînant, si fascinateur, que, si peu que le coeur de la pauvre Judith fût disposé à la danse, son corps, forcé d'obéir, sauta du seuil de la porte au milieu de la chambre, et se mit à valser frénétiquement, bien qu'elle jetât les hauts cris et s'arrachât les cheveux de désespoir ; tandis que Térence, sans lâcher la queue du diable, tournait sur lui-même, et que les pelles, les pincettes, les chaises, les tabourets, les ciseaux, les épingles et les aiguilles reprenaient part au ballet diabolique. Cela dura dix minutes ainsi, pendant lesquelles le vieux gentilhomme eut l'air de fort s'amuser des cris et des contorsions de Judith, qui, à la dernière mesure, finit, comme avait fait Térence, par tomber haletante sur le carreau, en même temps que tous les autres meubles, auxquels la tête tournait, roulaient pêle-mêle dans la chambre.
- Maintenant, dit le musicien avec une petite pause, comme tout cela n'est qu'un prélude et que je suis homme de parole, vous allez, mon cher Térence, ouvrir la porte ; je vais jouer un petit air pour Judith toute seule, et nous allons nous en aller danser ensemble en plein air.
Judith poussa un cri terrible en entendant ces paroles et essaya de fuir ; mais au même instant un air nouveau retentit, et Judith, entraînée par une puissance surnaturelle, se remit à sauter avec une vigueur nouvelle, tout en suppliant maître Térence, par tout ce qu'il avait de plus sacré au monde, de ne point souffrir que le corps et l'âme de sa pauvre femme suivissent un pareil guide ; mais le tailleur, sourd aux cris de Judith, comme si souvent Judith avait été sourde aux siens, ouvrit la porte comme le lui avait commandé le gentilhomme cornu ; aussitôt le vieillard s'en alla, sautillant sur ses pieds fourchus, et tirant une langue rouge comme flamme, suivi par Judith, qui se tordait les bras de désespoir tandis que ses jambes battaient les entrechats les plus immodérés et les bourrées les plus frénétiques. Le tailleur les suivit quelque temps pour voir où ils allaient comme cela, et il les vit d'abord traverser en dansant un petit jardin, puis s'enfoncer dans une ruelle qui donnait sur la mer, puis enfin disparaître dans l'obscurité. Quelque temps encore il entendit le son strident du violon, le rire aigre du vieillard et les cris désespérés de Judith ; mais tout à coup, musique, rires, gémissements cessèrent ; un bruit, comme celui d'une enclume rougie qu'on plongerait dans l'eau, leur succéda ; un éclair rapide et bleuâtre sillonna le ciel, répandant une effroyable odeur de soufre par toute la contrée, puis tout rentra dans le silence et dans l'obscurité.
Térence rentra chez lui, referma la porte à double tour, remit pelles, pincettes, tabourets, chaises, ciseaux, épingles et aiguilles en place, et alla se coucher en bénissant à la fois Dieu et le diable de ce qui venait de lui arriver.
Le lendemain, et après avoir dormi comme cela ne lui était pas arrivé depuis dix ans, Térence se leva, et, pour se rendre compte du chemin qu'avait pris sa femme, il suivit les traces du vieux gentilhomme, ce qui était on ne peut plus facile, son pied fourchu ayant laissé son empreinte d'abord dans le jardin, ensuite dans la petite ruelle, et enfin sur le sable du rivage, où il s'était perdu dans la frange d'écume qui bordait la mer.
Depuis ce moment, Térence le tailleur est l'homme le plus heureux de la terre, et n'a pas manqué, un seul jour, à ce qu'il assure, de prier soir et matin pour le digne gentilhomme qui est si généreusement venu à son aide dans son affliction.
Je ne sais si ce fut Dieu ou le diable qui s'en mêla, mais je fus loin d'avoir une nuit aussi tranquille que celle dont avait joui le bonhomme Térence la nuit du départ de sa femme ; aussi à sept heures du matin étais-je dans les rues de Palma.
