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Le prophète

En arrivant à bord, nous trouvâmes le pilote assis, selon son habitude, au gouvernail, quoique le bâtiment fût à l'ancre, et que par conséquent il n'eût rien à faire à cette place. Au bruit que nous fîmes en remontant à bord, il éleva sa tête au-dessus de la cabine, et fit signe au capitaine qu'il avait quelque chose à lui dire. Le capitaine, qui partageait la déférence que chacun avait pour Nunzio, passa aussitôt à l'arrière.
La conférence dura dix minutes à peu près ; pendant ce temps les matelots de leur côté s'étaient réunis entre eux et formaient un groupe qui paraissait assez préoccupé ; nous crûmes qu'il était question de l'aventure de Scylla, et nous ne fîmes pas autrement attention à ces symptômes d'inquiétude.
Au bout de ces dix minutes le capitaine reparut et vint droit à nous.
- Est-ce que Leurs Excellences tiennent toujours à partir demain ? nous demanda-t-il.
- Mais, oui, si la chose est possible, répondis-je.
- C'est que le vieux dit que le temps va changer, et que nous aurons le vent contraire pour sortir du détroit.
- Diable ! fis-je, est-ce qu'il en est bien sûr ?
- Oh ! dit Pietro, qui s'était approché de nous avec tout l'équipage, si le vieux l'a dit, dame ! c'est l'Evangile. L'a-t-il dit, capitaine ?
- Il l'a dit, répondit gravement celui auquel la question était adressée.
- Ah ! nous avions bien vu qu'il y avait quelque chose sous jeu ; il avait la mine toute gendarmée, n'est-ce pas, les autres ?
Tout l'équipage fit un signe de tête qui indiquait que, comme Pietro, chacun avait remarqué la préoccupation du vieux prophète.
- Mais, demandai-je, est-ce que lorsque le vent souffle il a l'habitude de souffler longtemps ?
- Dame ! dit le capitaine, huit jours, dix jours ; quelquefois plus, quelquefois moins.
- Et alors on ne peut pas sortir du détroit ?
- C'est impossible.
- Vers quelle heure le vent soufflera-t-il ?
- Eh ! vieux ! dit le capitaine.
- Présent, dit Nunzio en se levant derrière sa cabine.
- Pour quelle heure le vent ?
Nunzio se retourna, consulta jusqu'au plus petit nuage du ciel ; puis se retournant de notre côté :
- Capitaine, dit-il, ce sera pour ce soir, entre huit et neuf heures, un instant après que le soleil sera couché.
- Ce sera entre huit et neuf heures, répéta le capitaine avec la même assurance que si c'eût été Matthieu Laensberg ou Nostradamus qui leur eût adressé la réponse qu'il nous transmettait.
- Mais, en ce cas, demandai-je au capitaine, ne pourrait-on sortir tout de suite ? Nous nous trouverions alors en pleine mer ; et, pourvu que nous arrivions à gagner le Pizzo, c'est tout ce que je demande.
- Si vous le voulez absolument, répondit directement le pilote, on tâchera.
- Eh bien ! tâchez donc alors.
- Allons, allons, dit le capitaine : on part ! Chacun à son poste.
En un instant, et sans faire une seule observation, tout le monde fut à la besogne ; l'ancre fut levée, et le bâtiment, tournant lentement son beaupré vers le cap Pelore, commença de se mouvoir sous l'effort de quatre avirons : quant aux voiles, il n'y fallait pas songer, pas un souffle de vent ne traversait l'espace.
Cependant il était évident que, quoique notre équipage eût obéi sans réplique à l'ordre donné, c'était à contre-coeur qu'il se mettait en route ; mais, comme cette espèce de nonchalance pouvait bien venir aussi du regret que chacun avait de s'éloigner de sa femme ou de sa maîtresse, nous n'y fîmes pas grande attention, et nous continuâmes d'espérer que Nunzio mentirait cette fois à son infaillibilité ordinaire.
