La jeunesse des mousquetaires Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
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Acte premier, premier tableau


Chez M. de Tréville. L'antichambre à droite. Le cabinet de Tréville à gauche; porte à droite, dans l'antichambre, donnant chez le Cardinal. Un Mousquetaire en faction devant la porte de Tréville. Un Garde du Cardinal devant la porte du Cardinal. Le jour vient.

SCèNE PREMIèRE

JUSSAC, parlant à un factionnaire à la porte du Cardinal;

ARAMIS, en face.

JUSSAC
Biscarat, vous avez la consigne... Maintenant, rappelez-vous que Son Eminence aime la paix.

BISCARAT
Bien, lieutenant.

JUSSAC, regardant Aramis.
Ce qui veut dire qu'il faut que les gardes de M. le cardinal vivent en bonne intelligence, même avec les mousquetaires du roi.

BISCARAT
Bien, lieutenant.

JUSSAC
Bonne garde!... M. de Rochefort va venir vous relever. (Il sort.)

ARAMIS
Vous n'êtes pas lieutenant, vous, monsieur de Biscarat, et on peut vous parler sous les armes.

BISCARAT
Parlez, monsieur Aramis, parlez.

ARAMIS
Je trouve impertinent ce membre de phrase : même les mousquetaires du roi; et vous, monsieur de Biscarat ?

BISCARAT
Moi, monsieur Aramis, je suis un garde du cardinal, et le mot ne m'a pas choqué.

ARAMIS
Est ce que l'on ne pourrait pas s'en expliquer un peu après la garde, monsieur de Biscarat ?

BISCARAT
Mais cela peut se faire, monsieur Aramis.

ARAMIS
Voilà tout ce que j'avais à vous dire, monsieur le garde.

BISCARAT
Je suis bien votre serviteur, monsieur le mousquetaire.
(Ils recommencent à se promener en long et en large.)

SCèNE II

Les mêmes, MADAME BONACIEUX, entrant par le cabinet de M. de Tréville.
Madame Bonacieux lève la portière et frappe sur l'épaule d'Aramis

MADAME BONACIEUX
Chut ! Aunis et Anjou. Restez comme vous êtes, devant moi: que le garde ne me voie point.

ARAMIS
Comme cela ?

MADAME BONACIEUX
Oui; prenez ce mouchoir; remarquez en le chiffre, et, si quelque personne vous en présentait un pareil, ayez confiance en cette personne.

ARAMIS
Mais à quel moment, dans quel endroit me présenterait on ce mouchoir ?

MADAME BONACIEUX
Chez vous, rue de Vaugirard... On frapperait au volet; prévenez en la personne qui se cache dans votre maison.

ARAMIS
Comment savez vous...?

MADAME BONACIEUX
Il suffit, puisque je le sais... Mais c'est tout pour le moment; le reste viendra plus tard; reprenez votre faction...
Adieu !
(Elle rentre dans le cabinet et disparaît.)

SCèNE III

ARAMIS, BISCARAT; MILADY et ROCHEFORT, sortant de chez le Cardinal.

ROCHEFORT
Rien n'est plus simple, Milady; vous prendrez ce mouchoir; remarquez en le chiffre.

MILADY
Je le vois: un C et un B.

ROCHEFORT
Vous irez, tantôt, rue de Vaugirard, en face du carré de peupliers; vous frapperez au volet d'une maison garnie de feuillage... vous montrerez ce mouchoir à la personne qui ouvrira le volet, puis vous demanderez l'adresse, et, comme ce mouchoir est le signe de reconnaissance convenu entre eux, on vous donnera l'adresse.

MILADY
Rien que cela ? l'adresse ?

ROCHEFORT
Et vous ne l'oublierez pas, et vous me la ferez parvenir tout de suite.

MILADY
Un dernier renseignement: si l'on me demandait le nom du maître de cette maison ?

ROCHEFORT
C'est un mousquetaire qui s'appelle Aramis.

MILADY
Aramis ! Bien.

ROCHEFORT
Maintenant, pas d'affectation; je vais relever les factionnaires.

MILADY
Moi, je retourne chez moi.
(Ils se séparent.)

