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Descartes

                              Descartes
Le port de Stockholm ; l'avant de plusieurs vaisseaux de ligne que visitent la reine et ses courtisans ; sur la jetée, un fanal et un palais.

Descartes, Steinberg ; un jeune page, appuyé contre le fanal.

                              Steinberg.
Cher Descartes, je suis heureux, sur ma parole !
De Paris à Stockholm, je ne viens pas, je vole ;
J'achève en quinze jours, sans le moindre accident,
Un voyage éternel, et, lorsqu'en descendant
On me dit que mon oncle est auprès de la reine,
Qui visite sa flotte, un vague instinct m'entraîne ;
J'arrive, et je vous vois... Vrai-Dieu ! j'hésiterais
Presque à vous reconnaître ! Au milieu des marais,
Je vous croyais encore au fond de la Hollande,
Cherchant quelque problème, errant sur quelque lande.

                              Descartes.
Ainsi faisais-je ; mais Christine m'écrivit
Qu'elle voulait me voir ; je vins, elle me vit,
En physique avec moi soutint un savant thème,
Reçut le philosophe, et railla le système.

                              Steinberg.
Comment ! vos tourbillons, vos atomes crochus ?...

                              Descartes.
Du droit de bourgeoisie, à Stockholm, sont déchus.
En échange, j'habite un beau palais gothique,
Là-bas, entre le lac Maelar et la Baltique,

                    Steinberg.
Et vous êtes heureux ?

                              Descartes.
Heureux ! du moins content !
Pour combler mes désirs, il ne fallait pas tant ;
Il n'est pas un endroit qu'à l'autre je préfère,
Et, pourvu qu'on me donne un compas, une sphère.
Pendant de longues nuits un ciel bien étoilé,
Fussé-je malheureux, je serais consolé.

                              Steinberg.
Vous soupirez pourtant !

                              Descartes.
Oui, quelquefois, peut-être ;
De sinistres pensées je ne suis pas le maître.
Je sens qu'il me faudrait un air plus attiédi.
Combien de fois, Steinberg, tourné vers le Midi,
lorsqu'un souffle d'été passait sur la falaise,
Je sentais que mon sein respirait plus à l'aise !
Alors je me couchais, et, sans plus rien penser,
Riais aux souvenirs qui me venaient bercer.
L'aile du souvenir bien vite nous entraîne :
Je retrouvais les champs de ma belle Touraine ;
Comme une vision, je voyais s'approcher
Tours et ses vieux remparts, Blois et son haut clocher.
Je croyais m'endormir à ce bruit monotone
De la Loire roulant son flot tranquille et jaune,
Et puis je m'écriais à mon réveil fatal :
« Oh ! que le songe est doux de son pays natal ! »
Mais, toi, mon jeune ami, quelle est ton espérance,
Et pour ce froid pays pourquoi quitter la France.

                              Steinberg.
De mes nobles aïeux héritier sans renom,
Triste, j'y languissais, écrasé par mon nom :
De ce nom, deux aînés soutenaient la mémoire,
Et m'enlevaient ma part de fortune et de gloire.
Mon père, un beau matin, me déclara tout net
Qu'il fallait devenir ou moine ou lansquenet ;
Confiant dans le sort que le ciel me destine,
Je me souvins d'un oncle à la cour de Christine ;
Puis de voir cette cour dès longtemps le désir
Me pressait ; tout à coup, je me sentis saisir
De ce besoin puissant de marcher dans la voie
Qui s'ouvre devant nous, qu'elle soit peine ou joie.
Mon oncle à cette cour est, dit-on, tout-puissant ;
Nous verrons aujourd'hui s'il reconnaît son sang,
Car je ne l'ai pas vu depuis dix ans ; en somme,
J'ignore ce qu'il est...

                              Descartes.
C'est un excellent homme.
Chez ton oncle, mon cher, pour l'intellectuel,
La nature a peu fait ; mais, pour le ponctuel,
En formant un seul homme, elle s'est ruinée.
Cet homme m'a fait croire à l'étiquette innée.
La reine l'a nommé son grand introducteur.
Qu'on emploie avec lui flatterie ou hauteur,
Rien ne l'émeut, il faut qu'à son tour chacun passe ;
Il connaît ce qu'entre eux doivent garder d'espace,
Le comte, le baron, le duc et le marquis ;
Les titres mérités et les titres acquis ;
Ceux pour qui deux battants s'ouvrent avec mesure,
Ceux qui doivent passer au trou de la serrure.
Peut-être que tu crus, en venant sur le port,
Qu'à la reine il pourrait te présenter d'abord ?
                              Steinberg.
Sans doute.