Vers les quatre heures, nos matelots, qui peu à peu, et tout en dissimulant cette intention, s'étaient rapprochés des côtes de Sicile, se trouvèrent à un demi-quart de lieue à peu près du village de La Pace ; alors femmes et enfants sortirent et commencèrent à encombrer la côte. Je vis bien quel était le but de cette manoeuvre, attribuée simplement au courant, et j'allai au- devant du désir de ces braves gens en les autorisant, non pas à débarquer, ils ne le pouvaient pas sans patente, mais à s'approcher du rivage à une assez faible distance pour que partants et restants pussent se faire encore une fois leurs adieux. Ils profitèrent de la permission, et en une vingtaine de coups de rames ils se trouvèrent à portée de la voix. Au bout d'une demi-heure de conversation le capitaine rappela le premier que nous n'avions pas de temps à perdre : on fit voler les mouchoirs et sauter les chapeaux, comme cela se pratique en pareille circonstance, et l'on se mit en route toujours ramant ; pas un souffle d'air ne se faisait sentir, et, au contraire, le temps devenait de plus en plus lourd.
Comme cette disposition atmosphérique me portait tout naturellement au sommeil, et que j'avais si longtemps vu et si souvent revu le double rivage de la Sicile et de la Calabre, que je n'avais plus grande curiosité pour lui, je laissai Jadin fumant sa pipe sur le pont, et j'allai me coucher.
Je dormais depuis trois ou quatre heures à peu près, et tout en dormant je sentais instinctivement qu'il se passait autour de moi quelque chose d'étrange, lorsqu'enfin je fus complètement réveillé par le bruit des matelots courant au-dessus de ma tête, et par le cri bien connu de : Burrasca ! Burrasca ! J'essayai de me mettre sur mes genoux, ce qui ne me fut pas chose facile, relativement au mouvement d'oscillation imprimé au bâtiment ; mais enfin j'y parvins, et, curieux de savoir ce qui se passait, je me traînai jusqu'à la porte de derrière de la cabine, qui donnait sur l'espace réservé au pilote. Je fus bientôt au fait : au moment où je l'ouvrais, une vague qui demandait à entrer juste au moment où je voulais sortir m'attrapa en pleine poitrine, et m'envoya bientôt à trois pas en arrière, couvert d'eau et d'écume. Je me relevai, mais il y avait inondation complète dans la cabine ; j'appelai Jadin pour qu'il m'aidât à sauver nos lits du déluge.
Jadin accourut accompagné du mousse, qui portait une lanterne, tandis que Nunzio, qui avait l'oeil à tout, tirait à lui la porte de la cabine, afin qu'une seconde vague ne submergeât point tout à fait notre établissement. Nous roulâmes aussitôt nos matelas, qui heureusement, étant de cuir, n'avaient point eu le temps de prendre l'eau. Nous les plaçâmes sur des tréteaux qui les élevaient au-dessus des eaux comme l'esprit de Dieu ; nous suspendîmes nos draps et nos couvertures aux portemanteaux qui garnissaient les parois intérieures de notre chambre à coucher ; puis, laissant à notre mousse le soin d'éponger les deux pouces de liquide au milieu duquel nous barbotions, nous gagnâmes le pont.
Le vent s'était levé comme l'avait dit le pilote, et à l'heure qu'il avait dit, et, selon sa prédiction, nous était tout à fait contraire. Néanmoins, comme nous étions parvenus à sortir du détroit, nous étions plus à l'aise, et nous courions des bordées dans l'espérance de gagner un peu de chemin ; mais il résultait de cette manoeuvre que la mer nous battait en plein travers, et que de temps en temps le bâtiment s'inclinait tellement que le bout de nos vergues trempait dans la mer. Au milieu de toute cette bagarre et sur un plan incliné comme un toit, nos matelots couraient de l'avant en arrière avec une célérité à laquelle nous autres, qui ne pouvions nous tenir en place qu'en nous cramponnant de toutes nos forces, ne comprenions véritablement rien. De temps en temps le cri : burrasca ! burrasca ! retentissait de nouveau ; aussitôt on abattait toutes les voiles, on faisait tourner le speronare, le beaupré dans le vent, et l'on attendait. Alors le vent arrivait bruissant, et, chargé de pluie, sifflait à travers nos mâts et nos cordages dépouillés, tandis que les vagues, prenant notre speronare en dessous, le faisaient bondir comme une coquille de noix. En même temps, à la lueur de deux ou trois éclairs qui accompagnaient chaque bourrasque, nous apercevions, selon que nos bordées nous avaient rapprochés des uns ou des autres, ou les rivages de la Calabre, ou ceux de la Sicile ; et cela toujours à la même distance : ce qui prouvait que nous ne faisions pas grand chemin. Au reste, notre petit bâtiment se comportait à merveille, et faisait des efforts inouïs pour nous donner raison contre la pluie, la mer et le vent.
