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Chapitre XI


Le lendemain du jour où Paul avait appris le secret de sa naissance, les habitants du château d'Auray se réveillèrent préoccupés plus que jamais des craintes et des espérances que leurs intérêts divers faisaient naître, car ce jour devait être pour tous, un jour décisif.

La marquise, que nos lecteurs connaissent maintenant pour une femme non point perverse et méchante, mais hautaine et inflexible, y voyait le terme de ses angoisses renouvelées chaque jour, car c'était surtout aux yeux de ses enfants qu'elle voulait conserver cette réputation sans tache dont l'usurpation lui coûtait si cher. Pour elle, Lectoure était non seulement un gendre convenable et portant un nom digne du sien, mais encore un homme ou plutôt un bon génie, qui, du même coup, éloignait d'elle sa fille, qu'il emmenait comme épouse, et son fils, à qui le ministre, grâce à cette alliance, avait promis de donner un régiment.

Une fois ces deux enfants partis, vienne le premier né, et le secret révélé n'avait pas d'écho. D'ailleurs, il y avait mille moyens de lui fermer la bouche.

La fortune de la marquise était immense, et l'or était une de ces ressources qu'elle croyait en pareil cas d'un effet infaillible. Elle était donc ardente à cette union de toute la force de sa crainte : de sorte que, non seulement elle secondait l'empressement de Lectoure, mais encore elle excitait celui d'Emmanuel. Pour celui-ci, las de vivre inconnu à Paris ou enterré en Bretagne, perdu au milieu de cette jeunesse élégante qui formait la maison du roi, ou relégué dans l'antique château de ses aïeux, en compagnie des vieux portraits de sa famille, il frappait avec empressement à cette porte dorée que promettait de lui ouvrir, à Versailles, son futur beau-frère.

Les chagrins et les larmes de sa sœur l'avaient bien affligé un instant, car il était ambitieux plus encore par la crainte de l'ennui qui l'attendait dans son manoir, et par désir de parader à la tête d'un régiment, et de séduire l'esprit des femmes par la richesse et le bon goût de son uniforme, que par orgueil et sécheresse de cœur ; mais incapable lui-même d'une passion sérieuse, malgré les suites fatales que l'amour de sa sœur avaient eues, il regardait cet amour comme un attachement d'enfance que le tumulte et les plaisirs du monde effaceraient bientôt de sa mémoire, et il croyait être certain qu'un an ne se passerait pas sans qu'elle le remerciât la première d'avoir fait violence à ces sentiments.

Quant à Marguerite, pauvre victime condamnée si irrévocablement à être immolée aux craintes de l'une et à l'ambition de l'autre, la scène de la veille avait laissé dans son esprit un souvenir profond ; elle ne pouvait se rendre compte du sentiment étrange qu'avait fait naître en elle ce beau jeune homme qui lui avait transmis les paroles de Lusignan, qui l'avait rassurée sur le sort du pauvre proscrit, et qui avait fini par la presser sur sa poitrine en l'appelant sa sœur. Une espérance vague et instinctive lui murmurait au cœur que cet homme, ainsi qu'il le lui avait dit, avait reçu de Dieu mission de la protéger ; mais, comme elle ignorait quel lien l'attachait à elle, quel secret le faisait maître de la volonté de sa mère, quelle influence enfin il pouvait exercer sur son avenir, elle n'osait s'arrêter à des idées de bonheur, habituée qu'elle était, depuis six mois, à regarder la mort comme l'unique terme possible à ses malheurs.

Le marquis seul, au milieu des diverses émotions qui palpitaient autour de lui, était resté dans son impassible et inerte indifférence, car pour lui le monde avait cessé de marcher depuis le jour terrible où sa raison s'était perdue ; constamment absorbé dans un seul souvenir, celui de ce duel mortel et sans témoin, murmurant pour toutes paroles celles qu'avaient prononcées, en lui faisant grâce, le comte de Morlaix, c'était un vieillard faible comme un enfant, à qui sa femme commandait d'un geste, et qui recevait de sa volonté froide et continue toutes les impulsions auxquelles obéissait, depuis vingt ans, l'instinct végétatif qui survivait en lui au libre arbitre et à la raison.

