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Chapitre LIX
La prison du bon connétable.

Cependant Duguesclin avait été conduit à Bordeaux, résidence du prince de Galles, et il s'y voyait traité avec les plus grands égards, mais en prisonnier qu'on surveille étroitement.
Le château dans lequel on l'avait renfermé avait un gouverneur et un geôlier. Cent hommes d'armes faisaient la garde et ne laissaient pénétrer personne auprès du connétable.
Toutefois, les officiers les plus distingués de l'armée anglaise tenaient à honneur de rendre visite au prisonnier.
Jean Chandos, le sire d'Albret, et les principaux seigneurs de la Guyenne obtinrent la permission de dîner et de souper souvent avec Duguesclin, qui, bon convive et joyeux compagnon, les recevait à merveille, et, pour les bien traiter, empruntait de l'argent aux Lombards de Bordeaux sur ses propriétés de Bretagne.
Peu à peu le connétable endormit les défiances de la garnison. Il paraissait se plaire dans sa prison, et n'annonçait en rien le désir d'être libre.
Lorsque le prince de Galles le visitait et lui parlait de sa rançon en riant :
- Elle se fait, disait-il, monseigneur, patience.
Le prince alors lui confiait ses ennuis. Duguesclin, avec sa franchise accoutumée, lui reprochait d'avoir mis son génie et sa puissance au service d'une aussi méchante cause que celle de don Pedro.
- Comment, disait-il, un chevalier de votre rang et de votre mérite a-t-il pu s'abaisser à défendre ce pillard, cet assassin, ce renégat couronné ?
- Raison d'Etat, répliquait le prince.
Et désir d'inquiéter la France, n'est-ce pas ? répondait le connétable.
- Ah ! messire Bertrand, ne me faites pas parler politique, disait le prince.
Et l'on riait.
Parfois la duchesse, femme du prince, envoyait à Bertrand des rafraîchissements, des présents ouvragés de ses mains, et ces douces prévenances rendaient plus supportable au prisonnier le séjour de la forteresse.
Mais il n'avait près de lui personne à qui confier ses chagrins, et ses chagrins étaient profonds. Il voyait le temps s'écouler, il sentait que cette armée, levée avec tant de peines, s'éparpillait de jour en jour, plus difficile à rassembler quand il le faudrait.
Il avait presque sous les yeux le spectacle de la captivité de douze cents officiers et hommes d'armes ses compagnons, pris à Navarette, noyau d'une troupe invincible qui, devenus libres, ramasseraient avec ardeur les débris de cette grande puissance écrasée en un jour de défaite imprévue.
Souvent il pensait au roi de France, bien embarrassé sans doute en ce moment.
Il voyait, du fond de sa prison ténébreuse, le cher et vénérable sire se promener tête baissée sous les treilles du jardin de Saint-Paul, tantôt se lamentant, tantôt espérant, et murmurant comme Auguste : Bertrand ! rends moi mes légions !
Et pendant ce temps, ajoutait Duguesclin en ses monologues intérieurs, la France est dévorée par le reflux des compagnies : les Caverley, les Vert Chevalier, pareils aux sauterelles, rongent le reste de la pauvre moisson.
Puis Duguesclin pensait à l'Espagne, aux insolents abus de don Pedro, à la condition obscure de Henri, renversé à tout jamais du trône auquel il avait touché de la main.
Alors le connétable ne pouvait s'empêcher d'accuser la lâche nonchalance de ce prince, qui, au lieu de poursuivre furieusement son oeuvre, d'y consacrer sa fortune, sa vie de soulever une moitié du monde chrétien contre les infidèles Espagnols attachés à don Pedro, mendiait sans doute bassement sa vie près de quelque châtelain ignoré.
Quand ce flot de pensées envahissait l'âme du bon connétable, la prison lui paraissait odieuse ; il regardait les barreaux de fer, comme Samson les gonds des portes de Gaza, et il se sentait la force d'emporter la muraille sur son épaule.
Mais la prudence lui conseillait promptement de faire bon visage, et comme à sa loyauté bretonne Bertrand joignait l'astuce du Bas-Normand, comme il était à la fois fin et fort, le connétable ne poussait jamais autant d'éclats de joie, il ne buvait jamais aussi bruyamment qu'aux heures du découragement et de l'ennui.
Aussi donna-t-il le change à quelques-uns des plus rusés Anglais.