Comme je l'avais présumé, il n'y avait absolument rien à voir ; toutes les maisons étaient de la veille, et les deux ou trois églises où nous entrâmes datent d'une vingtaine d'années ; il est vrai qu'en échange on a du rivage de la mer, réunie dans un seul panorama, la vue de toutes les îles Ioniennes.
A neuf heures moins un quart nous nous rendîmes chez monsieur Piglia : le déjeuner était prêt, et au moment où nous entrâmes il donna l'ordre de mettre les mules à la voiture. Nous avions cru d'abord que monsieur Piglia nous confierait tout bonnement à son cocher ; mais point : avec une grâce toute particulière il prétendit avoir à Gioja une affaire pressante, et, quelles que fussent nos instances, il n'y eut pas moyen de l'empêcher de nous accompagner.
Monsieur Piglia avait raison de dire que nous réparerions le temps perdu : en moins d'une heure nous fîmes les huit milles qui séparent Palma de Gioja. A Gioja nous trouvâmes notre muletier et nos mules, qui étaient arrivés depuis une demi-heure et qui étaient repus et reposés. L'étape était énorme jusqu'à Monteleone ; nous prîmes congé de monsieur Piglia, nous enfourchâmes nos mules et nous partîmes.
En sortant de Gioja, au lieu de suivre les bords de la mer qui ne pouvaient guère rien nous offrir de nouveau, nous prîmes la route de la montagne, plus dangereuse, nous assura-t-on, mais aussi plus pittoresque. D'ailleurs, nous étions si familiarisés avec les menaces de danger qui ne se réalisaient jamais sérieusement, que nous avions fini par les regarder comme entièrement chimériques. Au reste, le passage était superbe, partout il conservait un caractère de grandeur sauvage qui s'harmonisait parfaitement avec les rares personnages qui le vivifiaient. Tantôt c'était un médecin faisant ses visites à cheval, avec son fusil en bandoulière et sa giberne autour du corps ; tantôt c'était le pâtre calabrais, drapé dans son manteau déguenillé, se tenant debout sur quelque rocher dominant la route, et pareil à une statue qui aurait des yeux vivants, nous regardant passer à ses pieds, sans curiosité et sans menace, insouciant comme tout ce qui est sauvage, puissant comme tout ce qui est libre, calme comme tout ce qui est fort ; tantôt enfin c'étaient des familles tout entières dont les trois générations émigraient à la fois : la mère assise sur un âne, tenant d'un bras son enfant et de l'autre une vieille guitare, tandis que les vieillards tiraient l'animal par la bride, et que les jeunes gens, portant sur les épaules des instruments de labourage, chassaient devant eux un cochon destiné à succéder probablement aux provisions épuisées. Une fois, nous rencontrâmes, à une lieue environ d'un de ces groupes qui nous avait paru marcher avec une célérité remarquable, le véritable propriétaire de l'animal immonde, qui nous arrêta pour nous demander si nous n'avions pas rencontré une troupe de bandits calabrais qui emmenaient sa troïa. A la description qu'il nous fit de la pauvre bête qui, selon lui, était près de mettre bas, il nous fut impossible de méconnaître les voleurs dans les derniers bipèdes et le cochon dans le dernier quadrupède que nous avions rencontrés ; nous donnâmes au requérant les renseignements que notre conscience ne nous permettait pas de lui taire, et nous le vîmes repartir au galop à la poursuite de la tribu voyageuse.
Un quart de lieue en avant de Rosarno, nous trouvâmes un si délicieux paysage à la manière du Poussin, avec une prairie pleine de boeufs au premier plan, et au second une forêt de châtaigniers du milieu de laquelle se détachait sur une partie d'azur un clocher d'une forme charmante, tandis qu'une ligne de montagnes sombres formait le troisième plan, que Jadin réclama son droit de halte, ce droit qui lui était toujours accordé sans conteste. Je le laissai s'établir à son point de vue, et je me mis à chasser dans la montagne. Nous gagnâmes à cet arrangement un charmant dessin pour notre album et deux perdrix rouges pour notre souper.