ROCHEFORT
Messieurs, sept heures sonnent; vous êtes libres.
(Sept heures ont sonné. Milady sort, après avoir mis un masque sur sa figure. On relève Aramis.)

SCèNE IV

D'ARTAGNAN, ARAMIS, PORTHOS, BOISTRACY, Mousquetaires.
Une fanfare sonne. Les portes s'ouvrent. Les Mousquetaires commencent à entrer dans l'antichambre.

PORTHOS
Eh ! oui, messieurs, j'ai gagné du froid cette nuit, et, comme j'ai peur des rhumes, ma foi, j'ai pris le manteau.

BOISTRACY
Oh ! mais ce n'est pas un baudrier que vous avez là sur la poitrine, Porthos, c'est un soleil !
(Tous se récrient avec admiration.)

PORTHOS, négligemment
C'est assez bien, n'est ce pas ?

ARAMIS
Bonjour, Porthos.

PORTHOS
Eh ! bonjour, Aramis.

ARAMIS
En honneur, vous éblouissez... Venez à l'ombre... Comment va notre malade ?

PORTHOS
Il souffre... Le coup était rude: l'épée a traversé l'épaule jusqu'à la poitrine.

ARAMIS
Pauvre Athos !... Il est au lit ?

PORTHOS, très haut.
Avec une fièvre de cheval... Heureusement, personne n'en sait rien... et ce n'est pas moi qui l'irai dire à M. de Tréville.
(D'Artagnan paraît derrière le groupe des Mousquetaires.)

ARAMIS
Chut ! pour Dieu, Porthos, prenez garde, vous avez une voix... comme un baudrier.

PORTHOS
C'est juste, il y a des étrangers ici.
(D'Artagnan se faufile dans les groupes, le chapeau à la main.)

ARAMIS
Qu'est ce que c'est que celui là ? Voyez donc, Boistracy.

BOISTRACY
Ce doit être un Gascon fraîchement débarqué... Attendez. (Il va près de d'Artagnan.) Monsieur ! pardon...

D'ARTAGNAN
Monsieur...

BOISTRACY
Qu'y a t il pour votre service ?

D'ARTAGNAN
S'il vous plaît, M. de Tréville, lieutenant capitaine des mousquetaires ?

BOISTRACY
Monsieur, son valet de chambre est là.

D'ARTAGNAN
Monsieur, je vous remercie humblement. (Au Valet.) Voudriez vous bien, s'il vous plaît, prévenir M. de Tréville que le chevalier d'Artagnan lui demande un moment d'audience.

LE VALET
Tout à l'heure ! M. de Tréville n'est pas arrivé.

UN MOUSQUETAIRE
Messieurs ! messieurs ! voici le capitaine.

TOUS
Ah !

LE MOUSQUETAIRE
Il est d'une humeur féroce !

BOISTRACY
Est ce qu'il saurait déjà l'aventure d'hier ?

SCèNE V

Les mêmes, TRéVILLE.
Tous les Mousquetaires le saluent.

TRéVILLE
Bonjour, messieurs, bonjour... Eh bien, qu'y a t il de nouveau ?

BOISTRACY
Mais rien, capitaine, rien.

TRéVILLE, entrant chez lui.
Les rapports!... le procès verbal !

D'ARTAGNAN
Ce ne sont pas des regards qu'il lance, ce sont des coups de pistolet.

PORTHOS
Cela va mal.

ARAMIS
Mal !
(Porthos va causer dans un groupe. Aramis reste avec un autre sur le devant.)

D'ARTAGNAN
Que c'est beau, les mousquetaires ! Tous ces gens là ont des figures qui me reviennent; je me sens une sympathie. Tiens, en voilà un qui perd son mouchoir. (A Aramis, qui s'en est aperçu, et a mis le pied dessus.) Monsieur ! (Aramis ne répond pas.) Monsieur, je crois que voici un mouchoir que vous seriez fâché de perdre.

ARAMIS, brutalement.
Merci !

D'ARTAGNAN
Il n'est guère aimable !

