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Chapitre I


Vers la fin d'une belle soirée du mois d'octobre de l'année 1779, les curieux de la petite ville de Port-Louis étaient rassemblés sur la pointe de terre qui fait pendant à celle où, sur l'autre rive du golfe, est bâti Lorient. L'objet qui attirait leur attention et servait de texte à leurs discours était une noble et belle frégate de 32 canons, à l'ancre depuis huit jours, non pas dans le port, mais dans une petite anse de la rade, et qu'on avait trouvée là un matin, comme une fleur de l'Océan éclose pendant la nuit. Cette frégate, qui paraissait tenir la mer pour la première fois, tant elle semblait coquette et élégante, était entrée dans le golfe sous le pavillon français dont le vent déployait les plis, et dont les trois fleurs de lis d'or brillaient aux derniers rayons du soleil couchant. Ce qui paraissait surtout exciter la curiosité des amateurs de ce spectacle, si fréquent et cependant toujours si nouveau dans un port de mer, c'était le doute où chacun était du pays où avait été construit ce merveilleux navire, qui, dépouillé de toutes ses voiles serrées autour des vergues, dessinait sur l'occident lumineux la silhouette gracieuse de sa carène, et l'élégante finesse de ses agrès. Les uns croyaient bien y reconnaître la mâture élevée et hardie de la marine américaine ; mais la perfection des détails qui distinguait le reste de sa construction contrastait visiblement avec la rudesse barbare de ces enfants rebelles de l'Angleterre.

D'autres, trompés par le pavillon qu'elle avait arboré, cherchaient dans quel port de France elle avait été lancée ; mais bientôt tout amour-propre national cédait à l'évidence, car on demandait en vain à sa poupe cette lourde galerie garnie de sculptures et d'ornements, qui formait la parure obligée de toute fille de l'Océan ou de la Méditerranée née sur les chantiers de Brest ou de Toulon ; d'autres encore, sachant que le pavillon n'était souvent qu'un masque destiné à cacher le véritable visage, soutenaient que les tours et les lions d'Espagne eussent été plus à leur place à l'arrière du bâtiment que les trois fleurs de lis de France ; mais à ceux-ci on répondait en demandant si les flancs minces et élancés de la frégate ressemblaient à la taille rebondie des galions espagnols. Enfin il y en avait qui eussent juré que cette charmante fée des eaux avait pris naissance dans les brouillards de la Hollande, si la hauteur et la finesse de ses mâtereaux n'avaient point, par leur dangereuse hardiesse, donné un démenti aux prudentes constructions, de ces anciens balayeurs des mers. Au reste, depuis le matin (et, comme nous l'avons dit, il y avait de cela huit jours) où cette gracieuse vision était apparue sur les côtes de la Bretagne, aucun indice n'avait pu fixer l'opinion, que nous retrouvons encore flottante au moment où nous ouvrons les premières pages de cette histoire, attendu que pas un homme de l'équipage n'était venu à terre sous quelque prétexte que ce fût. On pouvait même ignorer, à la rigueur, s'il existait un équipage, car, si l'on n'eût aperçu la sentinelle et l'officier de garde, dont la tête dépassait parfois les bordages du navire, on eût pu le croire inhabité. Il paraît néanmoins que ce bâtiment, tout inconnu qu'il était demeuré, n'avait aucune intention hostile ; son arrivée n'avait point paru inquiéter les autorités de Lorient, et il avait été se placer sous le feu d'un petit fort que la déclaration de guerre entre l'Angleterre et la France avait fait remettre en état, et qui étendait en dehors de ses murailles, et au-dessus de la tête même des curieux, le cou allongé d'une batterie de gros calibre.

Cependant, au milieu de la foule de ces oisifs, un jeune homme se distinguait par l'inquiet empressement de ses questions.

Sans que l'on pût deviner pour quelle cause, on voyait facilement qu'il prenait un intérêt direct à ce bâtiment mystérieux. Comme à son habit élégant on avait reconnu l'uniforme des mousquetaires, et que ces gardes de la royauté quittaient rarement la capitale, il avait d'abord été pour la foule une distraction à sa curiosité, mais bientôt on avait retrouvé dans celui qu'on croyait un étranger le jeune comte d'Auray, dernier rejeton d'une des plus vieilles maisons de la Bretagne. Le château habité par sa famille s'élevait sur les bords du golfe de Morbihan, à six ou sept lieues de Port-Louis. Cette famille se composait du marquis d'Auray, pauvre vieillard insensé qui, depuis vingt ans, n'avait point été aperçu hors des limites de son domaine ; de la marquise d'Auray, femme dont la rigidité de mœurs et l'antiquité de la noblesse pouvaient seules faire excuser la hautaine aristocratie ; de la jeune Marguerite, douce enfant de dix-sept à dix-huit ans, frêle et pâle comme la fleur dont elle portait le nom, et du comte Emmanuel, que nous venons d'introduire sur la scène, et autour duquel la foule s'était rassemblée, dominée qu'elle est toujours par un beau nom, un brillant uniforme, et des manières noblement insolentes.