Ce jour-là, cependant, une espèce de révolution avait été opérée dans ses habitudes. Un valet de chambre était entré dans son appartement, et avait remplacé la marquise dans les soins de sa toilette ; on lui avait fait endosser son uniforme de maître de camp, on l'avait revêtu des différents ordres dont il était décoré ; puis la marquise, lui mettant une plume à la main, lui avait ordonné de signer son nom comme par essai, et il avait obéi, passif et insouciant, sans se douter qu'il étudiait un rôle de bourreau.

Vers les trois heures du soir, une chaise de poste, dont le roulement avait retenti bien différemment dans le cœur de trois personnes qui l'attendaient, était entrée dans la cour du château.

Emmanuel s'était empressé de courir au perron pour recevoir son futur beau-frère, car c'était lui qui arrivait. Lectoure descendit légèrement de sa voiture. Il s'était arrêté à la dernière poste pour faire sa toilette de présentation, de sorte qu'il arrivait dans toute l'élégance des dernières modes de la cour. Emmanuel sourit de cette précaution, car il était évident que Lectoure n'avait voulu perdre aucun des avantages de sa personne en se présentant dans un costume de voyage. Son habitude des femmes lui avait appris que presque toujours elles jugent au premier coup d'œil, et que rien n'efface l'impression bonne ou mauvaise qu'il a transmise à leur esprit ou à leur cœur. Au reste, justice sous ce rapport doit être rendue au baron : son aspect plein de grâce et d'élégance eût été dangereux pour toute femme dont le cœur n'eût point été prévenu pour un autre.

– Permettez, mon cher baron, dit Emmanuel en s'avançant vers lui, qu'en l'absence momentanée de ces dames, je vous fasse les honneurs du manoir de mes ancêtres. Voyez, continua-t-il en s'arrêtant au haut du perron, et en montrant du doigt les tourelles et les bastions, cela date de Philippe-Auguste comme architecture, et de Henri IV comme décoration.

– C'est, sur mon honneur, répondit le baron avec l'accent affecté qu'avaient adopté les jeunes gens de cette époque, une charmante forteresse, et qui répand à trois lieues à la ronde une odeur de baronnie à parfumer un fournisseur. Si jamais, continua-t-il en entrant dans le vestibule, et de là dans une galerie ornée de chaque côté des portraits de la famille, il me prenait fantaisie d'entrer en rébellion contre Sa Majesté Très Chrétienne, je vous prierais de me prêter ce bijou ; et, ajouta-t-il en levant les yeux vers cette longue file d'ancêtres qui se déroulait devant lui, et la garnison avec.

– Trente-trois quartiers ! je ne dirai pas en chair et en os, répondit Emmanuel, car il y a longtemps que tout cela n'est plus que poussière, mais en peinture, comme vous voyez. Cela commence à un chevalier Hugues d'Auray, qui accompagna le roi Louis VII à la croisade ; cela passe par ma tante Déborah, que vous voyez en costume de Judith, et cela vient définitivement aboutir, sans interruption dans la branche masculine, au dernier membre de cette illustre famille, votre très humble et très obéissant serviteur, Emmanuel d'Auray.

– C'est tout à fait respectable, et l'on ne peut pas plus authentique.

– Oui ; mais comme je ne me sens pas assez patriarche, reprit Emmanuel en passant devant le baron afin de lui montrer le chemin de sa chambre, pour perdre ma vie dans cette formidable société, j'espère, baron, que vous avez pensé à m'en tirer ?

– Sans doute, mon cher comte, répondit Lectoure en le suivant, je voulais même vous apporter votre commission, comme mon cadeau de noces. Je savais une lieutenance vacante aux dragons de la reine, et j'allais hier chez monsieur de Maurepas la solliciter pour vous, lorsque j'appris que la chose était accordée à la requête de je ne sais quel amiral mystérieux, une espèce de corsaire, de pirate, d'être fantastique, que la reine a mis à la mode en lui donnant sa main à baiser, et que le roi a pris en affection parce qu'il a battu les Anglais, je ne sais où... De sorte que, pour cet exploit, Sa Majesté l'a décoré de l'ordre du Mérite militaire, et lui a donné une épée avec une garde en or, comme il aurait pu faire à quelqu'un de noblesse. Bref, c'est partie perdue de ce côté ; mais, soyez tranquille, nous nous tournerons d'un autre.