BOISTRACY, lui prenant le mouchoir des mains.
Ah ! ah ! discret Aramis, diras tu encore que tu es mal avec ma cousine de Boistracy ? Elle te prête ses mouchoirs... Voyez, messieurs, le chiffre C. B.

D'ARTAGNAN
Allons, bon ! j'ai fait un beau coup.

ARAMIS, regardant d'Artagnan d'un air furieux.
Vous vous trompez, monsieur, ce mouchoir n'est pas à moi, et je ne sais pourquoi monsieur a eu la fantaisie de me le remettre, plutôt qu'à l'un de vous; et la preuve de ce que je dis, c'est que voici mon mouchoir dans ma poche.

BOISTRACY
Tu nies ? A la bonne heure ! sans quoi, pour la réputation de mon cousin Boistracy, j'eusse été forcé...

TRéVILLE, frappant du poing sur la table.
C'est une indignité, morbleu !

BOISTRACY
Voilà le capitaine qui se fâche.

D'ARTAGNAN, à ARAMIS
Monsieur, je suis au désespoir.

ARAMIS
Monsieur, nous réglerons ce compte là.

D'ARTAGNAN
Eh ! si vous le prenez ainsi, au diable !

TRéVILLE
Un beau rapport ! un beau bruit qui va courir!... Morbleu !

PORTHOS
ça chauffe !

TRéVILLE
Nous allons voir tout à l'heure... Expédions d'abord les étrangers pour traiter l'affaire en famille. (Au Valet.) Qui est là ?

LE VALET
Les intendants.

TRéVILLE
Plus tard !

LE VALET
Un secrétaire de M. de la Trémouille.

TRéVILLE
Demain...

LE VALET
Et puis les signatures.

TRéVILLE
Donne vite.
(Il se met à signer.)

BOISTRACY
Dieu soit loué ! le capitaine se calme. Otez dont, votre manteau, Porthos, que nous admirions votre baudrier le roi n'en a pas de pareil.

ARAMIS
Je parie que cette broderie vaut dix pistoles l'aune.

PORTHOS
Douze... Et il y en a une aune trois quarts.

BOISTRACY
C'est somptueux ! La broderie est elle aussi fine derrière que devant ?

PORTHOS, environné de curieux, s'enveloppe dans son manteau.
Plus fine !

TRéVILLE
Après ?... Est ce tout ?

LE VALET
Ah ! monsieur, j'oubliais... Un gentilhomme de Gascogne... M. d'Artagnan.

TRéVILLE
D'Artagnan... le père ? mon vieil ami d'Artagnan ?

LE VALET
Non, monsieur, un jeune homme.

TRéVILLE
Le fils, alors... Appelle ! appelle !

PORTHOS
Vous allez me faire éternuer... brrr !

LE VALET
M. d'Artagnan.

D'ARTAGNAN
Voilà !
(Il se précipite et vient se heurter contre Porthos; ils se balancent l'un l'autre; d'Artagnan s'empêtre dans le manteau de Porthos et le lui arrache. On voit que le baudrier n'a qu'un devant.)

PORTHOS
Imbécile !

BOISTRACY
Ah ! ah ! ah ! le baudrier n'a qu'un devant.
(éclats de rire.)

D'ARTAGNAN
Bon ! encore une bêtise.
(Il veut passer, Porthos le retient.)

PORTHOS
Vous me payerez cela, monsieur le Gascon.

D'ARTAGNAN
Soit; mais laissez moi passer.

PORTHOS
Oh ! je vous attendrai là.

TRéVILLE
Eh bien, ce M. d'Artagnan ?

D'ARTAGNAN
Voilà ! voilà !
(Il entre; les rires continuent autour de Porthos.)

SCèNE VI

Les mêmes, ATHOS.

D'ARTAGNAN
Monsieur le capitaine excusez moi, j'ai eu bien du mal à pénétrer jusqu'à vous, mais je n'en ai que plus de joie de vous voir.

TRéVILLE
Merci... Un moment, jeune homme.
(Il parle bas à son Valet.)

PORTHOS, aux Mousquetaires qui se moquent de lui.
C'était une plaisanterie, une gageure.

ARAMIS
Tout se passe en plaisanterie, aujourd'hui.

