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Marseille en 93

Coquelin

Vers le mois de mars 1793, un homme arriva de Paris à Marseille, se rendit immédiatement au palais, mit sur sa tête un chapeau orné de plumes tricolores, et déploya un papier signé par les membres du comité de salut public, lequel papier l'instituait président du tribunal révolutionnaire. On le laissa faire sans s'opposer en rien à son installation ; seulement on lui demanda comment il s'appelait : il répondit qu'il s'appelait le citoyen Brutus. C'était un nom fort à la mode à cette époque ; aussi personne ne s'étonna du choix qu'on avait fait à Paris du citoyen président du tribunal révolutionnaire de Marseille.
Pendant toute l'année 92 et tout le commencement de l'année 93, la guillotine avait un peu langui à Marseille, on en avait porté plainte au comité de salut public, et le comité de salut public avait envoyé, comme nous l'avons dit, le citoyen Brutus pour rendre un peu d'activité à la machine patriotique. A la première vue on put s'apercevoir que le choix était bon : le citoyen Brutus s'entendait à merveille à déverser sur les planches de la guillotine le trop-plein des prisons.
On lui remettait chaque matin des listes de suspects. Pour ne pas perdre son temps, Brutus emportait ces listes au tribunal révolutionnaire, condamnait à mort sans que la moindre émotion de plaisir ou de peine apparût sur sa longue et sèche figure. Puis, pendant que le greffier lisait l'arrêt, il indiquait, sur les listes des suspects qu'on lui avait remises le matin, le nom de ceux qui devaient remplir dans la prison les vides qu'il y faisait le soir.
Cette besogne achevée, il rentrait dans son obscur troisième étage, qui, par une de ces traverses comme on en trouve fréquemment dans les vieilles villes, mettait en communication la Grande-Rue et la rue de la Coutellerie. Là, il restait seul et invisible, même pour les Saron et les Mouraille, qui étaient les Carrier et les Fouquier Thinville de cet autre Robespierre. Quand parfois Brutus sortait pour se promener par la ville, il se coiffait d'une casquette en peau de renard et attachait à son cou un grand sabre qui traînait en faisant jaillir des étincelles des pavés. Le reste de son accoutrement se composait d'une carmagnole et d'une paire de pantalons de couleur sombre. Quand on le rencontrait ainsi, faisant sa tournée, chacun s'empressait de lui ôter son chapeau, de peur qu'il ne lui ôtât la tête.
Grâce à son beau soleil, à ses joyeuses maisons peintes de vives couleurs, et à cette mer d'azur qui rit à ses pieds, Marseille, quoique profondément atteinte par cette fièvre révolutionnaire qui lui tirait le plus pur de son sang, avait conservé pendant quelque temps encore cet aspect de bonheur et de gaîté qui fait le caractère principal de sa physionomie. Cependant, peu à peu, un voile de deuil s'était étendu sur elle, ses rues bruyantes étaient devenues silencieuses, ses fenêtres, qui, pareilles au tournesol, s'ouvrent tour à tour pour aspirer les premiers rayons du soleil et les premières brises du soir, demeuraient fermées ; enfin, dernier symptôme de douleur, encore plus terrible dans une ville commerciale que dans toute autre, les boutiques s'étaient closes, à l'exception d'une seule.
Sans doute c'était à cause de l'innocent commerce de celui qui l'habitait, car au-dessus de la porte de cette boutique il y avait une enseigne qui disait :
          
          Coquelin, faiseur de joujoux en carton.


Du reste, probablement pour appeler la protection de la république sur son établissement, le propriétaire avait fait peindre un bonnet rouge au dessus de cette enseigne, dont l'inscription se trouvait en outre encadrée entre une hache et un croissant.