En arrivant à Rosarno notre guide renouvela ses instances habituelles pour que nous n'allassions pas plus avant. Mais comme ses mules venaient de se reposer une heure, et que grâce à une maison située sur la route et où il s'était procuré à nos dépens un sac d'avoine, elles avaient fait un excellent repas, nous eûmes l'air de ne pas entendre, et nous continuâmes notre route jusqu'à Mileto. A Mileto ce fut un véritable désespoir quand nous lui réitérâmes notre intention irrévocable d'aller coucher à Monteleone : il était sept heures du soir, et nous avions encore sept mille à faire ; de sorte que, comme on le comprend bien, nous ne pouvions cette fois manquer d'être arrêtés. Pour comble de malheur, en traversant la grande place de Mileto, j'aperçus un tombeau antique représentant la mort de Penthésilée. Ce fut moi, à mon tour, qui réclamai un croquis, et une demi-heure s'écoula, au grand désespoir de notre guide, en face de cette pierre, où il assura qu'il ne voyait cependant rien de bien digne de nous arrêter.
Il était nuit presque close lorsque nous sortîmes de la ville, et je dois le dire à l'honneur de notre pauvre muletier, à un quart de lieue au-delà des dernières maisons, la route s'escarpait dans la montagne et s'enfonçait dans un bois de châtaigniers si sombre, que nous-mêmes nous ne pûmes nous empêcher d'échanger un coup d'oeil, et par un mouvement simultané de nous assurer que les capsules de nos fusils et de nos pistolets étaient bien à leurs places. Ce ne fut pas tout ; jugeant qu'il était inutile de faire aussi par trop beau jeu à ceux qui pourraient avoir de mauvaises intentions sur nous, nous descendîmes de nos montures, nous en remîmes les brides aux mains de notre guide, nous fîmes passer nos pistolets de nos fontes à nos ceintures, et, après avoir fait prendre à nos mules le milieu de la route, nous nous plaçâmes au milieu d'elles, de sorte que de chaque côté elles nous tenaient lieu de rempart ; mais je dois dire en l'honneur des Calabrais que cette précaution était parfaitement inutile. Nous fîmes nos sept milles sans rencontrer autre chose que des pâtres ou des paysans qui, au lieu de nous chercher noise, s'empressèrent de nous saluer les premiers de l'éternel buon viaggio, que notre guide n'entendait jamais sans frissonner des pieds à la tête.
Nous arrivâmes à Monteleone à nuit close, ce qui fit que notre prudent muletier nous arrêta au premier bouchon qu'il rencontra ; comme on voyait à peine à quatre pas devant soi, il n'y avait pas moyen de chercher mieux.
Dieu préserve mon plus mortel ennemi d'arriver à Monteleone à l'heure où nous arrivâmes, et de s'arrêter chez maître Antonio Adamo.
A Monteleone, nous commençâmes à entendre parler du tremblement de terre qui avait, trois jours auparavant, si inopinément interrompu notre bal. La secousse avait été assez violente, et quoique aucun accident sérieux ne fût arrivé, les Montéléoniens avaient eu un instant grand-peur de voir se renouveler la catastrophe qui, en 1783, avait entièrement détruit leur ville.
Nous passâmes chez maître Adamo une des plus mauvaises nuits que nous eussions encore passées. Quant à moi, je fis mettre successivement trois paires de draps différentes à mon lit ; encore la virginité de cette troisième paire me parut-elle si douteuse, que je me décidai à me coucher tout habillé.
Le lendemain, au point du jour, nous fîmes seller nos mules, et nous partîmes pour le Pizzo. En arrivant au haut de la chaîne de montagnes qui courait à notre gauche, nous retrouvâmes la mer, et, assise au bord du rivage, la ville historique que nous venions y chercher.
Mais ce qu'à notre grand regret nous cherchâmes inutilement dans le port, ce fut notre speronare. En effet, en consultant la fumée de Stromboli, qui s'élevait à une trentaine de milles devant nous au milieu de la mer, nous vîmes que le vent n'avait point changé et venait du nord.
Par un étrange hasard, nous entrions au Pizzo le jour du vingtième anniversaire de la mort de Murat.

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