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Chapitre LXVI
La caverne de Montiel.

Et ils partirent rapidement. Agénor atteignit en deux jours le but de sa mission et de son amour.
Il arriva devant Montiel assisté de Musaron, avec tant de précautions que nul ne put se flatter de les avoir vus dans le pays.
Seulement, à force de prendre toutes les précautions, ils s'étaient retiré l'avantage des informations. – Qui ne parle pas ne peut pas apprendre.
Quand Musaron vit Montiel assis comme un géant de granit sur une base de roches, et portant sa tête jusqu'au ciel, tandis que ses pieds semblaient se baigner dans le Tage, quand il eut considéré à la clarté de la lune les spirales d'un chemin hérissé de broussailles, ces rampes taillées à angles aigus, de telle sorte qu'en montant nul ne pouvait voir à plus de vingt pas, tandis que du haut la moindre sentinelle pouvait tout voir monter, Musaron dit à son maître :
- C'est le vrai nid du vautour, mon cher maître, et si la colombe y est renfermée, nous ne pourrons jamais l'y prendre.
En effet, Montiel était imprenable autrement que par famine, et deux hommes ne sont pas capables d'investir une place forte.
- Ce qu'il importe de savoir, dit Agénor, c'est si Mothril habite ce repaire avec Aïssa, c'est l'état d'Aïssa au milieu de nos ennemis, c'est en un mot la conduite de don Pedro en toute cette affaire.
- Nous le saurons avec de la patience, répliqua Musaron ; seulement nous n'avons plus que quatre jours pour avoir de la patience, réfléchissez à cela, seigneur.
- J'attendrai jusqu'à ce que j'aie vu Aïssa ou quelqu'un qui me parle d'elle.
- C'est une chasse à faire : mais, songez-y bien, mon maître, pendant que nous chasserons dans ce château, un Mothril, un Hafiz quelconque nous décochera de haut en bas un vireton ou un carrelet qui nous clouera comme des crapauds sur la pierre. La position est bien choisie, allez...
- C'est vrai.
- Il faut donc user de moyens plus ingénieux que les moyens ordinaires. Quant à croire si dona Aïssa est dans ce repaire, j'y crois ; je douterais même, connaissant, Mothril, qu'il ne l'eût pas enfermée là. Quant à savoir si don Pedro y est, je pense qu'en attendant deux jours nous le saurons.
- Pourquoi ?
- Parce que le château est petit, renferme peu de vivres ne doit pas tenir garnison, et que pour renouveler les provisions nécessaires à un si grand roi, on doit sortir souvent.
- Mais où se loger ?
- Nous n'irons pas loin. Je vois d'ici notre affaire...
- Cette caverne ?
- Est une crevasse dans le roc ; une source en jaillit ; c'est humide, mais c'est retiré. Nul n'y vient, sinon pour boire ou chercher de l'eau. Nous serons cachés là-dedans, et nous happerons le premier qui viendra, pour le faire parler avec promesses ou menaces. En attendant, nous serons au frais.
- Tu es un brave et judicieux compagnon, mon Musaron.
- Oh ! croyez-moi, le roi don Pedro n'a pas beaucoup de conseillers de ma force. Acceptez-vous la caverne ?
- Tu oublies deux choses : notre nourriture que nous ne trouverons pas dans cette crevasse, et nos chevaux qui n'y entreront pas.
- C'est vrai... on ne pense pas à tout. J'ai trouvé le commencement, trouvez la fin.
- Nous tuerons nos chevaux et nous les précipiterons dans le Tage qui coule en bas.
- Oui, mais que mangerons-nous ?
- Nous laisserons sortir celui qui ira aux provisions, et quand il rentrera, nous l'attaquerons et nous mangerons.
- Admirable, fit Musaron. Seulement, ceux du château, ne voyant pas revenir leur pourvoyeur, prendront de la défiance.
- Qu'importe, si nous avons les renseignements qu'il nous faut.
Il fut décidé que les deux plans seraient suivis. Toutefois, au moment d'assommer le cheval avec sa masse d'armes, Agénor sentit son coeur faillir.
