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Chapitre LXXII
Aïssa.

Le connétable n'était pas un homme crédule. Il avait des talents de don Pedro une opinion aussi favorable qu'il l'avait fâcheuse de son caractère.
Quand il eut fait le tour de Montiel et reconnu la place, quand il se fut convaincu qu'avec une bonne et sûre garde on pouvait empêcher de sortir une souris de ce château :
- Non, messire de Mauléon, dit-il, nous n'avons pas le bonheur que vous nous faites espérer. Non, le roi don Pedro ne s'est pas enfermé dans Montiel parce qu'il sait trop bien qu'on l'y bloquerait et qu'on l'y prendrait par famine.
- Je vous proteste, monseigneur, répliqua Mauléon, que Mothril est dans Montiel, et le roi don Pedro avec lui.
- Je le croirai quand je le verrai, dit le connétable.
- Combien le château a-t-il de garnison ? demanda Bertrand.
- Seigneur, trois cents hommes environ.
- Ces trois cents hommes, s'ils veulent seulement nous faire voler des pierres sur la tête, nous tueront cinq mille hommes sans que nous leur ayons seulement pu envoyer une flèche. Demain don Henri viendra ici ; il est occupé à sommer Tolède de se rendre : aussitôt après son arrivée, nous délibérerons s'il vaut mieux partir que perdre ici un mois pour rien.
Agénor voulut répliquer. Le connétable était entêté comme un Breton, il ne souffrit pas de réponse, ou plutôt ne se laissa pas persuader.
Le lendemain, en effet, arriva don Henri rayonnant de sa victoire.
Il amenait l'armée ivre de joie, et, quand son conseil eut délibéré sur la question de savoir si don Pedro était ou n'était pas à Montiel :
- Je pense comme le connétable, dit le roi ; don Pedro est trop rusé pour avoir visiblement couru s'enfermer dans une place sans issue. Il faut donc laisser ici une faible garnison pour inquiéter Montiel, forcer le château à capituler, et ne pas laisser derrière soi une place fière de n'avoir pas été prise ; mais nous, nous passerons outre, nous avons, Dieu merci, plus à faire, et don Pedro n'est pas là.
Agénor était présent à la discussion.
- Seigneur, dit-il, je suis bien jeune et bien inexpérimenté pour élever la voix au milieu de tant de vaillants capitaines, mais ma conviction est telle que rien ne saurait l'ébranler. J'ai reconnu Caverley poursuivant le roi, et Caverley a été tué ! J'ai vu don Pedro entrer dans Montiel, j'ai reconnu son cimier brisé, son écu brisé, ses éperons d'or sanglants.
- Et pourquoi Caverley lui-même n'aurait-il pas été trompé ? J'ai bien changé d'armes, à Navarette avec un fidèle chevalier, répliqua don Henri, don Pedro ne peut-il avoir fait de même ?...
Cette dernière réponse obtint l'assentiment général. Agénor se vit encore une fois battu.
- J'espère que vous êtes persuadé ? lui dit le roi.
- Non, sire, répliqua-t-il humblement, mais je ne puis rien contre les sages idées de Votre Majesté.
- Il faut vous convaincre, sire de Mauléon, il faut vous convaincre.
- Je vais tâcher, dit le jeune homme, avec une douleur qu'il ne pouvait dissimuler.
En effet, quelle cruelle position pour cet amant si tendre. Don Pedro était enfermé près d'Aïssa, don Pedro, exaspéré par sa défaite, et n'ayant plus rien à ménager. Avec l'image d'une mort prochaine, comment ce prince sans foi n'aurait-il pas cherché à faire précéder son agonie d'une dernière volupté, comment aurait-il laissé intacte et au pouvoir d'un autre la jeune fille qu'il aimait et que la violence pouvait mettre entre ses bras ?
D'ailleurs, Mothril n'était-il pas là, cet artisan de ruses odieuses, capable de tout pour faire faire un pas de plus à sa politique sanguinaire et avide ?