Toutefois, quelque envie qu'eussent ceux auxquels il s'adressait de satisfaire à ses questions, ils ne pouvaient lui répondre que d'une manière vague et indécise, puisqu'ils ne savaient sur la frégate que ce que leurs conjectures échangées avaient pu leur en apprendre à eux-mêmes. Le comte Emmanuel était donc prêt à se retirer, lorsqu'il vit s'approcher de la jetée une barque conduite par six rameurs ; elle amenait directement vers les groupes dispersés sur la grève un nouveau personnage qui, dans un moment où la curiosité était si vivement excitée, ne pouvait manquer d'attirer sur lui l'attention.

C'était un jeune homme qui paraissait âgé de vingt à vingt deux ans à peine, et qui était revêtu de l'uniforme d'aspirant de la marine royale.

Il était assis ou plutôt couché sur une peau d'ours, la main appuyée sur le gouvernail de la petite barque, tandis que le pilote, qui, grâce au caprice de son chef, se trouvait n'avoir rien à faire, était assis à l'avant du canot. Du moment où l'embarcation avait été aperçue, chacun s'était retourné de son côté, comme si elle apportait un dernier espoir d'obtenir les renseignements tant désirés. Ce fut donc au milieu d'une partie de la population de Port-Louis que la barque, poussée parle dernier effort de ses rameurs, vint s'engraver à huit ou dix pieds de la plage, le peu de fond qu'il y avait en cet endroit ne lui permettant pas d'avancer plus loin. Aussitôt, deux des matelots quittèrent leurs rames, qu'ils rangèrent au fond de la barque, et descendirent dans la mer, qui leur monta jusqu'aux genoux. Alors le jeune enseigne se souleva nonchalamment, s'approcha de l'avant, et se laissa enlever entre leurs bras et déposer sur la plage, afin que pas une goutte d'eau ne vînt tacher son élégant uniforme. Arrivé là, il ordonna à la barque de doubler la pointe de terre qui s'avançait encore de trois ou quatre cents pas dans l'Océan, et de l'attendre de l'autre côté de la batterie.

Quant à lui, il s'arrêta un instant sur le rivage pour réparer le désordre qu'avait apporté dans sa coiffure le mode de transport qu'il avait été forcé d'adopter pour y parvenir, puis il s'avança, en fredonnant une chanson française, vers la porte du petit fort, qu'il franchit, après avoir légèrement rendu à la sentinelle le salut militaire qu'elle lui avait fait comme à son supérieur.

Quoique rien ne soit plus naturel dans un port de mer que de voir un officier de marine traverser une rade et entrer dans un bastion, la préoccupation des esprits était telle, qu'il n'y eut peut-être pas un des personnages composant cette foule éparse sur la côte qui ne se figurât que la visite que recevait le commandant du fort ne fût relative au vaisseau inconnu qui faisait l'objet de toutes les conjectures. Lorsque le jeune enseigne reparut sur la porte, se trouva-t-il presque enfermé dans un cercle et pressé, qu'il manifesta un instant l'intention de recourir à la baguette qu'il tenait à la main pour se le faire ouvrir ; cependant, après l'avoir fait siffler deux ou trois fois avec une affectation parfaitement impertinente, il parut tout à coup changer de résolution, et, apercevant le comte Emmanuel, dont l'air distingué et l'uniforme élégant contrastaient avec l'apparence et la mise vulgaire de ceux qui l'entouraient, il marcha à sa rencontre au moment où, de son côté, celui-ci faisait un pas pour s'approcher de lui.

Les deux officiers ne firent qu'échanger un coup d'œil rapide, mais ce coup d'œil suffit pour qu'ils reconnussent à des signes indubitables qu'ils étaient gens de condition et de race. En conséquence, ils se saluèrent aussitôt avec l'aisance gracieuse et la politesse familière qui caractérisaient les jeunes seigneurs de cette époque.