TRéVILLE, continuant de lire les procès verbaux.
Je n'y puis tenir. Athos ! Porthos ! Aramis !

D'ARTAGNAN
Qu'est ce que c'est que ces noms là ?

PORTHOS
Aïe !

Tous
Aïe!


TRéVILLE
Athos ! Porthos ! Aramis !

PORTHOS et ARAMIS, entrant chez M. de Tréville.
Nous voici, capitaine.

LES AUTRES MOUSQUETAIRES, en dehors.
écoutons !

TRéVILLE
Savez vous ce que m'a dit le roi, messieurs, ce qu'il m'a dit hier au soir ?

PORTHOS
Non, monsieur.

ARAMIS
Mais j'espère que vous nous ferez l'honneur de nous le dire.

TRéVILLE
Le roi m'a dit qu'il recruterait désormais ses mousquetaires parmi les gardes du cardinal.

Tous
Oh ! oh !

PORTHOS
Et pourquoi cela, monsieur ?

TRéVILLE
Parce que sa piquette a besoin d'être ragaillardie par du bon vin... Oui, Sa Majesté a raison!... Les mousquetaires font triste mine à la cour, et M. le cardinal, le grand cardinal, racontait hier, devant moi, que ces damnés mousquetaires, ces pourfendeurs, ces diables à quatre, s'étant attardés, rue Férou, dans un cabaret, une ronde de ses gardes, à lui, Richelieu, avait été forcée d'arrêter les perturbateurs... Mordieu ! arrêter des mousquetaires!... Parlez donc ! Vous en étiez, vous ? On vous a reconnus ! on vous a nommés !

PORTHOS et ARAMIS.
Monsieur !

TRéVILLE
Oh ! c'est bien ma faute ! cela m'apprendra à mieux choisir mes hommes... Voyons ! vous, monsieur Aramis, pourquoi m'avez vous demandé la casaque de mousquetaire, quand vous seriez si bien sous une soutane ? Et vous, monsieur Porthos, à quoi vous sert un baudrier d'or comme celui là ? A pendre une épée de paille ! Mordieu ! et Athos, je ne le vois pas; où est il ?

ARAMIS
Monsieur, Athos est malade.

TRéVILLE
Malade... De quelle maladie ?

PORTHOS
On craint que ce ne soit de la petite vérole.

TRéVILLE
Voilà un beau conte que vous me faites ! Il n'est pas malade, il aura été blessé, tué peut être... Si je le savais, ventrebleu !

LES MOUSQUETAIRES, dehors.
Diable ! diable !
(lis se consultent; deux d'entre eux se détachent et sortent.)

TRéVILLE
Sang Dieu!... messieurs les mousquetaires, je n'entends pas qu'on hante les mauvais lieux, qu'on joue de l'épée dans les carrefours; je ne veux pas qu'on prête à rire aux gardes de M. le cardinal, qui sont de braves gens (murmures), des gens adroits (murmures), des gens qui ne se mettent pas dans le cas d'être arrêtés, et qui, s'ils s'y mettaient, ne se laisseraient pas arrêter, j'en suis sûr... Ils aimeraient mieux mourir sur la place, que de reculer ! Se sauver, fuir, c'est bon pour des mousquetaires. (Trépignements, rage au dehors, Porthos et Aramis se rongent les doigts.) Ah ! six gardes de Son Excellence arrêtent six mousquetaires du roi ! Morbleu ! j'ai pris mon parti; je m'en vais de ce pas au Louvre, et je donne ma démission de capitaine des mousquetaires pour une lieutenance dans les gardes du cardinal. Et, si on me refuse, je me fais abbé, j'aime mieux cela ! Vous serez mon suisse, Porthos; vous serez mon bedeau, Aramis.
(Explosion de murmures au dehors; d'Artagnan se cache derrière la table.)

PORTHOS
Eh bien, mon capitaine, c'est vrai, que nous étions six contre six; mais on nous a pris en traître, et nous n'avions pas mis l'épée à la main, que deux de nous étaient morts et qu'Athos était blessé grièvement.

TRéVILLE
Ah ! blessé ?...