Nous nous obstinâmes ainsi pendant trois ou quatre heures, et pendant ces trois ou quatre heures, il faut le dire, nos matelots n'élevèrent pas une récrimination contre la volonté qui les mettait aux prises avec l'impossibilité même.
Enfin, au bout de ce temps, je demandai combien nous avions fait de chemin depuis que nous courions des bordées ; il y avait de cela cinq ou six heures. Le pilote nous répondit tranquillement que nous avions fait une demi-lieue. Je m'informai alors combien de temps pourrait durer la bourrasque, et j'appris que, selon toute probabilité, nous en aurions encore pour trente-six ou quarante heures. En supposant que nous continuassions à conserver sur le vent et la mer le même avantage, nous pouvions faire à peu près huit lieues en deux jours : le gain ne valait pas la fatigue, et je prévins le capitaine que, s'il voulait rentrer dans le détroit, nous renoncions momentanément à aller plus avant.
Cette intention pacifique était à peine formulée par moi que, transmise immédiatement à Nunzio, elle fut à l'instant même connue par enchantement ; la voile latine et la voile de foc se déployèrent dans l'ombre, et le petit bâtiment, tout tremblant encore de sa lutte, partit vent arrière avec la rapidité d'un cheval de course. Dix minutes après, le mousse vint nous dire que si nous voulions rentrer dans notre cabine elle était parfaitement séchée, et que nous y retrouverions nos lits, qui nous attendaient dans le meilleur état possible. Nous ne nous le fîmes pas redire deux fois, et tranquilles désormais sur la bourrasque devant laquelle nous marchions en courriers, nous nous endormîmes au bout de quelques instants.
Nous nous réveillâmes à l'ancre, juste à l'endroit dont nous étions partis la veille : il ne tenait qu'à nous de croire que nous n'avions pas bougé de place, mais que seulement nous avions eu un sommeil un peu agité.
Comme la prédiction de Nunzio s'était réalisée de point en point, nous nous approchâmes de lui avec une vénération encore plus grande que d'habitude pour lui demander de nouvelles centuries à l'endroit du temps. Ses prévisions n'étaient pas consolantes : à son avis, le temps était complètement dérangé pour huit ou dix jours ; et il y avait même dans l'air quelque chose de fort étrange, et qu'il ne comprenait pas bien. Il résultait donc des observations atmosphériques de Nunzio que nous étions cloués à San-Giovanni pour une semaine au moins. Quant à renouveler l'essai que nous venions de faire, et qui nous avait si médiocrement réussi, il ne fallait pas même le tenter.
Notre parti fut pris à l'instant même. Nous déclarâmes au capitaine que nous donnions six jours au vent pour se décider à passer du nord au sud-est, et que si au bout de ce temps il ne s'était pas décidé à faire sa saute, nous nous en irions tranquillement par terre, à travers plaines et montagnes, notre fusil sur l'épaule, et tantôt à pied, tantôt à mulets ; pendant ce temps le vent finirait probablement par changer de direction, et notre speronare, profitant du premier souffle favorable, nous retrouverait au Pizzo.