La boutique de Coquelin s'ouvrait sur la place du Petit-Mazeau. C'était une espèce de voûte, petite et obscure. Celui qui en passant y jetait un coup d'oeil apercevait, à peu de distance du seuil de la porte, une table et une chaise, et devant cette table, et sur cette chaise, un homme à l'oeil éteint, aux joues pendantes, occupé à promener les deux branches de ses ciseaux à travers une feuille de carton, à achever une boîte, une brouette, une maison, un puits, un arbre, ou bien encore à faire rouler un carrosse attelé de ses chevaux, à faire danser un pantin en le tirant par le fil qui pendait entre ses jambes, ou à habiller et déshabiller une poupée. Au reste, quelle que fût la chose dont il s'occupât, ses mouvements étaient doux et modérés ; il dirigeait lentement sa main vers le compas ou le pot à colle, prenait, en remuant méthodiquement la tête, le pinceau ou le canif, et sa figure restait constamment animée d'une bienveillante somnolence parfaitement d'accord avec ses juvéniles occupations.
De temps en temps il se levait, entrait dans son arrière-boutique, et là disparaissait aux regards des passants. On entendait alors le bruit d'une roue, des sons clairs et rapides pareils à ceux dont le rémouleur modère ou augmente l'activité, selon qu'en se courbant sur sa pierre, il presse ou ralentit le mouvement de son pied. Quelquefois un éclair brillait dans la nuit permanente de cette arrière-boutique. Cet éclair la traversait pour s'éteindre dans une obscurité soudainement interrompue. On aurait cru voir le jet de ce rayon, qu'un enfant, à l'aide d'un verre, dirige sur le nez de son professeur. – Puis l'homme à la figure bonace rouvrait et refermait la porte de son arrière- boutique, revenait s'asseoir sur la chaise, et continuait le cheval de carton interrompu.
Cet homme, c'était Coquelin.
Depuis quelques semaines, une jeune femme s'arrêtait devant la boutique de Coquelin : non pas qu'elle se plût beaucoup à examiner les petits ouvrages que cet homme confectionnait ; mais par déférence pour les désirs de sa fille, jolie enfant de six ans, à la tête de chérubin, qui, chaque fois qu'elle passait devant la boutique, tirait sa mère par la main, afin qu'elle s'arrêtât, et fixait ses grands yeux bleus sur les chefs-d'oeuvre du bonhomme. Quant à sa mère, qu'à son teint pâle et à ses longs cheveux blonds on pouvait reconnaître pour une fleur étrangère à la chaude atmosphère provençale, elle trouvait son enfant si heureuse à la vue de la table de Coquelin, que le bonheur de sa fille était presque un adoucissement au chagrin profond qui paraissait la dominer, et qu'elle ne s'arrachait qu'après une pause, d'une demi-heure quelquefois, à la contemplation journalière des cartonnages du faiseur de jouets d'enfants.
Coquelin avait l'esprit et l'oeil fort peu curieux, mais il avait pourtant fini par remarquer cette femme et cet enfant auxquels malgré son manque absolu d'éducation, il faisait un signe de tête assez amical, qui rassurait la mère et enhardissait la fille.
Un jour, la jeune femme demanda à Coquelin le prix d'une jolie maisonnette en carton dont le toit simulait parfaitement les tuiles, et qui avait des contrevents peints en vert. L'enfant sautait de joie en frappant les mains l'une contre l'autre à l'idée que sa mère allait lui acheter cette jolie maison. Coquelin examina le travail de l'objet demandé, et après avoir réfléchi un instant, il prononça ces paroles : Trois francs. C'étaient les seules que la jeune femme lui avait jamais entendu dire. Elle posa le prix de l'estimation sur la table car Coquelin n'avait point tendu la main vers elle pour recevoir l'argent, et la petite fille, toute radieuse de joie et d'orgueil, emporta le superbe joujou.
Le lendemain, soit que l'enfant, satisfaite de son acquisition de la veille, n'eût conservé aucun désir pour les autres jouets que renfermait la boutique de Coquelin, soit que la jeune femme fût retenue loin de la rue du Petit- Mazeau par cette affaire qui la rendait si triste, ni la mère ni la fille ne parurent.