– Très bien, répondit Emmanuel. Peu m'importe l'arme ; ce que je veux, c'est un grade qui aille à mon nom, une position qui cadre avec notre fortune.

– Parfaitement ; vous les aurez.

– Et comment, dit Emmanuel changeant la conversation, comment vous êtes-vous tiré des mille engagements que vous deviez avoir ?

– Mais, dit le baron avec un accent de laisser-aller qui n'appartenait qu'à cette classe privilégiée, et en s'étendant sur une chaise longue, car il était enfin arrivé à l'appartement qui lui était destiné ; mais, en racontant franchement la chose : j'ai annoncé, au jeu de la reine, que je me mariais.

– Ah ! bon Dieu ! mais c'est de l'héroïsme ! surtout si vous avez avoué que vous preniez une femme au fond de la Basse-Bretagne.

– Je l'ai avoué.

– Et alors, dit Emmanuel on souriant, la compassion a fait place à la colère ?

– Dame ! vous comprenez, mon cher comte, dit Lectoure passant une jambe sur l'autre, et la balançant d'un mouvement régulier comme celui d'un pendule, nos femmes de la cour croient que le soleil se lève à Paris et se couche à Versailles. Tout le reste de la France, c'est pour elles de la Laponie, du GroĆ«nland, de la Nouvelle-Zembie ! De sorte qu'on s'attend, vous l'avez dit, mon cher comte, à me voir ramener, de mon voyage au pôle, quelque chose d'inconnu, avec des mains terribles et des pieds formidables ! Heureusement que l'on se trompe, ajouta-t-il avec un accent moitié craintif, moitié interrogateur, n'est-ce pas, Emmanuel ? et vous m'avez dit, au contraire, que votre sœur...

– Vous la verrez, répondit Emmanuel.

– Ce sera un grand désappointement pour cette pauvre madame de Chaulne. Enfin... il faudra bien qu'elle s'en console...

– Qu'est-ce ?

Cette interrogation était motivée par la présence du valet de chambre d'Emmanuel, qui venait d'ouvrir la porte, et se tenait debout sur le seuil, attendant, en domestique de bonne maison, que son maître lui adressât la parole.

– Qu'est-ce ? répéta Emmanuel.

– Mademoiselle Marguerite d'Auray fait demander à monsieur le baron de Lectoure l'honneur d'un entretien particulier.

– à moi ? dit Lectoure en se soulevant ; mais avec le plus grand plaisir !

– Mais, non ! c'est une erreur ! s'écria Emmanuel. vous vous trompez, Célestin !

– J'ai l'honneur d'assurer à monsieur le comte, répondit le valet de chambre en insistant, que je m'acquitte exactement et fidèlement de l'ordre qui m'a été donné.

– Impossible ! dit Emmanuel inquiet au plus haut degré de la démarche hasardée de sa sœur. Baron, si vous m'en croyez, envoyez promener cette petite folle.

– Pas du tout ! pas du tout ! répondit Lectoure en se levant. Qu'est-ce donc qu'une Barbe-Bleue de frère comme celui-là ? Célestin !... N'est-ce pas Célestin que vous appelez ce garçon ? – Emmanuel fit avec impatience un geste affirmatif. – Eh bien ! Célestin, dites à ma belle fiancée que je suis à ses pieds, à ses genoux, et que je demande ses ordres pour l'attendre ou l'aller trouver. Tenez, voilà pour vos frais d'ambassade. – Il lui donna une bourse. – Et vous, comte, j'espère que vous aurez assez de confiance en moi pour permettre le tête-à-tête.

– Mais c'est d'un ridicule achevé !

– Point ! répondit Lectoure, c'est au contraire parfaitement convenable. Je ne suis pas une tête couronnée, moi, pour épouser une femme sur un portrait et par procuration. Je désire la voir en personne. Allons, Emmanuel, continua le baron en poussant son ami vers une porte latérale afin qu'il ne rencontrât point sa sœur. Voyons, de vous à moi, est-ce qu'il y a... difformité ?

– Eh ! non, pardieu ! répondit le jeune comte ; au contraire, elle est jolie comme un ange !