- Pauvre bête, dit-il, qui m'a si bien servi !
- Et qui, ajouta Musaron, pourrait encore mieux nous servir au cas où vous enlèveriez d'ici dona Aïssa.
- Tu parles comme le destin. Je ne tuerai pas mon pauvre cheval, va, Musaron ; débride-le, cache le harnais et l'équipement dans la grotte. L'animal pourra errer sans être connu, il se nourrira bien lui-même, plus industrieux en cela qu'un homme. Si on le voit, ce qui pourrait lui arriver de pire, et à nous aussi, c'est qu'on le prenne au château. Or, nous serons toujours à même de le défendre, n'est-ce pas ?
- Oui, monsieur.
Musaron délia le cheval, enleva les harnais, et les cacha au fond de la crevasse, dont le sol était d'une glaise solide, sur laquelle, pour plus de salubrité, le bon écuyer entassa du sable pris dans son manteau aux rives du Tage, et des bruyères coupées.
La fin de la nuit se passa dans ces travaux. Le jour surprit nos deux aventuriers au fond de leur solitaire asile.
Un phénomène singulier frappa leurs oreilles.
Par cette sorte d'escalier en spirale qui, du pied de la colline montait au sommet du château, l'on entendait les voix des gens qui se promenaient sur la plate-forme.
La voix, au lieu de monter simplement comme il arrive, se répercutait en tournant le long des parois de cet entonnoir, puis elle jaillissait de nouveau comme un bâton du coeur d'un tourbillon d'eau.
Il en résultait que, du fond de l'antre, Agénor entendait parler à plus de trois cents pieds au dessus de sa tête.
La première fortification était située au-dessus de la citerne ; jusque-là chacun arrivait librement, mais le pays était tellement désert et dévasté que, hormis les gens du château, nul ne se hasardait dans ce dédale.
Agénor et Musaron passèrent tristement leur première demi-journée. Ils burent de l'eau, car ils avaient grand soif, mais ils ne purent rien manger, bien qu'ils eussent grand faim.
Vers la fin du jour, deux Mores descendirent du château. Ils emmenaient un âne pour porter les provisions qu'ils comptaient faire au bourg voisin distant d'une lieue.
En même temps, quatre esclaves vinrent du bourg, avec des jarres qu'ils voulaient emplir à la fontaine.
La conversation s'engagea entre les deux Mores du château et les esclaves. Mais le dialecte était si barbare, que nos deux aventuriers n'en saisirent pas un seul mot.
Les Mores partirent pour le bourg avec les esclaves, et rentrèrent deux heures après.
La faim est une mauvaise conseillère. Musaron voulait tuer impitoyablement ces pauvres diables et les jeter au fleuve, puis profiter des provisions.
- Ce serait un lâche assassinat qui nuirait près de Dieu à la réussite de notre plan, dit Agénor ; encore un stratagème, Musaron : vois comme le chemin est étroit, comme la nuit est noire. L'âne avec ses paniers aura bien de la peine à marcher dans le sentier le long du roc. Nous n'avons qu'à le pousser lorsqu'il passera, il roulera au bas de la colline. Alors, pendant la nuit, nous ramasserons ce qui restera de provisions sur le terrain.
- C'est vrai, et d'un charitable chrétien, monsieur, répliqua Musaron ; mais j'avais tellement faim que je n'étais plus pitoyable.
Ce qui fut dit s'exécuta. Les quatre mains des deux aventuriers donnèrent une si rude secousse au petit âne quand il passa frôlant la roche, qu'il perdit pied et tomba sur la pente raide.
Les Mores poussèrent des cris de colère et battirent le pauvre animal, mais si bien qu'ils eussent réparé le dommage, ils ne purent remplir les paniers vidés. Ils retournèrent donc tout désolés, l'un au bourg avec l'âne meurtri, l'autre au château avec ses lamentations.
Cependant nos deux affamés se lancèrent bravement dans les ronces et les roches, ramassant le pain, les raisins secs et les outres.