Rien ne met le corps et l'âme à l'aise comme une résolution prise, fût-elle exactement contraire à celle que l'on comptait prendre. A peine la nôtre fut- elle arrêtée que nous nous occupâmes de nos dispositions locatives ; pour rien au monde je n'aurais voulu remettre le pied à Messine. Nous décidâmes donc que nous demeurerions sur notre speronare ; en conséquence on s'occupa à l'instant même de le tirer à terre, afin que nous n'eussions pas même à supporter l'ennuyeux clapotement de la mer, qui dans les mauvais temps se fait sentir jusqu'au milieu du détroit. Chacun se mit à l'oeuvre, et au bout d'une heure le speronare, comme une carène antique, était tiré sur le sable du rivage, étayé à droite et à gauche par deux énormes pieux, et orné à son bâbord d'une échelle à l'aide de laquelle on communiquait de son pont à la terre ferme. En outre, une tente fut établie de l'arrière au grand mât, afin que nous pussions nous promener, lire ou travailler à l'abri du soleil et de la pluie. Moyennant ces petites préparations, nous nous trouvâmes avoir une demeure infiniment plus confortable que ne l'eût été la meilleure auberge de San-Giovanni.
Le temps que nous avions à passer ainsi ne devait point être perdu : Jadin avait ses croquis à repasser ; et moi, pendant mes longues rêveries nocturnes sous ce beau ciel de la Sicile, j'avais à peu près arrêté le plan de mon drame de Paul Jones, dont il ne me restait plus que quelques caractères à mettre en relief et quelques scènes à compléter. Je résolus donc de profiter de cette espèce de quarantaine pour achever ce travail préparatoire, qui devait recevoir à Naples son exécution, et dès le soir même je me mis à l'oeuvre.
Le lendemain, le capitaine nous demanda pour lui et ses gens la permission d'aller au village de La Place pendant tout le temps que le vent soufflerait du nord ; deux hommes resteraient constamment à bord pour nous servir et se relaieraient tous les deux jours. La permission fut accordée à ces conditions.
Le vent était constamment contraire, ainsi que l'avait prédit Nunzio ; et cependant le temps, après avoir été deux nuits et un jour à la bourrasque, était redevenu assez beau. La lune était dans son plein et se levait chaque soir derrière les montagnes de la Calabre ; puis elle venait faire du détroit un lac d'argent, et de Messine une de ces villes fantastiques comme en rêve le burin poétique de Martyn. C'était ce moment-là que je choisissais de préférence pour travailler ; et, selon toute probabilité, c'est au calme de ces belles nuits siciliennes que le caractère du principal héros de mon drame a dû le cachet religieux et rêveur qui a, plus que les scènes dramatiques peut être, décidé du succès de l'ouvrage.
Au bout de six jours, le vent soutenait le défi et n'avait pas bougé. Ne voulant rien changer à notre décision, nous résolûmes donc de partir le matin du septième, et nous fîmes dire au capitaine de revenir pour arrêter un itinéraire avec nous. Non seulement le capitaine revint, mais encore il ramena tout l'équipage ; les braves gens n'avaient pas voulu nous laisser partir sans prendre congé de nous. Vers les trois heures, nous les vîmes en conséquence arriver dans la chaloupe. Aussitôt je donnai l'ordre à Giovanni de se procurer tout ce qu'il pourrait réunir de vivres, et à Philippe, qui était de garde avec lui, de préparer sur le pont une table ; quant au dessert, je me doutais bien que nous n'aurions pas besoin de nous en occuper, attendu que chaque fois que nos matelots revenaient du village ils rapportaient toujours avec eux les plus beaux fruits de leurs jardins.
Quoique pris au dépourvu, Giovanni se tira d'affaire avec son habileté ordinaire : au bout d'une heure et demie, nous avions un dîner fort confortable. Il est vrai que nous avions affaire à des convives indulgents.
Après le dîner, auquel assista une partie de la population de San-Giovanni, on enleva les tables et on parla de danser la tarentelle. J'eus alors l'idée d'envoyer Pietro par le village afin de recruter deux musiciens, un flûteur et un joueur de guitare : un instant après j'entendis mes instrumentistes qui s'approchaient, l'un en soufflant dans son flageolet, l'autre en râclant sa viole ; le reste du village les suivait. Pendant ce temps, Giovanni avait préparé une illumination générale ; en cinq minutes le speronare fut resplendissant.