PORTHOS
Vous le connaissez, Athos ! eh bien, il a essayé de se relever deux fois... Et deux fois il est retombé; nous ne nous sommes pas rendus, on nous a emportés.

ARAMIS
Et moi, j'ai l'honneur de vous assurer, monsieur, que j'ai tué un garde avec sa propre épée, car on m'avait volé la mienne au fourreau. Tué ou poignardé, monsieur, comme il vous sera agréable.

TRéVILLE
On ne m'avait pas dit cela, messieurs... Et Athos ?

ARAMIS
De grâce, capitaine, ne dites pas qu'Athos est blessé; il serait au désespoir que cela parvînt aux oreilles du roi... Et, comme la blessure est des plus graves, comme il garde le lit... je craindrais... (On voit Athos entrer, soutenu par deux Mousquetaires. Il est pâle comme un mort; il soulève la portière et paraît.) Athos !

TRéVILLE
Athos ! imprudent !

ATHOS
Vous m'avez mandé, à ce qu'on m'a dit, et je m'empresse de me rendre à vos ordres; que me voulez vous ?

TRéVILLE
J'étais en train de dire à ces messieurs que je défends à mes mousquetaires d'exposer leur vie sans nécessité... Les braves gens sont chers au roi, et les mousquetaires sont les plus braves gens du monde... Votre main, Athos.
(Bravos. Joie universelle.)

ATHOS, défaillant.
Pardon, monsieur.

TRéVILLE
Qu'avez vous ?

ARAMIS
Pardon, monsieur.

TRéVILLE
Qu'avez vous ?

ARAMIS
Il perd connaissance... La douleur, monsieur; vous lui avez serré la main.

TRéVILLE
Un chirurgien ! le mien ou celui du roi, le meilleur ! un chirurgien ! ou, sang Dieu ! mon brave Athos est mort ! (tout le monde se bouscule et court en criant: « Un chirurgien ! ») Portez le dans cette chambre là... Prenez garde !

ARAMIS
Ce ne sera rien, il est fort !

BOISTRACY
éminence du diable !

PORTHOS
Oh ! les gardes de Son éminence, ils n'ont qu'à se bien tenir.

TRéVILLE
Allons, allons, messieurs, un peu de place chez moi, s'il vous plait.
(Ils sortent et vont se grouper dans l'antichambre.)

SCèNE VII

TRéVILLE, D'ARTAGNAN.

TRéVILLE
Voyons, où en étais je ?

D'ARTAGNAN, sortant timidement de son coin.
Monsieur...

TRéVILLE
Ah ! C'est vrai, monsieur d'Artagnan... Eh bien, que désirez vous de moi ? Je serais heureux de faire quelque chose pour vous, en souvenir de votre père...

D'ARTAGNAN
Monsieur, tout à l'heure, je venais vous demander une casaque de mousquetaire; mais, d'après ce que je viens de voir ici, je comprends qu'une telle faveur serait énorme, et je ne la mérite pas.

TRéVILLE
C'est bien d'être modeste, surtout quand on est Gascon... Non, je ne pourrais vous donner une casaque: on n'entre dans les mousquetaires qu'après deux ans de campagne ou des services signalés; mais il y a autre chose pour commencer... Nos cadets de Béarn ne sont pas riches et vous ne roulez probablement pas sur l'or.

D'ARTAGNAN, piqué.
Monsieur...

TRéVILLE
Oui, oui, je connais ces airs là... Je suis du pays... Quand j'arrivai à Paris, j'avais quatre écus dans ma poche et je me battis deux fois avec des gens qui prétendaient que je n'étais pas en état d'acheter le Louvre.

D'ARTAGNAN
Quatre écus ! J'en ai huit.

TRéVILLE
Décidez vous... Je puis vous donner une lettre pour le directeur de l'Académie; vous y serez admis sans rétribution... Les gentilshommes apprennent, là, le manège du cheval, l'escrime et la danse.

D'ARTAGNAN
Oh ! Monsieur, je sais monter à cheval, j'ai l'épée assez bien dans la main, et, quant à la danse...