– Pardieu ! mon cher compatriote, s'écria le jeune enseigne, car je pense que, comme moi, vous êtes Français, quoique je vous rencontre sur une terre hyperboréenne, et dans des régions, sinon sauvages, du moins passablement barbares, pourriez-vous me dire ce que je porte en moi de si extraordinaire pour que je fasse révolution en ce pays, ou bien un officier de marine est-il une chose si rare et si curieuse à Lorient, que sa seule présence y excite à ce point la curiosité des naturels de la Basse-Bretagne ? Ce faisant, vous me rendrez, je vous l'avoue, un service que, de mon côté, je serai enchanté de reconnaître, si jamais pareille occasion se présentait pour moi de vous être utile.

– Et cela sera d'autant plus facile, répondit le comte Emmanuel, que cette curiosité n'a rien qui soit désobligeant pour votre uniforme, ni hostile à votre personne ; et la preuve en est, mon cher confrère (car je vois à vos épaulettes que nous occupons à peu près le même grade dans les armées de Sa Majesté), que je partage avec ces honnêtes Bretons la curiosité que vous leur reprochez, quoique j'aie des motifs probablement plus positifs que les leurs pour désirer la solution du problème qu'ils poursuivent en ce moment.

– Eh bien ! reprit le marin, si je puis vous aider en quelque chose dans la recherche que vous avez entreprise, je mets mon algèbre a votre disposition ; seulement nous sommes assez mal ici pour nous livrer à des démonstrations mathématiques. Vous plairait-il de nous écarter quelque peu de ces braves gens, qui ne peuvent servir qu'à brouiller nos calculs ?

Parfaitement, répondit le mousquetaire ; d'autant plus, si je ne m'abuse, qu'en marchant de ce côté je vous rapproche de votre barque et de vos matelots.

– Oh ! qu'à cela ne tienne ; si cette route n'était pas celle qui vous convient, nous en prendrions quelque autre. J'ai le temps, et mes hommes sont encore moins pressés que moi. Ainsi, virons de bord, si tel est votre bon plaisir.

– Non pas, s'il vous plaît ; allons de l'avant, au contraire ; plus nous serons près du rivage, mieux nous causerons de l'affaire dont je veux vous entretenir. Marchons donc sur cette langue de terre tant que nous y trouverons un endroit où mettre le pied.

Le jeune marin, sans répondre, continua de s'avancer en homme à qui la direction qu'on lui imprime est parfaitement indifférente, et les deux jeunes gens, qui venaient de se rencontrer pour la première fois, marchèrent appuyés sur le bras l'un de l'autre, comme deux amis d'enfance, vers la pointe du cap qui, pareil au fer d'une lance, se prolonge de deux ou trois cents pas dans la mer. Arrivé à son extrémité, le comte Emmanuel s'arrêta, et étendant la main dans la direction du navire :

– Savez-vous ce que c'est que ce bâtiment ? demanda-t-il à son compagnon.

Le jeune marin jeta un coup d'œil rapide et scrutateur sur le mousquetaire ; puis, reportant son regard vers le vaisseau :

– Mais, répondit-il négligemment, c'est une jolie frégate de trente-deux canons, portée sur son ancre de touée, avec toutes ses voiles averguées, afin d'être prête à partir au premier signal.

– Pardon, répondit Emmanuel en souriant, mais ce n'est pas cela que je vous demande. Peu m'importe le nombre des canons qu'elle porte, et sur quelle ancre elle chasse : n'est-ce pas comme cela que vous dites ? – Le marin sourit à son tour. – Mais, continua Emmanuel, ce que je désire savoir, c'est la véritable nation à laquelle elle appartient, le lieu pour lequel elle est en partance, et le nom de son capitaine.

– Quant à sa nation, répondit le marin, elle a pris soin de nous en instruire elle-même, ou ce serait une infâme menteuse. Ne voyez-vous pas le pavillon qui flotte à sa corne ? c'est le pavillon sans tache, un peu usé pour avoir trop servi : voilà tout. Quant à sa destination, c'est, ainsi que vous l'a dit, lorsque vous le lui avez demandé, le commandant de la place, le Mexique. – Emmanuel regarda avec étonnement le jeune enseigne. – Enfin, quant à son capitaine, cela est plus difficile à dire. Il y en a qui jureraient que c'est un jeune homme de mon âge ou du vôtre ; car je crois que nous nous suivions de près dans le berceau, quoique la profession que nous exerçons tous deux puisse mettre un grand intervalle entre nos tombes. Il y en a d'autres qui prétendent qu'il est de l'âge de mon oncle, le comte d'Estaing, qui, comme vous le savez sans doute, vient d'être nommé amiral, et qui, dans ce moment, prête main-forte aux rebelles d'Amérique, comme quelques-uns les appellent encore en France. Enfin, quant à son nom, c'est autre chose : on dit qu'il ne le sait pas lui-même, et, en attendant qu'un heureux événement le lui fasse connaître, il s'appelle Paul.