Alors je priai le capitaine d'inviter ses connaissances à monter sur le bâtiment : en un instant nous eûmes à bord une vingtaine de danseurs et de danseuses. Nous juchâmes nos musiciens sur la cabine, nous plaçâmes à l'avant une table couverte de verres et de bouteilles, et le raout commença, à la grande joie des acteurs et même des spectateurs.
La tarentelle, comme on se le rappelle, était le triomphe de Pietro : aussi aucun des danseurs calabrais n'essaya-t-il de lui disputer le prix. On parlait bien tout bas d'un certain Agnolo qui, s'il était là, disait-on, soutiendrait à lui seul l'honneur de la Calabre contre la Sicile tout entière ; mais il n'y était pas. On l'avait cherché partout du moment où l'on avait su qu'il y avait bal, et on ne l'avait pas trouvé : selon toute probabilité, il était à Reggio ou à Scylla, ce qui était un grand malheur pour l'amour-propre national des Sangiovannistes. Il faut croire, au reste, que la réputation du susdit Agnolo avait passé le détroit, car le capitaine se pencha à mon oreille, et me dit tout bas :
- Ce n'est pas pour mépriser Pietro, qui a du talent, mais c'est bien heureux pour lui qu'Agnolo ne soit pas ici.
A peine achevait-il la phrase, que de grands cris retentirent sur le rivage, et que la foule des spectateurs s'ouvrit devant un beau garçon de vingt à vingt- deux ans, vêtu de son costume des dimanches. Ce beau garçon, c'était Agnolo ; et ce qui l'avait retardé, c'était sa toilette.
Il était évident que cette apparition était peu agréable à nos gens, et surtout à Pietro, qui se voyait sur le point d'être détrôné, ou tout au moins d'être forcé de partager avec un rival les applaudissements de la société. Cependant le capitaine ne pouvait se dispenser d'inviter un homme désigné ainsi à notre admiration par la voix publique ; il s'approcha donc du bordage du speronare, à dix pas duquel Agnolo se tenait debout les bras croisés d'un air de défi, et l'invita à prendre part à la fête. Agnolo le remercia avec une certaine courtoisie, et, sans se donner la peine de gagner l'échelle qui était de l'autre côté, il s'accrocha en sautant avec sa main droite au bordage du bâtiment ; puis, à la force des poignets, il s'enleva comme un professeur de voltige, et retomba sur le pont. C'était, comme on dit en style de coulisses, soigner son entrée. Aussi Agnolo, plus heureux sur ce point que beaucoup d'acteurs en réputation, eut-il le bonheur de ne pas manquer son effet.
Alors commença entre Pietro et le nouveau venu une véritable lutte chorégraphique. Nous croyions connaître Pietro depuis le temps que nous le pratiquions, mais nous fûmes forcés d'avouer que c'était la première fois que le vrai Pietro nous apparaissait dans toute sa splendeur. Les gigotements, les flic-flacs, les triples tours auxquels il se livra, étaient quelque chose de fantastique ; mais tout ce que faisait Pietro était à l'instant même répété par Agnolo comme par son ombre, et cela, il fallait l'avouer, avec une méthode supérieure. Pietro était le danseur de la nature, Agnolo était celui de la civilisation ; Pietro accomplissait ses pas avec une certaine fatigue de corps et d'esprit : on voyait qu'il les combinait d'abord dans sa tête, puis que les jambes obéissaient à l'ordre donné ; chez Agnolo, point : tout était instantané, l'art était arrivé à ressembler à de l'inspiration, ce qui, comme chacun le sait, est le plus haut degré auquel l'art puisse atteindre. Il en résulta que Pietro, haletant, essoufflé, au bout de sa force et de son haleine, après avoir épuisé tout son répertoire, tomba les jambes croisées sous lui en jetant son cri de défaite habituel, sans conséquence lorsque la chose se passait devant nous, c'est-à-dire en famille, mais qui acquérait une bien autre gravité en face d'un rival comme Agnolo.