Jusqu'à l'heure où elles avaient l'habitude de s'arrêter devant sa boutique, Coquelin demeura fort tranquille, se livrant assidûment a ses occupations habituelles. Lorsque cette heure fut venue, il se retourna plusieurs fois vers la porte avec un certain air d'impatience, et comme si quelqu'un qu'il attendait ne fût pas venu au rendez-vous ; mais quand l'heure fut passée, Coquelin passa de l'impatience à l'inquiétude, quitta fréquemment sa chaise pour aller regarder aux deux extrémités de la rue, revenant, chaque fois qu'il voyait son espérance trompée, d'un air chagrin de la porte à sa chaise. Ce jour-là il découpa mal, il ne put achever une boîte ; ses morceaux ne s'ajustaient pas ; la colle était trop brûlée ; ses ciseaux se montraient revêches ; bien plus, chose étonnante ! il n'y eut point, ce jour-là, d'éclairs vifs et rapides ni de bruits grinçants dans l’arrière-boutique.
Mais le lendemain, les joues pendantes et ridées de Coquelin passèrent du vert au rouge quand la jeune femme et son enfant s'approchèrent de sa boutique. Pourtant il ne témoigna sa joie que par le plat sourire qui effleura ses grosses lèvres et s'en alla mourir stupidement dans un coin de ses yeux éteints ; la petite fille, enhardie par le sourire, entra résolument dans la boutique et vint poser sa petite main sur l'épaule de Coquelin, tandis que de l'autre elle faisait tourner une girouette placée sur un château de carton ; Coquelin se tourna vers la charmante enfant et lui fit une grimace d'amitié : la petite fille se familiarisa tout à fait avec la figure lourde et sale du faiseur de joujoux, et finit par agir sans façons, de sorte que, tandis que sa mère avait les yeux fixés sur les murs du palais où le tribunal tenait ses séances, la petite fille s'installa dans la boutique de Coquelin, trempant ses petits doigts dans le pot de colle, faisant danser les pantins, rouler les carrosses, ouvrant les fenêtres des maisons de carton, bouleversant la table de Coquelin, qui ne proférait pas la moindre plainte, et dont les yeux se reportaient successivement de l'enfant à la mère.
Pendant un moment où il regardait la mère, l'enfant se glissa dans l'arrière- boutique, et presque aussitôt, jetant un cri, reparut sur le seuil de la porte intérieure avec un doigt tout en sang.
A ce cri, la mère se retourna vivement et se précipita dans la boutique.
- Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! lui dit-elle, qu'as-tu fait, ma pauvre enfant ? tu t'es coupée ?
- Oh ! maman, maman, répondit l'enfant en secouant sa petite main et en faisant tout ce qu'elle pouvait pour retenir ses larmes, ne me gronde pas ; c'est un gros vilain couperet qui m'a mordue.
- Un couperet ! s'écria la mère.
La figure de Coquelin devint livide de pâleur. Et, fermant avec soin la porte de l'arrière-boutique, dont il mit la clef dans sa poche :
- Ce n'est rien, ce n'est rien, dit-il d'une voix tremblante. Voici du taffetas d'Angleterre ; pansez-la vous-même ; moi, j'ai la main trop lourde.
Et avec un empressement extraordinaire, Coquelin présenta à la jeune femme une tasse pleine d'eau, et se tint à genoux devant l'enfant, tandis que sa mère lui lavait le doigt et appliquait sur la coupure un morceau de taffetas d'Angleterre.
- Elle aura mis la main imprudemment sur quelque couteau de cuisine, dit la jeune femme un peu rassurée. Ces malheureux enfants fourrent la main partout.
- Oh ! citoyenne, répondit Coquelin, j'en suis bien fâché : car j'aurais dû y veiller ; c'est ma faute. Mais mademoiselle Louise est légère comme une biche.
- Et étourdie comme un hanneton, dit la jeune femme avec un triste et doux sourire.
