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Chapitre LXXV
Difficulté.

Tandis que tout le camp des Bretons passait la nuit dans l'ivresse du triomphe, et don Pedro dans les angoisses de la terreur, des cavaliers, montés sur les meilleurs chevaux de l'armée, allaient prévenir don Henri et le connétable.
Agénor avait passé la nuit près du prisonnier qui, se renfermant dans un farouche silence, refusait toute consolation comme tout soulagement.
On ne pouvait laisser lié un roi, un capitaine : on délia donc le prisonnier, après lui avoir fait jurer sa parole de gentilhomme qu'il ne ferait aucun effort pour fuir.
- Mais, dit Le Bègue à ses officiers, on sait ce que vaut la parole du roi don Pedro ; doublez le poste, et que la tente soit entourée de façon à ce qu'il ne puisse même penser à fuir.
On trouva le connétable à trois lieues de Montiel, chassant devant lui, comme des troupeaux, les débris de l'armée vaincue l'avant-veille, et complétant, par un butin de prisonniers à riche rançon, le gain de cette importante journée.
Car les Tolédans avaient refusé d'ouvrir leurs portes même aux vaincus leurs alliés, tant ils craignaient une supercherie en usage dans les temps barbares, où la ruse prenait autant de places que la force.
Le connétable n'eut pas plutôt appris la nouvelle qu'il s'écria :
- Ce Mauléon avait plus d'esprit que nous !
Et il poussa son cheval vers Montiel avec une joie difficile à décrire.
A peine arrivé, – déjà le jour naissant argentait les cimes des montagnes, – le connétable prit dans ses bras Mauléon, modeste dans son triomphe.
- Merci, lui dit-il, messire, pour votre courageuse persévérance et pour votre perspicacité. Où est le prisonnier ? ajouta-t-il.
- Dans la tente de Le Bègue de Vilaine, répliqua Mauléon ; mais il dort ou feint de dormir.
- Je ne veux pas le voir, dit Bertrand : il convient que la première personne avec qui don Pedro s'entretiendra soit Henri, son vainqueur et son maître. A- t-on mis bonne garde ? Il ne faut à certains esprits malfaisants qu'une bonne prière au démon pour être délivrés.
- Il y a trente chevaliers autour de la tente, messire, répondit Agénor. Don Pedro n'échappera point, à moins qu'un ange de Satan ne le tire par les cheveux, comme autrefois le prophète Habacuc : encore le verrons-nous partir...
- Et je lui enverrai au milieu des airs, dit Musaron, un carrelet qui le fera arriver en enfer avant l'ange des ténèbres.
- Qu'on me dresse un lit de camp devant la tente, commanda le connétable. Je veux, comme les autres, garder le prisonnier pour le présenter moi-même à don Henri.
On obéit au connétable, et son lit, lit de planches et de bruyères, fut dressé à la porte même de la tente.
- A propos, dit Bertrand, c'est presque un mécréant ; il est capable de se tuer ; lui a-t-on ôté ses armes ?
- On n'a pas osé, seigneur ; c'est une tête sacrée. Il a été proclamé roi devant l'autel de Dieu.
- C'est juste : d'ailleurs on lui doit, jusqu'aux premiers ordres de don Henri, tout respect et toute assistance.
- Vous voyez, seigneur, dit Agénor, combien cet Espagnol mentait lorsqu'il vous assurait que don Pedro n'était pas à Montiel.
- Aussi ferons-nous pendre cet Espagnol et toute la garnison, dit tranquillement Le Bègue de Vilaine. En mentant il a dégagé de sa parole notre connétable.
- Monseigneur, répliqua vivement Agénor, ces malheureux soldats ne sont coupables de rien lorsqu'un chef ordonne. D'ailleurs s'ils se rendent, vous commettriez un assassinat, et s'ils ne se rendent pas on ne les prendra point.
- On les prendra par famine, répliqua le connétable.
L'idée de voir Aïssa périr de faim emporta Mauléon hors des limites de sa discrétion naturelle.
- Oh ! messeigneurs... dit-il, vous ne commettrez pas une cruauté !
- Nous punirons le mensonge et la déloyauté, dit le connétable. D'ailleurs ne doit-on pas s'applaudir que ce mensonge nous fournisse l'occasion de punir le Sarrasin Mothril ? Je vais envoyer un parlementaire à ce misérable pour lui annoncer que don Pedro est pris ; que s'il a été pris, c'est qu'il était dans Montiel ; que par conséquent on m'avait menti, et que pour donner un exemple à tous les félons, la garnison sera décimée se rendant, ou condamnée à périr de faim si elle ne se rend pas.
- Et dona Aïssa ? interrompit Mauléon, pâle d'inquiétude et d'amour.
- Nous épargnerons les femmes, bien entendu, répliqua Duguesclin ; car maudit soit l'homme de guerre qui n'épargne pas les vieillards, les petits enfants et les femmes !