Quant à Agnolo, comme la fête commençait à peine pour lui, il laissa quelques minutes à Pietro pour se remettre ; puis, voyant que son antagoniste avait sans doute besoin d'une trêve plus longue, puisqu'il ne se relevait pas, il redemanda une autre tarentelle et continua ses exercices.
Cette fois, Agnolo, qui n'avait pas de concurrence à soutenir, fut lui-même, c'est-à-dire véritablement un beau danseur, non pas comme on l'entend dans un salon de France, mais comme on le demande en Espagne, en Sicile et en Calabre. Toutes les figures de la tarentelle furent passées en revue, toutes les passes accomplies ; sa ceinture, son chapeau, son bouquet, devinrent l'un après l'autre les accessoires de ce petit drame chorégraphique, qui exprima tour à tour tous les degrés de la passion, et qui, après avoir commencé par la rencontre presque indifférente du danseur et de sa danseuse, avoir passé par les différentes phases d'un amour combattu, puis partagé, finit par toute l'exaltation d'un bonheur mutuel.
Nous nous étions approchés comme les autres pour voir cette représentation vraiment théâtrale, et, au risque de blesser l'amour-propre de notre pauvre Pietro, nous mêlions nos applaudissements à ceux de la foule, lorsque les cris de : La danse du Tailleur ! La danse du Tailleur ! retentirent, proférés d'abord par deux ou trois personnes, puis ensuite répétés frénétiquement non seulement par les invités qui se trouvaient à bord, mais encore par les spectateurs qui garnissaient le rivage. Agnolo se retourna vers nous, comme pour dire que puisqu'il était notre hôte, il ne ferait rien qu'avec notre consentement ; nous joignîmes alors nos instances à celles qui le sollicitaient déjà. Alors Agnolo, saluant gracieusement la foule, fit signe qu'il allait se rendre au désir qu'on lui exprimait. Cette condescendance fut à l'instant même accueillie par des applaudissements unanimes, et la musique commença une ritournelle bizarre, qui eut le privilège d'exciter à l'instant même l'hilarité parmi tous les assistants.
Comme j'ai le malheur d'avoir la compréhension très difficile à l'endroit des ballets, je m'approchai du capitaine, et lui demandai ce que c'était que la danse du Tailleur.
- Ah ! me dit-il, c'est une de leurs histoires diaboliques, comme ils en ont par centaines dans leurs montagnes. Que voulez-vous ? Ce n'est pas étonnant, ce sont tous des sorciers et des sorcières en Calabre.
- Mais enfin, à quelle circonstance cette danse a-t-elle rapport ?
- C'est un brigand de tailleur de Catanzaro, maître Térence, qui a fait gratis une paire de culottes au diable, à la condition que le diable emporterait sa femme. Pauvre femme ! Le diable l'a emportée tout de même.
- Bah !
- Oh ! parole d'honneur !
- Comment cela ?
- En jouant du violon. On n'en a plus entendu parler jamais, jamais.
- Vraiment ?
- Oh ! mon Dieu ! oui, il vit encore. Si vous passez à Catanzaro, vous pourrez le voir.
- Qui ? le diable ?
- Non, ce gueux de Térence. C'est arrivé il n'y a pas plus de dix ans, au su et au vu de tout le monde. D'ailleurs, c'est bien connu, ce sont tous des sorciers et des sorcières en Calabre.
- Oh ! capitaine, vous me raconterez l'histoire, n'est-ce pas ?
- Oh ! moi, je ne la sais pas bien, dit le capitaine ; et puis d'ailleurs je n'aime pas beaucoup à parler de toutes ces histoires-là où le diable joue un rôle, attendu que, comme vous le savez, il y a déjà eu dans ma famille une histoire de sorcière. Mais vous allez traverser la Calabre, Dieu veuille qu'il ne vous y arrive aucun accident ! Et vous pourrez demander au premier venu l'histoire de maître Térence : Dieu merci ! Elle est connue, et on vous la racontera.
- Vous croyez ?
- Oh ! j'en suis sûr.
Je pris mon album, et j'écrivis dessus en grosses lettres :

« Ne pas oublier de me faire raconter l'histoire de maître Térence de Catanzaro, qui a fait gratis une paire de culottes au diable, à la condition que le diable emporterait sa femme ».