Voilà ce qui rendait Agénor fou de colère et de chagrin. Il comprit qu'en gardant plus longtemps son secret, il s'exposait à laisser partir don Henri, l'armée, le connétable, et qu'alors don Pedro très supérieur en esprit et en talent aux lieutenants dégoûtés d'ailleurs qu'on laisserait devant Montiel, réussirait à s'évader après avoir sacrifié Aïssa au caprice d'un moment d'ennui.
Il prit tout à coup sa résolution, et demanda au roi un secret entretien.
- Seigneur, lui dit-il alors, voici pourquoi don Pedro s'est réfugié dans Montiel, malgré toutes les apparences. C'est un secret que je gardais, car il est mien ; mais je dois le livrer pour l'intérêt de votre gloire. Don Pedro aime passionnément Aïssa, fille de Mothril. Il veut l'épouser. C'est pour cela qu'il a souffert que Mothril assassinât dona Maria de Padilla, comme pour Maria il avait fait tuer madame Blanche de Bourbon.
- Eh bien ! dit le roi, Aïssa est donc dans Montiel ?
- Elle y est, répliqua Agénor.
- Encore une chose dont vous n'êtes pas plus sûr que de l'autre, mon ami.
- J'en suis sûr, seigneur, parce qu'un amant sait toujours où est sa maîtresse chérie.
- Vous aimez Aïssa, une Moresque ?
- Je l'aime passionnément, monseigneur, comme don Pedro, avec cette réserve que pour moi Aïssa se fera chrétienne, tandis qu'elle se tuera si don Pedro veut la posséder.
Agénor avait pâli en prononçant ces mots, car il n'y croyait pas, le pauvre chevalier, et cette idée le désespérait. D'ailleurs, Aïssa se fût-elle tuée pour n'être pas déshonorée, elle était toujours perdue pour lui.
Cet aveu jeta don Henri dans une perplexité profonde.
- Voilà une raison, murmura-t-il ; seulement, racontez-moi comment vous savez qu'Aïssa est à Montiel.
Agénor raconta de point en point la mort d'Hafiz, et les détails de la blessure d'Aïssa.
- Avez-vous un projet, voyons ? dit le roi.
- J'en ai un, seigneur, et si Votre Majesté veut me prêter son aide, je remettrai don Pedro entre ses mains, avant huit jours, comme la dernière fois je lui en ai donné des nouvelles certaines.
Le roi fit venir le connétable, auquel Agénor raconta de nouveau tout ce qu'il avait dit.
- Je ne crois pas davantage qu'un prince aussi rusé, aussi dur, se laisse prendre par l'amour d'une femme, répliqua le connétable, mais le sire de Mauléon a ma parole de l'aider en ce qui lui ferait plaisir, je l'aiderai.
- Laissez donc la place investie, dit Agénor, faites creuser un fossé tout autour, et avec la terre de ce fossé, élevez un retranchement derrière lequel seront cachés, non pas des soldats, mais de vigilants et habiles officiers.
Moi et mon écuyer, nous nous logerons dans un endroit que nous connaissons, et d'où l'on entend tous les bruits de la place. Don Pedro, s'il voit une forte armée de siège, va croire qu'on sait son arrivée à Montiel, et il se défiera ; or, la défiance est le salut d'un homme aussi habile et aussi dangereux. Faites partir pour Tolède toutes vos troupes, en ne laissant au rempart de terre que deux mille hommes, bien suffisants pour investir le château et soutenir une sortie.
Quand don Pedro croira qu'on fait négligemment la garde, il essaiera de sortir, je vous en préviendrai.
A peine Agénor avait-il développé son plan et réussi à captiver l'attention du roi, que l'on vint annoncer, de la part du gouverneur de Montiel, un parlementaire au connétable.
- Qu'on le fasse entrer ici-même, dit Bertrand, et qu'il s'explique.
C'était un officier espagnol, nommé Rodrigo de Sanatrias. Il annonçait au connétable que la garnison de Montiel voyait avec inquiétude un déploiement de forces considérables. Que les trois cents hommes renfermés dans le château avec un seul officier, ne voulaient pas lutter bien longtemps, puisqu'il n'y avait plus d'espoir depuis le départ et la défaite de don Pedro...
A ces mots le connétable et le roi regardèrent Agénor comme pour lui dire : – Voyez-vous qu'il n'y est pas ?
- Vous vous rendriez donc ? demanda le connétable.