                              Descartes.
          Point ! il faut, auparavant, écrire
Au grand introducteur. Oh ! ce n'est point pour rire ?
Il recevra ta lettre, et, ce soir, te verra
Sans t'en dire un seul mot ; demain, te répondra
Pour te marquer le jour où la reine s'apprête
A te faire audience ou publique ou secrète :
Voilà la marche à suivre.
En ce moment, on hissa les pavillons et l'on entend sur les vaisseaux des roulements de tambour qui annoncent l'arrivée de la reine. Les soldats présentent les armes.

                              Steinberg.
                    Eh ! mais, en attendant,
Pourrai je au moins la voir ?


                              Descartes.
                              Sans doute ! en regardant
Sur l'avant de ce brick ; c'est notre souveraine
Au milieu de sa cour.

                              Steinberg.
                              Eh quoi !

                              Le peuple, envahissant sur la jetée.
                                        Vive la reine !

                              Steinberg.
Vous ne me trompez pas ? c'est elle que voilà ?

                              Descartes.
Qu'en dis-tu ?

                              Steinberg.
          Je la crus plus grande que cela.

                              Descartes.
Eh bien, mon cher Steinberg, puisqu'à ce point nous sommes
Je veux peindre à tes yeux quelques-uns de ces hommes
Qui la suivent. Des cours le terrain est glissant ;
On n'y tombe jamais sans le tacher de sang ;
Il est donc important de savoir, dans la lutte,
Qui peut nous soutenir ou hâter notre chute.
De ton drame aujourd'hui commence l'action :
C'est ce que l'on appelle une exposition.

                              Steinberg.
Avant tout, cher René, parlez-moi de Christine.

                              Descartes.
Christine ! elle s'amuse à la guerre intestine,
Que rallument toujours tant d'intérêts divers ;
Renverse des complots en rimant quelques vers ;
Sous le dais ou la tente est toujours à son aise ;
Laisse là le conseil pour aller voir Saumaise ;
Quand les fonds épuisés mannquent à son trésor,
Se mêle du grand oeuvre et veut faire de l'or ;
En dépit des docteurs, qui la traitent d'impie,
Ecrit à son cousin le roi d'Ethiopie ;
Déclare que Bragance est un usurpateur,
Et qu'elle reconnaît Cromwell lord protecteur ;
Puis, lorsque les états lui viennent, d'un air grave
Pour maître et pour époux offrir Charles-Gustave,
Leur discours pour réponse obtient un non bien sec,
En russe, italien, latin français ou grec,
Voilà Christine.

                              Steinberg.
                    Ensuite ?

                              Descartes.
                              Etre debout me lasse.
Attends, nous verrons mieux, je crois, de cette place.
Ils s'asseyent sur les degrés du palais.


                              Steinberg.
Oui.

                              Descartes, désignant sur les vaisseaux Sentinelli et Monaldeschi.
          Peux tu distinguer, à leurs fronts basanés,
Ces deux Italiens ? A Florence, ils sont nés.
C'étaient de vieux amis ; un caprice de reine
De leur vieille amitié fit une jeune haine.
D'un seul mot leur pouvoir peut être apprécié.
L'un est rival heureux, l'autre disgracié.
Le premier seulement est donc vraiment à craindre.
Occupons-nous de lui, laissons l'autre se plaindre ;
Monaldeschi n'est point un de ces courtisans
Qui n'exigent, pour prix de leurs soins complaisants,
Qu'un titre, une faveur, un cordon, une place :
Pour avancer d'un pas, nul dégoût ne le lasse :
Du trône, chaque jour, on le voit s'approcher ;
Car il rampe aussitôt qu'il ne peut plus marcher.
Pour se mieux assurer la puissance suprême,
Ce qu'il veut de Christine est Christine elle-même.
Nul ne sait mieux des cours ce magique alphabet
Qui nous conduit au trône ou nous hisse au gibet.
Il n'a qu'un seul ami, qu'un confident un page
Qui ne parle qu'à lui, dans un autre langage.
Au fanal adossé, d'ici tu peux le voir :
C'est ce jeune homme triste, au teint pâle, à l'oeil noir.
Et toujours près de lui l'on voit ce page étrange,
Comme près d'un démon Dieu placerait un ange.

                              Steinberg, regardant Monaldeschi.
Cet homme est jeune encore ?

                              Descartes.
                                        Il peut avoir trente ans.

                              Steinberg.
Et cet autre, qu'il suit de ses yeux insultants ?


                              Descartes.
C'est le grand trésorier Magnus de la Gardie ;
Hélas ! il eut aussi la démarche hardie,
Le front dur, les yeux secs, et le parler hautain.
Il n'a plus maintenant qu'un aspect incertain ;
C'est un type vieilli ; son crédit, qui s'efface,
A de ses traits heurtés arrondi la surface,
Sa chute se trahit à tout oeil vigilant ;
Car, depuis quinze jours, il est moins insolent :
Or, un bon courtisan peut, quand il est de race
D'avance quinze jours flairer une disgrâce,
La sienne est sûre.