Ce sourire, si passager qu'il eût été, rendit Coquelin expansif. Il regretta de n'avoir pas une chaise, pas un tabouret à présenter à la citoyenne et à sa fille. Sa conversation était celle d'un homme qui a peu d'idées, et une certaine tenacité de caractère, ce qui va presque toujours ensemble. D'ailleurs, sa phrase était courte, saccadée, inattendue, et il la débitait avec un accent montagnard. De son côté, la jeune femme commençait à s'habituer à cet homme, qui avait commencé par lui inspirer une répugnance dont elle ne se rendait pas compte. Aussi lui fit-elle, à son tour, quelques questions.
- Et ce que vous faites-là suffit à vos besoins ? lui demanda-elle.
- Oh ! j'ai du travail en ville, répondit Coquelin.
- Mais ce travail vous rend-il beaucoup ?
- Oui, oui ! on me paie bien.
- Et jamais il ne manque ?
- C'est-à-dire, répondit l'ouvrier, qui s'était remis à sa besogne, se renversant en arrière et relevant ses manches, c'est à dire qu'il y a des temps.
- Et vous êtes dans un bon moment, à ce qu'il paraît ? demanda la jeune femme, car vous me semblez content
- Mais oui ! mais oui ! Depuis deux mois à peu prés, les commandes ne vont pas mal, et s'augmentent tous les jours, grâce au citoyen Brutus.
- Vous connaissez le citoyen Brutus ? s'écria la jeune femme, sans réfléchir à cette étrange influence que pouvait avoir le citoyen Brutus sur le commerce d'un faiseur de jouets d'enfants.
- Si je connais le citoyen Brutus, répondit Coquelin ; parbleu ! Si je le connais. C'est un chaud qui ne plaisante pas.
- Vous le connaissez ! oh ! mon Dieu ! c'est peut-être la Providence qui m'a conduite ici. - Et le voyez-vous souvent ?
- Oui, comme cela, de temps en temps. Quand j'ai fini mon travail du jour, je vais demander ses ordres pour le lendemain. Nous prenons un petit verre ensemble et nous trinquons à la santé de la république, une et indivisible. Oh ! il n'est pas fier, le citoyen Brutus.
- Citoyen Coquelin, vous me paraissez un brave homme.
- Un brave homme... moi ?... ô citoyenne !
- Vous me rendriez volontiers un service, n'est-ce pas ?
- Si je le pouvais, citoyenne. Certainement je ne demanderais pas mieux.
- Tenez, citoyen Coquelin, je veux tout vous dire. J'ai mon mari en prison, voilà pourquoi je passe tous les jours dans cette rue ; il est innocent, je vous le jure, mais il a des ennemis parce qu'il est riche. Si vous pouviez implorer pour lui la justice du citoyen Brutus ?... Il se nomme Robert, mon mari ; retenez bien son nom, et puisque vous connaissez le président Brutus, puisque vous allez le voir à la fin de votre travail, eh bien ! dites-lui, la première fois que vous irez, dites-lui qu'une pauvre femme bien malheureuse le supplie au nom du ciel de lui conserver son mari... Dites-lui bien qu'il n'a rien fait, mon pauvre Charles, le père de ma petite Louise ; dites-lui qu'il n'a jamais conspiré, que c'est un bon patriote qui aime la république. Si vous saviez comme il m'aime !... si vous saviez comme il aime son enfant... Il faut que je vous dise que tous les jours je le vois ; à cinq heures, il passe devant une petite fenêtre grillée et me fait un signe ; aussi, tous les jours à cinq heures, nous allons attendre ce signe devant la fenêtre. J'ai fait tout ce que j'ai pu pour voir le citoyen Brutus, mais on ne m'a pas laissé arriver jusqu'à lui. Cependant je l'aurais tant prié, tant supplié, qu'il m'aurait donné la vie de mon mari, j'en suis sûre. Mais c'est le bon Dieu qui m'a conduite ici, et puisque vous connaissez le citoyen Brutus, on ne tuera pas mon Charles. Louise ! mon enfant ! s'écria la pauvre mère toute éperdue, on veut tuer ton père, prie avec moi le citoyen Coquelin pour qu'on ne le tue pas !
Louise se mit à pleurer en criant :
- Je ne veux pas que papa meure, monsieur Coquelin ; ne tuez pas papa.
La figure de Coquelin devint livide de pâleur.