Une autorité supérieure maintenait cependant autour du prisonnier la plus rigoureuse surveillance. Trop fier pour s'en plaindre, le connétable ne savait à qui, ni à quoi attribuer ce déploiement de sévérités qui allaient jusqu'à arrêter la circulation des lettres qu'on lui envoyait de France.
La cour d'Angleterre avait regardé comme un des plus heureux résultats de la victoire de Navarette la prise de Duguesclin.
Le connétable, en effet, était le seul obstacle sérieux que les Anglais, commandés par un héros tel que le prince de Galles, pussent rencontrer en Espagne.
Le roi Edouard, bien conseillé, voulait étendre peu à peu sa puissance dans ce pays ravagé par la guerre civile. Il sentait bien que don Pedro, allié des Mores, serait tôt ou tard détrôné, que don Henri vaincu et tué, il ne restait plus de prétendants au trône de Castille, proie facile dès lors pour l'armée victorieuse du prince de Galles.
Mais si Bertrand était libre, les choses changeaient de face : il pouvait rentrer en Espagne, reconquérir l'avantage perdu à Navarette, chasser les Anglais et don Pedro, installer à jamais Henri de Transtamare, et c'était fait d'un plan de domination qui, depuis cinq ans, préoccupait le conseil du roi d'Angleterre.
Edouard jugeait moins chevaleresquement les hommes que son fils. Il supposait que le connétable pouvait s'évader, que s'il ne s'évadait pas, il pouvait être enlevé ; que même prisonnier, enchaîné, impuissant entre quatre murailles, il pouvait donner un bon conseil, un bon plan d'invasion, une espérance au parti vaincu.
Aussi Edouard avait-il placé près de Duguesclin deux surveillants incorruptibles le gouverneur et le geôlier, qui, tous deux, ne relevaient que de l'autorité directe du grand conseil d'Angleterre.
Edouard ne communiquait pas au prince de Galles, si éminemment noble et loyal, l'arrière-pensée de ses conseillers. Il craignait que ce prince n'y mît obstacle par une résistance magnanime.
Le fait est que le monarque anglais ne voulait à aucun prix rendre le prisonnier contre rançon, et qu'il espérait, en gagnant du temps, le retirer des mains du prince de Galles, le faire conduire à Londres, où la Tour lui paraissait, pour un semblable trésor, un plus fidèle dépositaire que le château de Bordeaux.
Certes, le prince de Galles, s'il eût eu avis de cette détermination, eût mis Duguesclin en liberté avant d'en recevoir l'ordre officiel. Aussi attendait-on à Londres que les affaires d'Espagne fussent bien assises, que don Pedro parût consolidé sur le trône, que la France fût tenue rigoureusement en échec, pour pouvoir, par un coup d'Etat soudain, par un ordre du grand conseil, rappeler le prince à Londres avec son prisonnier.
Or, le monarque anglais attendait le moment favorable.
Duguesclin, lui, ne sentait pas l'orage. Il vivait avec confiance sous la main qu'il trouvait toute-puissante de son vainqueur de Navarette.
Le jour tant désiré par l'illustre prisonnier éclaira enfin les barreaux de sa chambre.
Le sire de Laval venait d'arriver à Bordeaux avec la rançon.
Ce noble Breton fit connaître ses intentions et sa mission au prince de Galles.
Il était midi. Le soleil descendait obliquement dans l'appartement du connétable qui, seul en ce moment, regardait avec tristesse les rayons décroître sur la muraille nue.
Les trompettes sonnèrent, les tambours battirent : Bertrand comprit qu'une illustre visite lui arrivait.
Le prince de Galles entra chez lui, tête nue, avec un visage riant.
- Eh bien ! cire connétable, dit il, tandis que Duguesclin le saluait un genou en terre, ne désiriez-vous pas le soleil... ? il est beau ce matin.
- Le fait est, monseigneur, répliqua Duguesclin, que j'aimerais mieux le chant des rossignols de mon pays que le petit cri des souris de Bordeaux ; mais à ce que fait Dieu l'homme n'a rien à dire.
- Bien au contraire, sire connétable, quelquefois Dieu propose et l'homme dispose. Savez-vous les nouvelles de votre pays ?
- Non, monseigneur, fit Bertrand d'une voix émue, tant ce doux nom remuait d'angoisses et de plaisir en son coeur.
- Eh bien ! sire connétable, vous allez être libre : l'argent est arrivé.
Ayant ainsi parlé, le prince tendit la main à Bertrand stupéfait, et le quitta en souriant :
A la porte :
- Messire gouverneur, dit-il à l'officier chargé de garder le prisonnier, vous laisserez, s'il vous plaît, approcher du connétable l'ami et l'argent qui lui arrivent de France.