– Eh bien ! alors, dit le baron, qu'est-ce que cela signifie ? Voyons !... encore... faut-il que j'appelle mes gardes ?

– Non ; mais, sur ma parole ! j'ai peur que cette petite sotte, qui n'a aucune idée du monde, ne vienne détruire tout ce que nous avons arrêté.

– Oh ! si ce n'est que cela, répondit Lectoure en ouvrant la porte, rassurez-vous. J'aime trop le frère pour ne point passer quelque caprice... quelque bizarrerie à la sœur, et je vous donne ma foi de gentilhomme qu'à moins que le diable ne s'en mêle, – et, pour le moment, je l'espère, il est occupé dans une autre partie du monde, mademoiselle Marguerite d'Auray sera dans trois jours madame la baronne de Lectoure, et que, dans un mois, vous aurez votre régiment.

Cette promesse parut rassurer quelque peu Emmanuel qui se laissa mettre à la porte sans faire plus de difficultés. Lectoure courut aussitôt à une glace pour réparer les légères traces de désordre qu'avaient apportées dans sa toilette les cahots des trois dernières lieues. Il venait à peine de faire reprendre à ses cheveux et à ses habits le tour et le pli convenables, lorsque la porte se rouvrit, et que Célestin annonça :

– Mademoiselle Marguerite d'Auray !

Le baron se retourna et aperçut sa fiancée tremblante et pâle sur le seuil de la porte. Quelque espoir que lui eussent donné les promesses d'Emmanuel, il lui était resté au fond du cœur certains doutes, sinon sur la beauté, du moins sur la tournure et les manières de celle qui allait devenir sa femme. Son étonnement fut donc merveilleux lorsqu'il vit apparaître cette frêle et gracieuse création, à qui la critique la plus sévère de la forme n'aurait pu reprocher qu'un peu de pâleur. Les mariages comme celui qu'allait contracter Lectoure n'étaient point rares dans un temps où les questions de rang et les convenances de fortune décidaient en général des alliances entre maisons nobles ; mais ce qui devait se présenter à peine une fois sur mille, c'était, dans la position du baron, de trouver au fond d'une province, riche d'une fortune immense, une femme qu'au premier aspect il pouvait juger digne, par son maintien, son élégance et sa beauté, de figurer au milieu des cercles les plus brillants de la cour. Il s'avança donc vers elle, non plus avec cette supériorité d'un courtisan sur une provinciale, mais avec toute l'aisance respectueuse qui formait le cachet de la bonne compagnie de cette époque de transition.

– Pardon, mademoiselle, lui dit-il en lui offrant, pour la conduire à un fauteuil, une main qu'elle n'accepta pas, c'était à moi à solliciter la faveur que vous m'accordez, et la seule crainte d'être indiscret, croyez-le bien, me donne le tort apparent de m'être laissé prévenir.

– Je vous sais gré de cette délicatesse, monsieur le baron, répondit d'une voix tremblante Marguerite faisant un mouvement en arrière et restant debout, elle m'enhardit encore dans la confiance que, sans vous avoir vu, sans vous connaître, j'ai mise dans votre honneur et votre loyauté.

– Quelque but que se soit proposé cette confiance, elle m'honore, mademoiselle, et je tâcherai de m'en rendre digne ; mais qu'avez-vous donc ? mon Dieu !...

– Rien, monsieur, rien, répondit Marguerite en tâchant de comprimer son émotion ; mais c'est que... ce que j'ai à vous dire... pardon... mais... je ne suis pas maîtresse...

Elle chancela ; le baron s'élança vers elle et voulut la soutenir ; mais à peine l'eut-il touchée, qu'une rougeur ardente passa comme une flamme sur les joues de la jeune fille, et qu'avec un sentiment qui pouvait appartenir aussi bien à la pudeur qu'à la répugnance, elle se dégagea de ses bras. Lectoure lui avait pris la main, et il la conduisit à un fauteuil contre lequel elle s'appuya, ne voulant point s'y asseoir.

– Bon Dieu ! dit le baron retenant toujours la main dont il s'était emparé ; mais c'est donc une chose bien difficile à dire que celle qui vous amène ? ou bien, sans m'en douter, mon titre de fiancé me donnerait-il déjà l'air imposant d'un mari ?