Ils eurent d'un seul coup des provisions pour huit jours.
Avec un si copieux repas, ils reprirent espérance et courage.
Et, convenons-en, ils en avaient besoin.
En effet, pendant deux autres mortels jours, nos vigilantes sentinelles n'aperçurent rien, n'entendirent rien, que la voix d'Hafiz qui errait sur la plate-forme en déplorant sa servitude, la voix de Mothril qui donnait des ordres, et les exercices des soldats. Rien n'annonçait que le roi dût être à Montiel.
Musaron eut le courage de sortir la nuit pour aller s'informer dans le bourg voisin, nul ne put lui répondre.
Agénor questionna de son côté, il n'obtint pas un seul renseignement.
Lorsqu'on commence à désespérer, le temps paraît doubler de promptitude.
La position de nos deux espions était critique : le jour, ils n'osaient se montrer, la nuit, ils craignaient de sortir, parce que, pendant leur absence, quelqu'un pouvait entrer, et que ce quelqu'un pouvait être le roi.
Mais quand deux jours et demi se furent écoulés, Agénor le premier perdit courage.
La nuit de ce deuxième jour, Mauléon revenait du bourg où il avait vidé sa bourse sans rien savoir.
Il trouva Musaron désespéré dans sa caverne et s'arrachant à poignées les cheveux qu'il avait rares.
En questionnant l'honnête serviteur, il sut de lui qu'ennuyé de rester seul dans la grotte, il s'était endormi ; que pendant son sommeil quelque chose comme un cavalier était monté au château sans que Musaron eût pu voir. Il n'avait entendu que les fers du cheval ou de la mule.
- Faut-il avoir du malheur ! s'écria l'écuyer.
- Ne te désole pas, ce ne peut être le roi. Les gens du bourg le savent à Tolède, d'ailleurs il ne marcherait pas seul, et le bruit de sa suite t'eût réveillé. Non, ce n'est pas le roi, il ne viendra pas à Montiel. Au lieu de perdre ici notre temps, allons tout droit à Tolède.
- Vous avez raison, mon maître, nous n'avons ici d'autre bonne chance à espérer que d'entendre la voix de dona Aïssa. C'est très gracieux, mais le chant de l'oiseau n'est pas l'oiseau, comme on dit en Béarn.
- Exécutons vite. Musaron, ramasse les harnais des chevaux, partons d'ici, et en route.
- Je ne serai pas long en besogne, sire chevalier ; vous ne sauriez croire combien je m'ennuyais dans cette caverne.
- Viens, dit Agénor. Au même instant, et comme il se levait :
- Chut ! lui dit Musaron.
- Qu'y a-t-il ?
- Silence, vous dis-je, j'entends marcher.
Agénor rentra dans la grotte, et Musaron était si inquiet qu'il osa tirer son maître par le poignet.
On distinguait effectivement des pas précipités dans le chemin qui mène au château.
La nuit était obscure, les deux Français se cachèrent au fond de la caverne.
Bientôt trois hommes apparurent à leurs yeux ; ils marchaient avec précaution et se courbaient sous un mandronios pour n'être pas vus de la citadelle.
Arrivés à trois pas de la source, ils s'arrêtèrent.
Ils portaient des costumes de paysan, mais tous trois avaient la hache et le couteau.
- Certainement, dit l'un d'eux, il a suivi ce chemin, voici les fers de son cheval sur le sable.
- Donc, nous l'avons manqué, reprit un autre avec un soupir. Par le diable ! nous avons du malheur depuis quelque temps.
- Vous chassez trop gros gibier, ajouta le premier.
- Lesby, tu raisonnes comme un butor, le capitaine te le dira.
- Mais...
- Tais-toi... un gros gibier tué nourrit son chasseur quinze jours. Dix alouettes ou un lièvre font à peine un maigre repas.
- Oui, mais on attrape le lièvre, l'alouette, rarement le cerf ou le sanglier.
- Le fait est que nous l'avons manqué beau l'autre jour, n'est-ce pas, capitaine ?