Et je revins à Agnolo.
La toile était levée, et, sur une musique plus étrange encore que la ritournelle dont la bizarrerie m'avait déjà frappé, Agnolo venait de commencer une danse de sa composition : car non seulement Agnolo était exécutant, mais encore compositeur ; danse dont rien ne peut donner une idée, et qui aurait eu un miraculeux succès dans l'opéra de la Tentation, si on avait pu y transporter tout ensemble les musiciens, la musique et le danseur. Malheureusement, ne connaissant que le titre du ballet, et n'en ayant point encore entendu le programme, je ne pouvais comprendre que fort superficiellement l'action, qui me paraissait des plus intéressantes et des plus compliquées. Je voyais bien de temps en temps Agnolo faire le geste d'un homme qui tire son fil, qui passe ses culottes, et qui avale un verre de vin ; mais ces différents gestes ne me paraissaient constituer, si je puis le dire, que les épisodes du drame, dont le fond me demeurait toujours obscur. Quant à Agnolo, sa pantomime devenait de plus en plus vive et animée, et sa danse bouffonne et fantastique à la fois était pleine d'un caractère d'entraînement presque magique. On voyait les efforts qu'il faisait pour résister, mais la musique l'emportait. Pour le flûteur et le guitariste, le premier soufflait à perdre haleine, tandis que le second grattait à se démancher les bras. Les assistants trépignaient, Agnolo bondissait, Jadin et moi nous nous laissions aller comme les autres à ce spectacle diabolique, quand tout à coup je vis Nunzio qui, perçant la foule, venait dire tout bas quelques paroles au capitaine. Aussitôt le capitaine étendit la main, et me touchant l'épaule :
- Excellence ? dit-il.
- Eh bien ! qu'y a-t-il ? demandai-je.
- Excellence, c'est le vieux qui assure qu'il se passe quelque chose de singulier dans l'air, et qu'au lieu de regarder danser des danses qui révoltent le bon Dieu, nous ferions bien mieux de nous mettre en prières.
- Mais que diable Nunzio veut-il qu'il se passe dans l'air ?
- Jésus ! cria le capitaine, on dirait que tout tremble.
Cette judicieuse remarque fut immédiatement suivie d'un cri général de terreur. Le bâtiment vacilla comme s'il était encore en pleine mer. Un des deux étais qui le soutenaient glissa le long de sa carène, et le speronare, versant comme une voiture à laquelle deux roues manqueraient à la fois du même côté, nous envoya tous, danseurs, musiciens et assistants, rouler pêle mêle sur le sable.
Il y eut un instant d'effroi et de confusion impossible à décrire ; chacun se releva et se mit à fuir de son côté, sans savoir où. Quant à moi, n'ayant plus aucune idée, grâce à la culbute que je venais de faire, de la topographie du terrain, je m'en allais droit dans la mer, quand une main me saisit et m'arrêta. Je me retournai, c'était le pilote.
- Où allez-vous, Excellence ? me dit-il.
- Ma foi ! pilote, je n'en sais rien. Allez-vous quelque part ? Je vais avec vous, ça m'est égal.
- Nous n'avons nulle part à aller, Excellence ; et ce que nous pouvons faire de mieux, c'est d'attendre.
- Eh bien ! dit Jadin en arrivant à son tour tout en crachant le sable qu'il avait dans la bouche, en voilà une de cabriole !
- Vous n'avez rien ? lui demandai-je.
- Moi, rien du tout ; je suis tombé sur Milord que j'ai manqué d'étouffer, voilà tout. Ce pauvre Milord, continua Jadin en adressant la parole à son chien de son fausset le plus agréable, il a donc sauvé la vie à son maître !
Milord se ramassa sur lui-même et agita vivement sa queue en témoignage du plaisir qu'il éprouvait d'avoir accompli sans s'en douter une si belle action.
- Mais enfin, demandai-je, qu'y a-t-il ? qu'est-il arrivé ?