- N'écoutez pas ce que dit cette enfant, s'écria la mère : elle ne sait ce qu'elle dit, mon bon monsieur Coquelin.
Et elle voulut prendre les mains rugueuses du faiseur de joujoux, qui les retira vivement.
- Citoyenne, ne touchez pas à mes mains, lui dit-il avec une sorte d'effroi.
La pauvre femme se recula, elle ne comprenait pas le mouvement de Coquelin. Il y eut un instant de silence.
- Vous dites donc, reprit Coquelin, que la vie de votre mari dépend du citoyen Brutus ?
- De lui seul ! s'écria la jeune femme.
- C'est qu'il est bien dur, le citoyen Brutus ! continua Coquelin en secouant la tête. Bien dur, bien dur, – et il poussa un soupir.
- Me refusez-vous votre protection ? demanda avec timidité la jeune femme en joignant les mains.
- Moi, dit Coquelin, moi vous refuser quelque chose de ce qu'il m'est possible de faire ? ah ! vous ne me connaissez pas, citoyenne. D'ailleurs, est- ce que vous ne m'avez pas acheté une maison en carton ? Est-ce que vous ne venez pas tous les jours dans ma boutique où il vient si peu de monde ? Est- ce que vous ne parlez pas, avec votre bonne petite voix si douce, à un pauvre homme à qui personne ne parle ! Et cependant rendez-moi justice, est-ce que je n'ai pas la boutique la mieux fournie de Marseille ? Est-ce qu'il y en a un pour manier les ciseaux comme moi ? oh ! allez, j'ai de l'adresse, j'ai du goût, moi. Tenez, voyez ce petit pantin, c'est cela qui est drôle ; je n'ai qu'à tirer la ficelle, et les bras, les jambes, la tête, tout cela s'agite, tout cela remue ; voyez ! voyez !
La jeune femme, par complaisance, regarda, à travers les larmes qui s'étaient répandues dans ses yeux le grotesque pantin, dont Coquelin, la figure ébahie avec une satisfaction orgueilleuse d'artiste, faisait bondir les jambes et les bras.
De son côté, la petite Louise, passant de la douleur à la joie, comme une enfant qu'elle était, sautait sur la pointe de ses pieds en riant comme une folle.
La scène avait pris un caractère touchant et presque patriarchal. Renversé sur sa chaise, Coquelin tenait d'une main, à la hauteur de son nez, le petit bonhomme de carton suspendu par la tête, et de l'autre main il communiquait, au moyen de la ficelle, un mouvement rapide aux bras et aux jambes de ce pantin. Plus le bonhomme se démenait, plus les rires de Louise devenaient joyeux. Coquelin savourait son succès de mécanicien ; sa figure s'épanouissait. Et il disait, toue en tirant la ficelle et en accordant sa voix avec les gestes du pantin :
- Vous dites donc, citoyenne, que votre mari est accusé ? Eh bien, je verrai le citoyen Brutus ; je lui parlerai... Il est dur, le citoyen Brutus ! Mais, qui sait ?... En tout cas, je ferai tout ce que je pourrai pour votre mari ; soyez tranquille, citoyenne... Malheureusement, je ne peux pas grand chose... mais tout ce que je peux, je le ferai... tout !
- Oh ! mon bon monsieur Coquelin !
- Oh ! j'ai de la mémoire, moi, citoyenne. J'en ai... je n'oublierai jamais que, depuis deux semaines, vous venez me voir travailler une demi-heure tous les jours, et que pendant cette demi-heure, je ne sais pourquoi, mais je suis heureux. C'est qu'à Marseille, voyez-vous, on n'aime pas les artistes... j'étais forcé de m'admirer tout seul... Voyez donc comme il danse, mon pantin, ma petite citoyenne. Elle aime bien son papa, n'est-ce pas ?
- De tout mon coeur, répondit l'enfant.
- C'est bien. Elle n'a pas cassé sa maison ?
- Oh non ! monsieur Coquelin, je l'ai mise sur la table à jeu du salon.