                              Steinberg.
                    Bien.

                              Descartes.
                    Regarde cet enfant
Que du poison des cours l'innocence défend.
De sa seule beauté son jeune front se pare.
Cet enfant, c'est Ebba, la comtesse de Sparre.
Dieu laisse quelquefois échapper de ses mains
Des anges qu'il oublie aux bords de nos chemins,
Pour que le voyageur qu'un trop lourd fardeau lasse,
S'arrête consolé quand devant eux il passe.

                              Steinberg.
Quel est cet homme en noir, assis ?

                              Descartes.
                                        C'est un savant
Qui, ne parlant jamais, va toujours écrivant.
Tous les mots qu'il a dits font le quart d'un volume ;
C’est un monosyllabe à deux pieds et sans plume ;
Mais sur la danse grecque il vient, incognito,
D'imprimer à ses frais cinq tomes in-quarto.

                              Steinberg.
Vrai-Dieu ! c'est fort aimable.

                              Descartes.
                                        Ah ! Steinberg, examine
Ces hommes que tu vois s'approcher de Christine.
L'un d'eux se nomme Guême, et l'autre Pimentel ;
Pour la reine, tous deux ont un dévouement tel,
Que leurs corps, dont chacun loge l'âme d'un fourbe,
Semblent s'être à la fin changés en demi-courbe,
Dans ce moment, Guême et Pimentel s'inclinent de chaque côté de la reine.
Si bien qu'à voir la reine entre eux, lorsqu'arrêtés,
Ils se tiennent debout tous deux à ses côtés,
De leur geste éternel applaudissant ses thèses,
On dirait une phrase entre deux parenthèses.
Ces hommes, enfermant des secrets inconnus,
Ne sont point à Stockholm sans mission venus ;
Rome, pour compléter sa couronne italique,
A besoin dans le Nord d'un fleuron catholique ;
Christine.

                              Steinberg.
          Vous croyez que Christine à sa foi
Renoncerait un jour ?...

                              Descartes, avec amertume.
                    Oh ! je ne crois rien, moi,
La vérité fût-elle à deux fois constatée ;
N'ont-ils pas dit chez vous que j'étais un athée ?

                              Steinberg.
Descartes...

                              Descartes.
          Je le vois, ma gaîté vous surprend ;
Amère, n'est-ce pas ? c'est celle d'un mourant
Que révolte l'arrêt auquel il va souscrire ;
Parfois, en expirant, on grimace le rire.

                              Steinberg.
Sur un sombre avenir pourquoi toujours fixer
Vos yeux ? Que bien plutôt vous devriez chasser
Cette crainte de mort, que je crois être vaine !
Il se lève.
Pendant que nous causions, de ce côté la reine
Se rapproche ; voyez, d'ici, l'on saisirait
Sans doute quelques mots de ce qu'elle dirait.
Ecoutons !

                              Christine, à bord du vaisseau, s'adressant à Fleming.
          Amiral, je ne saurais comprendre
Comment on a, chez nous, tant de peine à se rendre
A l'évidence, et par quel désastreux hasard
L'usage si longtemps l'emporte encore sur l'art.
Il semble, quand partout son progrès nous assiège,
Que les Suédois, eux seuls, les pieds pris dans leur neige,
En un culte érigeant leurs vieilles passions,
Ne peuvent point marcher au pas des nations.
Nous en sommes encore au temps d'Eric le Bègue ;
Ces trésors du passé, qu'un siècle à l'autre lègue,
Chez nous seuls méconnus, ne s'accroîtront-ils pas ?
L'Angleterre, monsieur, nous devance à grands pas ;
En marine, elle vaut mieux que nous, sur mon âme !
Si j'en sais bien juger avec mes yeux de femme,
Ces vaisseaux amarrés sous pavillon anglais,
Là-bas, sont mieux construits que ceux-ci ; voyez-les ;
Sur l'autre bord, venez !
Elle passe d'un bord à l'autre.

                              Fleming.
                              Madame, on se hasarde
En traversant ainsi ; que Dieu vous soit en garde !
La reine disparaît,accompagnée de Monaldeschi.

                              Tout le monde, la suivant des yeux.
Ah !
                    Cris d'effroi ; grand mouvement sur le vaisseau.

                              Fleming.
          La chaloupe en mer...


                              Steinberg, jetant manteau et pourpoint.
                                        C'est la reine, je cours !
Il s'élance dans la mer.

                              Le jeune page.
Le marquis ! le marquis ! Au secours ! au secours !
Il tombe évanoui dans les bras de Descartes. – La foule se presse en
tumulte sur la jetée
.

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