- Il est arrivé, dit Jadin en haussant les épaules, que ces imbéciles-là ont mal assuré les pieux, et qu'un des supports ayant manqué, le speronare a fait comme quand Milord secoue ses puces.
- C'est-à-dire, reprit le pilote, que c'est la terre qui a secoué les siennes.
- Comment ?
- Ecoutez ce qu'ils crient tous en se sauvant.
Je me retournai vers le village, et je vis nos convives qui couraient comme des fous en criant : Terre moto, terre moto !
- Qu'est-ce que cela veut dire ? Est-ce que c'est un tremblement de terre ? demandai-je.
- Ni plus ni moins, dit le pilote.
- Parole d'honneur ? fit Jadin.
- Parole d'honneur ! reprit Nunzio.
- Eh bien ! pilote, touchez là, dit Jadin, je suis enchanté.
- De quoi ? demanda gravement Nunzio.
- D'avoir joui d'un tremblement de terre. Tiens ! est-ce que vous croyez que ça se rencontre tous les dimanches, vous ? Ce pauvre Milord, il aura donc vu des tempêtes, il aura donc vu des volcans, il aura donc vu des tremblements de terre ; il aura donc tout vu !
Je me mis à rire malgré moi.
- Oui, oui, dit le pilote, riez ; vous autres, Français, je sais bien que vous riez de tout. 0a n'empêche pas que dans ce moment-ci la moitié de la Calabre et peut-être sens dessus dessous. Ce n'est pas qu'il y ait grand mal ; mais enfin, tout Calabrais qu'ils sont, ce sont des hommes.
- Comment, pilote ! demandai-je, vous croyez que pour cette petite secousse que nous avons ressentie...
- Le mouvement allait du nord au midi, voyez-vous, Excellence ; et nous, justement, nous sommes à l'extrémité de la botte, et par conséquent nous n'avons pas ressenti grand-chose ; mais du côté de Nicastro et de Cosenza, c'est là qu'il doit y avoir le plus d'oeufs cassés ; sans compter que nous ne sommes probablement pas au bout.
- Ah ! Ah ! dit Jadin, vous croyez que nous allons avoir encore de l'agrément ? Alors bon, bon. En ce cas, fumons une pipe.
Et il se mit à battre le briquet, en attendant une seconde secousse.
Mais nous attendîmes inutilement : la seconde secousse ne vint pas, et au bout de dix minutes notre équipage, qui dans le premier moment s'était éparpillé de tous les côtés, était réuni autour de nous : personne n'était blessé, à l'exception de Giovanni qui s'était foulé le poignet, et de Pietro qui prétendait s'être donné une entorse.
- Eh bien ! dit le capitaine, voyons, pilote, que faut-il faire maintenant ?
- Oh ! mon Dieu ! capitaine, pas grand-chose, répondit le vieux prophète : remettre le speronare sur sa pauvre quille, attendu que je crois que c'est fini pour le moment.
- Allons, enfants, dit le capitaine, à l'ouvrage ! Puis, se retournant de notre côté : Si Leurs Excellences avaient la bonté... ajouta-t-il.
- De quoi faire, capitaine, dites ?
- De nous donner un coup de main ; nous ne serons pas trop de tous tant que nous sommes pour en venir à notre honneur, attendu que ces fainéants de Calabrais, c'est bon à boire, à manger et à danser ; mais pour le travail il ne faut pas compter dessus. Voyez s'il en reste un seul !
Effectivement, le rivage était complètement désert : hommes, femmes et enfants, tout avait disparu ; ce qui, du reste, me paraissait assez naturel pour qu'on ne s'en formalisât point.
Quoique réduits à nos propres forces, nous n'en parvînmes pas moins, grâce à un mécanisme fort ingénieux inventé par le pilote, à remettre le bâtiment dans une ligne parfaitement verticale. Le pieu qui avait glissé fut rétabli en son lieu et place, l'échelle appliquée de nouveau à bâbord, et au bout d'une heure à peu près tout était propre et aussi en ordre à bord du speronare que si rien d'extraordinaire ne s'était passé.
La nuit s'écoula sans accident aucun.

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