TRéVILLE
Eh bien, vous êtes un garçon accompli, vous n'avez besoin de rien; venez de temps en temps me voir, pour me dire vos affaires.

D'ARTAGNAN, bas.
Je me fais congédier!... (Haut.) Ah ! Monsieur, je ne sais pas vous parler; vous me troublez, je perds la tête... Pourquoi n'ai je pas la lettre de mon père ? Sa recommandation ne fait bien faute aujourd'hui.

TRéVILLE
En effet, comment se fait il que vous veniez ici sans lettre de recommandation ?

D'ARTAGNAN
Eh ! J'en avais une, monsieur, une parfaite; on me l'a perfidement volée.

TRéVILLE
Volée ?

D'ARTAGNAN
Oui, monsieur, à Meung, dans une hôtellerie; je montais un cheval jaune.

TRéVILLE
Vous montiez un cheval...?

D'ARTAGNAN
Bouton d'or... Un gentilhomme se trouve là, prétend que la nuance appartient plutôt au règne végétal qu'au règne animal; nous mettons l'épée à la main... Mais L'HôTE survient et ses aides tombent lâchement sur moi à coups de bâton ; ils m'ont blessé, blessé, monsieur ! Malgré les menaces que je faisais en invoquant votre nom.

TRéVILLE
Mon nom ! Vous parliez tout haut de moi ?

D'ARTAGNAN
Que voulez vous ! un nom comme le vôtre devait me servir de bouclier; partout sur ma route, je m'annonçais comme protégé de M. de Tréville; mais le sort s'est déclaré contre moi; mon adversaire me laissa aux prises avec la valetaille.

TRéVILLE
Un gentilhomme ? C'est mal.

D'ARTAGNAN
Il avait une sorte d'excuse: il attendait une femme...une bien belle femme ! qui arriva, en effet, et avec laquelle il a eu un long entretien... Mais ce n'était pas une raison pour questionner L'HôTE à mon sujet, fouiller dans ma poche après qu'on m'eut déshabillé, en apparence, pour me panser, mais au fond pour me voler la lettre de mon père... car, sans nul doute, c'est lui qui me l'a dérobée.

TRéVILLE
Pour quel motif ?

D'ARTAGNAN
Eh ! la jalousie, donc.
(Rentrée d'Aramis et de Porthos)

TRéVILLE
Hum ! vous dites que cela se passait à Meung ?

D'ARTAGNAN
Oui, monsieur.

TRéVILLE
Quand cela ?

D'ARTAGNAN
Il y a huit jours.

TRéVILLE
Et que ce gentilhomme attendait une femme ?

D'ARTAGNAN
Une très belle femme.

TRéVILLE
Est ce un homme de haute taille ?

D'ARTAGNAN
Oui.

TRéVILLE
Le teint basané, cheveux, moustaches noires.

D'ARTAGNAN
Oui, c'est cela.

TRéVILLE
Une cicatrice au front ?

D'ARTAGNAN
Précisément... Mais comment se fait il que vous connaissiez cet homme ?... Ah ! si je le retrouve jamais!... Ah ! monsieur, retrouvez le moi, je vous prie.

TRéVILLE
Que lui a dit cette femme ?... savez-vous ?

D'ARTAGNAN
Elle lui a dit: « Courez annoncer là bas qu'il sera dans huit jours à Paris.»

TRéVILLE
Et il a répondu ?...

D'ARTAGNAN
Il a répondu: « Bien, Milady ! »

TRéVILLE
C'est cela, c'est cela ! Ce sont eux... Ah ! monsieur le cardinal !... Voyons, jeune homme, pensons à vous.

D'ARTAGNAN
Monsieur, vous venez de dire que vous connaissiez cet homme; eh bien, je vous tiens quitte de toutes vos promesses, quitte de toute votre bienveillance; dites moi seulement son nom... son nom ! je veux me venger, j'en brûle !

TRéVILLE
Gardez vous en bien!... Si vous le voyez venir d'un coté de la rue, passez de l'autre ! ne vous heurtez pas à ce rocher, vous seriez brisé comme verre ! Voyons, tenez vous tranquille, Gascon que vous êtes, pendant que je vais écrire au directeur de l'Académie ?