Marguerite fit un nouveau mouvement pour dégager sa main de celle de Lectoure, ce qui força celui-ci d'y porter les yeux.

– Comment ! s'écria-t-il, ce n'est point assez d'une figure adorable, d'une taille de fée ! des mains charmantes !... des mains royales ! mais c'est vouloir que j'en meure !

– J'espère, monsieur le baron, dit Marguerite faisant un dernier effort en retirant sa main, que les paroles que vous m'adressez sont des paroles de pure galanterie.

– Non, sur mon âme ! répondit Lectoure, c'est la vérité tout entière.

– Eh bien ! j'espère, monsieur, qu'alors même, ce dont je doute, que vous penseriez ce que vous croyez devoir me dire, ce ne seraient point de pareils motifs qui vous feraient attacher un plus grand prix à l'union projetée entre nous.

– Mais si fait ! je vous jure.

– Et cependant, continua Marguerite en reprenant haleine, tant sa poitrine était oppressée, cependant monsieur, vous regardez le mariage comme une chose... sérieuse.

– C'est selon, répondit en souriant Lectoure ; si j'épousais une douairière, par exemple...

– Enfin, répondit Marguerite avec un accent plus résolu, pardon, monsieur, si je me suis trompée, mais j'ai pensé que parfois d'avance vous vous étiez fait, peut-être sur l'alliance proposée entre nous, des idées de réciprocité de sentiments.

– Jamais ! interrompit Lectoure qui semblait mettre autant de soin à éviter une explication franche et désirée que Marguerite mettait d'insistance à la provoquer ; jamais ! non, depuis que je vous ai vue surtout, je n'ai point espéré être digne de votre amour ; et, cependant, mon nom, ma position sociale, à défaut d'influence sur votre cœur, peuvent me donner des droits à votre main.

– Mais comment, monsieur, dit Marguerite avec crainte, comment séparez-vous donc l'un de l'autre ?

– Comme font les trois quarts de ceux qui se marient, mademoiselle, répondit Lectoure avec un laisser-aller qui eût arrêté à l'instant la confidence sur les lèvres d'une femme moins candide que Marguerite. On épouse, l'homme pour avoir une femme, la femme pour avoir un mari ; c'est une position, un arrangement social. Que voulez-vous, mademoiselle, que le sentiment et l'amour aient à faire dans tout cela ?

– Pardon, je m'explique peut-être mal, continua Marguerite se faisant violence à elle-même afin de cacher aux yeux de l'homme de qui dépendait son avenir l'impression douloureuse que lui faisaient ses paroles ; mais il faut attribuer mon hésitation, monsieur, à la timidité d'une jeune fille forcée par des circonstances impérieuses à parler d'un pareil sujet.

– Point ! répondit Lectoure en s'inclinant et en donnant à sa voix un accent qui touchait à la raillerie ; au contraire, mademoiselle, vous parlez comme Clarisse Harlowe, et c'est clair comme le jour. Dieu m'a fait l'esprit assez subtil pour que, croyez-moi, je comprenne à merveille même ce que l'on ne me dit qu'à demi-mot.

– Comment, monsieur, s'écria Marguerite, vous comprenez ce que j'ai voulu vous dire et vous me laissez continuer ! Comment, si, en descendant au fond de mon cœur, si, en interrogeant mes sentiments, j'y voyais l'impossibilité d'aimer... jamais... celui que l'on me présente pour mari...

– Eh bien ! mais, répondit Lectoure avec le même accent, il ne faudrait pas le lui dire.

– Et pourquoi cela, monsieur ?

– Parce que... mais... parce que... parce que ce serait trop naïf.

– Et si cet aveu, je ne le faisais point par naïveté, monsieur ; si je le faisais par délicatesse ? Si j'ajoutais... et que la honte de cet aveu retombe sur ceux qui me forcent à le faire ! si j'ajoutais, monsieur, que... j'ai aimé... que j'aime encore !

– Oh ! quelque petit cousin, n'est-ce pas ? dit négligemment Lectoure croisant une jambe sur l'autre et jouant avec son jabot. C'est une race maudite, ma parole d'honneur ! que ces petits cousins. Mais heureusement on sait ce que c'est que de pareils attachements, et il n'y a pas une pensionnaire qui, à la fin des vacances, ne rentre au couvent avec une passion dans le cœur.