– Paul ?

– Oui, le capitaine Paul.

– Paul de quoi ?

– Paul de la Providence, du Ranger, de l'Alliance, selon le bâtiment qu'il monte. N'y a-t-il pas aussi en France quelques-uns de nos jeunes seigneurs qui, trouvant leur nom de famille trop écourté, l'allongent avec un nom de terre, et surmontent le tout d'un casque de chevalier ou d'un tortil de baron, si bien que leur cachet et leur carrosse ont un air de vieille maison qui fait plaisir à voir ? Eh bien ! il en est ainsi de lui. Pour le moment, il s'appelle, je crois, Paul de l'Indienne : et il en est fier ; car si j'en juge par mes sympathies de marin, je crois qu'il ne changerait pas sa frégate contre la plus belle terre qui s'étende du port de Brest aux bouches du Rhône.

– Mais enfin, reprit Emmanuel, après avoir réfléchi un instant au singulier mélange d'ironie et de naïveté qui perçait tour à tour dans les réponses de son interlocuteur, quel est le caractère de cet homme ?

– Son caractère ? oh ! mais, mon cher... baron... comte...

marquis ?

– Comte, répondit Emmanuel en s'inclinant.

– Eh bien ! mon cher comte, je disais donc que vous me poussez vraiment d'abstractions en abstractions, et lorsque j'ai mis à votre disposition mes connaissances algébriques, ce n'était pas tout à fait pour nous livrer à la recherche de l'inconnu. Son caractère ? Eh ! bon Dieu ! mon cher comte, qui peut parler sciemment du caractère d'un homme, excepté lui-même ? et encore... Tenez, moi, tel que vous me voyez, il y a vingt ans que je laboure, tantôt avec la quille d'un brick, tantôt avec celle d'une frégate, la vaste plaine qui s'étend devant nous.

Mes yeux, si je puis m'exprimer ainsi, ont vu l'Océan presque en même temps que le ciel. Depuis que ma langue a pu souder deux mots, et mon intelligence coudre deux idées, j'ai interrogé et étudié les caprices de l'Océan. Eh bien ! je ne connais pas encore son caractère, et cependant quatre vents principaux et trente-deux aires l'agitent : voilà tout. Comment voulez-vous donc que je juge l'homme, bouleversé qu'il est par ses mille passions ?

– Aussi ne vous demandais-je pas, mon cher... duc...

marquis...

comte ?

– Enseigne, répondit le jeune marin en s'inclinant comme avait fait Emmanuel.

– Je disais donc que je ne vous demandais pas, mon cher enseigne, un cours de philosophie sur les passions du capitaine Paul.

Je voulais seulement m'enquérir auprès de vous de deux choses : d'abord, si vous le croyez homme d'honneur ?

– Il faut, avant tout, s'entendre sur les mots, mon cher comte.

Qu'entendez-vous bien précisément par honneur ?

– Permettez-moi de vous dire, mon cher enseigne, que la question est des plus bizarres. L'honneur, mais c'est l'honneur.

– Voilà justement la chose : un mot sans définition, comme le mot Dieu. Dieu aussi c'est Dieu, et chacun se fait un Dieu à sa manière : les égyptiens l'adoraient sous la forme d'un scarabée, et les Israélites sous la forme d'un veau d'or. Il en est ainsi de l'honneur.

Il y a l'honneur de Coriolan, celui du Cid, et celui du comte Julien. Précisez mieux votre question, si vous voulez que j'y réponde.

– Eh bien ! je demandais si l'on pouvait se fier à sa parole ?

– Oh ! quant à cela, je ne crois pas qu'il y ait jamais manqué. Ses ennemis, et l'on n'arrive pas où il en est sans en avoir quelques-uns, ses ennemis mêmes, ai-je dit, n'ont jamais douté qu'il ne tînt pas jusqu'à la mort le serment qu'il aurait fait. Ainsi donc, ce point est éclairci, croyez-moi. Sous ce rapport, c'est un homme d'honneur.

Passons à la seconde question, car, si je ne me trompe, vous désirez savoir quelque chose encore ?

– Oui, je désirais savoir s'il obéirait fidèlement à un ordre de Sa Majesté ?

– De quelle Majesté ?