D'ARTAGNAN
C'est bon, c'est bon; que je le retrouve ! (Tréville écrit)
Rocher ou éponge, s'il me tombe sous la main... (Il regarde par la porte.) Ah !

TRéVILLE
Eh bien, quoi ?...

D'ARTAGNAN
Eh ! mais c'est lui !

TRéVILLE
Qui, lui ?
(Rochefort, sortant de chez le Cardinal, traverse le théâtre,)

D'ARTAGNAN
Mon traître!... mon voleur!...

TRéVILLE
Arrêtez!... Ah ! Ma foi, au diable !

D'ARTAGNAN, s'élançant.
Attends ! attends !

SCèNE VIII

Les mêmes, ATHOS.
D'Artagnan sort de chez Tréville et se heurte à Athos.

ATHOS
Sang Dieu !
(Il pose la main à son épaule.)

D'ARTAGNAN
Pardon ! je suis pressé.

ATHOS, l'arrêtant.
Vous êtes pressé !... Et ce prétexte vous suffit ?

D'ARTAGNAN
Le mousquetaire blessé... Encore une bêtise ! excusez-moi, monsieur ! ... je...

ATHOS
Un moment... Vous n'êtes pas M. de Tréville, pour traiter cavalièrement les mousquetaires.

D'ARTAGNAN
Ma foi, monsieur, je n'ai pas fait exprès de vous heurter, et je vous ai dit: «Excusez»; je trouve que cela suffit... Lâchez moi, je suis pressé, parole d'honneur !

ATHOS
Je conçois que vous soyez pressé.

D'ARTAGNAN
Ah ! ce n'est pas de me sauver, toujours; je cours après quelqu'un.

ATHOS
Eh bien, monsieur l'homme pressé, vous me trouverez sans courir, moi, entendez vous ?

D'ARTAGNAN
Où cela, s'il vous plaît ?

ATHOS
Près des Carmes déchaux.

D'ARTAGNAN
A quelle heure ?

ATHOS
A midi, et tâchez de ne pas me faire attendre; car, à midi un quart, c'est moi qui courrais après vous et qui vous couperais les oreilles.

D'ARTAGNAN
J'y serai à midi moins dix minutes.
(Athos le lâche; il se met à courir.)

PORTHOS, dans un groupe.
Monsieur le Gascon !

D'ARTAGNAN
L'homme au baudrier... Mordious !

PORTHOS
Connaissez vous le Luxembourg ?

D'ARTAGNAN
Je ferai sa connaissance.

PORTHOS
A midi.

D'ARTAGNAN
Non pas; à une heure, s'il vous plaît.

PORTHOS
Soit !

D'ARTAGNAN
Et de deux ! En courant bien, j'ai encore le temps de rattraper mon voleur.
(Il se remet à courir.)

ARAMIS, près de la porte.
Monsieur !

D'ARTAGNAN
Ah ! bon, l'homme au mouchoir !

ARAMIS
Vous savez que je vous attendrai, rue du Chasse Midi, à midi.

D'ARTAGNAN
Non, monsieur, à deux heures, si cela vous est égal.

ARAMIS
Deux heures, soit !

D'ARTAGNAN
Eh bien, me voilà sûr de mon affaire ! trois chances pour être tué aujourd'hui; oui, mais je serai tué par un mousquetaire... Ce serait joli si je pouvais tuer mon larron avant midi. Bah!... essayons.
(Il prend sa course à toutes jambes et disparaît.)

UN HUISSIER, chez Tréville.
Le roi !

LE ROI, entrant chez Tréville.
Bonjour, Tréville; êtes vous raccommodé avec le cardinal ?... Je m'en vais chez lui.

TRéVILLE
Raccommodé avec Son éminence, moi ?

LE ROI
Certainement, vous devez l'être... Ses gardes battent nos mousquetaires.

TRéVILLE
Oh !

LE ROI
Adieu, Tréville !

TRéVILLE
Le roi, messieurs.
(Tambours. Les Factionnaires présentent les armes; les autres se mettent sur deux files; le Roi sort.)

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1998-2010
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