– Malheureusement pour moi, répondit Marguerite d'une voix aussi triste et aussi grave que celle de son interlocuteur était railleuse et légère, malheureusement je ne suis plus une pensionnaire, monsieur, et, quoique jeune encore, j'ai depuis longtemps passé l'âge des jeux puérils et des attachements enfantins. Lorsque je parle, à l'homme qui me fait l'honneur de solliciter ma main et de m'offrir son nom, de mon amour pour un autre, il doit penser que je lui parle d'un amour grave, profond, éternel ! d'un de ces amours enfin qui laissent leur trace dans le cœur et creusent leur passage dans la vie.

– Diable ! fit Lectoure comme s'il commençait à donner plus d'importance à la révélation ; mais c'est de la bergerie, cela ! Voyons. Est-ce un jeune homme que l'on puisse recevoir.

– Oh ! monsieur, s'écria Marguerite se reprenant à l'espoir que semblaient lui donner ces paroles ; oh ! croyez moi bien, c'est l'être le meilleur, l'âme la plus dévouée !

– Mais je ne vous demande pas cela, et je ne parle pas des qualités du cœur. Il les a toutes, c'est convenu. Je vous demande s'il est de noblesse, s'il est de race, si une femme comme il faut peut l'avouer enfin, et cela sans faire tort à son mari.

– Son père, qu'il a perdu encore jeune, et qui était un ami d'enfance de mon père, était conseiller à la cour de Rennes.

– Noblesse de robe ! murmura Lectoure en laissant tomber la lèvre inférieure en signe de mépris. J'aimerais mieux autre chose. Est-il chevalier de Malte, au moins ?

– Il se destinait aux armes.

– Eh bien ! alors, on lui aura un régiment pour lui faire une position. Voilà qui est arrangé. C'est bien. écoutez. Il laissera passer six mois pour les convenances, obtiendra un congé, ce qui ne sera pas difficile, puisque nous n'avons pas de guerre, se fera présenter chez vous par un ami commun, et tout sera dit.

– Je ne vous comprends pas, monsieur, répondit Marguerite en regardant le baron avec l'expression d'un profond étonnement.

– C'est pourtant limpide ce que je vous dis, reprit celui-ci avec quelque impatience. Vous avez des engagements de votre côté, j'en ai du mien, cela ne doit pas empêcher de s'accomplir une union convenable sous tous les rapports ; et une fois accomplie, eh bien ! mais il me semble qu'il faut la rendre tolérable. Comprenez-vous, enfin ?

– Oh ! pardon, pardon, monsieur ! s'écria Marguerite en reculant devant ces paroles comme si elles eussent eu une main pour la repousser. J'ai été bien imprudente, bien coupable peut-être ; mais, telle que j'étais enfin, je ne croyais pas encore mériter une pareille injure ! Oh !... monsieur... le rouge de la honte me brûle le visage, plus encore pour vous que pour moi. Oui, je comprends. Un amour apparent et un amour caché ! le visage du vice et le masque de la vertu ! Et c'est à moi, à moi la fille de la marquise d'Auray, que l'on propose ce marché honteux, avilissant, infâme ! Oh ! continua-t-elle en se laissant tomber dans un fauteuil, et en se cachant le visage entre ses mains, il faut donc que je sois une créature bien malheureuse, bien méprisable et bien perdue ! Oh ! mon Dieu ! mon Dieu !

– Emmanuel ! Emmanuel ! dit le baron ouvrant la porte derrière laquelle il se doutait qu'était resté le frère de Marguerite. Eh ! venez donc, mon cher, votre sœur a des spasmes ! il faut faire attention à ces choses, ou elles deviennent chroniques !... Madame de Meulan en est morte !... Tenez, comte, voilà mon flacon, faites-le lui respirer, quant à moi, je descends dans le parc. Si vous n'avez rien a faire, venez m'y joindre, et donnez-moi, je vous prie des nouvelles de votre sœur.

à ces mots, le baron de Lectoure sortit avec une aisance miraculeuse, laissant Marguerite et Emmanuel en face l'un de l'autre.

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