- Mais Mothril n'épargnera pas Aïssa, monseigneur ; ce serait la laisser à quelqu'un après lui : vous ne le connaissez pas, il la tuera... Or, vous m'avez promis de me donner ce que je vous demanderais, messire : je vous demande la vie d'Aïssa.
- Et je vous l'accorde, mon ami ; mais comment ferez-vous pour la sauver ?
- Je supplierai Votre Seigneurie de n'envoyer à Mothril d'autre parlementaire que moi, de me laisser libre des paroles que je lui dirai... Je réponds ainsi d'une prompte soumission du More et de la garnison... Mais, par pitié, monseigneur, la vie des malheureux soldats ! ils n'ont rien fait.
- Je vois qu'il faut se rendre. Vous m'avez assez servi pour que je n'aie rien à vous refuser. Le roi, de son côté, vous doit autant qu'à moi, puisque vous avez pris don Pedro, sans lequel notre victoire d'hier était incomplète. Je peux donc, en son nom comme au mien, vous donner ce que vous désirez. Aïssa vous appartient, – les soldats, les officiers même de la garnison auront vie et bagues sauves, mais Mothril sera pendu.
- Seigneur...
- Oh ! pour cela, ne demandez pas plus... vous ne l'obtiendrez pas. J'offenserais Dieu si j'épargnais ce scélérat.
- Monseigneur, la première chose qu'il va me demander, c'est s'il aura la vie sauve ; que répondrai-je ?
- Vous répondrez ce que vous voudrez, messire de Mauléon.
- Mais vous l'eussiez épargné, d'après les conditions de la trêve faite avec Rodrigo Sanatrias.
- Lui ! jamais. J'ai dit la garnison ; – Mothril est un Sarrasin, je ne le compte pas parmi les défenseurs du château ; d'ailleurs, c'est un compte à régler entre moi et Dieu, vous dis-je. Une fois que vous aurez dona Aïssa, mon ami, rien ne vous regarde plus. Laissez-moi faire.
- Encore une fois, messire, laissez moi vous supplier.
- Oui, ce Mothril est un misérable ; oui, Dieu aurait pour agréable son châtiment ; mais il est désarmé, il ne peut plus nuire...
- C'est comme si vous parliez à une statue, sire de Mauléon, répondit le connétable. Laissez-moi reposer, je vous prie. – Quant aux paroles que vous porterez à la garnison, je vous laisse libre. – Allez !
Il n'y avait plus à répliquer. Agénor savait bien que Duguesclin, engagé dans un projet, demeurait inflexible et ne retournait pas en arrière.
Il comprenait aussi que Mothril, sachant don Pedro tombé au pouvoir des Bretons, ne ménagerait plus rien, parce qu'il savait qu'on ne l'épargnerait pas.
Mothril, en effet, était un de ces hommes qui savent porter le poids de la haine qu'ils inspirent et en subir les conséquences. Implacable avec autrui, il se résignait à ne pas recevoir de grâce.
D'un autre côté, jamais Mothril ne consentirait à rendre Aïssa. La position d'Agénor était des plus difficiles.
- Si je mens, dit-il, je me déshonore ; si je promets à Mothril la vie sans lui tenir parole, je deviens indigne de l'amour d'une femme et de l'estime des hommes.
Il était plongé dans ces cruelles perplexités lorsque les trompettes annoncèrent l'arrivée du roi Henri devant la tente.
Le jour était déjà grand, et l'on voyait du camp la plate-forme sur laquelle Mothril et don Rodrigo se promenaient en causant avec vivacité.
- Ce que le connétable ne vous a pas accordé, dit Musaron à son maître qu'il voyait tout triste, le roi Henri vous l'accordera ; demandez, – vous obtiendrez. – Qu'importe la bouche qui dise oui, pourvu qu'elle ait dit un oui que vous puissiez, sans mentir, reporter à Mothril !
- Essayons, dit Agénor.
Et il alla s'agenouiller auprès de l'étrier de Henri qu'un écuyer aidait à descendre.
- Bonne nouvelle, dit le roi, à ce qu'il paraît ?
- Oui, monseigneur.
- Je veux vous récompenser, Mauléon ; demandez-moi un comté si vous voulez.
- Je vous demande la vie de Mothril.
- C'est plus qu'un comté, répondit Henri, mais je vous l'accorde.
- Partez vite, monsieur, dit Musaron à l'oreille de son maître, car le connétable vient, et il serait trop tard s'il entendait.
Agénor baisa la main du roi qui, mettant pied à terre, s'écria :
- Bonjour, cher connétable, il paraît que le traître est à nous ?
- Oui, monseigneur, dit Bertrand, qui feignit de ne pas avoir aperçu Agénor causant avec Henri.
Le jeune homme se mit à courir comme s'il emportait un trésor. Il avait droit, comme parlementaire désigné, de prendre avec lui deux trompettes ; il les choisit, s'en fit précéder, et, suivi de l'inséparable Musaron, il gravit le sentier jusqu'à la première porte du château.

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