Le prince, ayant ainsi parlé, sortit du château.
Le gouverneur, sombre et soucieux, demeura seul avec le connétable.
Cette arrivée inattendue de Laval détruisait tous les plans du conseil d'Angleterre, et Duguesclin allait être libre malgré tout.
Sans un ordre exprès du roi Edouard, le gouverneur ne pouvait s'opposer à la volonté du prince de Galles, et cet ordre n'était pas arrivé.
Cependant, le gouverneur connaissait la pensée intime du conseil d'Angleterre ; il savait que la sortie du connétable serait une source de malheurs pour sa patrie, et un chagrin pour le roi Edouard. Il se résolut donc à tenter de faire par lui-même ce que le gouvernement n'avait encore pu faire, tant l'expédition de Mauléon avait été rapide, tant l'empressement des Bretons à libérer leur héros avait été enthousiaste.
Donc, le gouverneur, au lieu de donner des ordres au geôlier, selon que le prince de Galles lui avait prescrit, vint tenir société au prisonnier.
- Vous voilà donc libre, seigneur connétable, dit-il, et ce sera un vrai malheur pour nous de vous perdre.
Duguesclin sourit.
- En quoi ? dit-il avec un air railleur.
- C'est un honneur si grand, messire Bertrand, pour un simple chevalier tel que je suis, de garder un si puissant guerrier que vous !
- Bon ! dit le connétable avec son enjouement ordinaire, je suis de ceux qui se font toujours prendre en bataille. Le prince me fera de nouveau prisonnier, c'est infaillible, et alors vous me garderez encore ; car, je le jure, vous gardez bien.
Le gouverneur soupira.
- Il me reste une consolation, dit-il.
- Laquelle ?
- J'ai en garde tous vos compagnons : douze cents Bretons, prisonniers comme vous... Je causerai de vous avec eux.
Duguesclin sentit sa joie l'abandonner à l'idée que ses amis allaient rester prisonniers, tandis que lui, sortant d'esclavage, reverrait le soleil du pays.
- Ces dignes compagnons, ajouta le gouverneur, seront affligés de vous voir partir ; mais par mes bons offices je diminuerai l'ennui de leur captivité.
Nouveau soupir de Bertrand, qui, cette fois, se mit à arpenter en silence le sol dallé de la chambre.
- Oh continua le gouverneur, la belle prérogative du génie et de la valeur ! un homme vaut par son mérite douze cents hommes à la fois.
- Comment cela ? dit Bertrand.
- Je veux dire, messire, que la somme apportée par le sire de Laval pour vous libérer suffirait à payer la rançon de vos douze cents compagnons.
- Cela est vrai ! murmura le connétable, plus rêveur, plus sombre que jamais.
- C'est la première fois, poursuivit l'Anglais, qu'il m'est démontré visiblement qu'un homme peut valoir une armée. En effet, vos douze cents Bretons, seigneur connétable, sont une véritable armée, et feraient à eux seuls une campagne. Par saint Georges, messire, si j'étais à votre place, et riche comme vous l'êtes, je ne sortirais d'ici qu'en illustre capitaine, avec mes douze cents soldats !
- Voilà un brave homme, se dit Duguesclin pensif ; il me marque mon devoir... En effet, il ne convient pas qu'un homme, fait de chair et d'os comme les autres, coûte aussi cher à son pays que douze cents chrétiens vaillants et honnêtes.
Le gouverneur suivait d'un oeil attentif le progrès de son insinuation.
- 0à ! dit Bertrand tout à coup, vous croyez que les Bretons ne coûteraient que soixante-dix mille florins de rançon ?
- J'en suis certain, seigneur connétable.
- Et que, la somme étant donnée, le prince les délivrerait ?
- Sans marchander...
- Vous vous en portez garant ?
- Sur mon honneur et ma vie ! dit le gouverneur tressaillant de joie.
- C'est bien ; faites entrer ici, je vous prie, le sire de Laval, mon compatriote et mon ami. Faites monter aussi mon scribe, avec tout ce qu'il faut pour rédiger une cédule en bonne forme.
Le gouverneur ne perdit pas de temps ; il était si heureux qu'il oublia que sa consigne était de ne laisser arriver près du prisonnier que des Anglais ou des Navarrais, ses ennemis naturels.
Il transmit au geôlier surpris l'ordre de Bertrand et courut lui-même prévenir le prince de Galles.

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