Celui qu'on désignait ainsi poussa un gros soupir. Ce fut sa seule réponse.
- Et puis, continua l'opiniâtre Lesby, pourquoi changer à chaque instant de piste et de proie, – on s'attache à un et on le prend.
- L'as-tu pris à la venta, l'autre nuit, celui que nous suivions depuis Bordeaux ?
- Hein ? fit Musaron à l'oreille de son maître.
- Chut ! répliqua Mauléon l'oreille à terre.
L'homme que ses compagnons avaient nommé capitaine se redressa alors, et d'une voix impérieuse :
- Taisez-vous tous deux, dit-il ; ne commentez pas mes ordres. Que vous ai-je promis ? Dix mille florins à chacun. Pourvu que vous les ayez, que demandez-vous ?
- Rien, capitaine, rien.
- Henri de Transtamare vaut cent mille florins pour don Pedro : don Pedro en vaut autant pour Henri de Transtamare. J'ai cru pouvoir prendre l'un, je me suis trompé ; – j'ai failli laisser ma peau dans l'antre du lion, vous en avez été témoin ; eh bien ! comme le lion m'a sauvé la vie, je lui dois par reconnaissance de prendre son ennemi. – Je le prendrai. Je ne le donnerai pas pour rien, c'est vrai à Henri de Transtamare ; mais je le vendrai : c'est tout un, pourvu qu'il l'ait. De telle façon, nous serons tous contents.
Un grognement de satisfaction fut la réponse des deux acolytes de cet homme.
- Mais, Dieu me pardonne ! c'est ce Caverley que je tiens là au bout de ma main, dit Musaron à l'oreille de son maître.
- Silence, répéta Mauléon.
Caverley, c'était bien lui, acheva ainsi sa profession de foi :
- Don Pedro a quitté Tolède, il est dans ce château. Il est très brave, et par mesure de prudence il a fait la route tout seul. En effet, un homme seul n'est jamais remarqué.
Non, dit Lesby, mais il est pris.
- Ah ! dame, on ne prévoit pas tout, répliqua Caverley. Maintenant, terminons notre plan : Toi, Lesby, tu vas rejoindre Philips, qui tient les chevaux ; toi, Becker, tu resteras ici avec moi. Le roi ne sortira pas du château plus tard que demain, parce qu'il est attendu à Tolède, nous le savons.
- Après ? dit Becker.
- Quand il passera nous le guetterons. Il faut se défier d'une chose.
- Laquelle ?
- C'est qu'il n'ait donné ordre à des cavaliers Tolédans de venir au devant de lui ; nous devons donc faire ici même nos affaires. Voyons, Lesby, toi qui es un fin chasseur de renards, trouve-nous un bon terrier dans ces roches, nous nous y cacherons.
- Capitaine, j'entends de l'eau par ici, c'est quelque source ; ordinairement les sources se creusent un lit dans le rocher, vous devez trouver une grotte de ce côté.
- Ah ! çà, mais nous sommes perdus ! ils vont entrer ici, dit Musaron à qui Agénor appliqua sa main comme un bâillon sur les lèvres.
- Tenez, s'écria Lesby, la grotte est là.
- Très bien, dit Caverley. Quitte-nous, Lesby ; va rejoindre Philips, et que les chevaux soient près d'ici au point du jour.
Lesby s'éloigna. Caverley et Becker restèrent seuls.
- Vois, ce que c'est que l'esprit, dit le bandit à son compagnon ; j'ai l'air d'un pirate de terre, et je suis le seul politique qui comprenne la situation. Deux hommes se disputent un trône ; qu'on en supprime un, la guerre est finie : donc, en faisant ce que je fais, j'agis en chrétien, en philosophe ; j'épargne le sang des hommes. Je suis vertueux, Becker, je suis vertueux !
Et le bandit se mit à rire en essayant d'étouffer sa voix.
- Voyons, dit-il enfin, entrons dans ce trou. A l'affût, Becker ! à l'affût !

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