- Comme des braves gens, oui messire, après un certain temps, parce qu'il ne faut pas que le roi don Pedro nous accuse à son retour d'avoir trahi sa cause sans coup férir.
- On disait le roi chez vous, demanda don Henri.
L'Espagnol se mit à rire.
- Le roi est bien loin, dit-il, et que serait-il venu faire ici, où des gens investis comme vous nous investissez n'ont qu'à mourir de faim ou à se rendre.
Nouveau regard du connétable et du roi à l'adresse d'Agénor.
- Que demandez-vous positivement alors ? interrogea Duguesclin, formulez vos conditions.
- Une trêve de dix jours, dit l'officier, pour que don Pedro ait le temps de venir nous secourir. Apres quoi nous nous rendrons.
- Ecoutez, dit le roi ; vous assurez positivement que don Pedro n'est pas dans la place ?
- Positivement, monseigneur, sans quoi nous ne demanderions pas à sortir. Car en sortant vous nous verrez tous, et par conséquent vous reconnaîtrez le roi. Or, si nous avions menti vous nous puniriez ; et si vous preniez le roi, sans doute vous ne le ménageriez pas ?
Cette dernière phrase était une question, – le connétable n'y répondit pas. Henri de Transtamare eut assez de force pour éteindre l'éclat sanglant que cette supposition de la prise de don Pedro fit luire dans ses yeux.
- Nous vous accordons la trêve, dit le connétable, seulement nul ne sortira du château.
- Mais nos vivres, seigneur ? dit l'officier.
- On vous les fournira. Nous irons chez vous, mais vous ne sortirez point.
- Ce n'est pas une trêve ordinaire, alors, murmura l'officier.
- Pourquoi voudriez-vous sortir ? pour vous sauver ? mais puisque nous vous donnons après dix jours la vie sauve.
- le n'ai plus rien à dire, répliqua l'officier, j'accepte ; ai-je votre parole, messire ?
- Puis-je la donner, seigneur ? demanda Bertrand au roi Henri.
- Donnez, connétable.
- Je la donne, répondit Duguesclin, dix jours de trêve et la vie sauve pour toute la garnison.
- Toute ?...
- Il va sans dire, s'écria Mauléon, qu'il n'y a pas de restrictions, puisque vous annoncez vous-même que don Pedro n'est pas dans la place.
Ces mots échappèrent au jeune homme malgré le respect qu'il devait à ses deux chefs, et il s'applaudit de les avoir prononcés, car une pâleur visible passa comme un nuage sur les traits de don Rodrigo de Sanatrias.
Il salua et se retira.
Quand il fut parti :
- Etes-vous convaincu ? demanda le roi, jeune entêté, pauvre amant...
- Convaincu que don Pedro est à Montiel, oui sire, et que vous l'aurez entre les mains dans huit jours.
- Ah ! s'écria le roi, voilà ce qui s'appelle de l'opiniâtreté.
- Il n'est pas Breton pourtant, dit Bertrand en riant.
- Messeigneurs, don Pedro joue le même jeu que nous voulions jouer. Sûr de ne pouvoir échapper par la force, il essaie de la ruse. Vous voilà persuadés selon lui qu'il est dehors, vous accordez une trêve, vous faites nonchalamment la garde ; eh bien ! il va passer ; oh ! Je vous le dis, il va passer et fuir ; mais nous serons là, j'espère. Ce qui vous prouve à vous qu'il est hors Montiel me prouve à moi qu'il est dedans.
Agénor quitta la tente du roi et du connétable avec une ardeur facile à concevoir.
- Musaron, dit-il, cherche la plus haute tente de l'armée et attaches-y ma bannière de façon à ce qu'elle soit parfaitement vue du château. Aïssa la connaît, elle la verra, elle me saura près d'elle, et conservera tout son courage.
Quant à nos ennemis, voyant mon pennon sur le retranchement, ils me croiront là, et ne soupçonneront pas que nous allons nous glisser de nouveau dans la grotte de la source. Allons mon brave Musaron, allons ! ce suprême effort, nous touchons au but.
Musaron obéit, la bannière de Mauléon flotta orgueilleusement au-dessus des autres.

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