– Vraiment, mon cher enseigne, vous affectez une difficulté de compréhension qui me paraît infiniment mieux aller à la robe du sophiste qu'à l'uniforme du marin.

– Pourquoi cela ? Vous m'accusez d'ergotisme, parce qu'avant de répondre je veux savoir à quoi je réponds ? Nous avons huit ou dix Majestés, à l'heure qu'il est, assises tant bien que mal sur les différents trônes de l'Europe : nous avons Sa Majesté Catholique, majesté caduque, qui se laisse arracher, morceaux par morceaux, l'héritage que lui a légué Charles-Quint ; nous avons Sa Majesté Britannique, majesté entêtée, qui se cramponne à son Amérique comme Cynégire au vaisseau des Perses, et à qui nous couperons les deux mains si elle ne la lâche pas ; nous avons Sa Majesté Très Chrétienne, que je vénère et que j'honore...

– Eh bien ! c'est de celle-là que je veux parler, interrompit Emmanuel. Croyez-vous que le capitaine Paul serait disposé à obéir à un ordre que je lui porterais de sa part ?

– Le capitaine Paul, répondit l'enseigne, obéira, comme chaque capitaine doit le faire, à tout ordre émané du pouvoir qui a droit de lui commander, à moins que ce ne soit quelque corsaire maudit, quelque pirate damné, quelque flibustier sans aveu, ce dont je doute à la vue de la frégate qu'il monte, et à la manière dont elle me semble tenue. Il a donc dans un tiroir de sa cabine une commission signée d'une puissance quelconque. Eh bien ! si cette commission porte le nom de Louis et est scellée des trois fleurs de lis de France, il n'y a aucun doute qu'il n'obéisse à tout ordre scellé du même sceau et signé du même nom.

– Alors, voilà tout ce que je voulais savoir, répondit le jeune mousquetaire, qui commençait à s'impatienter des réponses étranges de son interlocuteur. Je ne vous ferai donc plus qu'une seule demande.

– à vos ordres, monsieur le comte, répondit l'enseigne, pour celle-là comme je l'ai été pour les autres.

– Savez-vous un moyen d'aller à bord de ce bâtiment ?

– Voilà, répondit le marin en étendant la main vers sa barque, que berçait dans une petite anse le flux de la mer ?

– Mais cette barque, c'est la vôtre ?

– Eh bien ! je vous conduirai.

– Vous connaissez donc ce capitaine Paul ?

– Moi ? pas le moins du monde ! mais, en ma qualité de neveu d'un amiral, je connais naturellement tout chef de bâtiment, depuis le contremaître qui dirige le canot qui cherche une aiguade, jusqu'au vice-amiral qui commande l'escadre qui va au feu. D'ailleurs, nous autres marins, nous avons certains signes secrets, certaine langue maçonnique à l'aide de laquelle nous nous reconnaissons pour des frères, sur quelque point de l'Océan que nous nous rencontrions. Ainsi donc, acceptez mon offre avec la même franchise que je vous la fais.

Moi, mes rameurs et ma barque sommes à votre disposition.

– Eh bien ! dit Emmanuel, rendez-moi ce dernier service et...

– Et vous oublierez l'ennui que je vous ai causé par mes divagations, n'est-ce pas, interrompit l'enseigne en souriant. Que voulez-vous, mon cher comte, continua le marin en faisant un signe de la main qui fut aussitôt compris des rameurs, la solitude de l'Océan nous a donné, à nous autres enfants de la mer, l'habitude du monologue.

Pendant le calme, nous appelons le vent, pendant la tempête nous appelons le calme, et pendant la nuit nous parlons à Dieu.

Emmanuel jeta encore un regard de doute sur son compagnon, qui le supporta avec cette apparente bonhomie qui s'était étendue sur son visage chaque fois qu'il était devenu un objet d'investigation pour le mousquetaire.

Celui-ci s'étonnait de ce mélange de mépris pour les choses humaines et de poésie pour les œuvres de Dieu ; mais ne voyant, au bout du compte, dans l'homme étrange qu'il avait devant lui, qu'une personne disposée à lui rendre, quoique avec des formes bizarres, le service qu'il réclamait, il accepta l'offre qu'il lui avait faite. Cinq minutes après, les deux jeunes gens s'avançaient vers le vaisseau inconnu, de toute la rapidité qu'imprimait à la barque l'effort combiné de six vigoureux matelots, dont les rames se relevaient et retombaient avec tant de régularité, que le mouvement qui les mettait en jeu semblait imprimé par un ressort mécanique et non par la combinaison des forces humaines.

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