- Vous devez être bien heureuse, citoyenne, d'avoir une aussi jolie enfant ?
- Oui, dit la jeune femme, et comme elle est bien sage, je vais encore lui acheter ce pantin.
Louise poussa un cri de joie. Coquelin se leva dans toute la fierté de sa taille, et remit le pantin à la pauvre mère, qui le paya quatre francs, recommanda une dernière fois son mari aux bons offices de Coquelin et sortit.
- A propos ! votre adresse, citoyenne ? lui demanda-t-il.
- Rue des Thionvillois, île 4, n° 6.
- Merci, dit Coquelin. Et il rentra dans son magasin, écrivit sur un morceau de papier l'adresse que venait de lui donner la jeune femme, mit le morceau de papier dans la poche grasse de son gilet à ramages, poussa un soupir, et passa dans l'arrière-boutique.
Un instant après, les éclairs jaillirent, et le bruit grinçant se fit entendre.
Le lendemain, vers les onze heures du matin, la jeune femme apprit que son mari avait paru devant Brutus, et que Brutus l'avait condamné à mort.
La jeune femme resta d'abord tout étourdie de ce coup. Mais elle vit son enfant qui jouait avec la jolie maison ; elle pensa à Coquelin, dit à la petite Louise d'être sage et de s'amuser avec ses joujoux, ferma la porte à clef, et courut, comme une folle, rue du Petit-Mazeau.
La boutique du faiseur de jouets d'enfants était fermée.
C'était un dernier espoir qui lui échappait ; aussi se mit-elle à frapper du poing contre cette porte comme une insensée, renversant de temps en temps la tête en arrière et poussant des sanglots.
Personne ne répondit, mais une vieille femme voisine de Coquelin ouvrit sa fenêtre, et, voyant cette jeune femme qui frappait sans relâche, elle lui demanda ce qu'elle voulait :
- Je veux parler au citoyen Coquelin ! s'écria la jeune femme.
- Le citoyen Coquelin est parti avec son tombereau, répondit la vieille ; il doit être à cette heure-ci sur la Cannebière. Et la vieille referma la fenêtre.
La jeune femme se mit à courir du côté indiqué ; mais à mesure qu'elle approchait, la foule était si considérable, qu'elle fut obligée de s'arrêter dans une des rues voisines. Des gens à face patibulaire disaient :
- Quel malheur de ne pas pouvoir aller plus loin ! on en mène douze aujourd'hui. Ceux qui ont les premières places en verront pour leur argent.
La pauvre femme s'évanouit.
On la porta dans une maison, on fouilla dans ses poches ; on y trouva une lettre à son adresse, et on la reporta rue des Thionvillois.
Quand elle revint à elle, la petite Louise était à genoux, et une vieille femme, qui l'avait suivie de Paris, lui jetait de l'eau sur la figure.
Elle voulut se lever, mais elle était si faible qu'elle fut forcée de se rasseoir.
Elle resta deux heures, les mains appuyées sur les bras de son fauteuil, l'oeil fixe, sans prononcer une seule parole.
Au bout de deux heures, on sonna violemment à la porte.
- Allez voir ce que c'est, dit-elle à la vieille servante.
La bonne femme descendit. Un instant après, elle rentra toute tremblante et tenant un billet à la main.
Un homme, coiffé d'un bonnet rouge, avait jeté ce billet dans l'escalier, en criant : – Pour la citoyenne veuve Robert.
La jeune femme prit le papier. Voici ce qui y était écrit :

« Citoyenne, ils étaient douze, votre mari était le douzième, je l'ai fait passer le premier ; vous voyez que j'ai tenu ma promesse, j'ai fait tout ce que j'ai pu.

          Coquelin,
          Exécuteur des hautes-oeuvres. »

En ce moment, Louise dit à sa mère :
- Maman, vois comme il saute, mon pantin !
La pauvre femme se leva, mit en pièces le pantin et la maison de carton, et prenant sa fille dans ses bras, elle retomba évanouie une seconde fois en disant :
- Les monstres ! ils ont tué ton père !

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1998-2010
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